Discours sur la Vertu

Le 2 décembre 2021

Dominique BONA

Discours sur la Vertu

PRONONCÉ PAR

Mme Dominique BONA
Directeur de la séance

le jeudi 2 décembre 2021

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Au moment de prononcer le traditionnel Discours sur la vertu, je pense à Jean d’Ormesson. En quarante-trois ans de présence assidue à l’Académie, quarante-trois ans rythmés de travaux innombrables et qui ont marqué les esprits, il a réussi une insolente performance : il ne s’est jamais livré à l’exercice du Discours sur la vertu. Il s’en est bien gardé.

Tout comme lui sans doute, je me suis posé la question de ma légitimité. Mon passé littéraire ne me paraissait pas en effet de nature à la justifier. Aucune des héroïnes de mes biographies ne peut être proposée en modèle d’édification publique.

Marie de Heredia, fille et épouse d’académicien, mais aussi maîtresse d’académiciens, fut volage et posait nue, complaisamment, devant le Kodak de Pierre Louÿs pour une impudique collection de photographies.

Gala, la muse d’Éluard et de Dali, fut adepte du ménage à trois dans sa jeunesse, et jusque dans son grand âge, escortée de blonds éphèbes, elle ne consentit jamais à s’assagir.

Jeanne Loviton, le dernier amour de Paul Valéry, fut une Don Juane patentée, une libertine assumée auprès de l’un et de l’autre sexe.

Quant à Colette, qui jurait que son corps était plus intelligent que son cerveau et que sa peau avait une âme, elle ne répond pas non plus aux critères des prix de vertu distribués depuis 1783 par l’Académie.

Ni même Clara Malraux qui, à quatre-vingts ans, m’expliquait qu’elle avait fumé l’opium toute sa vie et maudissait les ayatollahs iraniens qui en coupant sa filière l’avaient privée de sa drogue.

Cette vertu, synonyme de chasteté et de pudicité, qui fit si longtemps la fortune des manuels d’éducation à l’usage des jeunes filles et a pesé sur des générations jusqu’à la mienne, a non seulement enfermé les femmes dans un carcan, mais elle a enfermé le mot lui-même dans une acception rétrécie, sévère et contraignante. N’est-il pas possible de lui préférer un sens plus large ?

Ainsi, dans l’histoire que j’ai choisi de vous raconter.

Celle d’un de ces êtres que la société et les mœurs condamnent, l’un de ceux dont on attend le moins qu’il soit exemplaire : une demoiselle de petite vertu.

La scène se passe dans une diligence, au mois de décembre 1870. Les passagers fuient précipitamment Rouen, occupé par les troupes allemandes. Le contexte est tragique. La France a perdu la guerre, l’empereur et son armée sont en déroute. La population livrée à la horde des envahisseurs, chacun ne pense qu’à sauver sa vie, sa famille et ses biens. Ce sont des notables qui ont pris place dans la voiture, des bourgeois à la fortune établie, un marchand de vins, le propriétaire de quelques filatures de coton, ainsi qu’un aristocrate appartenant à l’une des plus anciennes familles de Normandie. Ils sont accompagnés de leurs épouses, des femmes honnêtes comme on disait au XIXe siècle, qui laissent derrière elles une maison, un foyer confortable. Et de deux religieuses en cornette, qui récitent leur chapelet en invoquant la protection du Ciel.

Une voyageuse, à l’allure provocante, petite et très en chair, avec une poitrine qui déborde du corsage, a pris place parmi eux. C’est Boule de Suif, telle que la décrit Maupassant, l’une des femmes galantes les plus célèbres de la ville. Élisabeth Rousset pour l’état civil, elle tient son surnom si peu flatteur d’une matière première, employée à l’époque pour fabriquer les chandelles : la graisse de lard. Les passagers, gênés par sa présence, lui marquent leur réprobation. Même si certains sont quand même émoustillés.

Dehors, c’est l’hiver, il neige. La diligence partie à l’aube se traîne sur la route, bientôt est immobilisée. Les heures passent. Dans la précipitation à s’enfuir, personne n’a songé à emporter de provisions. Le soir tombe. Les voyageurs sont affamés. Seule Boule de Suif, prévoyante, a pris avec elle un panier empli de victuailles, des poulets en gelée, des cochonnailles, des pains, des cornichons, plusieurs bouteilles de vin. Sous l’effet de la faim, on devient aimable avec elle, on lui fait des compliments. Elle régale tout le monde, de la manière la plus spontanée, la plus gracieuse, les voyageurs, même les plus réticents, dames convenables et religieuses comprises, se jettent voracement sur la nourriture qu’elle leur offre.

L’histoire ne s’arrête pas là. Enfin arrivés à l’auberge, où ils doivent passer la nuit avant de repartir pour Dieppe, les passagers rencontrent un nouvel obstacle. Un officier de l’armée prussienne, tombé sous le charme de Boule de Suif, ne donnera l’ordre du départ qu’à condition que Boule de Suif accepte de « coucher » avec lui – je cite Maupassant. Or, Élisabeth Rousset est patriote. Elle refuse de trahir son pays en cédant son corps à l’ennemi.

Maupassant insiste sur ce comportement très noble pour lequel les passagers de la diligence n’ont, eux, qu’une admiration modérée. Car ce geste de haute vertu met dramatiquement en péril leur sécurité. Affolés à l’idée de ne pouvoir repartir, ils se sentent pris au piège, otages d’un ennemi capable de les emprisonner, ou pire. Il faut absolument qu’ils gagnent Dieppe – porte vers l’Angleterre, vers la vie sauve et vers la liberté. Leur sort est entre les mains de Boule de Suif. Sans elle, ils sont perdus… Dépourvus de scrupules, ils insistent pour qu’elle capitule.

Mais Boule de Suif, conforme à ses principes, refuse de transiger avec sa conscience. Son amour de la patrie lui dicte son devoir. Et de résister au chantage de l’officier prussien.

Les voyageurs sont furibonds. N’exerce-t-elle pas après tout le plus vieux métier du monde ? Ne serait-ce pas la moindre des choses, pour elle, de faire ce qu’on lui demande pour amadouer le vainqueur ? Afin de la convaincre, ils lui citent des exemples édifiants, tirés de la religion ou de l’histoire, Judith et Holopherne, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre avec César. En somme, ils moralisent et, par de doctes arguments, s’efforcent de la pousser à se prostituer : qu’elle sacrifie donc sa vertu ! Son sacrifice ménagera leur propre confort, satisfera leur égoïsme, et les mettra définitivement à l’abri des vicissitudes de la guerre. En bref, par une casuistique habile, ils lui vantent cyniquement les mérites d’un acte qu’ils jugeaient jusque-là « ignoble », « abject », « vénal ».

Boule de Suif n’entend rien à ces finasseries. Mais elle est généreuse et comprend qu’il lui appartient de sauver ses compatriotes. C’est l’âme déchirée, honteuse, qu’elle décide de se sacrifier. Son abnégation apparaît héroïque.

Elle n’en sera pas remerciée pour autant. Sa mission accomplie, les passagers, qui ont obtenu ce qu’ils voulaient – le départ de la diligence –, renouent avec le sentiment ancré au plus profond de leur être : le mépris. Personne ne concèdera la moindre gratitude à Boule de Suif, personne ne lui adressera plus la parole jusqu’à Dieppe. Devenue inutile, ne servant plus les intérêts du groupe, elle est rendue à sa mauvaise réputation, à son infamie de femme légère, à sa souillure et à la solitude. Le seul refuge qui lui reste, ce sont ses larmes, des larmes qui n’éveilleront pas la pitié ni n’entameront les bonnes consciences. Le pire châtiment lui vient d’une des épouses honnêtes qui dit à son mari en haussant les épaules : « Elle pleure sa honte. »

C’est pourtant une vertu supérieure qui éclaire Boule de Suif. Maupassant, qui peut se montrer tendre avec les femmes, surtout quand elles sont malheureuses, a procédé pour Boule de Suif à un renversement des valeurs admises. Il se range à l’évidence du côté de la prostituée, objet du mépris général. Ce qu’il défend, c’est la femme indépendamment de son statut, la femme humiliée, rejetée. Sa critique de la société de son temps est des plus caustiques, tandis qu’il loue chez la prostituée considérée comme un rebut social les plus belles qualités morales – la sincérité, la loyauté, le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice.

On sent bien dans la manière qu’il a de s’attarder sur le chagrin de Boule de Suif, tandis que la diligence poursuit sa route dans l’obscurité grandissante et dans la nuit tombante, la compassion de l’écrivain – une compassion qui transcende sa philosophie amère. Dans cette première nouvelle de Maupassant, Flaubert avait reconnu la main d’un maître. Elle ne révèle pas seulement une prostituée au grand cœur, mais un écrivain en totale empathie qui a cerné à travers l’histoire de Boule de Suif l’immensité de la détresse humaine. Non pas le joyeux conteur, auteur de croustillantes histoires de chasse et de maisons closes, amateur de canotage sur la Seine en compagnie galante, mais l’homme inquiet, tourmenté, qui avait froid de la solitude de la vie. Celui qui, loin d’être englué dans les convenances sociales, regardait les êtres perdus, déclassés ou marginaux avec amour.

« Je m’en vais misérable et pauvre, écrit Maupassant, pauvre de votre tendresse dont quelques miettes m’auraient sauvé. »

Aucun siècle ne fut plus sévère, plus corseté que le xixe. La morale y était aussi rigide que le costume. C’est le siècle qui se choque de la Carmen de Bizet et du Déjeuner sur l’herbe. Qui poursuit Flaubert et condamne Baudelaire pour outrage aux bonnes mœurs, et qui verra des atteintes à la pudeur jusque dans la musique de Debussy. Puritain, moralisateur à outrance, particulièrement à l’égard des femmes, il a souvent dévoyé la vertu en l’utilisant à des fins de censure et d’entrave. Il en a fait l’ennemie des élans, des désirs, des rêves, de l’amour. Les écrivains et les artistes ont décrit les drames qu’elle a suscités, les conflits psychologiques, les culpabilités irrémédiables.

Louis Aragon, fils adultérin d’un préfet de police qui n’a jamais voulu lui donner son nom, a lui-même souffert de cet ostracisme. Au point de croire jusqu’à l'âge de dix-huit ans et sa mobilisation en 1914, qu’il était le fils adoptif de sa grand-mère et le frère de sa mère – un roman-feuilleton que les deux femmes écrasées par les conventions et le poids des préjugés avaient bâti en désespoir de cause. « Ma mère avait voulu cacher ce malheur, moi », écrit Aragon.

Le portrait de Boule de Suif, c’est un vent de fraîcheur qui circule tout à coup dans un hypocrite climat de pudibonderie. Cette pudibonderie qui est le masque grimaçant de la bonne conduite. À rebours de la morale fermée de la société, c’est la morale du cœur qui l’emporte. On ne peut que reconnaître la vraie supériorité de Boule de Suif dans cette vertu qui dépasse toutes les autres, la Bonté.