Discours de réception de M. Pascal Ory

Le 20 octobre 2022

Pascal ORY

DISCOURS

DE

M. Pascal ORY

–––

 

M. Pascal Ory, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. François Weyergans, y est venu prendre séance le jeudi 20 octobre 2022, et a prononcé le discours suivant :

 

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

 

Monsieur le directeur vient de le dire : ce que je commence ici n’est ni une harangue, ni un discours, mais un remerciement. Rien dans les premiers textes qui régissent cette compagnie ne le mentionne, ce remerciement. Comme pour l’essentiel de ce qui fait tenir l’institution nous sommes ici devant une tradition, transformée ultérieurement en disposition statutaire. Cette tradition remonte en effet à 1640 : elle ne remonte donc qu’à 1640. L’Académie existe depuis déjà cinq années. Plusieurs de ses membres l’ont déjà quittée, sans qu’on demande au remplaçant de rendre hommage au remplacé.

Et ne voilà-t-il pas que, ne s’autorisant que d’elle-même, une individualité, l’avocat Olivier Patru, élu à l’Académie cette année-là, va faire bouger les lignes, à l’instar du clinamen cher à Épicure et au docteur Faustroll. Tout le monde ici connaît la définition du clinamen : « inflexion indispensable, qui cependant oriente et désoriente tout ». En langage du xviie siècle cela donne, sous la plume de notre premier historiographe, par ailleurs personnage étonnant, Paul Pellisson : « À sa réception M. Patru prononça un fort beau remerciement dont on demeura si satisfait qu’on a obligé tous ceux qui ont été reçus depuis d’en faire autant. » Une jouissance qui se métamorphose en obligation : voilà tout le résumé de l’histoire humaine. Ajoutons que l’obligation crée le rite et que tout rite doit, par définition, être pris au pied de la lettre. Ici le rite suscite en nous un désir de gratitude et une expression de ce désir. Une obligation qui se métamorphose en désir, etc.

Sauf que. Sauf que je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui on remercie beaucoup. On s’indigne et on s’enthousiasme, on s’inquiète et on se distingue. Très bien. Mais voilà : on remercie peu. La gratitude n’est pas le fort des esprits forts, encore moins des esprits faibles. Il y a quelques années, faisant retour sur une série de trois ouvrages consacrés à autant d’auteurs envers lesquels je m’estimais redevable – un maître – Jean Delumeau –, un collègue – Alain Corbin – et, disons, un éclaireur – Edgar Morin – ; je les ai appelés « trois livres de gratitude ». On pourra donc maintenant y ajouter ce texte de trente pages, cette parole de cinquante minutes.

Tout ce que je vais dire, après cet éloge du remerciement, ne sera donc qu’une série ininterrompue d’éloges. Éloge d’une collectivité, qui s’est donnée le beau nom de Compagnie, éloge d’un individu, qui fut mon prédécesseur, et, pour commencer par le plus élémentaire, le plus matériel, le plus clinaménien, éloge d’un fauteuil.

 

* * *

 

Ça n’a l’air de rien, un fauteuil. Ça fait partie des meubles. Le Dictionnaire de notre Académie, toujours concis, dit l’essentiel : « siège à dossier et à bras », puis « par métonymie » : « siège réservé au membre d’une assemblée » et enfin, « spécialement » : « siège à l’Académie française ». Chacun ici connaît la définition de l’académicien par l’un d’entre eux – plus connu aujourd’hui qu’Olivier Patru –, Jean Cocteau : « un homme qui, en mourant, se transforme en fauteuil vacant ». Ce n’est pas par goût de la citation plaisante que je rappelle cette belle intuition. C’est en raison même de la pertinence de la métonymie.

Je n’étais pas, en effet, élu depuis une heure au trente-deuxième fauteuil que déjà les médias bruissaient d’une information excitante, destinée à faire la rumeur (en français d’aujourd’hui : le buzz) : j’occupais désormais un fauteuil maudit.

Dans une telle situation, le premier réflexe doit être celui de l’historien : d’où vient donc cette rumeur ? La réponse n’a pas tardé. Ce n’était pas très sorcier, et la sorcellerie en question s’appelle « légende urbaine ».

Les cinéphiles connaissent par cœur la réplique d’un journaliste dans le film de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance : « Quand la légende devient un fait, imprimons la légende. »

Dans ce cas précis la légende était tout à fait datable dans le temps et situable dans l’espace : elle venait intégralement d’un livre, publié il y a onze ans et quatre mois chez un éditeur qui m’est cher. L’autrice – qui est présente dans le public – s’appelle Nathalie Rheims, fille de l’un de mes prédécesseurs, maître Maurice Rheims.

Deux procrastinations successives – celle d’Alain Robbe-Grillet, puis celle du successeur de celui-ci – lui firent attendre l’éloge public de son père – sous cette Coupole – pendant huit ans. La tristesse qu’elle en ressentit lui dicta ce qu’elle eut l’honnêteté de sous-titrer un « roman » – apparemment aucun commentateur ne nota cette mention ou, du moins, ne la prit au sérieux. Elle s’y inspirait, tout aussi explicitement, d’un autre roman, paru il y a aujourd’hui cent treize ans, Le Fauteuil hanté, de Gaston Leroux, où l’auteur, au même moment, du plus connu Fantôme de l’Opéra réutilisait le même type d’intrigue pour la situer sous cette Coupole. Bien entendu, Leroux ne citait aucun numéro de fauteuil puisque l’histoire à double fond qu’il nous racontait était supposée se situer à son époque. Là aussi aucun commentateur d’aujourd’hui n’aura pris la peine de vérifier ce point.

La spirituelle – mais aussi douloureuse – fiction de Nathalie Rheims feignait de démontrer la malédiction du fauteuil 32 en sélectionnant quelques anecdotes remarquables, telle celle d’un académicien qui avait mis fin à ses jours, ou celle d’un autre qui mourut cinq jours avant sa réception. On devine déjà que ces deux situations n’étaient nullement propres au fauteuil 32. Dans sa belle déclaration d’amour académique intitulée Un fauteuil sur la Seine, notre confrère Amin Maalouf n’a pas manqué de rappeler que le premier occupant de son fauteuil, numéro 29, est mort noyé, et que l’un de ses plus illustres prédécesseurs, Henry de Montherlant, s’est suicidé. Rien de très extraordinaire ; rien non plus de très fréquent. Quant aux académiciens qui, une fois élus, n’ont pas pu, ou pas voulu, aller jusqu’à la réception sous la Coupole, on en compte plusieurs, tel le dramaturge Georges de Porto-Riche –fauteuil 6 – qui a même battu Alain Robbe-Grillet en matière de procrastination puisqu’il attendit plus de sept années pour ne pas être reçu.

Au reste, si on veut continuer à jouer à ce jeu il y aurait à dire, pour parler comme le Cyrano d’Edmond Rostand, « bien des choses en somme », « par exemple, tenez ». Eh bien oui, tenez : le fauteuil 32 a été occupé par les deux académiciens qui, jusqu’à présent, sont restés le plus longtemps membres de notre Compagnie. Je nous souhaite à toutes et à tous d’atteindre voire de dépasser ces deux records mais, en ce qui me concerne, je crains de m’y être pris un peu tard. Premier record : cinquante-trois ans de présence parmi nous pour Dangeau. Élu sans avoir rien publié – peut-être que ça conserve –, mais qui se rattrapera en tenant son journal – pour lequel on le connaît encore – pendant trente-six ans. Et, mieux encore, le record absolu, jusqu’à aujourd’hui : le maréchal de Richelieu, arrière-petit-neveu de notre cher Cardinal. Soixante-sept ans, huit mois et quatorze jours assis à ce même fauteuil. Successeur direct de Dangeau : ainsi, en l’espace de cent vingt ans, le fauteuil 32 n’aura-t-il été occupé que par deux titulaires. Pour un fauteuil maudit, ce n’est pas si mal.

Ça l’est d’autant moins que ce Richelieu-là, bien connu de Jean-Marie Rouart et de Chantal Thomas, n’est pas resté dans notre mémoire nationale pour sa contribution – pourtant, semble-t-il, décisive – à la victoire française de Fontenoy, mais pour deux caractéristiques dont je dois avouer qu’elles intéressent encore plus celui qui vous parle que celle de chef de guerre : il fut libertin et gastronome. Correspondant assidu de Voltaire, embastillé comme lui dans sa jeunesse, le maréchal transfigure sensuellement tout ce qu’il touche. Les femmes, assurément, mais aussi les tissus qu’elles portent : la « Collection Richelieu » rassemble aujourd’hui plusieurs milliers d’échantillons de textile féminin, pieusement conservés à la Bibliothèque nationale de France.

Du point de vue gastronomique, on ne prête qu’aux riches.
Ce grand capitaine, connu pour son faste gourmand, s’empare de la forteresse de Port-Mahon aux Baléares et la légende – print the legend… – attribue à son officier de bouche l’invention de la « mahonnaise », alias mayonnaise. En tous les cas, dans son Grand Dictionnaire universel, Pierre Larousse, en bon républicain, n’y va pas par quatre chemins : le maréchal ? « sa vie entière fut un scandale ». M’accordera-t-on le droit d’avoir la nostalgie d’un temps où un membre de l’Académie française pouvait se payer le luxe d’être, soixante-sept ans durant, « perdu de réputation » ?

Contre la thèse de la malédiction du fauteuil 32 ajoutons que parmi les trente-deuxièmistes figure aussi un académicien qui, loin de rater sa réception, a été immortalisé à deux reprises, en la personne de Charles-Guillaume Étienne. Il avait été l’une des victimes de l’épuration de 1816 ; treize ans plus tard, notre Académie eut l’audace de le réélire : un véritable camouflet à Charles X, un an avant la révolution de 1830. Comme le dira, dans son remerciement, son successeur, qui n’était autre qu’Alfred de Vigny : « Tout lui réussit donc, même la persécution. »

Pour clore ce plaidoyer, on pourrait défendre une hypothèse très valorisante aujourd’hui. Parmi mes prédécesseurs – j’oserais dire : parmi mes aînés – il faudrait admettre aussi la première femme entrée à l’Académie. Considérons en effet ici la réalité, non l’apparence. Suivons toute une modernité littéraire qui nous invite à faire primer l’œuvre sur l’auteur, le formel sur le biographique, Roland Barthes sur Gustave Lanson. Monsieur de Scudéry, puisqu’il s’agit de lui, fut élu en 1650. Il passait auprès de ses contemporains pour très infatué de sa personne. Sans doute, comme cela arrive souvent, en proportion inverse de sa nullité car les mêmes contemporains sont d’accord pour attribuer le principal mérite de ses romans à succès – parmi lesquels le plus long roman de toute l’histoire de la littérature française – à sa sœur, Madeleine, inspiratrice, entre autres merveilles, de la fameuse « Carte de Tendre ». Au reste, de nos jours, quand on réédite les romans en question – car on en a déjà réédité plusieurs – on les attribue désormais exclusivement à Madeleine ; et c’est d’ailleurs pour cela qu’on les réédite.

Bref, vous l’aurez compris : je vous remercie, chers confrères et chères consœurs, de m’avoir élu à ce fauteuil 32, non parce qu’il abonde en personnalités intéressantes, impressionnantes ou problématiques – il en est ainsi des trente-neuf autres –, mais parce qu’il est éminemment romanesque.

 

* * *

 

Au reste si le mot « romanesque » convient à un trente-deuxièmiste, c’est bien à mon prédécesseur immédiat – je regarde ma montre : François Weyergans.

Oui, la montre : je ne voulais pas prononcer le nom de mon prédécesseur avant la quatorzième minute de ce remerciement, soit la durée du retard – j’allais dire : du fameux retard – de François Weyergans le 16 juin 2011, jour de sa réception en ce lieu, et par le même académicien qu’aujourd’hui, Erik Orsenna, qui en a conservé un souvenir, disons, ambivalent.

Dès lors on comprendra que si le moment est venu pour moi de faire son éloge je ne peux pas ne pas commencer par faire, par là-même, l’éloge d’Erik Orsenna, prenant la parole et la gardant, quatorze minutes durant, devant le vide sidéral de la place affectée au récipiendaire, qui n’arrive toujours pas. Un Erik Orsenna fortement encouragé par madame le Secrétaire perpétuel (dont on imagine aisément l’état d’esprit à cette minute) à se jeter à l’eau, à se jeter dans un discours de réponse à un remerciement qui n’a pas encore été prononcé. La quintessence de la gratitude. Il y a dans tout cela quelque chose de vertigineux, qui aurait plu à un Gaston Leroux d’aujourd’hui, amateur de paradoxes temporels. Imaginons une perturbation dans la chaîne du temps, avec un Erik Orsenna attendant, stoïque, onze ans et quatre mois qu’un nouveau récipiendaire occupe enfin le vide sidéral et, au passage, lui vole son éloge de Weyergans montant, pour le transformer en éloge de Weyergans descendant. Après tout, pour faire l’éloge de son prédécesseur un académicien paresseux – figure hautement improbable – pourrait se contenter de puiser à larges mains dans le discours d’accueil de l’élection précédente…

Qu’on se rassure : je ne recourrai pas à ces manœuvres médiocres pour parler devant vous d’un confrère qui a laissé au sein de votre Compagnie un souvenir clivé. Certains sont restés marqués par l’épisode initial, couronné par un discours un tantinet labyrinthique et des feuilles quelque peu volantes. Ils ont conservé le souvenir, par la suite, d’une présence erratique, soumise aux contraintes d’un rythme de vie décalé par rapport aux pratiques ordinaires, François Weyergans faisant partie de l’auguste confrérie non des noctambules mais des écrivains de nuit. Ses amis, quant à eux, décrivent un être sensible à l’extrême, insolite mais pudique, imprévisible mais généreux, accablé pour finir par un crabe impitoyable, qui aurait aggravé son retrait.

Comme souvent, les deux portraits ne sont pas inconciliables. À mon tour de distinguer, sinon deux êtres, du moins deux regards, deux manières de prendre en considération, dans tous les sens du mot, une biographie qui ne se résume pas à une bibliographie. Regard proche/regard lointain, regard littéraire/regard savant. Ici on pourra, tout à loisir, « imprimer la légende » et « mener l’enquête » (en bon grec historia), bref métamorphoser François Weyergans en sujet de roman comme en objet d’histoire.

 

Personnage de roman, personnage de ses romans, mon confrère « ex-centrique » – à la périphérie du centre de notre Compagnie – est, à y bien réfléchir, l’image inversée de l’académicien digne de ce nom.

L’académicien digne de ce nom n’élève pas de lézards dans son aquarium.

L’académicien digne de ce nom réussit à remonter à pied sa propre rue sans avoir besoin d’appeler un taxi.

L’académicien digne de ce nom adore parler en public.

L’académicien digne de ce nom paye ses impôts rubis sur l’ongle.

L’académicien digne de ce nom ne renégocie pas sans cesse ses à-valoir avec son éditeur, surtout quand cet éditeur s’appelle Gallimard.

L’académicien digne de ce nom ne quitte pas son éditeur pour un autre, qui payerait beaucoup plus.

L’académicien digne de ce nom rend sa copie à son éditeur avec ponctualité.

L’académicien digne de ce nom rend sa copie.

Bref : pour celles et ceux qui le connaissaient avant son élection, la formulation « François Weyergans, de l’Académie française » avait quelque chose d’incongru. Pour celles et ceux qui ne le connaissaient pas encore, la suite des événements allait confirmer cette incongruité. Commençons par la campagne électorale de 2009. Une des plus brillantes plaisanteries académiques du for intérieur (en franglais private jokes) est assez connue : « Une élection à l’Académie, avant le vote, est imprévisible, après le vote, est inexplicable. » Eh bien, voilà un aphorisme qui pourrait s’appliquer parfaitement à l’élection de François Weyergans. Avant de défrayer la chronique comme votre grand retardataire, il a commencé comme votre plus prodigieux rédacteur de lettres de candidature. Votre confrère Yves Pouliquen s’était, m’a-t-il dit, beaucoup amusé à lire certaines de ces lettres, y voyant des chefs-d’œuvre de flatterie, au second voire au troisième degré.

S’agissait-il, comme on l’a parfois dit, d’exercices de style fabriqués par un scriptorium moderne, lié à un entourage qui ne l’était pas moins ? Peut-être ; en tous les cas signe des temps, si l’on accepte la version suivant laquelle l’entourage en question était télévisuel et le maître du scriptorium un certain Jean-Luc Delarue, un des amis les plus chers à notre confrère, qui partageait avec lui le goût des farces et des alcaloïdes. D’où cette citation, semble-t-il authentique, de Delarue, relevée dans un périodique d’époque dénommé non pas Revue des Deux-Mondes mais Gala : « Je ne peux pas venir. Je joue à cache-cache avec François Weyergans. Je me suis caché dans le frigidaire. Il me cherche depuis des heures. »

N’ayant jamais visionné ce moment de l’histoire de la télévision française à son apogée que fut Ça se discute, n’ayant jamais été introduit – contrairement à quelques confrères – dans l’entourage de Johnny, je ne saurais m’aventurer sur ces terrains-là. En revanche je dois avouer que si j’ai eu le plaisir – oui, un plaisir – de passer plus d’un moment avec François Weyergans, aux alentours de 2013, ce fut pour partager avec lui, un vice impuni : la gourmandise.

J’étais, à l’époque, de la main gauche, critique gastronomique. Et c’est ainsi que, fréquentant les restaurants japonais de Paris et sa banlieue, je compris que le grand escogriffe que je croisais régulièrement chez Azabu – pas loin d’ici, rue Mazet – était l’écrivain Weyergans. Avec lui j’allais me retrouver à discuter un peu de littérature, un peu plus d’histoire et surtout, devant une salade de saumon et jeunes feuilles de chrysanthèmes, des mérites comparés des deux grands chefs lyonnais dénommés Takao Takano et Tsuyoshi Arai.

Qu’on se rassure, cependant : du vivant de François Weyergans mon lien avec lui, plusieurs fois renouvelé, ne se fit pas seulement par la cuisine mais aussi par ses livres. Aujourd’hui je ne saurais plus dire quel était l’avis de mon futur prédécesseur sur le bar croustillant cuit à l’unilatérale, servi avec des fruits rouges, de maître Kei, mais je peux dire que, sans y avoir pensé sur le coup, j’étais, parallèlement à ces expériences gastronomiques, en train d’entrer dans l’intimité de mon commensal au travers de l’importante lecture autobiographique que les lecteurs ne pouvaient manquer de faire de son œuvre écrite – mais sur laquelle je n’ai, à l’époque, jamais osé l’interroger. Ces derniers mois c’est cette interrogation à laquelle je me suis livré en lisant ou relisant ses ouvrages.

André Malraux l’a dit mieux que moi : « Un musicien aime la musique, et non les rossignols. » La remarque vaut aussi pour le public. La meilleure façon de connaître un écrivain ne serait pas alors de lire ses biographes mais de lire ses œuvres. À vrai dire surtout quand, comme ici, lesdites œuvres sont saturées d’autobiographie. Georges Pérec a écrit W ou le Souvenir d’enfance – texte superbe. « FW » – comme il aimait à s’appeler – a consacré une grande partie de son énergie littéraire, qui n’était pas mince, à parler de son enfance, qui aura duré jusqu’à sa mort.

Il y a mis une telle éloquence que le public, visiblement, a suivi. Son premier livre publié, qui fut un succès de librairie, Le Pitre, appartient à cette veine, tout comme Trois Jours chez ma mère, qui lui vaudra le prix Goncourt, ou, bien entendu, Franz et François, chef-d’œuvre du genre. Quel genre, dira-t-on ? L’appeler « règlement de comptes » serait bas. Le fils est, comme souvent, contre/tout contre ses géniteurs. Ainsi quand il écrit : « Les boas peuvent avoir envie de vous serrer très fort par pure et simple gentillesse, comme font la plupart des mères, et bien entendu la mienne, et on meurt étouffé. Malgré la peur je n’étais pas mécontent d’avoir une mère qui était un boa constrictor. » Le summum de détestation mais, par là-même, d’éloquence est réservé au Père. Ce père doublement écrasant puisqu’il existe, à la manière chrétienne, sous ses deux natures : comme écrivain, reconnu, et comme catholique, militant. Cela commence par des constats candides, quoique éminemment freudiens, comme : « Les livres de mon père ont le don de m’énerver », et cela culmine par cette vachardise irrévocable : « Mon père mêlait Dieu à tout, comme d’autres ne peuvent pas faire de cuisine sans mettre de l’huile d’olive dans chaque plat. »

Un ami – présent dans le public – m’a offert un livre de M. Weyergans père, trouvé dans une brocante. L’ouvrage s’intitule Les Gens heureux et il est ici non pas dédié mais dédicacé par son auteur à son fils, par Franz à François. On est en novembre 1956. François a donc quinze ans. La dédicace confirme le portrait que le fils fera du père dans son roman, quarante ans plus tard. On y lit en effet : « À François […] ce livre qu’il rangera pour le reprendre plus tard, lorsque l’heure aura sonné de l’apprentissage du bonheur à travers le dépouillement et la souffrance. » On voit que Dieu le Père a déjà programmé le destin du livre comme celui du fils et que sa conception du bonheur passe nécessairement par le dépouillement et la souffrance. Après, étonnez-vous de la suite… Il n’est pas jusqu’au tropisme érotique de Weyergans fils qui ne soit par lui corrélé à sa filiation : « Je devais coucher avec d’autres femmes pour échapper à l’idée intolérable que, restant fidèle toute ma vie, j’aurais vécu la copie conforme du mariage de mes parents ».

On conviendra qu’au-delà de la probable pertinence de cette auto-analyse il y a quelque chose d’assez réjouissant à voir ainsi retournée comme un gant toute la morale chrétienne, par une sorte de jésuitisme d’athée, ce que confirme cet extrait de Franz et François : « François avait toujours entendu la machine à écrire de son père […] jusqu’au moment où il avait quitté sa famille et s’était à son tour acheté une machine à écrire avec l’argent que lui avait donné sa mère pour qu’il s’achète un manteau. » Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’un des personnages les plus drôles et les plus réussis de son premier roman soit le psychanalyste du héros, alias « Le Grand Vizir », dans lequel il était facile de reconnaître Jacques Lacan, dont François Weyergans était l’analysé dans ce qu’on appelle bizarrement « la vraie vie ».

Cette écriture baroque, qui enchaîne les situations cocasses et les dialogues chahutés, est d’abord portée par une sorte de nervosité jubilatoire, dont le sommet est sans doute atteint dans l’un des romans les moins connus, Les Figurants, publié en 1980, réédité plus tard sous le titre Françaises, Français. Quelques mois plus tôt, Weyergans a déjà surpris son monde avec Macaire le copte. Qu’y-a-t-il, en effet, d’autobiographique dans cet ermite jusqu’au-boutiste, d’un masochisme radical, qui essaye de mettre en pratique sa révélation : « Efforce-toi de devenir comme un mort, et tu seras sauvé » ? En face d’un tel personnage Weyergans fils ressemble à un diablotin pour tympan de cathédrale.

Dans de telles conditions, rien d’étonnant à ce que la nervosité ne finisse par se dégingander et à ce que, sous le regard de ce premier et redoutable lecteur d’un livre qui s’appelle toujours son auteur, le travail d’écriture ne soit payé de plus en plus cher. La monnaie de cette usure (dans tous les sens du mot « usure ») sera une douleur d’écrire de plus en plus remarquable, au point de devenir à la fois un ressort d’intrigue des romans et un sujet de plaisanterie dans le milieu. Commentaire de la presse : « Le prochain roman de François Weyergans, annoncé à chaque rentrée littéraire depuis quatre années, se nomme Trois Jours chez ma mère, aux éditions Grasset. Cette année, il a même raté de peu le prix Goncourt. Il lui manquait juste de renoncer à son état de manuscrit. » Tout devient clair désormais : l’auteur a du mal non pas à terminer ses œuvres mais à les juger terminés. Moins l’impuissance que, disons, que l’incapacité de conclure. Dans un entretien avec une journaliste, l’intéressé aggrave son cas : « Françoise Dolto avait dit un jour : “Un écrivain est malade quand il n'écrit pas.” Moi c'est quand j'écris que je suis malade. » Il faut reconnaître qu’il y a quelque chose de saisissant à lire, sur le tard : « Quand de vagues angoisses me reprenaient dans la rue, je serrais mon tube de valium dans ma poche comme mon père aurait serré son chapelet. »

Le dernier roman publié, Royal Romance, plus que jamais visité par les femmes, est aussi, plus que jamais, hanté par la mort, et le mal de vivre de son héros plonge si profond qu’il contamine le livre lui-même. Ce dernier livre sort en librairie en 2012, mais cela ne fait jamais que dix-sept ans que son auteur en a signé le contrat. Aucun autre livre ne paraîtra plus jusqu’à sa mort, sept années plus tard, à l’âge de soixante-dix-sept ans.

77, évidemment : François Weyergans était né à Bruxelles le 2 août 1941. Je ne vous apprendrai rien, chers confrères, chères consœurs, en vous disant que c’est précisément à ce moment-là qu’Hergé, dans Le Crabe aux pinces d’or, invente le capitaine Haddock, père déchu relevé par un jeune scout droit sorti de la mythologie catholique-sociale. Né dans le pays de Tintin, François Weyergans ne pouvait que prendre à la lettre le slogan des « jeunes de 7 à 77 ans » : ayant enfin découvert en 2019 qu’à cet âge-là il cessait d’être un jeune, il ne pouvait que décider de mourir.

 

Voilà pour le héros de roman. Mais, les uns et les autres, nous ne sommes pas seulement des individus lâchés dans la nature ; nous sommes aussi des agents de l’histoire, lâchés dans la culture. L’exercice du remerciement conduit à prendre au sérieux même les académiciens excentriques, et surtout quand on découvre devant soi, pour les besoins du remerciement, un auteur remarquablement doué, et pas seulement là où on l’attend.

Supposons en effet François Weyergans mort en 1968. Il n’a que vingt-sept ans mais quelle précocité, et quelle fécondité ! – avec déjà, à son actif, six œuvres. L’une, en flamand, sur Baudelaire, une autre, en français, sur Jérôme Bosch, une troisième sur Maurice Béjart, patron de la danse au théâtre de la Monnaie : voilà un auteur belge, sans conteste ; on voit d’où on vient. On le voit d’autant plus que la quatrième œuvre a pour objet un auteur catholique, Robert Bresson. Littérature, peinture, danse, « cinématographe » – c’est la formule adoptée par Bresson – : le jeune homme a des goûts panoramiques. Évidemment, j’oubliais de dire l’essentiel : aucune de ces œuvres n’est un livre. Quand à cette époque il arrive à la presse de parler d’un certain François Weyergans c’est comme « jeune cinéaste et admirateur de Robert Bresson ».

Ajoutons : un jeune cinéaste plein d’avenir. Il s’est présenté en 1960 au concours d’entrée de l’IDHEC, la grande école française de cinéma du moment, il y a été admis dès la première tentative, classé premier, et s’il en est exclu au bout de deux ans, c’est au motif, glorieux au regard de la religion artiste, qu’il est déjà passé à la réalisation sans attendre la fin de ses études. Le cinéaste Weyergans entre dans l’histoire du cinéma au début des années soixante avec le court métrage sur Béjart, filmé par Willy Kurant, salué par François Truffaut (« Durant 18 minutes j’ai compris la danse ») et primé au festival de Bergame. Dix ans plus tard c’est un long métrage du même auteur, Un film sur quelqu’un, qui est présenté à la Mostra de Venise. À cette date, Weyergans le cinéaste peut se targuer d’avoir dirigé Annie Duperey, Vanessa Redgrave, Laurent Terzieff ou Anne Wiazemsky, mais aussi Dennis Hopper ou Jorge Donn. Ce n’est plus une œuvre, c’est une carrière.

Mieux que cela : sept années durant, de 1960 à 1966, il a écrit des articles pour les Cahiers du cinéma, alors à l’apogée de leur réputation. Un garçon qui, dès l’âge de dix-neuf ans, publie des critiques dans les Cahiers, qui commence l’année suivante à tourner des courts métrages, puis qui passe quatre ans plus tard aux longs métrages, et qui enfin, après quelques essais filmiques, réalise à vingt-six ans un premier long métrage de fiction, ça a un nom, à cette époque-là : c’est un auteur de la Nouvelle Vague.

Seulement, c’est là que tout va se compliquer. Faire du cinéma, ce n’est pas tourner des films. C’est les faire exister dans l’imaginaire de tous les publics : celui des critiques, celui des professionnels de la profession, celui des spectateurs. Or il apparaît clairement que les œuvres de ce Weyergans-là, qui a désormais plus de quarante ans, peinent à rencontrer ces trois publics. Les longs métrages, en particulier, restent, au mieux, très peu diffusés, au pire, invisibles. Leur auteur a, entre autres, du mal à régler le problème qu’est visiblement pour lui la distinction entre documentaire et fiction. Un film sur quelqu’un est, au départ, un portrait du compositeur Pierre Henry, une commande du Service de la recherche de l’O.R.T.F., transformé petit à petit (je cite un critique du journal Le Monde) en « autopsie d’un cinéaste en train de réaliser un film, fasciné par les femmes, la beauté et la musique ». Quand les journalistes interrogeront le cinéaste Weyergans sur ses films, il se mettra de plus en plus souvent à parler de ses projets de livres.

Papa Franz était tout à fait disposé à être le géniteur du nouveau Bresson mais ulcéré à l’idée d’avoir réchauffé en son sein de grand-écrivain-catholique-belge un petit-écrivain-athée-français. Or le premier long métrage du fils, Aline, est adapté d’un roman, le premier roman de Charles-Ferdinand Ramuz, l’autre grand nom de l’autre grande littérature francophone, et les acteurs du film s’appellent, entre autres, Louis-René des Forêts, Pierre Klossowski, Paule Thévenin. Au moment où il le tourne, en 1967, il a, en fait, déjà terminé un premier roman.

On peut donc relire la bio-bibliographie de l’individu François Weyergans comme exemplaire d’un destin collectif. Celui de la Belgique, certainement, cette fille de la Contre-Réforme et, par voie de conséquence, cette oasis des anticléricaux, des anarchistes, des surréalistes, bref la famille et l’anti-famille de François. Celui-ci était le mieux placé qui fût pour témoigner de l’effondrement de toute une culture chrétienne, au travers de la révolte du fils contre son père, mais, surtout, au travers du double échec – personnel et collectif – du père. Or le constat de faillite ne s’arrête pas là. Le héros weyergansien type est lui-même le vivant exemple – vivant mais un peu amoché – de l’autre effondrement : celui de toute une anti-culture – disons – soixante-huitarde, de plus en plus enfermée dans sa libération. Quand, à l’instar du cobaye de laboratoire électrocuté de tous les côtés, le François Weyergans des dernières décennies finira par se rapprocher d’une vie d’ermite, il ne choisira pas le désert de Macaire le copte qui, quand on en sort, rend tous les arbres « vulgaires », mais un manoir au milieu d’un parc, une sorte de malouinière pour Dunkerquois, située pas vraiment par hasard à deux pas de la frontière belge.

Le choix définitif de la littérature et la reconnaissance corrélative du public sont ici exactement contemporains de cette « révolution de 1975 » qui a signé la fin des Trente Glorieuses, disons, plus précisément, de l’ère progressiste. La crise de la psychanalyse ne fut que l’un des mille indices de ce basculement, dans l’onde duquel nous nageons toujours, au risque de la noyade. Et si, finalement, le romancier excentrique a vu la plupart de ses romans couronnés d’un prix littéraire et sa vie d’écrivain par le cumul – rarissime – du Goncourt et du Renaudot, ce n’est pas sans raison – même si l’honorable Bibliothèque nationale de France va un peu loin quand elle affirme, dans sa notice d’auteur – vérifiée hier –, qu’il aurait été en 2012 « secrétaire perpétuel de l’Académie française »…

Le public, qui lui est resté fidèle jusqu’au bout, a bien reconnu en lui une voix singulière, au prix d’être de plus en plus une voix solitaire. La solitude moderne s’y est sans doute reconnue. Mais elle a aussi reconnu en lui le conteur qui savait se faire écouter. Dès Le Pitre, toute la commedia est en place, sur l’air de « J’ai deux amours » : l’amour des femmes, l’amour du langage. À lire Françaises, Français, à lire Macaire le copte, à lire La vie d’un bébé, on peut même se demander si l’amour du langage ne primait pas nettement sur l’autre. En nous racontant les intrigues et les intrications des jeux de l’amour, sur le ton des bouffonneries et des tragédies des jeux de la langue, que faisait d’autre l’écrivain Weyergans si ce n’est d’accomplir l’une des plus nobles tâches dévolues à l’être humain, en dépit de tout l’enchantement du monde. Et, comme le dit le vieil officier bourru à la fin de La Règle du jeu, de Jean Renoir : « Ça devient rare, ça devient rare »…

 

* * *

 

Le livre de Nathalie Rheims, évoqué en commençant, est intitulé Le Fantôme du fauteuil 32. L’exemple de François Weyergans et l’exercice du remerciement sont là pour nous le confirmer : en fait, tous les fauteuils de notre Académie sont des fauteuils hantés. Les surréalistes adoraient le texte d’un carton de la version française du grand film muet de Murnau, Nosferatu. Texte absent de la version allemande et donc pur produit d’un génie français, anonyme et inconscient : « Et quand il eut dépassé le pont les fantômes vinrent à sa rencontre. » Bien entendu, vous aurez toutes et tous traduit qu’en fait de pont il est question ici du pont des Arts ou, plus précisément, de sa passerelle.

Mes fantômes de la passerelle des Arts n’ont rien de funèbre. Un petit coup de destin les a rendus aimables, de cette amabilité que confère la fréquentation des immortels. Salut donc aux fantômes de l’Académie que j’ai eu la chance de rencontrer en personne entre 7 et 74 ans.

Salut à André Chamson,

Salut à Jean Guéhenno,

Salut à René Rémond,

Salut à Alain Decaux,

Salut à Bertrand Poirot-Delpech,

Salut à Georges Duby,

Salut à Max Gallo,

Salut à Jean-Denis Bredin,

et enfin, au long d’une vingtaine d’années de dialogue, salut à Yves Pouliquen, à qui m’unissaient des liens très personnels.

Aucun de ces confrères n’a été mon électeur mais c’est en apprenant la mort du dernier cité que j’ai décidé de me présenter à vos suffrages.

Sans y avoir songé jusque-là je me suis trouvé dès lors rejoint par les fantômes de deux autres compagnies, de deux bonnes compagnies, ayant beaucoup à voir avec celle de cet après-midi : la Fondation Thiers et le Collège de pataphysique. La Fondation est, on le sait, intégrée à l’Institut de France. Elle fut un lieu de convivialité exceptionnel pour des dizaines de « jeunes gens » et, accessoirement, un vivier de futurs académiciens, d’André François-Poncet à Marc Fumaroli. C’est grâce à elle que j’ai eu le bonheur de rencontrer un ancien pensionnaire nommé Pierre Nora – qui, hier soir, me remettait mon épée – et c’est là aussi que j’ai eu pour camarade Antoine Compagnon.

Et le Collège de pataphysique dans tout cela ? Il importe de rappeler aux profanes (qui ignorent que nous sommes aujourd’hui le dimanche 15 du mois de Haha, de l’année 150 de l’ère pataphysique) ce que tout pataphysicien sait de source sûre, à savoir que l’Académie française et le Collège sont en miroir l’un de l’autre. Savoir qui préfigure l’autre ?... À lire les statuts du Collège on se surprend à penser qu’ils nous parlent de ceux de l’Académie, par exemple quand ils posent que le corps des Satrapes « n’est soumis à aucune règle et ne s’en donne aucune », ou encore que « nul n’y est tenu à une présence indispensable, ni aucun enseignement ». C’est, au reste, ce qu’ont très bien compris mes deux derniers prédécesseurs du Collège en cette Compagnie, les transcendants satrapes René Clair et Eugène Ionesco. Ils ont donc accepté, avec une orgueilleuse humilité, d’être d’abord élus par le Collège, plusieurs années avant de l’être par l’Académie. Je reproduis leur démarche à la lettre. Tous les trois nous vérifions, comme l’a dit l’Optimate Ionesco, que le Collège « couronne, d’ailleurs, toutes les académies passées, présentes et futures ».

Je m’autorise donc de cette parole docte pour faire ici, au bout du compte, l’éloge de l’Académie. Non pas celle d’hier, par nostalgie. Non pas celle d’aujourd’hui, par flagornerie, façon campagne électorale de 2009. Non pas celle de demain, utopie assez vaine. Mais l’éloge de l’Académie telle qu’en elle-même enfin l’éternité, etc.

On connaît le graffiti de Nanterre en 68, près duquel je me suis assis quelques années plus tard, avec une certaine émotion d’épigraphiste soixante-huitard : « Je suis marxiste tendance Groucho. » Eh bien, je dois l’avouer ici et aujourd’hui : je ne peux pas être marxiste tendance Groucho. Car le même Groucho a dit aussi : « Je ne ferais pas partie d’un club qui m’aurait pour membre. » J’assume donc cette bizarrerie : accepter de faire partie d’un club qui m’accepte.

La période attristante que nous avons récemment traversée sous le nom de Pandémie a eu déjà quelques mérites, dont celui de nous permettre de mesurer combien nous souffrons dès lors que le mot « sociabilité » risque d’être rayé de notre dictionnaire. Or les académies sont des lieux par excellence de sociabilité, à la fois savante et mondaine. La loi suprême de cette sociabilité a déjà mille sept cents ans d’âge. Elle nous vient d’Ambroise de Milan, cité par saint Augustin : « À Rome, fais comme font les Romains. » Quant à la forme qu’elle prend communément, elle a un nom, très affaibli – comme celui de gratitude – mais toujours capital, comme lui : politesse. Je ne sais pas si l’humour se reconnaît dans la définition qui fait de lui la « politesse du désespoir » ; ce que je sais c’est que cette politesse des sociétés de pensée, des sociétés savantes, des académies a un objectif, très simple, et d’une considérable ambition : éviter la guerre civile. On pense à Roger Vailland, qui fut souvent libertin et parfois communiste, terminant son Éloge – là aussi – du cardinal de Bernis par une glose sur « la plus précieuse des vertus de société », autrement dit celle qu’il appelle la « gentillesse », traduite comme une variété de la générosité.

Je me tourne une dernière fois vers ce cher fauteuil 32, à la recherche de figures de cette politesse. Et quand on cherche, évidemment, on trouve. On trouve, par exemple, le choix, par Vaugelas, son premier titulaire, de la langue dite de l’« usage » contre (la formule est admirable) « les caprices des particuliers ». On y trouve aussi l’élection successive, au xixe siècle, des individus les plus opposés l’un à l’autre, telle celle du romantique Vigny après l’anti-romantique Étienne, ou au xxe siècle celle, oui, du romancier Weyergans succédant au romancier Robbe-Grillet ; et que dire de la remarquable succession Henri Massis/ Georges Izard/ Robert Aron/ Maurice Rheims ? Voilà pourquoi je me retrouve cet après-midi accompagné par un parrain et une marraine – parité –, mon parrain arborant son épée qui nous vient tout droit de l’Institut d’Égypte fondé par Bonaparte, ma marraine arborant aussi son épée, en forme du 8 de l’infini.

Ces qualités sociables trouvent leur fondement dans les deux valeurs que seuls les ignorants ne pensent jamais à associer à l’Académie française : la liberté et l’égalité. Le remerciement de Voltaire, le 9 mai 1746, commence par un hommage à Richelieu – le cardinal… – qui « voulut que vous fussiez toujours libres et égaux ». Libres et égaux : nous sommes là quarante-trois ans avant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen… Les historiens du système électoral l’ont démontré : l’origine de ce ressort fondamental des systèmes politiques modernes – le suffrage électoral égalitaire et secret – remonte à deux précédents occidentaux : le monastère et l’académie.

Comme bien on pense, cette liberté et cette égalité ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas. L’Académie, à qui le pouvoir politique, sous le règne de Louis XVIII, imposa l’épuration d’un Lucien Bonaparte (fauteuil 32…), refusa, sous le règne de Napoléon III, d’envisager la candidature de l’empereur soi-même, qui préféra renoncer. L’épuration de 1945, qui a frappé quatre de nos membres, n’a pas été ordonnée par de Gaulle mais décidée par la Compagnie elle-même. On lit ici et là que la non-élection de Paul Morand en 1958 aurait été ordonnée par le même de Gaulle. C’est inexact, et ce, d’autant plus que, ce 28 mai-là, le Général n’est toujours pas revenu au pouvoir. Ce « scrutin nul » (formule de notre confrère André Siegfried dans un article peu connu de la Revue française de science politique) fut ce jour-là l’œuvre de la seule Académie.

On dispose ici de la réponse à la question : que fait donc notre Compagnie de cette liberté et de cette égalité ? Eh bien elle en fait ce que toute institution fait de ses fondations : économiquement elle les transforme en fonctions, symboliquement elle les transforme en rites. Les fonctions se résument en un énoncé : les travaux académiques. Oui : travail. Notre consœur Catherine Meurisse, ici présente, qui sera reçue dans quelques semaines en ce lieu par l’Académie des beaux-arts, a proposé récemment ce raccourci : « L’Académie est un endroit où on ne s’astique pas la médaille : on y travaille. »

Quant à nos rites, qui pouvait le mieux en faire l’éloge que notre confrère Claude Lévi-Strauss ? On est au printemps 1974. Un homme de télévision, Jean-Claude Bringuier, interroge Lévi-Strauss au moment où il essaye son habit d’académicien. Lévi-Strauss est très clair : « Une des grandeurs, à mes yeux, de l’Académie française, c’est d’être une des rares institutions en France qui ait su conserver et préserver [...] un rituel ; parce que c’est quelque chose dont toute société a besoin pour subsister et pour se perpétuer. » Mais Bringuier insiste : ces rites-là, il sait de source sûre que certains intellectuels « les trouvent, eux, dérisoires ». La réponse de Lévi-Strauss est imparable. Comme on dit aujourd’hui, il tacle Bringuier et les intellectuels en question : « Ils n’ont probablement pas l’esprit ethnologique. Moi, je ne vois pas pourquoi je trouverais dérisoire dans ma société ce qui me fascine et me passionne dans les sociétés différentes. » Fermez le ban.

 

Voilà pour l’espace académique. Quant au temps qui nous régit, on connaît le mot qui le résume, dont on s’est beaucoup amusé. L’immortalité gravée sur notre médaille – justement – n’est aucunement synonyme de pérennité ou de perpétuité, encore moins d’éternité, qu’il s’agisse de l’institution ou de ses membres. Elle nous parle de la langue. Mais elle signe par là même un rapport dialectique au temps. Le temps est, beaucoup mieux que le passé, l’objet du métier d’historien, cet artisan qui travaille le temps comme un ébéniste travaille le bois. Deux philosophes grecs de mon époque ont célébré ce rapport dialectique, chacun dans son style : un certain André Malraux, inaugurant en 1965 la Maison de la culture de Bourges : « En face des puissances de la nuit, il n’y a que l’immortalité », et un certain Alain Bashung, chantant à notre adresse à toutes et à tous, ici présents : « Je ne t’ai jamais dit, mais nous sommes immortels. »

Et voilà pourquoi je terminerai ce remerciement à la Compagnie par une dernière citation, à la fois textuelle et cinématographique, extraite en effet non d’un livre mais d’un film, classé parmi les chefs-d’œuvre du cinéma mondial. Pas de René Clair, c’est vrai, mais de l’une des idoles du critique des Cahiers du cinéma Weyergans et à laquelle, par son mode de réalisation (de livres comme de films) il ressemble beaucoup : Jean-Luc Godard.

Le film s’appelle À bout de souffle. Beaucoup d’entre vous connaissent la séquence. Nous sommes dans une conférence de presse, tenue en plein-air, à l’aérogare d’Orly. Pas celle d’un cinéaste mais celle d’un écrivain, visiblement célèbre, assailli par les journalistes et les photographes, comme un quelconque lauréat du prix Goncourt doublé du prix Renaudot. Un certain Parvulesco, assez satisfait de sa personne, joué par ce grand cinéaste, admiré de la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Melville (un fait exprès : Melville est né un 20 octobre…). La jeune Patricia, jouée, elle, par Jean Seberg, de fantastique et triste mémoire, suce son stylo devant le grand homme et finit par lui poser la question qui tue : (accent) « Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? »

Parvulesco regarde fixement Patricia, avec les lunettes noires chères à Jean-Pierre Melville. La regardant, il regarde la caméra, il regarde les spectateurs. Mais là, il enlève ses lunettes, et il répond, comme je vous réponds cet après-midi, sans lunettes noires, sous cette Coupole, Mesdames et Messieurs de l’Académie :

« Devenir immortel, et puis,

mourir ».