Hommage à M. Pierre Nora, en la synagogue de Copernic

Le 11 juin 2025

Antoine COMPAGNON

HOMMAGE

À

M. Pierre NORA

PRONONCÉ PAR

M. Antoine COMPAGNON

en la synagogue de Copernic

le mercredi 11 juin 2025

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Je tenterai de vous dire pourquoi j’ai tant aimé Pierre Nora, pourquoi je me réjouirai toujours de l’avoir connu, et ce que je lui dois.

Notre amitié ne date pas de notre première rencontre, en 1976 ou 1977. Je venais de lire Faire de l’histoire, le premier vaisseau amiral lancé par Pierre, avec Jacques Le Goff, trois volumes rassemblant dans un parfait œcuménisme tous les historiens qui comptaient. Une génération nous séparait. Nous l’avions invité à la Fondation Thiers. C’était sûrement Pascal Ory qui l’avait joint. Pierre avait quarante-cinq ans, portait beau. Son élégance, son intelligence, sa lucidité me séduisirent d’emblée, mais je n’ouvris pas la bouche.

La deuxième occasion, en 1983 ou 1984, me déconcerta. Je venais de faire paraître un livre où il était question de Gustave Lanson, le patron des littéraires sous la IIIe République, leur Ernest Lavisse. M’avait servi l’article fondamental de Pierre sur l’historien, pierre d’attente des Lieux de mémoire de la France. Un jour, je croisai Pierre qui me dit (la phrase est restée gravée dans ma mémoire) : « C’est un livre dont je me suis demandé si je l’aurais publié. » Qu’avait-il voulu dire ? Qu’il aurait apprécié que le livre lui fût soumis ? Qu’il l’aurait accepté ? Qu’il l’aurait refusé ? Des années plus tard, je l’ai interrogé sur le sens de cette phrase. Il l’avait bien entendu oubliée.

C’est lors de notre troisième rencontre qu’est née notre complicité. Pierre m’avait convoqué à son bureau de la rue Sébastien-Bottin où nous avons passé plusieurs après-midi à réfléchir ensemble. Il se proposait d’inclure une entrée sur À la recherche du temps perdu dans Les Lieux de mémoire, et cet article, il désirait l’écrire lui-même. Un aîné qui avait beaucoup compté dans la formation de sa culture littéraire, André Fermigier, lequel dirigeait alors « Folio Classique », lui avait conseillé de me consulter. Fermigier l’avait guidé dans la lecture de la Recherche pendant son adolescence : « Il m’a fait lire Proust comme s’il était Proust lui-même », rappellera Pierre dans Jeunesse. Fermigier l’avait initié à cette œuvre à une époque où celle-ci n’était pas donnée à tous ; ses lecteurs formaient encore une secte mystérieuse. Fidèle à cette ancienne amitié, Pierre, après la mort d’André Fermigier, recueillera avec soin ses chroniques d’art.

Nous avons donc, Pierre et moi, médité ces questions : la Recherche du temps perdu est-elle un lieu de mémoire de la France ? Comment l’est-elle devenue ? N’est-elle pas en vérité la matrice même du lieu de mémoire tel que Pierre l’a conçu (j’en ai toujours été convaincu : Proust est « l’inventeur des lieux de mémoire », confirmera d’ailleurs Pierre dans Une étrange obstination) ? Puis des mois passèrent sans nouvelles. Je n’y pensais plus quand il m’appela : Les Lieux le surmenaient, il ne trouverait pas le temps de se mettre à ces feuillets sur Proust qui lui tenaient à cœur. Ne pourrais-je pas les rédiger à sa place, puisqu’il m’avait laissé entendre ce qu’il aurait aimé y trouver ?

De fait, j’ignore si Pierre a jamais eu vraiment l’intention d’écrire ces pages (il en avait envie) ou s’il a voulu me mettre à l’épreuve. Les historiens regardent souvent de haut les littéraires, qu’ils prennent pour des amateurs. À l’Académie, l’on se plaît à distinguer professeurs et écrivains (il n’y a plus de ducs), intellectuels et poètes, cuistres et saltimbanques, en négligeant que chacun de nous passe pour un pion aux yeux de certains et pour une danseuse à d’autres yeux. Pour Pierre, littéraire à l’origine, mais qui s’est longtemps gardé de retomber en littérature, jusqu’à ses Mémoires, j’étais un « joueur de flûte », de même qu’il en était un pour les érudits qui s’enterrent sous de copieuses thèses lestées de statistiques. Pourtant, grâce à l’estime nouée autour de Proust par l’entremise de Fermigier, je n’ai jamais connu le Pierre froid ou cassant que certains décrivent, et l’article sur Proust, le seul sur une œuvre littéraire dans Les Lieux de mémoire, l’un des seuls à n’être pas signé par un historien, nous aurions pu le jouer à quatre mains tant nos conversations m’avaient révélé comment Pierre travaillait.

Proust est resté notre trait d’union. Pierre a parlé de la Recherche avec bonheur au Collège de France. Il a encore relu le roman en entier, avec Anne, il y a quelques années. Un jour, il s’est emporté devant moi contre Albertine disparue : il paraît que c’est le grand livre du deuil, disait-il, mais le lecteur n’éprouve pas la peine du narrateur à la mort d’Albertine, qui reste une ombre insaisissable. L’été dernier, Pierre m’a fait une remarque semblable à propos de pages que je lui avais données sur la maladie et la mort de Patrizia, ma compagne, qu’il aimait. Vous la rendez trop admirable, m’a-t-il dit. Nous ne devons pas rendre trop admirables les morts que nous avons aimés, mais leur garder la vie.

Peu après l’épisode des Lieux, Pierre est devenu mon premier lecteur, celui des quelques livres qu’il a généreusement accueillis dans ses collections (ainsi que ceux de plusieurs de mes élèves, ce dont je lui suis plus reconnaissant encore). Pierre était un lecteur sur qui l’on pouvait se reposer avec confiance. Il n’entrait pas dans les minuties d’un manuscrit, mais il en percevait d’emblée les forces et les insuffisances, les proportions et les déséquilibres. Dans les pages que je lui ai confiées à l’automne, il ne lui a pas fallu quinze jours pour suggérer qu’un chapitre gagnerait à être allégé. Il a en revanche insisté pour qu’un chapitre soit ajouté, et il importe de dire ici lequel.

J’avançais incidemment que le milieu des années soixante, moment crucial dans la vie de Pierre, celui de son entrée chez Gallimard, du lancement de la « Bibliothèque des sciences humaines » et du triomphe des Mots et les choses de Michel Foucault et des Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste, fusées qui l’ont propulsé dans son aventure d’éditeur jusqu’à ce jour, j’avançais donc que ce moment était aussi celui où, en France, tardivement, l’on avait pris conscience de la spécificité du sort des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, ce que l’on n’appelait pas encore la Shoah en un temps où l’on parlait des camps sans distinguer l’extermination de la concentration. Or, Pierre se sentait personnellement concerné. Dans ce tournant relatif à la compréhension du génocide, puis de la recherche sur lui, il a eu sa part de responsabilité en publiant et préfaçant la traduction d’Eichmann à Jérusalem, l’essai de Hannah Arendt sur la « banalité du mal ». Pierre tenait à ce que soit exposé son rôle dans la violente et décisive controverse qui suivit : « Ce livre, c’est de la dynamite », disait-il à l’époque.

Durant les années récentes, à partir du confinement, Pierre a résidé plus souvent à la Cour des Hayes pour rédiger les deux tomes si captivants de son « ego-histoire », Jeunesse et Une étrange obstination. J’ai pris l’habitude de lui rendre visite à l’heure du déjeuner. Parfois Anne était là, ou Olivier, ou Régis Debray venu en voisin, mais le plus souvent nous étions seuls. Ces moments nous ont rapprochés. Je ne serais pas entré à l’Académie sans la détermination de Pierre, conforme au vœu de notre bien-aimé Marc Fumaroli. Il m’a reçu, comme il avait reçu Alain Finkielkraut et remis son épée à Pascal Ory, avec la même grâce, la même distinction, la même délicatesse, la même affection. À l’Académie encore, j’ai eu le temps d’apprendre de lui. Pierre n’était pas de ceux qui parlent plus souvent qu’à leur tour ; à la manière d’un héros rare, ses interventions avaient d’autant plus de poids et réglaient la question débattue.

Pierre a été éditeur jusqu’au bout. Je revois la matinée de décembre dernier où il a tenu à se rendre chez Gallimard afin de présenter au service commercial les volumes à paraître ce printemps dans ses collections. Durant dix ou quinze minutes, sans notes, souverainement, il a défendu ses livres une fois encore. Tous ceux qui assistèrent à ce tour de force, je le sais, ne pourront pas l’oublier. Dans les visites des dernières semaines, Pierre revenait sur son souci que ses manuscrits à paraître, que ses livres sous presse, figurent bien sous son imprimatur.

Mais c’est l’ami très cher que je voudrais évoquer enfin. Pierre avait raison. Ce n’est pas dans Albertine disparue que l’on trouve les plus belles lignes de Proust sur le deuil, mais, « Bouleversement de toute ma personne », lorsque le héros comprend après coup qu’il ne reverra plus sa grand-mère. Une phrase, dans les premières pages de « Combray », lui a cependant fourni le modèle poétique du lieu de mémoire comme « présence du passé dans le présent ». Je la lirai pour nous rendre confiance :

« Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. »

Ainsi, l’âme de Pierre survivra dans ses livres. « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » demandait Proust à la mort de Bergotte.