Discours sur les prix de vertu 1883

Le 15 novembre 1883

Edmond ROUSSE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 15 novembre 1883

Discours sur les prix de vertu

par M. Edmond ROUSSE
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Messieurs,

M. de Montyon est mort depuis soixante ans. Depuis soixante ans, à cette place, soixante orateurs ont prononcé soixante discours consacrés à sa louange, et à l’immuable panégyrique de la vertu. Des révolutions soudaines ont emporté des dynasties, des royautés, des républiques et des empires. Pas une seule fois elles n’ont interrompu nos tranquilles anniversaires, et cette honnête mémoire a survécu, dans la reconnaissance publique, aux noms les plus éclatants qu’aient illustrés, pour un jour, les aventures changeantes de notre histoire.

En vérité, Messieurs, cela fait honneur à la vertu, qui a su demeurer populaire dans un siècle où les popularités durent si peu. Cela fait honneur à ce pays qui, malgré tant de distractions lamentables, montre encore pour le bien cette curiosité obstinée. Enfin, convenez-en, cela fait honneur à l’Académie qui, pendant si longtemps, a trouvé le secret de ne se répéter jamais, en disant toujours la même chose.

Qui pourrait le croire, cependant ? Tout n’est pas dit encore sur M. de Montyon ; il est beaucoup moins connu que sa renommée, et la légende de ses bienfaits a peut-être un peu faussé l’histoire de sa vie.

On se le représente volontiers comme quelque figure classique de la charité ; le visage attendri, les yeux humides de larmes, n’ayant plus, comme saint Martin, que la moitié de son manteau ; ou, comme saint Vincent de Paul, avec les bras grands ouverts et tout pleins de petits enfants.

Il y a loin de cette image touchante au portrait un peu dur que les contemporains nous ont laissé ( 1) ; et à voir passer, avec sa perruque bien poudrée, son habit correct, son air froid et son regard tranquille, ce grand propriétaire économe et ce grave intendant de l’ancien régime, on aurait eu peine à deviner, dit-on, les trésors de bienfaisance qu’il devait ménager sagement, pendant sa vie, pour les prodiguer sans mesure après sa mort.

Il était riche, et il administrait sa richesse avec une exactitude exemplaire. Agriculteur à la mode de Turgot et de Voltaire, il savait mieux que personne combien il fallait de foin pour faire une meule, et il ne se laissait pas tromper d’une botte. Il savait combien il y avait d’arpents dans ses prés, et il n’en laissait pas usurper une toise ; connaissant, à un sarment près, le nombre et le poids de ses fagots ; écrivant, de Paris, ce qu’il fallait retrancher d’avoine à ses chevaux quand ils se reposaient du labourage ; et réclamant à son régisseur, pour les mettre en réserve, les sacs de toile dans lesquels il lui envoyait les écus de son trimestre.

C’était un causeur recherché, un écrivain habile, un politique libéral et prudent. Philanthrope par raison plutôt que par tempérament, comme beaucoup d’hommes de cette époque, il s’était épris pour l’humanité d’un de ces amours de tête qui laissent l’âme maîtresse d’elle-même, et lui communiquent seulement cette sensibilité discrète dont tant d’écrits de ce temps-là portent la trace.

Cet homme généreux avait la bienfaisance, un peu rude et la charité un peu bourrue. Il voulait bien donner son argent, mais il voulait savoir le chemin qu’on lui ferait prendre. Il faisait distribuer des secours aux indigents ; mais il disputait avec le boucher de son village, « qui voulait lui vendre sa viande neuf sols la livre » ; et quand ses fermiers, sans de bonnes raisons, lui faisaient trop attendre ses redevances, il les faisait citer tranquillement devant le bailliage de Meaux, — après s’être assuré toutefois qu’il n’en serait pas pour les frais de la sentence.

M. de Montyon, vous le voyez, ne ressemble guère à ces grands aventuriers de la charité qui s’en vont droit devant eux, le cœur ouvert à toutes les souffrances, les bras tendus à toutes les misères, les yeux fermés à toutes les fautes ; ramassant au hasard les enfants abandonnés et les femmes perdues, recueillant les vieillards, relevant les blessés et les malades ; n’ayant pour les nourrir que la quête et l’aumône ; les mains vides chaque matin, et chaque soir les mains pleines ; créanciers impitoyables de la Providence, dont aucun doute n’a jamais troublé la foi intrépide, et dont aucun mécompte n’a jamais châtié les saintes témérités.

Messieurs, si j’ai tenté de faire revivre pour un instant, tel qu’il était, le fondateur vénéré de tant de belles œuvres, c’est que sa mémoire n’a rien à perdre à cette respectueuse hardiesse. Chacun aime comme il l’entend, et il y a mille façons différentes de faire le bien.

Entre la bienfaisance circonspecte d’un Montyon ou d’un Franklin, et la charité hasardeuse des Vincent de Paul, des Belzunce ou de la sœur Rosalie, je ne sais quelle est la meilleure. Que ce soit la raison qui la guide ou la foi qui l’entraîne, je bénis du fond du cœur la main qui donne et qui guérit. J’admire M. de Montyon pour tout le bien qu’il a fait, pour les grands exemples qu’il a laissés. Je l’admire dans les généreux imitateurs qu’il a suscités après lui ; qui, comme lui, nous ont fait les dispensateurs de leurs largesses, et dont les noms doivent être, avec le sien, toujours présents à nos souvenirs.

Messieurs, ce n’est pas tout de louer M. de Montyon, et de lui donner aujourd’hui, parmi nous, la place d’honneur qui lui est due. Nous avons des comptes à lui rendre, comme le faisait son régisseur ; et, comme ses tenanciers, nous avons à lui payer nos redevances. Il faut que l’on sache comment nous avons gouverné son héritage, et quel emploi nous avons fait de ses richesses. Bien que notre conscience ne nous reproche aucune infidélité, ce n’est pas une affaire si simple qu’on le pourrait croire.

II y a deux ans, un grand écrivain vous disait que « la vertu est un genre charmant de littérature... » Il en parlait bien à son aise ; tout est charmant sous sa plume. Mais il faut avouer que, malgré ses charmes, ce genre de littérature ne tente guère nos contemporains. Entre le vice et la vertu, ils ne paraissent éprouver aucun embarras, et ils s’en tiennent volontiers à l’avis de Musset : « Manon m’amuse autant que Tiberge m’ennuie. »

Est-ce bien vrai, pourtant, que toutes les Manon soient si amusantes, et tous les Tiberge si ennuyeux ? Je ne suis ni un écrivain ni un poète, et mon avis sur ce point ne vous importe guère. Mais je suis le public, et j’ose dire que parfois le public est bien las des amusements qu’on lui fait subir.

Ces défis d’extravagances puériles, ces gageures d’atrocités, qui ne nous font même plus peur ; ces parades éternelles de meurtres et de crimes avec lesquelles on cherche à tromper l’ennui sénile de ce siècle qui s’en va ; ces intarissables Mille et une nuits où des sultanes de carrefour recommencent chaque soir leurs contes à dormir debout, leurs mystères de coupe-gorge et leurs cauchemars de mauvais lieux ; il y a là de quoi donner aux moins délicats l’ennui profond de tous les vices, et la nostalgie littéraire de toutes les vertus.

Dans cet interminable défilé de scélérats et de filles perdues, il vous prend un désir furieux de rencontrer un honnête homme, surtout une honnête femme ; et s’il voyait les Manon d’aujourd’hui, je crois, en vérité, que Musset, converti, irait, — en bâillant, — se jeter dans les bras de Tiberge.

Que dire aussi de cette vie fausse et banale qui nous est faite ; où rien n’est plus à sa place, ni les devoirs, ni les affaires, ni les plaisirs ? où l’on parle follement des choses sérieuses, et gravement des choses frivoles ; où, malgré les souvenirs qui nous accablent et les dangers qui nous menacent, il n’est bruit que de festins et de fêtes, de jeux et de courses, et où la victoire d’un cheval chargé d’enchères semble la revanche mémorable de tous nos désastres ?

Dans ce monde ou l’on s’amuse, qui ressemble de si près au monde où l’on s’ennuie, et où tout est faux, où tout est vain, on croit voir partout des personnages de féerie éclairés par des lumières d’apothéose. Nos divertissements les plus aimables, nos plaisirs les plus délicats prennent des airs de cérémonie qui les alourdissent et en gâtent le charme. Les spectacles sont des affaires d’État. On crée une chanson ; on interprète un ballet ; on illumine tout un quartier pour la rentrée d’une danseuse ; et dans cette langue essoufflée qui, au milieu de si graves soucis, n’a même plus le temps d’achever ses mots, le « tout Paris » des « premières » a ses historiens et ses chambellans... je ne dis pas ses Saint-Simon, mais ses d’Hozier et ses Dangeau.

Est-ce là vivre ? Et au milieu de ces fêtes galantes qui nous étourdissent et nous aveuglent, parmi ces décors de comédie où personne n’est soi-même et où chacun fait un personnage, est-ce que bien souvent, nous n’avons pas soif de grand air, de grand jour, de ce qui est simple, de ce qui est vrai, de ce qui est beau ? N’est-ce pas alors un repos et une joie de rencontrer une âme telle que Dieu l’a faite, un esprit naturellement généreux, un cœur vaillant, une passion sincère, un mouvement qui ne soit pas une attitude, un geste qui ne soit pas une pose ; — enfin, tout ce que notre grand confrère avait sans doute présent à la pensée, quand il parlait du roman réaliste du bien et de la littérature charmante de la vertu ?

Regardez là-bas, sur une de ces plages de la Manche où, chaque été, nous allons promener nos élégances languissantes et nos paresseuses anémies. L’hiver est venu. Le vent siffle sur la grève. La mer est lourde et la nuit est noire. Dans une cabane que secoue la bise, un enfant de six ans est debout. Sa mère le tient entre ses genoux et l’enveloppe dans une pesante vareuse qu’elle a tricotée pendant tout l’automne. Elle lui passe au cou une médaille de cuivre et l’embrasse encore une fois. Le père est là-bas, dans sa barque de pêche, et il attend son matelot. Un instant encore, et comme les autres, ce petit être appartient à l’Océan, à la vague profonde, au hasard et au danger. À vingt ans, l’État prend ces rudes enfants. Il les embarque sur ses navires. Il les envoie, au gré de sa politique, combattre les flottes formidables de l’Europe, ou guerroyer contre des peuplades barbares, et se faire tuer, ceux-ci par la fièvre, dans les marécages du Niger ou du Congo ; ceux-là dans quelque embuscade silencieuse devant Hanoï, entre le commandant de Villiers et le brave Rivière.

C’est comme eux qu’a commencé Pierre Lavie.

À six ans, il était mousse ; à quatorze ans, matelot. À vingt ans, il était embarqué sur un navire de guerre ; et sept ans après, il quittait la flotte avec les galons de quartier-maître.

Bientôt après, il armait un bateau de pêche ; et, pendant quarante ans, il a navigué sans repos.

Voilà sa carrière officielle. Mais il a un autre métier, une passion à laquelle il a consacré sa vie. Il est né sauveteur, comme on naît poète, par don de nature et comme par instinct.

La mer est sa compagne et son ennemie. Il vit avec elle ; mais il la surveille sans relâche, et, chaque fois qu’elle saisit une proie, il accourt pour la lui ravir.

Un pâtre des Alpes ne connaît pas mieux sa montagne qu’il ne connaît les côtes de la Manche et les courants de la mer du Nord. Il en a tourné cent fois les récifs et les écueils. Il a sondé tout les fonds de pêche hantés par nos bateaux ; et partout, au hasard de sa vie, il a porté son industrie périlleuse.

C’est à Dunkerque que, presque enfant, il a fait cet apprentissage. À dix-sept ans, il se jetait à la mer pour sauver un homme tombé dans le port. Aujourd’hui, il en est à quatre-vingts !... À Dunkerque, à Calais, à la côte, au large, par tous les temps et par tous les vents, tantôt des épaves isolées, tantôt des équipages entiers, de sa main, il a arraché quatre-vingts créatures humaines à la mort.

Et que de drames inconnus dans la grande vie obscure de ces travailleurs de la mer, « qui vivent mouillés », a dit un grand poète, et dont toute l’histoire tient entre la vague qui vient et la vague qui s’en va !

Le 20 janvier 1858, par un gros temps, à cinq lieues au large des côtes de Hollande, Lavie rencontre un trois- mâts russe en détresse. Il gouverne sur le navire et saute à bord. Il trouve un homme couché en travers du pont. C’est le capitaine. Il est ivre-mort... Et lui seul connaissait la route ! Autour de lui, quelques matelots désespérés, perdus dans ces parages inconnus, et allant droit sur des écueils redoutables ! Lavie saisit la barre, et, suivi de son bateau de pêche, cet amiral d’aventure rentre au port d’Ostende avec sa flotte désemparée et sa glorieuse capture.

C’est à Ostende encore que, deux ans après, il remorquait un sloop hollandais qu’il avait trouvé coulant bas en pleine mer, et que, malgré les vagues furieuses, il avait abordé, au risque de mettre en pièces son bateau.

Mais je vous lasserais à vous raconter tant d’exploits. La Catinka, l’Amiral Moorsen, le Swantje-Board, la Rebecca, la Marie, la Sainte-Marie, le Jeune-Auguste, le Cydonia, la Helvetia, le Neptun ; cette année encore, l’Irène et les Deux-Maries : voilà les noms des victoires navales que ce héros inconnu a remportées ; voilà les prises de cet héroïque corsaire.

Aujourd’hui Pierre Lavie a cinquante-cinq ans. Il est malade et il est pauvre.

Si, dans un jour de fête, à Dunkerque ou à Calais, vous rencontrez jamais un vieux marin devant lequel les fronts se découvrent avec une familiarité respectueuse, portant sur sa poitrine dix médailles et la croix d’honneur, vous aussi, Messieurs, saluez ! C’est le patron Lavie, dont le nom de bon augure est légendaire dans ces contrées.

En lui décernant un prix de trois mille francs, l’Académie française est heureuse de s’associer aux témoignages d’estime et de reconnaissance qu’il a reçus de toutes parts.

Jacques-Marie Quesnel est un homme de la même trempe que Lavie. Attaché depuis trente-cinq ans au port de Granville, maître au cabotage depuis 1870, commandant aujourd’hui une embarcation de l’État, il a, pendant toute sa vie, donné des preuves sans nombre d’intrépidité.

Vingt-trois certificats attestent les services signalés qu’il a rendus, les récompenses officielles qu’il a reçues, et donnent les noms des navires qu’il a sauvés.

Pourquoi les autorités civiles et militaires, qui appuient avec ardeur sa demande, lui en ont-elles laissé l’initiative ? Il y avait là une infraction à notre programme ; et la modestie de ce brave marin a dû souffrir un peu, j’aime à le croire, du témoignage naïf que sa conscience satisfaite rendait à son courage. Mais nous avons fermé les yeux sur cette petite maladresse. Nous avons pensé que, si l’un de nous avait été tiré du fond de l’eau par ce brave homme, nous trouverions bien dur qu’on lui cherchât querelle pour si peu ; et tout en lui donnant cet avis paternel, dont beaucoup de sauveteurs feront bien de profiter, nous avons accordé à Jacques Quesnel un prix de mille francs, que sa belle conduite a largement mérité.

Comme la mer, la montagne a ses tempêtes et ses naufrages. Comme la mer, elle a ses navigateurs et ses pilotes. Qui de nous ne connaît ces braves guides des Alpes et des Pyrénées, avec leur air endormi qui cache une décision si rapide et un si alerte courage ; avec leur grand pas tranquille et lourd, qui va si vite et vous distance de si loin ? Qui de nous, aux jours de notre jeunesse, poussé par cette passion de l’inconnu et par ce vertige des cimes qui vous attire et vous appelle, ne les a pas suivis fièrement, le cœur un peu serré quelquefois, en enfonçant dans les névés et en trébuchant dans les moraines ? Quels bons compagnons ! Quels amis prudents et solides ! Quand leur large pied se pose en travers de la neige pour vous attendre ou vous retenir, on dirait une pierre de la montagne, un bloc de granit arrêté là par les siècles. Depuis Balmat et M. de Saussure, il y a, parmi eux, des dynasties qui durent plus que beaucoup, d’autres : les Balmat, les Coutet, les Cachat et les Terraz à Chamonix ; à Cauterets, les Berret et les Baranne ; dans le Dauphiné, les Barrioz.

Joseph Brau-Nogué habite Campan, et il a le rang de guide-chef. Il est père de famille ; il cultive son champ de maïs au bord du Gave. Mais la montagne est son vrai domaine, plus chanceux et plus vaste : De Bigorre à Luchon, de Barèges à Gabas, il connaît tous les sentiers et tous les passages.

Le général de Nansouty, dans l’aire scientifique qu’il a plantée hardiment sur le pic du Midi, l’a eu depuis quatre ans pour compagnon fidèle ; et c’est encore à son dévouement que, l’année dernière, il confiait une mission pleine de dangers.

Il s’agissait de ravitailler deux astronomes que l’on envoyait de Paris pour attendre, au Pic, le passage de Vénus. Les yeux au ciel, sans, trop regarder à leurs pieds et sans emporter de vivres, les braves savants étaient partis, le 29 novembre, d’un pas léger, croyant atteindre dès le soir l’observatoire du général. Mais ils avaient compté sans les caprices du vent. Accueillis par une tempête, ils avaient été forcés de s’arrêter, à jeun, dans un ancien refuge abandonné.

Avisé de leur détresse, le général de Nansouty leur expédia un convoi escorté par six montagnards et commandé par Brau-Nogué.

Tout alla bien, le soir, pour monter au refuge ; mais lorsque, le matin, il fallut descendre, à peine partie, cette petite troupe de braves gens fut assaillie par une épouvantable tourmente. À travers les tourbillons qui les aveuglent, un colosse de neige se détache d’une cime, bondit, se brise en poussière et les engloutit.

À force de sang-froid et d’adresse, Brau se dégage le premier de ce linceul. À demi étouffé, il se secoue et s’oriente. Sur ce désert de neige, il aperçoit un point noir. C’est le pied d’un de ses hommes qui s’agite convulsivement. On ne marche pas sur ces vagues... Brau plonge dans l’avalanche ; il y nage à corps perdu. Il fouille et creuse jusqu’à ce qu’il ait trouvé sa proie. Quand le trou est fait, l’homme se débat et se relève c’est Laurent, un ancien soldat. À eux deux, ils se remettent à l’œuvre.

Plus bas, à deux mètres de profondeur, ils découvrent un autre de leurs compagnons, blessé, suffoqué, évanoui. Ils l’exhument ; ils le raniment un peu, l’adossent à un rocher et le couvrent avec leurs grosses vestes de bure. Puis, ils cherchent encore. Au bout d’une demi-heure, voici une grande tache de sang qui a troué la neige. Au-dessous, un corps mutilé ; l’homme est mort. Quant aux deux autres, tout espoir est perdu. Le temps marche et il faut partir. Mais le blessé ? Brau et Laurent le chargent sur leurs épaules. À travers les paquets de neige qui les meurtrissent, ils le portent jusqu’au refuge ; et après un instant de repos, tous deux repartent pour arriver avant le soir dans la vallée et pour y demander du secours.

Messieurs, en bonne justice, ce sont nos confrères de l’Académie des sciences qui devraient récompenser ces actes de courage ; car le passage de Vénus est leur affaire beaucoup plus que la nôtre ; et c’est pour empêcher des astronomes de mourir de faim que Brau-Nogué a ainsi risqué sa vie. Mais l’Académie française est généreuse. Elle n’oublie pas, d’ailleurs, qu’elle est votre aînée ; et c’est au nom de l’Institut tout entier que les Lettres acquittent aujourd’hui la dette de la Science, en décernant un prix de mille francs à cet intrépide montagnard.

« Vertu, courage... Les deux mots ne font qu’un ! Virtus ! » vous disait naguère ici même un grand cœur éloquent qui s’y connaît bien2 .

Tout à l’heure nous étions en pleine mer, au milieu des embruns et des tempêtes. Nous voici maintenant dans le pauvre presbytère d’un petit village des Vosges. La paroisse s’appelle Rochefort. Le curé s’appelle l’abbé Marchal, et il a cinquante ans.

Il est né dans une famille biblique où la bénédiction prodigue du Très-Haut a fait naître quinze enfants. L’aîné s’est fait prêtre et, en 1862, il était nommé curé de Rochefort-et-Biancourt, deux communes réunies ; un évêché de quatre cents âmes, avec neuf cents francs de prébende, — sujette, vous le savez, à des retenues.

Il faut croire que le pays est très sain, et qu’il y fait bon vivre ; car, en 1862, on comptait encore dans le canton un assez grand nombre de soldats du premier Empire, des survivants de Montmirail et de Waterloo !...

L’abbé Marchal se prit d’amour pour ces vieux braves ; et ce jeune homme se fit leur patron. Il écoutait avec bonté le récit de leurs exploits et de leurs misères. Il rédigeait leurs pétitions ; il en accablait les députés de l’arrondissement... Les députés, dans ce temps-là, avaient quelque accès dans les ministères. Il avait l’art d’arracher des secours aux préfets les plus féroces. Que ces dignes médaillés de Sainte-Hélène n’aient pas un peu exploité quelquefois la crédulité du bon curé ; que, dans certains cas, les deniers de l’État n’aient pas profité particulièrement au cabaretier du village, — je n’en voudrais pas répondre ; mais c’était si peu de chose ! Et les budgets sont toujours si merveilleusement en équilibre !

D’ailleurs, ce n’était là, pour l’abbé Marchal, qu’un apprentissage ; le désœuvrement et comme le pis-aller de sa charité. Il lui vint ensuite une bien autre manie.

Dans des temps de ténèbres qui sont déjà loin de nous, en 1874, il y avait encore en France des religieux et des religieuses ; et de certaines filles de Saint-François, quelque chose comme des Capucines, parcouraient le département de la Haute-Marne, mendiant de porte en porte, pour soutenir un asile de pauvres idiotes qu’elles desservaient au fond du Jura. Elles vinrent sonner à la porte du presbytère et, comme on dit en province, quêter le curé.

Ces sortes de gens ont des statistiques merveilleuses, où toutes les variétés, des infirmités humaines sont classées avec un art infini. L’abbé Marchal apprit ainsi que le département de la Haute-Marne, qui est d’ailleurs un des plus éclairés de France, était en même temps un des plus riches en idiots, en épileptiques, en paralytiques, en scrofuleux, et en aliénés de toutes sortes. C’était comme la flore ou la faune lamentable de ce pays. Mais, en revanche, les asiles manquaient pour recueillir tous ces malheureux, et il fallait emprunter l’hospitalité des provinces voisines. À ces récits, l’abbé Marchal sentit sa vocation. Il avait trouvé sa voie, et aussitôt il entrait en campagne.

Il découvre d’abord, non loin de lui, deux idiotes, de dix-huit et vingt-deux ans. L’une d’elles est orpheline ; l’autre, est une enfant étrangère au pays, qu’en passant par là, avec sa besace, sa mère a abandonnée sur la grande route.

Au bout de quelques jours, grâce à la charité d’une famille généreuse, le curé triomphant avait entre les mains une fortune, — 300 francs, — avec lesquels il faisait admettre ses pupilles à l’asile des Franciscaines d’Aronas ; et il y conduisait les pauvres créatures, à l’abri désormais de la faim, de la soif et du froid, les seules souffrances qu’elles pussent comprendre.

De ce jour-là, il n’y a pas, à dix lieues à la ronde, un sourd-muet, un gâteux, un monstre d’esprit ou de corps qui ne lui appartienne. Quand ils sont à sa portée, il les visite, il les soigne, il les panse. Il est le médecin et l’apôtre de cette cour des miracles. Il est leur aumônier et leur homme d’affaires. Il prêche pour eux. Il mendie pour eux. Pour eux, il court les châteaux et les chaumières. Il est le fléau des cœurs économes et la terreur des bourses rétives.

Tous les moyens lui sont bons pour battre monnaie. La Providence a placé tout exprès dans son voisinage les eaux de Contrexéville. Les étrangers qui s’y hasardent sont une riche proie qui lui est dévolue par droit d’aubaine. Il leur tend toutes sortes de pièges. Il organise à leurs dépens des concerts de santé et des bals de convalescence.

Quand il n’a plus d’argent, il lui vient des idées sauvages, Une fois, il se prend de pitié pour une petite fille de onze ans, qui est née sans mains ; un pauvre petit monstre, qui tricote avec ses dents et avec ses coudes. À bout de ressources, il imagine de faire, à ses frais, photographier son phénomène. Il répand partout cette enseigne de douleur, cette sportule lamentable qui choque les yeux, mais qui touche les cœurs ; et grâce à cette invention barbare, il accomplit son dessein et vient à bout de son œuvre.

L’abbé Marchal a déjà fait entrer dans des asiles vingt-huit de ces pauvres êtres ; et pendant que je raconte froidement ici ses bonnes œuvres, il les continue avec une infatigable persévérance.

Mais ce n’est pas assez de se faire l’apôtre de ces misères. Il s’en est fait le compagnon et le frère. C’est lui-même qui conduit ces épaves humaines jusqu’au port où il leur a préparé un refuge. Et ce n’est pas toujours aux rives prochaines. Il exporte au loin ses infirmes. Il s’en va avec eux de Salins à Valence, de Chaumont ou de Langres jusqu’à Paris.

Il y a quatre ans, il avait fait admettre à l’hospice de Valence un pauvre enfant de huit ans, idiot, muet et paralytique, qui a l’air d’un avorton nouveau-né. Il emporte dans ses bras ce maillot informe, lui fait dans un wagon un lit de fortune, et traverse dans cet équipage toute la France.

Mais la grande odyssée de l’abbé Marchal, c’est le voyage qu’il a fait, il y a deux ans, de Salins à Charenton, en compagnie d’Augustine !... Ne vous scandalisez pas, Messieurs, de ce tête-à-tête, quoique la vertu du brave curé ait bien pu y courir quelque danger.

Cette pauvre fille était imbécile de naissance. À vingt ans, elle était devenue le jouet abominable des vauriens de son village. La malheureuse avait rencontré des misérables ; et trois fois elle avait été mère !,.. De ces ignominies, sa sourde intelligence avait gardé la souillure. La vague rancune des hontes qu’elle avait subies l’avait rendue furieuse ; et dans cette âme obscure, où le vice avait seul laissé son image, d’horribles visions avaient dépravé jusqu’à la démence.

L’abbé Marchal l’avait fait entrer d’abord à l’hospice de Salins ; mais, au bout de quelque temps, on le sommait de reprendre cet hôte dangereux, qui épouvantait la maison par ses violences, Il obtint alors pour elle un lit à Charenton. Mais qui osera la conduire ?... — Lui !... Il va la chercher à Salins. En plein hiver, le 3 janvier, tout seul avec elle, il se met en route ; et, après un voyage de seize heures, ce dompteur intrépide arrivait sain et sauf avec sa captive.

Que pensez-vous, Messieurs, des voyages de l’abbé Marchal ? Représentez-vous ces trains de misère où il chemine avec ses lépreux et ses idiots ; rappelez-vous la banquette de troisième classe où il se débattait avec sa folle, par cette longue, nuit d’hiver. Et dites ensuite si M. de Montyon n’a pas bien fait. Dites si c’est une vaine cérémonie que celle où, devant un auditoire intelligent et généreux, il nous est donné de faire connaître de tels cœurs et de si belles actions. Les deux mille francs, que nous prions M. l’abbé Marchal d’accepter, amèneront peut-être dans ses mains des secours moins modestes, et dont nous savons d’avance quel sera l’emploi.

Vous venez de voir ce que peuvent encore, de nos jours, l’ardeur d’une âme évangélique et la vocation d’un apôtre.

Chez un simple ouvrier, Paul-Émile Descombes, vous trouverez la constance d’un stoïcien avec la douceur d’une âme chrétienne.

Ancien soldat, aiguilleur de chemins de fer, mutilé dans une manœuvre et amputé des deux jambes, à trente-deux ans, il a supporté son malheur avec un intrépide courage, sans que la souffrance lui ait arraché jamais une plainte.

Dix-huit mois après, assis sur un escabeau de tailleur de pierres, arc-bouté sur ses deux jambes de bois, il reprenait bravement le dur métier de sa jeunesse. Mais il est marié, et le pauvre cul-de-jatte n’a pas d’enfants. D’accord avec sa digne femme, ils se font une famille en recueillant trois orphelins et un vieillard. Ils sont six maintenant, entassés dans deux petites chambres. Et, pour soutenir cette garnison d’invalides, le travail d’un homme mutilé et d’une femme qui gagne quarante sous par jour ! Les trois mille francs que nous ajoutons à ces chétives ressources apporteront à ces braves gens un peu de bien-être, et le témoignage d’estime que nous leur adressons leur fera seul comprendre le mérite de leurs bonnes œuvres.

Messieurs, malgré sa pauvreté, c’est une heureuse personne, et un personnage important, que Mlle Alizon. S’il en faut juger par le cortège d’amis et de clients qui l’entoure, je doute que, dans la ville de Commercy, personne ait jamais joui d’une telle popularité ; que, de mémoire de sous-préfet et sous aucun régime politique, personne y ait jamais exercé une autorité plus respectée, mieux reconnue, j’allais dire plus charmante et plus tendre.

Elle a soixante-quinze ans, Mlle Alizon ; et depuis cinquante-trois ans, elle est maîtresse de pension. Depuis cinquante-trois ans, sous son gouvernement tutélaire, les générations se sont succédé tour à tour. Les mères ont remplacé les aïeules ; et aujourd’hui, les petites-filles viennent s’asseoir, dans sa classe, au pupitre qu’occupaient jadis leurs grand’mères.

Sans vouloir se marier jamais, elle a donné des femmes à tous les maris du département ; et tous les maris reconnaissants accompagnent ici de leurs vœux l’institutrice sans seconde, à laquelle ils doivent des femmes si parfaites.

Jamais nous n’avons eu à classer une telle quantité de lettres, de certificats et de signatures. Dans ce concert de louanges, tous les états, toutes les professions se confondent ; que dis-je ? toutes les opinions politiques et toutes les croyances religieuses, — sans abstention ! Dans cette forêt d’apostilles touffues, nous trouvons, pêle-mêle, des conseillers municipaux avec des curés, des instituteurs laïques avec des sœurs des écoles ; et, dans un coin, j’ai surpris, entrelacés fraternellement, les paraphes jumeaux de l’inspecteur primaire et de l’archiprêtre de la cathédrale ! C’est l’idéal du suffrage universel, dans une république qu’on verrait en rêve, Aussi, le Gouvernement, émerveillé de ce prodige, a-t-il décoré des palmes académiques la digne femme à laquelle il devait un spectacle si nouveau.

Si Mlle Alizon avait seulement laissé faire la Fortune, elle serait riche... Elle est pauvre ! Et c’est la meilleure des leçons qu’elle ait jamais données à ses élèves.

Ses connaissances variées et solides, la sûreté de son enseignement et la justesse de son esprit, tout cela n’est rien auprès de sa merveilleuse bonté. Son temps et son savoir appartiennent aux ignorants ; son argent appartient aux pauvres.

Souvent, dans cette maison discrète, on voit entrer quelque petite fille que personne ne connaît, que personne n’y a conduite par la main, que personne n’y vient jamais visiter. Elle a pris sa place dans la classe, au milieu de ses heureuses compagnes ; traitée comme elles ; aimée comme elles ; gâtée comme elles ; comme elles buvant à cette source salutaire de science et de sagesse qui assainit les âmes et les cœurs. L’enfant resté là pendant des années. Elle en sort jeune femme pour entrer dans une famille nouvelle, ou pour répandre dans une école les bienfaits qu’elle a reçus. D’où venait-elle ? Quelle main mystérieuse a payé la pension de cette inconnue ? Qui a nourri, formé, sauvé peut-être ce corps et cette âme en détresse ? Seule, Mlle Alizon le sait ; mais elle n’aurait garde de le dire ; et ce sont les enfants ainsi recueillies par elle qui, dans l’élan de leur gratitude, viennent elles-mêmes vous dénoncer leur bienfaitrice. Les unes l’appellent notre mère ; d’autres l’appellent notre sainte. Il en est qui, dans leur emphase naïve, parlent de sa gloire... Pourquoi pas ? gloire modeste et discrète, qui n’a rien à craindre des retours de la fortune, et que le soulèvement de la reconnaissance publique a pour jamais consacrée.

Mlle Alizon n’est pas seulement une institutrice incomparable ; elle est l’amie, le conseil prudent de toutes les familles, la confidente de tous les secrets, l’arbitre de toutes les querelles (car, même à Commercy, on n’est pas toujours bien d’accord). Et quand on cherche la souveraine de cet empire tranquille, l’héroïne de cette paisible légende, on trouve une bonne vieille femme, humble et pieuse, tout effrayée du bruit qu’elle fait, et aussi étonnée sans doute de l’hommage que nous lui rendons aujourd’hui, qu’elle a dû l’être des palmes universitaires dont on l’a naguère jugée digne.

Il y a de ces être bénis qui, par un charme inconnu, attirent à eux tous les cœurs ; qui, sans le vouloir et sans le savoir, sont les justiciers indulgents de toutes les consciences ; et qui, lorsque Dieu les rappelle, laissent une place vide à jamais dans le coin de terre où ils ont vécu. Quelquefois, comme ici, c’est une frêle créature qui exerce cet étrange pouvoir. Mais dans ce corps débile et derrière ces yeux éteints, on sent une clarté qui veille : — c’est moins qu’une flamme ; à peine une lueur ; moins que rien... — C’est une âme !

Il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde. Tout le bien qu’a fait Mlle Alizon par le développement naturel des plus rares facultés de l’intelligence et du cœur, Radegonde-Séraphine Pintre l’a tenté par vocation religieuse, avec l’entêtement d’une foi ardente et obstinée. Mais, dans cette entreprise généreuse, la pauvre fille n’a trouvé que la misère, sans avoir jamais apaisé l’ardeur du bien qui la tourmente, et sans avoir pu payer à son gré la dette qu’elle croyait avoir envers Dieu.

Elle non plus n’est pas jeune, et ce ne sont pas des adolescentes que l’Académie couronne aujourd’hui.

Mlle Pintre est née en 1810, près de Poitiers, non loin, du tombeau miraculeux de sainte Radegonde, sa patronne. Son père était un ancien officier, et sa famille avait quelque bien. Malade dès son enfance, lorsqu’elle eut dix-huit ans, elle fit un vœu : c’était de se consacrer tout entière, si elle guérissait, au service des enfants pauvres. À la rigueur, elle aurait bien pu négocier avec sainte Radegonde ; et la Bienheureuse, j’en suis sûr, l’aurait tenue quitte à bon marché de sa promesse ; car elle ne guérit qu’à moitié, et demeura pendant toute sa vie valétudinaire. Mais cette âme loyale n’avait pas la foi exigeante, et elle ne songea pas à marchander au Ciel sa parole. Elle remercia Dieu et sa patronne de l’avoir exaucée à demi ; et désormais sa fortune, sa santé et sa vie furent la sainte rançon de la grâce qu’elle avait reçue.

Toute jeune encore, en 1833, elle fondait à Poitiers un orphelinat qui eut quelque renommée, et dans lequel elle élevait jusqu’à quarante enfants à la fois.

En 1842, poussée par une ambition téméraire, elle vint à Paris pour y continuer son œuvre. Mais elle connaissait mal ce terrain nouveau ; après quelques succès et bien des vicissitudes, des tentatives mal conçues lui firent perdre presque tout l’argent qui lui restait. La guerre et la Commune achevèrent sa ruine ; et, en 1879, à soixante-dix ans, la pauvre hospitalière échouait à l’hôpital.

Elle en sortait, l’année suivante, avec un brevet en bonne forme d’« impotence sénile » ; mais son vœu la tenait toujours, et sainte Radegonde la regardait ! À peine Mlle Pintre fut-elle sortie de l’hospice, qu’elle s’en alla, de porte en porte, dans les masures de Grenelle et du Gros Caillou, demandant, non plus des enfants à nourrir (la pauvre vieille ne mangeait pas tous les jours), mais des enfants à garder pendant que la mère était au travail. Et elle en a trouvé ; et, pour lui faire lâcher prise, il a fallu que son propriétaire, qu’elle ne payait pas, — et qui n’avait fait de vœu à aucun saint, — la mît dehors avec les trois marmots que la préfecture de police l’autorisait encore à garder, et avec quelques vieux meubles mutilés, derniers débris de son opulence d’autrefois.

Messieurs, ne querellons pas les saints qui font de si étranges miracles ; et si nous ne croyons pas tous à leurs reliques, respectons la foi intrépide et féconde de cette humble femme qui, après avoir sauvé plus de quatre cents enfants de l’abandon et de la misère, achève dans la misère et dans l’abandon une vie consacrée tout entière à la charité.

Nous offrons à Mlle Pintre, en la suppliant de n’en rien donner, pour cette fois, à personne, une somme de quinze cents francs sur la fondation Honoré de Sussy.

Sur le même fonds, nous donnons une somme de quinze cents francs à Mélanie Juhel, qui habite une petite ville du département de la Manche.

Mélanie est au service d’un honorable pharmacien. Comme ces servantes de curés qui finissent par attraper un peu de latin en époussetant le missel et les bréviaires, celle-ci a appris un peu de médecine en nettoyant les bocaux de l’officine et en feuilletant en cachette le Codex.

Elle emprunte des recettes à la pharmacie et, de temps en temps, elle cache dans son tablier quelques drogues. Fière de ses talents, elle cherche des maladies et des malades. Mais, comme ces soldats malchanceux qui ne vont jamais à la bataille sans en rapporter quelque arquebusade ou quelque balafre, elle a gagné la fièvre typhoïde en 1847, le choléra en 1849 ; et, en 1871, elle a failli se faire prendre par les Prussiens, en allant dans une grand’garde, près du Mans, porter des médicaments et des vivres aux mobiles de son village. « Elle était là comme une poule au milieu de ses poussins », dit un mémoire excellent, au bas duquel j’ai relevé cent quatre-vingt-quinze signatures. Ces grands exploits remontent loin, il est vrai, et nos règlements ont une prescription légale pour les bonnes actions, comme le Code civil en a pour les servitudes ; mais Mélanie Juhel s’est mise en règle de ce côté. Comme sa vie, jusqu’à ce jour, est une suite continuelle de bonnes œuvres, elle interrompt chaque soir la prescription du lendemain, et elle est à l’abri de toutes les déchéances.

Autour de Séraphine Pintre et de Mélanie Juhel, voici tout un cortège d’humbles femmes qui, elles aussi jettent, dans le gouffre sans fond des misères humaines, leur obole, ou plutôt les trésors infinis de miséricorde et de tendresse que Dieu a mis dans ces cœurs simples et dans ces âmes généreuses.

Les unes se baissent vers la terre pour ramasser les petits êtres que le vice ou la misère leur abandonnent. C’est, entre tant d’autres, Marie-Josèphe Toudic, une brave Bretonne, femme d’un petit tailleur de village, mère de famille, qui gagne son pain à faire des ménages, et qui, de concert avec son mari, tantôt moyennant un mince salaire, tantôt à leurs frais, sur les acquêts laborieux de leur communauté besogneuse, a élevé trente-deux enfants nés ou recueillis dans les hospices.

D’autres partagent entre l’enfance et la vieillesse leur dévouement et leur épargne ; comme Anaïs Boyer, ouvrière depuis trente-deux ans dans la même fabrique, à Millau.

Où commence, où finit sa famille ? On aurait peine à le dire. Par ses pieux artifices, en disputant à la mort chaque heure et chaque souffle, elle a forcé sa vieille mère à vivre jusqu’à près de cent ans. En même temps, elle élève les enfants de ses maîtres ; elle surveille avec une vigilance farouche le troupeau sans cesse harcelé des jeunes ouvrières confiées à sa garde.

Ruinée de fond en comble par une imprudence généreuse, comme la veuve de l’Évangile, elle prend maintenant sur sa pénurie pour recueillir des enfants abandonnés : « Haec vero de penuria sua omnia misit, totum victum suum. »

Plus loin, c’est Jeanne Trinque, une veuve ; Élisabeth Avignon, une pauvre fille née dans un hospice ; Florence Loysel, une paysanne des environs de Fécamp. Toutes trois, comme tant d’autres, ont la vocation et le besoin de soigner les malades. Pour leur acheter des remèdes et pour adoucir leurs souffrances, elles sacrifient jusqu’au dernier sou de leur tirelire et jusqu’au dernier linge de leur armoire. À les veiller, elles risquent à toute heure leur santé et leur vie. Elles attendent les épidémies ; elles les cherchent ; elles les suivent de village en village et de chaumière en chaumière. Elles sont au chevet des grabats les plus infects. Elles vivent dans l’air empoisonné de la fièvre et de la variole, sans s’inquiéter de la quantité de bactéries où de microbes que la patience intrépide d’un puissant génie saurait y découvrir.

Si toutes ces bonnes femmes n’étaient pas un peu dévotes et toutes frottées de cléricalisme, quelles infirmières laïques on en pourrait faire,— et bien dignes de servir d’exemple à beaucoup d’autres !... — ou plutôt, en les voyant ainsi défiler devant vous, ne pensez-vous pas, comme moi, à ces processions de saintes femmes que le pinceau de Flandrin fait passer deux à deux sur les murailles de nos églises, portant dans leurs mains bénies l’huile merveilleuse qui adoucit les plaies, et le baume qui cicatrise les blessures ?

Quelques-unes font un choix dans les misères qui les entourent ; connue Madeleine Constant, une vieille fille qui, pendant vingt-cinq ans, à Grasse, dans un petit logis de la place des Aires, a soigné gratuitement un pauvre vieux prêtre atteint de tous les maux à la fois, et des infirmités les plus hideuses ; — Marguerite Beuf et Marie Sion, qui, sans se connaître, vivant aux deux bouts de la France, se sont rencontrées dans une même pensée de dévouement, qui ont eu la même destinée, et dont les noms modestes doivent être réunis ici dans la même louange.

Comme Marie Sion, Marguerite Beuf était, il y a trente ans, au service d’une noble et riche famille. Ces deux maisons opulentes sont tombées en ruines. — Comme Marguerite Beuf, Marie Sion a recueilli sa maîtresse ; et toutes deux, devenues les compagnes et les amies de celles qu’aux jours de la prospérité elles avaient fidèlement servies, elles partagent avec elles, l’une dans un faubourg de Paris, l’autre dans une petite ville de province, l’indigence la plus douloureuse et la plus respectable qui fut jamais.

Entre tant de vertus de même ordre et de même famille, nous n’avons pu établir aucune préférence ; et, à toutes ces femmes également méritantes, l’Académie décerne un prix de mille francs dans la fondation faite au nom du comte Honoré de Sussy.

Voilà bien des noms ! Et j’en passe tant encore !... Et que serait-ce, si nous pouvions parler ici de ces saintes filles dont le voile ou la cornette populaire cachent tant de dévouements ignorés et sublimes ; si nous pouvions nommer, à Paris seulement, les œuvres merveilleuses dont l’un de vous poursuit l’histoire avec une exactitude si passionnée et une si vivante éloquence !( 3)

Mais je vous fatigue, Messieurs, et je m’arrête.

La vertu seule est infatigable. Pendant que nous dissertons ici sur le courage, sur le dévouement, sur la charité, sur le mépris des richesses, sur le mépris de la mort, là-bas nos soldats combattent et meurent pour la patrie. Près de nous, des hommes intrépides affrontent les flots et les flammes pour leur arracher des victimes. Sous nos yeux, de vieux serviteurs de la justice vont au-devant de la pauvreté pour rester fidèles à leur conscience. D’humbles femmes se penchent, comme des anges de miséricorde, sur le berceau des petits enfants et sur le lit de mort des vieillards. Ce que nous disons dans nos discours et dans nos livres, ils le font, eux, à chaque instant de leur vie. Grâce à eux, la vertu reste le plus noble et le plus varié des spectacles qui se puissent contempler sur la terre. Et quand ceux-là auront disparu, d’autres prendront leur place, se passant de main en main ce flambeau de salut et de vie, qui est l’âme même de l’humanité.

« Il n’y a que très peu d’êtres pour lesquels l’existence n’ait pas été un bien », disait un de nos éminents confrères, qu’on aime toujours à citer, et dont aucune parole ne s’oublie ( 4).

À mon sens, pourtant, c’était beaucoup dire. J’envie la sérénité de ces grands esprits qui peuvent s’élever si haut au-dessus des humaines misères. Mais pour moi, dans le coin du monde où j’ai vécu, j’ai vu la douleur de trop près ; j’ai vu trop souffrir, et trop durement, pour croire que l’existence soit aussi clémente qu’ils le disent, et qu’elle soit vraiment un bien pour tant de gens. En cherchant le secret de tant de larmes, en tâchant de consoler tant d’inconsolables malheurs, en voyant des êtres si vaillants et si bons lutter vainement contre leur destinée, j’ai senti trop souvent mon intelligence défaillir, et trop souvent je me suis écrié : « Pourquoi, grand Dieu ! pourquoi ces choses, et non pas d’autres ? »

Ce qui est vrai, ce qui est bon, ce qui rassure un peu la raison et apaise la conscience, c’est que, du moins, le monde n’est pas livré au mal sans combat et sans défense ; c’est que la cause des faibles et des vaincus plaît encore à de nobles cœurs ; c’est qu’enfin il n’est pas sur cette terre une souffrance, pas une misère à laquelle le génie et le cœur des hommes n’aient préparé un lieu d’asile et un refuge.

Je ne parle pas seulement de la charité publique, qui ne veut plus qu’on l’appelle ainsi, et qui, dans de certains pays, fait payer trop cher ses bienfaits. Je ne parle pas seulement de la philanthropie, qui n’est que la philosophie du bien, qui n’approche pas toujours de nos maux à portée de la fièvre ou de la peste, et qui n’est, quelquefois, que la charité à distance ; — bien moins encore de ces théories menteuses qui annoncent éternellement à l’humanité la fin prochaine de la misère, et qui rapportent aux ambitieux tout ce qu’elles coûtent aux misérables.

Je parle de l’antique pitié, du dévouement à la souffrance, de la passion du sacrifice, de cet instinct sacré ou de cette résolution volontaire qui, sur la foi des espérances infinies et des revanches lointaines, à travers tous les dégoûts et tous les dangers, se jette au plus fort des douleurs humaines, et qui ne demande rien aux puissances de ce monde, sinon la justice et la liberté.

1 Voir l’ouvrage excellent de M. Fernand Labour : M. de Montyon, d’après des documents inédits, couronné par l’Académie française. (Hachette, 1880.)

2 Mgr le duc d’Aumale.

3 La Charité privée à Paris, par M. Maxime Ducamp.

4 M. Renan.