Hommage à Mme Hélène Carrère d'Encausse

Le 28 septembre 2023

Michael EDWARDS

HOMMAGE

à

Mme Hélène CARRÈRE D'ENCAUSSE 

prononcé par

Sir Michael EDWARDS
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 28 septembre 2023

 

______

 

Nous sommes tous sous le choc de la soudaine disparition, le 5 août, d’Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel et amie. Notre chagrin et notre ébranlement sont très largement partagés ; sa mort a eu un retentissement national et international. D’innombrables hommages ont été rendus à une femme exceptionnelle qui, comblée d’honneurs et de prix et chargée de fonctions prestigieuses, sillonnait le monde pour en expliquer les dérives et les occasions à saisir, ou pour défendre la langue française et les intérêts de la France. Une profusion de couronnes couvrait de leur respect et de leur affection, lors de ses obsèques, le sol de Saint-Germain-des-Prés.

À lire ces hommages et à parcourir hâtivement sa biographie et sa carrière, on aurait pu la supposer destinée à une telle célébrité. Née dans le XVIe arrondissement, ayant pour père un docteur en philosophie et en économie politique de l’université d’Heidelberg, et pour mère la fille d’une dame d’honneur à la cour de Russie, faisant ses études au lycée Molière et à l’Institut d’études politiques, enseignant un an à la Sorbonne puis à l’Institut, fréquentant les milieux politiques et se faisant connaître dans d’autres sphères d’influence, entrant à l’Académie à seulement soixante et un ans : on aurait dit qu’elle refaisait le parcours privilégié de tant d’autres. Nous savons, au contraire, qu’elle est née dans la pauvreté, d’immigrés, de réfugiés, son père, un grand intellectuel, s’étant fait chauffeur de taxi. Nous pouvons imaginer son enfance studieuse, et surtout les jeudis où, au lieu de goûter la liberté de ce jour, sans école à l’époque, elle prenait des cours de langue, de littérature et d’histoire russes avec des parents soucieux qu’elle se pénétrât de ses origines. Nous pourrions considérer ces jeudis laborieux comme les véritables présages d’une vie d’académicienne ! Car nous savons que c’est par son seul mérite qu’elle put accumuler tant de marques de distinction, qu’elle illustrait de façon exemplaire cette méritocratie à laquelle elle croyait vivement.

Les origines d’Hélène Carrère d’Encausse n’expliquent-elles pas en profondeur la vie qu’elle se forgea et l’orientation même de ses intérêts, de ses recherches, de ses prises de position ? La première phrase qu’elle choisit pour sa présentation sur le site de l’Académie est la suivante : « Née à Paris dans une famille que l’esprit cosmopolite et la révolution russe ont de longue date dispersée à travers l’Europe. » Dispersion en partie enrichissante culturellement, mais qui demeure une dispersion. Puis elle est née apatride, et n’obtint une nationalité, la française, qu’à l’âge de vingt et un ans. Elle passait sa vie à chercher des origines et à les rêver unies. Derrière une carrière d’historienne, d’universitaire et de femme engagée dans l’action, se laisse discerner une aventure personnelle passionnée et incessante.

En choisissant de devenir historienne de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse part à la recherche d’une patrie qui est la sienne mais dont elle est absente, du pays d’où elle vient mais qui est perdu. À la suite de René Rémond et d’autres, elle pratique l’histoire politique et géopolitique et l’histoire du temps présent, en se concentrant d’abord sur la réalité contemporaine de la Russie métamorphosée, comme par Circé, en Union Soviétique. En travaillant sur place, en étudiant les documents, en cherchant la vérité derrière une idéologie qui continuait d’hypnotiser d’autres historiens français, elle devient la référence, la messagère des faits, la pionnière qui finit par régner sur sa discipline. Dans ses travaux sur Staline, elle a en plus l’avantage sur d’autres spécialistes de connaître le géorgien, et elle devait sentir un plaisir singulier à utiliser sa langue paternelle. Nous comprenons aussi, la connaissant bien, que certains de ses jugements moins sévères sur l’égarement actuel émergeaient de son patriotisme blessé.

Après la recherche des origines dans le présent de l’Union soviétique vient, comme naturellement, une plongée dans le passé tsariste, avec de grands livres sur Nicolas II, Catherine II, Alexandre II et les Romanov. Elle inscrit ainsi l’histoire du présent dans la durée, à une époque où le passé n’existe plus pour les jeunes générations, ou bien ne se présente que pour être récrit, par le pouvoir dans les pays totalitaires et par certaines oppositions dans les démocraties. Avec les Tsars, le spectacle ne change guère. Le sous-titre des Romanov : Une dynastie sous le règne du sang, semble refléter un livre publié un tiers de siècle plus tôt : Staline, l’ordre par la terreur. Hélène Carrère d’Encausse explore avec un grand courage ce qu’elle appelle le « malheur russe », qu’elle doit ressentir comme le sien, la longue frustration de ce continent qui ne réussit pas à se trouver et à se reconnaître.

Ayant vécu, apatride, en France jusqu’à sa majorité, se sentant parfaitement chez elle dans le pays qui avait accueilli ses parents, elle approfondit cette autre origine par une fierté française très active. Parmi les nombreuses hautes responsabilités qu’elle a endossées, la plus parlante sous cette perspective est son appartenance au Comité pour la commémoration des origines : de la Gaule à la France. Encore plus éloquent est ce passage de son Discours de réception : « En m’accueillant […] dans votre Compagnie […] vous avez répondu au rêve de l’enfant que je fus. Vous m’avez donné le droit de me sentir pleinement membre, en leur lieu le plus prestigieux, de la communauté spirituelle et de la tradition de la France. » Grâce à son élection à l’Académie des sciences et à l’Académie des beaux-arts de Russie et à l’Académie de Géorgie, elle devait se sentir également acceptée, au plus haut niveau, dans son autre pays d’origine.

Son ardeur française s’exprimait avant tout dans le domaine qui nous concerne particulièrement, la langue française. N’est-ce pas de nouveau son souci des origines qui explique son point de vue résolument conservateur ? Elle déclara, au sujet du titre non féminisé qu’elle avait choisi pour sa nouvelle fonction à l’Académie : « Il n’y a qu’un seul secrétaire perpétuel depuis trois siècles et demi. C’est cette idée de continuité qui doit prévaloir. C’est une lignée qui se poursuit. » Elle défendait avec ferveur et intelligence la continuité du français déjà en place contre toute nouveauté, principalement dans ses discours annuels lors de la séance publique de rentrée de l’Académie : contre les nombreuses aberrations passagères, comme aussi, peut-être, contre certaines innovations bienvenues et sensées. Cependant, ce désir de ne pas ébranler le bel héritage qu’était pour elle la langue française s’assouplissait ces dernières années. S’étant longtemps opposée à la féminisation de certains titres de fonction, elle l’accepta par égard pour le choix des autres. S’agissant des modifications en général à apporter à la langue, elle évoluait, lentement et avec prudence, d’un purisme quelque peu inhospitalier vers l’ouverture et l’inventivité de l’après-Vaugelas, chez La Fontaine, La Bruyère, Fénelon.

Le désir de trouver et d’asseoir aussi solidement que possible ses origines entre également, sans doute, dans sa promotion de la francophonie, dans sa participation au développement de l’Union européenne (présidence du Comité national pour le « oui » à Maastricht, mandat de député européen avec vice-présidence de la commission des Affaires étrangères), dans sa délectation à évoquer les liens entre la France et la Russie, et dans son rêve d’une réconciliation de la Russie avec l’Europe, toujours en décalage l’une par rapport à l’autre. Ses derniers mois furent assombris par la transformation de ce rêve généreux en cauchemar. La naïveté de nous tous après l’éclatement de l’Union soviétique, l’illusion d’un « nouvel ordre du monde » et du rapprochement entre la Russie et le reste de l’Europe, a sombré dans un chaos mondial presque apocalyptique, dont l’épicentre rend étrangement actuel un vœu de Dostoïevski exprimé en 1876 : « L’heure est venue […] pour la Russie d’entrer dans une ère nouvelle de rayonnement, de puissance, et de préserver plus que jamais son indépendance à l’égard de toutes les questions fatales que l’Europe caduque s’est attirées et qui ne sont que les siennes. »

Cependant, au-delà de cet espoir déçu, se tient, chez Hélène Carrère d’Encausse, une foi inusable. Ici aussi, sa double origine, son souhait d’ouverture et de partage jouent un rôle, en l’incitant à devenir une chrétienne œcuménique. Orthodoxe, elle assistait souvent à des messes catholiques, et elle prononçait, ailleurs et à l’Académie, des discours vibrant de foi sur le cardinal Lustiger, le R. P. Carré, René Rémond. Ses obsèques mirent en évidence cet œcuménisme.

Le sérieux de la foi de cette dame remarquable qui n’a pas fini de nous étonner, se voit dans le fait que, d’un côté, elle se réjouissait de la joie constante du R. P. Carré et que, de l’autre, elle exprimait, dans un de ses discours annuels, sa consternation de voir que « l’un des mots les moins utilisés […] depuis des décennies pour décrire des comportements délictueux [était] celui de mal ».

Et c’est à l’Académie que nous avons pu l’observer de près et bénéficier de sa rigueur et de ses conseils. Troisième femme élue et première femme à devenir Secrétaire perpétuel, elle dirigea énergiquement notre Compagnie pendant presque un quart de siècle. Elle continua, après Maurice Druon, d’ouvrir l’Académie aux écrivains francophones et même à ceux qui n’étaient pas, pour ainsi dire, francophones de souche. Elle tissa des liens avec d’autres académies nationales, et avec des pays amis en invitant à nos séances leurs chefs d’État. Elle nous représenta partout avec panache et avec une élégance d’esprit et une élégance vestimentaire éblouissantes. Elle aimait savoir qu’elle était une vedette, mais, en jouant ce rôle à merveille, elle restait admirablement modeste. Elle exerça sur l’Académie une autorité tout humaine et affable, avec une attentive bienveillance à notre égard. Elle nous considérait comme sa famille. Je me rappelle Jacqueline de Romilly me parlant, bien avant mon élection, de la sollicitude avec laquelle son amie veillait sur ses confrères, en les accompagnant notamment dans leur détresse. Travailleuse infatigable, elle avait un sens aigu du devoir, à une époque friande plutôt de droits et qui en invente toujours de nouveaux. Au service des autres et non d’elle-même, elle rappelle la reine Élisabeth II, de qui elle semble avoir repris le serment d’accomplir les tâches de sa fonction jusqu’au dernier souffle.

Elle rappelle la Reine également par son sourire rayonnant et par les couleurs vives de ses tenues. Je lui dis un jour qu’il ne lui manquait que les chapeaux !

C’est cette femme aux facettes nombreuses et attirantes que nous avons perdue, et nous nous apercevons avec tristesse qu’Hélène ne verra pas la publication de la neuvième édition de notre Dictionnaire, à laquelle elle avait collaboré du début jusqu’à la fin. Comme nous tous, mais plus longtemps qu’aucun d’entre nous, elle souffrait des disparitions continues et inévitables des membres de notre Compagnie – de ses compagnons. Elle savait sans doute comment sa propre disparition nous afflige. Nos hommages aux confrères sont prononcés régulièrement le jeudi suivant leur décès. Malgré les huit semaines qui se sont écoulées depuis le sien, nous sommes aussi secoués qu’aux premiers instants de notre deuil. Je vois la place vide d’Hélène aux séances de la commission du Dictionnaire ; nous voyons tous sa place vide à la tribune, de notre salle des séances comme de notre Coupole.

C’est à une grande dame et à notre chère amie que nous rendrons hommage par notre silence.