Discours de réception de Paul Bourget

Le 13 juin 1895

Paul BOURGET

Réception de Paul Bourget

 

M. Paul Bourget, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Maxime Du Camp, y est venu prendre séance le jeudi 13 juin 1895, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

En même temps que vous m’appeliez, avec une bienveillance dont je sens l’inestimable prix, à l’honneur de siéger dans votre compagnie, vous me donniez à tracer le portrait d’un homme infiniment complexe et intéressant, — portrait rendu difficile par cette complexité même du modèle. M. Maxime Du Camp a touché en effet, dans ses livres, à tous les genres et à tous les sujets : récits de voyage, poèmes socialistes et poèmes intimes, romans d’imagination et romans d’analyse, morceaux de critique, monographies d’art, esquisses d’histoire, à combien de tentatives son vigoureux talent ne s’est-il pas essayé avant de s’arrêter à vigoureux ce tableau de Paris, qui demeure son plus beau titre de gloire ? Et cette œuvre si considérable, si opulente, si variée, n’avait pas épuisé, n’avait pas exprimé sa vie. Nous devinons, à travers ces volumes de matière si disparate, la poussée en mille directions diverses d’une humeur inquiète, qui s’est cherché une forme de pensée, à travers combien de formes d’existence. Orphelin et riche, sans devoirs de famille à remplir, sans contrainte de métier à supporter, il semble que depuis sa sortie du collège, en 1840, sa jeunesse n’ait été qu’une longue aventure. Nous le voyons, dans les confidences, pourtant réservées, de ses Souvenirs, tour à tour homme à la mode et duelliste, voyageur érudit et intrépide explorateur, soldat de l’ordre et blessé sur une barricade en juin 1848, ambitieux d’influence et directeur d’une importante revue, officier d’état-major à la suite de Garibaldi, multiplier les expériences les plus inattendues, les plus contrastées, et je ne parle pas des mystérieuses tragédies sentimentales qu’il indique à peine, assez cependant pour justifier le mot d’Alexandre Dumas, son compagnon dans l’équipée des Deux-Siciles : « Je ne le vois jamais sans songer à l’un de mes mousquetaires... » Seulement les mousquetaires du génial conteur étaient des créatures allègres, de jovialité héroïque, de gaieté insouciante ; au lieu que M. Maxime Du Camp, l’auteur des Mémoires d’un suicidé et des Forces perdues, était d’abord un romantique de la lignée de Chateaubriand, de Byron, de Musset, un mélancolique et un tourmenté qui devait, plus tard, dire de lui-même et de ces deux romans de jeunesse : « Tristes livres ! Le plus singulier et le moins agréable pour moi, c’est que j’ai horriblement souffert de cet état d’âme. En somme, lorsque je me retourne en arrière, pour me juger impartialement, je m’aperçois que je n’ai retrouvé mon équilibre que vers la quarantième année. Les aspirations vagues, les tristesses sans causes, les émotions sans objet, tout cela frisait de près l’hypocondrie. Et si l’on venait me démontrer aujourd’hui que j’ai été un peu fou, je ne serais ni indigné, ni étonné... » Vous reconnaissez, Messieurs, la définition même de ce que l’on appela longtemps : la maladie du siècle. Vous retrouvez aussi dans ces quelques lignes l’orgueil et la bonne humeur de la guérison. M. Maxime Du Camp fut en effet un enfant du siècle, mais guéri. Cette évolution de la maladie vers la santé, de la révolte morbide vers l’acceptation, du désarroi intime vers l’équilibre, fait l’unité secrète de son œuvre et de sa vie. C’est à cette évolution que je voudrais vous faire assister. Les inquiétudes de sentiment dont M. Maxime Du Camp a souffert, les révoltes, les défaillances de volonté, qu’il confesse avoir traversées, ce sont des misères non pas d’hier, mais d’aujourd’hui. Nous leur avons donné d’autres noms. C’est le pessimisme, c’est le nihilisme, et c’est bien toujours la même maladie : cette incapacité d’accepter la vie que votre confrère a su constater et corriger en lui. Je lui aurai, je crois, rendu l’hommage que sa nature, éprise de toutes les bienfaisances, eût préféré, si j’ai montré quelle haute valeur d’enseignement dégage le spectacle de cette existence intellectuelle, commencée sur une telle anxiété, achevée sur une lumineuse pacification. Et de cet enseignement-là n’avons-nous pas tous besoin ? Ne convient-il pas d’appliquer à tous les hommes ce mot saisissant d’un essayiste étranger sur les poètes de génie, que « leur plus grande œuvre est de sculpter, pour eux-mêmes, dans le dur marbre de la vie, la blanche statue de la sérénité... »

Je disais tout à l’heure, Messieurs, que M. Maxime Du Camp fut d’abord un romantique. Il le devint, dès son adolescence, sur les bancs du lycée Louis-le-Grand, où il lisait en cachette, à l’abri de ses dictionnaires, les plus récents volumes des poètes contemporains, comme devait le faire, bien des années plus tard, à l’ombre des mêmes murs vénérables, un autre écolier qui lui succède parmi vous comme il lui a peut-être succédé sur un des bancs d’une des classes du vieux collège. On me dit que les cours de ce collège ont aujourd’hui plus de soleil, que les arbres y sont plus verts, que de nouveaux bâtiments y ont remplacé les anciens. De mon temps, rien n’avait changé depuis 1835, c’est-à-dire depuis l’époque où M. Maxime du Camp y était élève. À travers les pages de ses Souvenirs, j’ai pu me le figurer trop exactement, dans ce décor dont j’ai connu les mélancolies, s’en allant en pensée, bien loin de la classe, bien loin de l’étude. Il lisait les Contes d’Espagne et d’Italie, les Orientales, Jocelyn, les premiers romans de Balzac et de George Sand, les premiers vers de Gautier. Et, à travers ces lectures, il s’imprégnait, il se saturait de cet Idéal complexe et dangereux qui fut celui du romantisme. Idéal complexe, car il s’y mélange un héroïque souffle d’orgueil, emprunté aux tout voisins prodiges de l’épopée Napoléonienne et une tristesse découragée, désespérée, prise à Byron, au Goethe de Werther, aux grands poètes allemands et anglais, soudain révélés. Le contre-coup de l’immense ébranlement révolutionnaire ajoute encore sa fièvre et son inquiétude. Idéal dangereux aussi, car il se résume dans une conception lyrique de la vie, et demander à la vie de suffire à une exaltation continue, c’est méconnaître la loi même de notre sort. Mais où l’adolescent qui lit au collège des poètes et des romanciers l’aurait-il apprise, cette loi du sort ? Il va recueillant à travers ces livres toutes les fleurs des sentiments humains, et se les appropriant, se les appliquant pour s’en composer une âme. Il ressemble à son frère enfant qui, lui, va coupant des fleurs pour jouer au jardinier et qui les plante dans un tas de sable soigneusement amassé. L’enfant croit s’être ainsi fait un vrai jardin. Il le laisse à midi tout parfumé, tout éclatant, puis quand il y revient au soir, il trouve que les corolles se sont fanées, que ce jardin d’une heure est déjà flétri et il se lamente, parce qu’il est un enfant et qu’il ne sait pas que les fleurs ont des racines. Il ignore que cette grâce odorante et fragile des corolles est la récompense du patient travail de la graine sous la terre. L’adolescent, lui, ne sait pas davantage que les sentiments ont des conditions. Il ignore que les heures d’exaltation sont rares et qu’il faut les mériter, mériter d’aimer, mériter de sentir, j’allais dire, mériter de souffrir, s’il est vrai que la souffrance soit la grande épreuve et la grande noblesse humaine.

Je viens, Messieurs, de vous résumer d’un mot tout le drame moral de la jeunesse de M. Maxime du Camp. Il crut à vingt ans qu’il lui suffisait d’entrer dans le monde pour y moissonner des émotions pareilles à celles dont les livres de ses aînés l’avaient enchanté, et il se heurta brusquement à cette société française du milieu du siècle, la plus prudente mais la moins enthousiaste, la plus sage, mais aussi la moins imaginative de notre histoire. C’était l’époque où la bourgeoisie industrielle et parlementaire installait chez nous un régime dont le positivisme arrachait à Lamartine son cri fameux : La France s’ennuie. Ce cri n’était pas très équitable, car ce régime avait aussi sa poésie. Les hommes de notre race ont dans leurs veines un sang trop ardent, trop généreux, trop militaire, pour n’avoir pas toujours quelque part un coin d’héroïsme et d’aventure où répandre ce sang. Alors comme aujourd’hui, ce coin d’héroïsme était situé là-bas, dans cette brûlante et ténébreuse terre d’Afrique où nos soldats réalisaient, vivaient cette épopée algérienne dont vous avez parmi vous l’un des plus glorieux témoins. Mais l’Afrique était loin, la poésie que représentait le service de cette dure conquête, était de la poésie austère, de la poésie disciplinée, et les jeunes romantiques, comme le Maxime du Camp de ces années-là, étaient, avant tout, des indisciplinés et des indépendants. Celui-ci ne voulut voir du milieu social où il se trouvait jeté que la médiocrité bourgeoise des mœurs, que le terre à terre de la politique des intérêts, que la pauvreté de l’événement quotidien, et il se révolta là contre. Dans un sursaut immédiat de sa sensibilité aussitôt meurtrie et froissée, il condamna toute son époque à la fois, et la vie avec elle, encore enfoncé dans cette rébellion et dans ce pessimisme par l’influence d’un ami chez lequel il rencontra un exemplaire, amplifié jusqu’au génie, de ses mélancolies et de ses déceptions. Vous devinez, Messieurs, que je veux parler du grand romancier dont la jeunesse intellectuelle fut si étroitement unie à la sienne qu’elles ne peuvent pas être séparées : Gustave Flaubert.

Flaubert, alors dans toute la splendeur de son précoce talent, avec sa beauté de jeune chef normand et l’apparence de sa vigueur intellectuelle et physique, était cependant la victime du même déséquilibre que Du Camp. Lui aussi souffrait de la maladie du siècle, mais avec une intensité que les difficultés de son destin justifiaient, hélas ! plus complètement. Il semblait que la nature se fût complu à ramasser, dans le futur auteur de Madame Bovary, toutes les antithèses, comme pour en faire le peintre prédestiné des pires malaises de son âge. Elle avait voulu que cet affamé de gloire littéraire naquît et grandit en province, et qu’il dût y rester emprisonné, au moment même où toute la vie artistique de la France affluait au centre, de telle sorte qu’il fût solitaire deux fois, et dans son pays, par son excès de culture, et à Paris, par sa sauvagerie et par sa sensibilité. Elle avait voulu que, poète et toujours soulevé d’un élan fougueux de lyrisme, il naquît à l’ombre d’un hôpital, fils d’un père qui, dans son génie de grand chirurgien, méprisait le talent d’écrire. Enfin, après lui avoir donné une musculature d’Hercule, elle l’avait frappé au plus intime de sa force, de ce mal redoutable et mystérieux, que les anciens appelaient le mal sacré, si bien que ce géant infirme portait en lui-même, dans son âme et dans sa chair, comme un témoignage constant de notre puissance et de notre misère, de l’humanité supérieure et de la servitude animale.

Cet être, façonné à souhait pour l’inquiétude, avait été soumis durant son adolescence au même romantisme d’éducation que Maxime Du Camp, et sa jeunesse s’était heurtée au même milieu social. Avec quelle frénésie il se rebella, lui aussi, contre cette société, combien il en détesta la médiocrité bourgeoise, et combien il en fut obsédé, avec quelle fureur de Titan écrasé, il se débattit dans l’attente, dans l’usure quotidienne de ses forces inemployées, tous ses livres le racontent, car on pourrait dire que c’en est l’unique matière. Quelle influence il exerça sur Maxime Du Camp par cette identité momentanée de leur sort, les Souvenirs littéraires de ce dernier l’attestent et surtout le ton des lettres échangées entre eux vers cette date. Elles donnent le meilleur document pour qui veut connaître les dispositions alors si morbides de l’auteur des Forces perdues et comprendre à quel degré de misère intérieure le refus d’accepter la vie peut conduire deux jeunes hommes de grande race : « Ah ! la vie, » s’écrient-ils « nous en avons eu, tout jeunes, un pressentiment complet. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir... » Voilà le ton de leurs confidences au lendemain d’un deuil de famille. En proie à cette fureur de mépris, toute participation à une activité sociale leur répugne comme une bassesse. Flaubert un jour manifeste l’idée de solliciter une place dans une ambassade. Du Camp lui répond le plus sérieusement du monde : « Une maladie mentale ou la conséquence d’un dîner de famille trop copieux, peut seule expliquer ta proposition saugrenue », et l’autre, honteux d’avoir pu penser une seconde à servir l’État : « Tu as raison. Je suis un misérable. Sois magnanime. Pardonne-moi. » La Patrie, la Famille, tous les liens qui rattachent l’homme à un milieu ne leur sont que des chaînes et que l’on devine insupportables. La manie de l’exotisme les dévore, follement chimérique et inefficace. Il y a, osons le dire, dans leurs nostalgies, du Bouvard et du Pécuchet. Ils se promènent dans les rues de Paris ou celles de Rouen, et ils s’écrient : « Nous mourrons sans avoir vu Bénarès. C’est une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. Détournée du réel et jouant à vide, leur imagination se corrompt en fantaisies, bien malsaines si elles n’étaient encore plus puériles. C’est aux époques les plus perverses de l’histoire qu’ils se complaisent. Ils parlent couramment des « hautes splendeurs de l’Empire romain », et ils déclarent que Néron représente le point culminant du monde antique. Lisant le De gladiatoribus de Juste Lipse, ils se désespèrent de ne pouvoir donner des combats de gladiateurs dans le jardin de Croisset. On devine en eux quelque chose d’effréné tout ensemble et d’aride, d’amer et de stérile. Ils sont dans cet état singulier d’égoïsme émotif où il semble que l’âme ait gardé intacte la puissance de souffrir en perdant celle de se donner. Ils ne rêvent que littérature, ils sont jeunes, ils sont libres, et aucune œuvre ne naît sous leurs mains. Ils vont avoir trente ans et ils n’ont rien fait, tant il est vrai que le principe de la création intellectuelle comme de toutes les autres réside dans le don magnanime et irraisonné de soi-même, dans l’élan attendri vers les autres, dans la chaleur de l’enthousiasme, et que le génie de l’artiste est comme toutes les grandes choses de ce monde : un acte de foi et d’amour.

Des deux amis, Gustave Flaubert paraissait le plus malade. Il devait guérir le premier. L’anecdote qui marque cette guérison vaut la peine d’être reprise dans les Souvenirs de M. Maxime Du Camp. Elle jette un jour très vif sur les beaux côtés de cette amitié et de cette jeunesse. Les écrivains de ce temps-là pouvaient se tromper. Ils étaient d’une entière bonne foi. Ils savaient se dire et entendre la vérité. À travers ces accablements et ces colères, ces songeries et ces paradoxes, Flaubert venait de composer un long poème en prose, — un premier texte, remanié depuis, de sa Tentation de saint Antoine. Il convoque ses deux compagnons préférés, Du Camp et Louis Bouilhet, pour leur lire son œuvre : « Il agitait les feuillets au-dessus de sa tête en s’écriant : « Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme c’est que rien n’est capable de vous « émouvoir. » La lecture s’achève en plusieurs séances. Les deux confidents demeurent atterrés. L’œuvre leur paraît absolument, irrémissiblement manquée : « Après la dernière lecture », raconte Du Camp, « nous eûmes, Bouilhet et moi, une conférence, et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de notre ami une franchise sans réserve. » Et il ajoute : « Des phrases ! Des phrases ! Belles, habilement construites, souvent redondantes, faites d’images grandioses et de métaphores inattendues ! Mais rien que des phrases !... Voilà ce qu’avait fait Flaubert, sous prétexte de pousser le romantisme à outrance. » Donc c’est à l’Idéal romantique qu’il faut essayer de l’arracher. Écoutez maintenant la consultation : « Du moment, lui dîmes-nous, que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme soit si ridicule que tu sois forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel et presque familier. » Est-ce bien le Maxime Du Camp, en révolte constante contre son époque, qui parle ainsi, et qui appuie de toute son influence le projet, adopté par Flaubert, de raconter l’humble malheur d’un officier de santé des environs de Rouen ? Cette causerie avait lieu vers 1850. Madame Bovary paraissait en 1856. Du Camp avait eu raison. Éclairé pour une minute, par son affection, sur l’évidence de l’erreur où se débattait son ami, il lui avait donné précisément le conseil opportun, nécessaire, celui de sortir de soi-même. Il l’avait rappelé à l’étude du réel. C’était le rappeler du même coup à l’étude, à l’acceptation intellectuelle d’individualités étrangères à la sienne. C’était aussi lui indiquer une voie où n’être plus seul, où marcher avec un des courants de l’époque, car en l’invitant à l’observation exacte, il l’invitait à prendre part à la vaste enquête scientifique instituée alors de toute part. Madame Bovary, par l’exactitude précise de la notation, par la peinture scrupuleuse des milieux, par le souci de la psychologie moyenne, inaugure un effort analogue, dans l’ordre du roman, au travail de Taine en critique, de Renan en exégèse, de Leconte de Lisle en poésie, à la révolution qu’accomplissait, au théâtre, M. Alexandre Dumas fils, le maître toujours jeune, toujours acclamé, qui représente seul aujourd’hui parmi vous cette puissante génération. Ce roman est un chapitre de l’histoire des mœurs, — rédigé dans une prose qui, des formules de 1830, garde uniquement le relief, et le coloris. Le module de la médaille est frappé. Tel sera désormais le travail de Flaubert. Tel sera le procédé d’art qui nous a valu ses chefs-d’œuvre, tel aussi son enseignement, qui nous vaudra un Maître, car c’est l’école où se formera cet autre romancier qui serait des vôtres aujourd’hui, Messieurs, si la plus cruelle des destinées ne l’avait arrêté en plein essor : le grand et malheureux Maupassant.

Ce conseil si fécond, si simple, d’accepter la réalité dans l’art et dans la vie, et de s’y soumettre, M. Maxime du Camp, ne devait se l’appliquer à lui-même qu’après avoir traversé dix autres années d’une inquiétude pire que celle dont j’ai essayé de marquer les causes. Quand les Mémoires secrets qu’il a déposés à la Bibliothèque nationale auront été publiés, il sera loisible de décrire avec précision les troubles dont il fut victime à cette période. Ce fut celle des tumultueuses et confuses agitations dont je vous entretenais en commençant ce discours. Il avait adopté et il essayait de pratiquer une théorie chère aux romantiques, celle de la bienfaisance littéraire des passions. Théorie aussi spécieuse qu’elle est décevante ! Car il semble bien que l’artiste doive être d’autant plus inspiré, d’autant plus fort s’il copie des émotions vraiment éprouvées. Et cependant, d’illustres exemples sont là pour le démontrer, le secret du génie est ailleurs que dans les fièvres de la vie sentimentale. Les plus grands peintres de la nature humaine, ceux qui en ont le plus profondément scruté les mystères, le plus éloquemment traduit les joies et les souffrances, furent-ils des hommes qui vécurent, d’une vie très passionnée, très chargée de drames de cœur ? Non, mais bien plutôt des artisans professionnels, d’une expérience courte, d’une destinée presque nue et plate, peu mêlés à la vie et dont les plus importantes aventures furent simplement leurs œuvres. À quel moment Shakespeare, par exemple, a-t-il pu vivre et se laisser rouler, comme dit Maxime du Camp, « par la houle humaine », lui qui cumula, trente ans durant, les absorbantes fonctions d’auteur dramatique, d’acteur et d’entrepreneur de théâtre ? À quel moment Molière, que son métier tenait à part du monde et qui éprouva l’amour dans des conditions si médiocres, presque si ridicules ? A quel moment Balzac, ce forçat de la copie, qui, avant 1829, avait déjà composé une bibliothèque entière de romans signés de pseudonymes, et qui, de 1829 à 1849, conçut et réalisa les quarante volumes de la Comédie humaine ? L’écart est trop fort, chez ces maîtres incontestés de l’observation, entre l’œuvre et l’expérience passionnelle pour que l’on puisse attribuer cet effet à cette cause. Et inversement, la littérature spontanée, celle des Mémoires et des Correspondances, dont notre époque est si friande et qui émane le plus souvent de personnes ayant beaucoup vécu et d’une vie très intense, dépasse-t-elle, sauf exceptions, le niveau du document ? Le don d’expression y est infiniment rare, infiniment rare le don de rendre le coloris de cette vie à laquelle les auteurs ont pourtant participé, à laquelle ils sont encore mêlés par la rancune ou par le regret, par l’amour-propre ou par l’enthousiasme. Concluons donc que la meilleure condition de naissance et de développement pour le talent littéraire est une existence moyenne, plus réfléchie que remuée, plus contemplative qu’agissante. « Fuyez les orages, » aimait à répéter à ses disciples le divin Léonard. Ces orages dangereux de l’action et de la passion, M. Maxime Du Camp passa les dix ans de sa seconde jeunesse à les rechercher. C’est l’autre forme du mal du siècle qui a toujours oscillé entre ces deux pôles : mépriser la vie ou en abuser. Il a lui-même reconnu et condamné la stérilité anxieuse de ces agitations d’alors dans le dernier et le plus beau de ses romans, celui où il a rédigé le testament de ces années-là : les Forces perdues. Quel titre, Messieurs et quelle confession que ces deux mots où le romancier a su faire tenir tout l’orgueil d’une nature qui s’est sentie égale à un grand destin et toute l’humiliation de ce destin manqué ! Et dans ses Souvenirs, enveloppant du plus sévère verdict même ce remarquable livre : « Tout ce j’ai fait », a-t-il dit, « tout ce que j’ai écrit à cette époque n’était qu’un apprentissage, destiné à me rendre moi difficile la tâche que j’allais entreprendre. » On ne saurait souscrire sans réserve à cet arrêt quand on vient de lire justement les Forces perdues. On ne peut en méconnaître la courageuse véracité, quand, après ces années de dispersion et d’inquiétude, on voit l’homme de quarante ans se retourner tout d’un coup, se ramasser, se ressaisir, s’appliquer à lui-même la discipline si virilement conseillée jadis à Flaubert. Et l’enfant du siècle, fatigué de passions vaines, d’inutiles mélancolies, d’aventures romantiques, se transforme eu un vigoureux, en un vaillant ouvrier de la plume qui n’aura devant lui désormais qu’une seule œuvre, mais large, mâle, civique, et il va s’y consacrer, s’y vouer, s’y régénérer tout entier.

Il a rapporté, avec cette simplicité un peu altière dans la bonhomie qui donne un tour si particulier à ses confidences, l’épisode qui marqua cette vocation définitive de sa destinée d’artiste. Ne vous attendez pas au récit d’un événement solennel. Les heures décisives de l’existence littéraire sont le plus souvent très simples. Il en est d’elles comme de ces tournants de route dans les Alpes, pareils, semble-t-il, aux autres lacets du chemin. Ils marquent pourtant la découverte d’un versant nouveau, un immense horizon de vallées, et, à l’extrémité, une Italie. C’est la récompense soudaine d’avoir monté très longtemps. Un hasard bien vulgaire, celui d’une visite dans une boutique d’opticien, fut pour M. Maxime Du Camp ce tournant suprême, aux environs de la quarantième année. Écoutez-le vous narrer l’histoire dans ce ton qu’il adoptera désormais, familier, naturel, presque goguenard et très différent du lyrisme de ses premiers livres. C’est de la causerie, mais très originale, très allante, et relevée d’une sorte de grâce cavalière. C’est lui qui parle : « En mes jours de superbe, au temps de ma jeunesse, j’avais tracé mon portrait :

Je suis né voyageur. Je suis actif et maigre.
J’ai, comme un Bédouin, le pied sec et cambré,
Mes cheveux sont crépus ainsi que ceux d’un nègre,
Et par aucun soleil mon œil n’est altéré.

« Le pied n’est plus rapide. La bise d’hiver a soufflé. Elle a apporté la neige et emporté les cheveux. Le soleil s’est vengé de mon impertinence, et il m’a condamné à des lunettes dont le numéro n’est pas mince. J’étais fier de ma vue. Nul mieux que moi n’apercevait la remise d’une compagnie de perdreaux, et je pouvais lire infatigablement. Vers 1862, j’eus mal aux yeux. Je n’épargnai pas les collyres et je n’en souffris pas moins. On me conseilla de consulter un opticien, et, un jour du mois de mai, j’allai chez Secrétan. L’employé me mit un livre sous les yeux, à la distance normale. Je rejetai la tête en arrière. Il me dit : « Ah ! vous jouez du trombone, il faut prendre des lunettes. » L’âge me touchait. Je ne lui fis pas un accueil aimable. Mais je me soumis. Je commandai un binocle et une paire de besicles...

Remarquez ce mot je me soumis, et de quel accent il est prononcé. Il va vous éclairer la suite de cette très simple, mais très significative anecdote. Ce n’est pas à l’âge seulement que l’écrivain l’adresse, comprenez-le bien. C’est à la vie entière, la vie tout entière, c’est à la réalité, c’est à la communauté sociale dont il voudra désormais être un membre utile, un ouvrier bienfaisant. Cette petite phrase, Messieurs, c’est la démission du mousquetaire. — L’opticien n’avait pas les verres demandés. Il lui fallait une demi-heure pour les préparer. M. Maxime du Camp sortit pour tuer cette demi-heure, en flânant au hasard. Il se trouva sur le Pont-Neuf. C’était un de ces beaux jours du renouveau parisien, où il y a comme une fièvre légère de vivre éparse dans l’air. De petits nuages couraient sur le soleil. L’eau de la Seine coulait, rapide et brillante, ici brisée contre le ponton d’une école de natation, là charriant un train de bois. La brise dispersait gaiement la fumée sur la cheminée voisine de l’hôtel des Monnaies. Passants et voitures se pressaient sur ce pont, auprès de la statue du roi Henri, relique de la chère vieille France. L’écrivain était dans un de ces moments où l’homme, qui va cesser d’être jeune, pense à la vie, avec une gravité résignée qui lui fait retrouver partout l’image de ses propres mélancolies. La toute petite déchéance physiologique, dont sa visite chez l’opticien venait de le convaincre, lui avait rappelé ce qui s’oublie si vite, cette loi de l’inévitable destruction qui gouverne toute chose humaine. Son intelligence, lassée de tant d’efforts infructueux, était en quête d’une besogne où s’employer, en montrant enfin toute sa force. Il se prit soudain, lui, le voyageur d’Orient, le pèlerin des muettes solitudes où le sable est fait de la poussière des morts, à songer qu’un jour aussi cette ville, dont il entendait l’énorme halètement, mourrait, comme sont mortes tant de capitales de tant d’Empires. L’idée lui vint de l’intérêt prodigieux que nous présenterait aujourd’hui un tableau exact et complet d’une Athènes au temps de Périclès, d’une Carthage au temps des Barca, d’une Alexandrie au temps des Ptoléméen, d’une Rome au temps des Césars. Il réfléchit qu’un tel tableau serait aussi une gigantesque leçon de choses offerte aux contemporains, l’occasion d’amender des centaines de détails encore imparfaits. Par une de ces intuitions fulgurantes où un magnifique sujet de travail surgit devant notre esprit, il aperçut nettement la possibilité d’écrire sur Paris ce livre que les historiens de l’antiquité n’ont pas écrit sur leurs villes. Il regarda de nouveau le spectacle du pont, de la Seine et du quai. La profonde unité vivante de ces activités si diverses saisit en lui l’artiste. C’en était fait. L’œuvre de son âge mûr venait de lui apparaître. Il allait étudier pièce par pièce, rouage par rouage, Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie.

Pour un écrivain qui n’avait jusqu’alors composé que des poèmes, des romans, des essais d’art, des récits de voyages, une telle entreprise offrait d’immenses obstacles. Les premières difficultés lui vinrent des camarades auxquels il confia son dessein. Flaubert surtout y fut délibérément, violemment hostile. L’auteur de Salammbô nourrissait, en dépit de sa large culture, la plus singulière des erreurs latines. Il croyait à une hiérarchie des genres, conception, analogue, dans l’ordre littéraire, à cette hiérarchie administrative, héritée de l’Empire romain. Tout en haut il plaçait les genres imaginatifs et créateurs, les autres en bas, très bas : « Descends au plus profond de Paris, » dit-il à Maxime Du Camp, « étudie-le dans ses parties les plus secrètes, et puis écris un roman dans lequel tu condenseras les observations que tu auras recueillies. Démonter Paris, pour en décrire le fonctionnement, c’est faire œuvre de mécanicien. Démonter Paris pour en transporter le mouvement mathématique dans un roman, c’est faire œuvre d’écrivain. » Quand même Flaubert, aurait eu raison en principe, il avait tort dans l’application. La valeur d’une œuvre ne se mesure pas à son résultat visible. Elle n’est pas un concours à une espèce d’examen idéal, institué devant le tribunal des siècles. Elle est d’abord, elle est surtout un outil de perfectionnement pour notre intelligence. De même que lui, Flaubert, à l’époque de Madame Bovary, avait eu besoin de prendre un sujet bourgeois et terre à terre pour s’opérer du lyrisme, M. Maxime Du Camp, encore malade du mal romantique à quarante ans, avait besoin de se contraindre à la stricte, à l’implacable discipline du fait. Eût-il essayé d’animer en décors et en personnages romanesques la vaste enquête où il s’engageait, cette enquête ne lui eût jamais apporté le bienfait intérieur qu’il en recueillit. Il eût de nouveau avivé en lui-même les puissances d’imagination et de sensibilité qu’il lui fallait endormir. Il n’eût pas pratiqué cette absolue soumission à l’objet, qui le guérit comme elle avait guéri son ami. Il l’a reconnu plus tard à maintes reprises : « Que de fois j’ai béni l’affaiblissement de ma vue, qui, me conduisant chez Secrétan, m’arrêta sur le Pont-Neuf et fut la cause d’un travail où j’ai trouvé des jouissances infinies. J’ai été stupéfait du bien-être que je ressentis, lorsque, au lieu des conceptions nuageuses des vers et du roman, je saisis quelque chose de résistant sur quoi je pouvais m’appuyer. » Et il ajoute, prouvant, par la profondeur de cette formule, à quel point il avait analysé et jugé l’histoire de son propre esprit : « J’ai été discipliné par la vérité a mon insu, et j’y ai été ramené sans même m en apercevoir. »

C’est en 1862 qu’il entreprit son ouvrage. Le premier chapitre, celui sur les Postes, commença de paraître dans la Revue des Deux Mondes en 1867. L’écrivain n’a pas cessé d’y travailler depuis lors, car les quatre volumes qu’il a consacrés à la Commune, puis les deux qu’il a composés sur la Charité ne sont que des prolongements du premier ouvrage. Il a eu soin, lui-même, de l’indiquer par les titres : « Les Convulsions de Paris. — Paris bienfaisant. — La Charité privée à Paris. » Vous le voyez, Messieurs, c’est toujours Paris, toujours le vaste et composite organisme de la cité monstre qu’il étudie, ici dans une de ses plus lamentables attaques de fièvre, là dans ses plus nobles efforts d’hygiène morale et de réparation.

Pour qui voudra comprendre la vie française de notre âge, ces trois séries d’études resteront un indispensable document. Toutes les trois sont rédigées sous la forme la plus modeste, celle de la monographie. L’auteur l’a choisie afin d’être plus exact. Il ne se soucie plus ni des virtuosités du style, ni des virtuosités des théories. Il a pris désormais devant les choses cette attitude qu’un de vos grands confrères du XVIIe siècle a définie si fortement : « Ne se servir de la parole que pour la pensée, de la pensée que pour la vérité. » Il met autant de soin à effacer, à écarter sa personne, que le romantique chez lui put mettre autrefois de complaisance à se montrer, à s’étaler. À peine si une touche, donnée en passant, de temps à autre, vous rappelle que ce modeste, que ce consciencieux assembleur de faits et de chiffres fut un hardi voyageur, et qu’ayant étudié beaucoup d’autres pays il est plus capable de comprendre le sien. Ainsi voulant nous faire apprécier les commodités rapides, auxquelles nous ne pensons guère, de notre système postal, il évoque le passage vertigineux d’un grand express, puis, par contraste, il dessine, en quelques lignes exquises, la silhouette d’un vieillard qu’il vit un jour courir sur le rivage du Nil : « D’une main il agitait une clochette, de l’autre il soutenait sur son épaule un bâton de palmier au bout duquel pendait un petit sac en peau de gazelle. À son approche, chacun se rangeait avec empressement et le saluait au nom du Dieu clément et miséricordieux. Poussé par la curiosité, je l’interrogeai : « Eh ! l’homme ! Qui es-tu ? Et où vas-tu si vite ? — Je suis le coureur de la poste du roi sur qui soient les regards du Prophète. Et je ne puis m’arrêter... » Vous attendez un commentaire. Mais non. Le voyageur rend aussitôt la place à l’infatigable et scrupuleux statisticien. Il vous a dit dans son premier volume la circulation de Paris, les voitures, les chemins de fer, la Seine. Dans un autre, il vous dit comment Paris se sustente, dans un troisième comment Paris se protège, et l’appareil de la sûreté publique en lutte avec l’armée du crime. Dans un quatrième, il vous montre comment Paris se soigne, et ses hôpitaux, — dans un cinquième, comment Paris s’instruit, — dans un sixième, comment Paris s’enrichit. Pas une minute, à parcourir à sa suite le colossal panorama, l’intérêt ne languit, tant les scènes qui se développent ont été regardées par le peintre avec attention, tant elles sont traduites avec fidélité. Vous devinez que chaque ligne de ces six volumes, dont le moins compact a cinq cents pages, a été vérifiée d’après nature. Il le dit dans ses Souvenirs, avec la simplicité allègre du bûcheron content d’avoir prouvé sa force en coupant sa forêt : « Rien ne serait plus curieux à écrire que l’histoire de ce livre sur Paris, qui m’entraîna à faire tous les métiers. J’ai vécu à la poste aux lettres, j’ai été presque employé à la Banque de France ; j’ai abattu des bœufs. Je me suis assis dans la cellule des détenus. J’ai accompagné les condamnés à mort. J’ai dormi sur le lit des hôpitaux. Je suis monté sur la locomotive des trains de grande vitesse, je me suis interné dans un asile d’aliénés. Je crois n’avoir reculé devant aucune fatigue, devant aucune enquête, devant aucun dégoût... »

Cette justice qu’il se rend pour la première partie de son travail est méritée. Il eût pu se la rendre aussi large pour les volumes où il a étudié la guerre civile de 1871, et pour ceux dans lesquels il a raconté les miracles accomplis par la charité privée à Paris. Qu’il s’agisse des incendies et des assassinats commis par les forcenés de la Commune, ou des plus touchants épisodes de la piété et du dévouement, il estime que ni pour les premiers l’indignation, ni pour les seconds l’enthousiasme ne valent cette enquête précise, minutieuse, qui commence par établir des faits et des dossiers. Certes personne plus que lui, identifié à ce degré avec Paris, n’a maudit l’insurrection criminellement soulevée devant l’ennemi victorieux, et détesté la frénésie de sauvage vandalisme soudain déchaînée à travers tant de précieux monuments, reliques de la bonne volonté des pères qui devraient être sacrées aux fils. Cette insurrection, il a eu pourtant le courage de l’étudier, comme il eût étudié la Ligue ou les Armagnacs. Ce vandalisme, il a voulu en connaître le détail, pièces en main. Il sait les noms, les actes, les motifs de chaque acte dans cet effroyable drame. S’il écrit l’histoire d’une prison, il distingue le directeur demeuré humain à l’égard des otages et celui qui a déployé, dans cette tyrannie momentanée, des cruautés de bête féroce. Il distingue, parmi cette cohue d’administrateurs improvisés qui avaient envahi les fonctions publiques, ceux qui ont, suivant un de ses mots, « exercé d’une façon irréprochable les pouvoirs qu’ils avaient eu le tort d’usurper », et ceux qui n’y ont vu qu’une occasion d’assouvir les plus brutaux appétits. Cette impartialité donne à ses réquisitoires, quand il les dresse, une force terrible. C’est avec le même respect scrupuleux du fait, et sans une nuance de déclamation, qu’il aborde les fondations pieuses. Il sait qui a offert tel ou tel lit dans tel hôpital, le nom de l’humble prêtre ou de la pauvre sœur qui conçut telle œuvre, de la femme du monde dont telle donation représente une pieuse, une touchante pensée. Il sait l’histoire, les fautes, les mérites, toutes les épreuves de tel malade célèbre. Vous sentez à chaque page que si l’auteur s’est trompé, c’est sur un point de détail, par l’infirmité inhérente à la nature humaine, et l’admirable probité intellectuelle, partout empreinte dans ces pages, donne aux conclusions générales qui en émanent une autorité qu’aucune théorie abstraite n’égalerait.

Ces conclusions tiennent tout entières, dans le chapitre qui termine le sixième volume, — et qui se trouve placé au centre même du monument, entre la portion économique, et les portions historiques. C’est une longue esquisse de psychologie sociale que l’auteur a intitulée : le Parisien. Ayant étudié l’organisme entier de l’énorme ville, il essaie d’analyser la valeur du produit spécial que la vaste usine élabore, ce personnage si souvent défini et toujours indéfinissable, si capricieux et si caractérisé, ce Parisien dont le vieux l’Estoile disait déjà : « qu’il est plus volage et inconstant que les girouettes de ses clochers » Mais quoi ! la nature sociale ne s’est-elle pas jouée à réunir en lui tous les contrastes ? Ces contrastes, Maxime Du Camp, qui a dépensé tant d’années à voir le Parisien aller et venir dans sa ville, nous les fait toucher au doigt. Le Parisien passe pour sceptique, et de quoi ne s’est-il pas moqué à ses heures, du Gouvernement et de l’Église, des Dieux de l’Olympe et de la mort, — comme ce soldat de Montmartre qui, pendant le choléra, au Mexique, avait écrit sur le mur d’un cimetière : « Jardin d’acclimatation ! » Et voici que tout d’un coup, des sources de naïveté, d’enthousiasme, voire de badauderie, surgissent dans cet incorrigible railleur, dont les engouements, pour ne durer que quelques semaines, que quelques jours, pour s’appliquer à une actrice en vogue ou à un cheval noir, n’en sont que plus effrénés. Il passe pour immoral, pour égoïste, et, si vous vous adressez à sa charité, elle est inépuisable, — pour prodigue, et le trésor de sa petite épargne va augmentant sans cesse, malgré les folies de placement où l’entraînera le premier lanceur venu d’emprunts fantastiques ou de mines imaginaires. — Il passe pour égalitaire, et il court risquer sa vie au bout du monde avec l’espoir d’un petit morceau de ruban rouge, — pour spirituel, et pas de saison où il ne se délecte à quelque inepte refrain de café-concert, — pour ingouvernable, et il subit, sans révolte, les pires tracasseries et paperasseries des bureaux. Tout s’explique de ces contradictions, par l’abus constant et héréditaire de la vie nerveuse qui fait la force et la faiblesse, la grâce séduisante et redoutable de cette ville, la plus féminine de toutes, la plus conduite par ses impressions, mais aussi la plus capable d’élans désintéressés, d’intuitions lumineuses, d’ardeurs magnanimes. Avec cela le Parisien est, de tous les animaux politiques, le plus complètement dépourvu d’initiative. La cause en est aisée à comprendre. Le génie administratif de la race latine se trouve avoir atteint ici à son point de perfection. Le réseau du fonctionnarisme enveloppe Paris de mailles si étroites, si serrées, que la spontanéité individuelle s’y abolit totalement. Parler du gouvernement avec éloquence, en persifler les représentants avec la plus perçante ironie, en critiquer les actes avec une lucidité supérieure, le Parisien y excelle. Mais agir par lui-même, s’associer, entreprendre, tenir tête au despotisme de l’État sur le terrain du droit privé, à la manière des Anglo-Saxons, ne lui demandez pas cela. Nul n’a marqué ce défaut d’un trait plus net que Maxime Du Camp, nul n’en a plus fortement montré les funestes conséquences. Il a établi avec des chiffres indiscutables que ce Parisien, si mal outillé pour l’initiative politique, est envahi, environné, noyé, par une énorme immigration venue du dehors, si bien que la conscience de la grande ville en est sans cesse faussée. Sur 36 399 individus, par exemple, qui passèrent devant les Conseils de guerre après la Commune, 27 390 étaient des provinciaux ou des étrangers. M. Maxime Du Camp a résumé d’un mot saisissant l’anomalie nationale que de pareilles données représentent : « L’Angleterre », a-t-il dit, « va aux Indes, l’Allemagne va en Amérique. La France émigre à Paris. » Ainsi s’expliquent, lorsque cet afflux d’éléments adventices est devenu trop fort, ces perturbations auxquelles le vrai Parisien assiste le plus souvent avec désespoir, car c’est la ruine momentanée ; contre lesquelles il ne lutte point, par manque d’initiative ; dont il répare les misères à force de travail, et qu’il finit par considérer, un peu comme les gens de Naples considèrent le Vésuve. C’est une rendre qui brûle et qui bouge. Ils y bâtissent tout de même leur maison et surtout ils y plantent leur vigne. Cet héroïsme gai dont un autre symbole est l’antique vaisseau du blason de la ville, battu des flots et qui ne sombre pas, Maxime Du Camp l’a merveilleusement senti et rendu. Il n’eût pas été le grand écrivain civique qu’il voulait être, s’il n’avait indiqué le remède, le même que Balzac, que Le Play, que Taine, ont proclamé tous les trois dans des termes presque identiques : la nécessité d’un renouveau de vie provinciale, qui, bien loin de nuire à cette ville incomparable, la dégorgerait de cette alluvion, et lui permettrait d’épanouir plus librement son opulente et complexe personnalité. C’est ainsi que l’amoureux de Paris et son historien se trouve avoir sa place marquée dans ce grand mouvement décentralisateur qui, après s’être dessiné dans les idées, commence à se dessiner dans les faits. L’issue pecten être un total rajeunissement de notre vieille société, et celui-là du moins serait pacifique.

Je prononçais tout à l’heure, Messieurs, le beau mot de probité intellectuelle à propos de cet immense labeur où se consumèrent les trente dernières années de la vie de M. Maxime Du Camp. La conscience de cette probité, l’orgueil légitime du travail utile donnent une lumière de sérénité aux dernières pages tracées par la plume qui avait autrefois écrit les Mémoires d’un suicidé et les Forces perdues. Ayant commencé par considérer la vie, en véritable enfant du siècle, comme une simple matière à émotions, haïssable quand elle n’est pas conforme à nos désirs, il était arrivé à reconnaître que tout son prix est dans le travail, dans la soumission au sort, dans l’accomplissement d’une tâche bienfaisante. C’est le « Cultive ton jardin » de Candide, auquel il eut seulement ajouté, lui, l’apôtre de toutes les charités : « et cueilles-en les fleurs pour les autres. » Ayant commencé par considérer l’art d’écrire comme la recherche d’une sensation suprême, comme un dilettantisme plus raffiné, comme une parure plus brillante, il était arrivé à reconnaître que la première vertu de cet art est le service à rendre. Afin d’être bien sûr qu’il rendrait ce service, il avait su comprendre et accepter la limite de ses facultés. « Se conformer, disent les Espagnols, s’améliorer, disait Goethe. » Ces deux fortes paroles qu’il cite quelque part, et qui se complètent, étaient devenues sa devise. Il s’était conformé à sa nature et à son époque, et il avait essayé de les améliorer l’une et l’autre, l’une par l’autre. Cette virile philosophie, dont les Souvenirs portent partout la trace, s’ennoblit, s’illumine d’une religion, celle des Lettres qu’il appelait les Consolantes Déesses. C’est à elles que sont consacrées ces dernières pages auxquelles je faisais allusion, et qui sont le testament de sa vieillesse apaisée, comme les Forces perdues avaient été celui de sa jeunesse révoltée. Elles se trouvent dans le volume du Crépuscule, publié un mois avant sa mort. Avec quelle éloquence il célèbre le rôle de l’écrivain, ce manieur de l’outil sacré, et la place qu’il tient dans la civilisation : « Si à la même heure, » dit-il, « tous les encriers se desséchaient, si toutes les plumes qui écrivent étaient brisées, le monde, semblable à un navire sans pilote, sans gouvernail, sans boussole, irait à l’aventure vers quelque épouvantable naufrage ! » — Avec quel orgueil, pensant au vaste effort littéraire qui depuis l’année terrible s’accomplit dans notre France, il proclame que « la victoire définitive, celle qui malgré les défaites et les défaillances matérielles ne redoute pas l’histoire et se gagne devant la postérité, appartient toujours au peuple qui a fait des livres, et par ces livres conquis l’humanité ! » Avec quelle reconnaissance émue il rend des actions de grâces à son métier, « mon humble métier de plumitif », répète-t-il, « auquel je dois les meilleurs jours de ma vie et le calme de ma vieillesse ! » Avec quelle fierté de bon ouvrier, se supposant appelé à l’épreuve de la métempsycose, il souhaite de renaître pour reprendre la plume : « Oui, si le génie qui préside à la transmigration des âmes et à la renaissance des créatures daignait me dire Choisis la forme de ta prochaine existence, je répondrais Permettez-moi d’être toujours simplement ce que j’ai été, un passionné de la plume, un adorateur des lettres, un artisan assidu que son assiduité suffisait à satisfaire. » Laissez-moi, Messieurs, terminer sur ces paroles qui me touchent à une profondeur que je dirais mal. J’y vois l’affirmation d’une foi qui est aussi la mienne et qui achève de donner sa haute physionomie idéaliste à cette vie aujourd’hui close. Elles me permettent de conclure en disant qu’à travers les heurts et les conflits de sa destinée, dans ses tentatives les plus incertaines, comme dans ses efforts les plus heureux, votre regretté confrère fut vraiment un grand homme de lettres. Il est de plus pompeux éloges. Je n’en sais aucun que, pour ma part, je voulusse davantage obtenir et mériter.