Lampélie et Daguerre, poëme

Le 2 mai 1839

Népomucène LEMERCIER

LAMPÉLIE ET DAGUERRE,

POËME,

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1839,

PAR M. LEMERCIER.

 

 

O fille d’Hélion ! brillante Lampélie,
Déité colorant la nature embellie,
Corps subtil qu’on ne peut ni saisir, ni peser,
Qu’en sept anneaux distincts Newton sut iriser,
Sans révéler au prisme, où notre art te déploie,
Si ta clarté rayonne ou dans l’éther ondoie,
Lumière !... que mon oeil ne voit plus qu’à demi…
Du triste sort d’Homère, ah ! j’ai déjà frémi.
M’as-tu voulu punir d’imiter le poëte
Qui de l’Olympe ouvert se créa l’interprète ?
Second Tirésias, ai-je donc mérité
De traîner au tombeau sa noire cécité ?
T’offensai-je autrefois, déesse au front lucide,
De signaler ta course, en chantant l’Atlantide,
Quand ma muse puisa dans ton berceau vermeil
Ta splendeur paternelle, essence du soleil ;
Quand j’osai te donner sur le luth d’Uranie
Un poétique nom dans ma Théogonie ?
Tu n’offrais aux savants dont tu frappais les yeux
Que l’aspect d’un fluide en tous sens radieux :
Ma muse en leur esprit t’a personnifiée ;
Nouvel être immortel, je t’ai déifiée.
Que dis-je en épiant ta marche et tes secrets,
De ta divinité j’ai reconnu les traits :
Ma voix t’a proclamée, en reine de l’espace,
Ceinte des sept couleurs que ta couronne enlace.

 

Est-ce ta juste image ? est-ce une illusion ?
L’allégorie au vrai prête sa fiction.
Ce fut l’astre des nuits que figura Diane :
Telle tu m’apparus dans l’azur diaphane.
Tu sais que des neuf Sœurs les amants, un peu vains,
Se plaisent près des dieux plus qu’entre les humains.
Soutiens ma vision et daigne au moins sourire
À l’essor qui m’emporte appuyé sur ma lyre.
On dit qu’abandonnant son voile dérobé
Aux yeux d’Endymion se découvrit Phébé ;
Toi, permets qu’en mes vers un même accord allie
Le renom de Daguerre au nom de Lampélie.

 

Daguerre, dans la tour où son docte pinceau
Ouvre aux jeux de l’optique un théâtre si beau,
Fait dans l’obscurité d’une enceinte massive
Luire des horizons l’immense perspective ;
Sa palette est magique ; et de ses feux versés
Quand la vue est atteinte et les murs traversés,
Un tissu, des parois circulante barrière,
Se transforme en miroir de la nature entière.

 

Lutèce en foule accourt, l’admire et l’applaudit.
Pensif, et sourd au bruit, il se consulte, et dit :

 

« Les produits incomplets sont à l’art inutiles.
« Mes tableaux sont exacts, mais restent immobiles :
« La lumière, en passant, colore leurs contours,
« Brillants de son accès, ternis de son décours,
« Sa fuite les efface, et l’ombre les recèle.
« Elle fait tout sans moi que fais-je ? rien sans elle.
« Le mouvement leur manque et la vie avec lui.
« La fixité les glace elle enfante l’ennui.
« O lumière ! ô des jours grande dispensatrice !
« Qui de tous mes labeurs reçus le sacrifice,
« Toi, qui me sus ravir aux spectacles divers
« Que reflètent dans l’œil l’eau, la terre et les airs,
« Toi, dont j’étudiai les splendeurs les plus vives,
« Les caprices, les jeux, les flexions furtives ;
« O toi, qu’un simulacre émané du soleil
« Me montra comme Iris dans son riche appareil ;
« Ali ! prends pitié d’un homme épris d’une déesse !
« D’un artiste ébloui plains l’orgueilleuse ivresse !
« Sois sa compagne ; accorde à ses constants amours
« Ton intime union qu’il poursuivra toujours. »

 

Ainsi de vains désirs son âme dévorée
Se plaint : mais, à sa voix, la déesse éthérée
Descend, et de rayons dorant son atelier,
Vient faire un demi-dieu de l’illustre ouvrier.

 

« Ne gémis plus, Daguerre ; accomplis tes images ;
« Le désespoir jamais n’abat les grands courages, »
Dit-elle : « Me voici. Tes vœux m’ont su toucher ;
« Et Lampélie à toi consent à s’attacher.

« Tout ce que peut ta main retracer sur tes toiles
« De l’espace terrestre au séjour des étoiles,
« Sous de vivants aspects va luire et se mouvoir.
« D’une occulte magie exerce le pouvoir.
« Apprends à diriger mes flèches pénétrantes,
« Tour à tour sur mon arc sombres ou colorantes.
« Fais pivoter tes plans, du point fixe affranchis,
« D’un sens oblique ou droit plus ou moins réfléchis ;
« Leurs teintes renverront nos mobiles peintures
« En glace variable au gré de leurs figures.
« Aux angles de mes jets impose ton compas :
« L’un par l’autre guidés, suivons-nous pas à pas :
« Ma clarté réfrangible à tes dessins soumise
« Rejaillit ou se fond absorbée ou transmise.

 

« On verra fuir du jour l’astre resplendissant ;
« La lune au soir montrer son disque ou son croissant ;
« Dans le sein émaillé des riantes vallées
« L’avalanche verser les roches écroulées ;
« Champs, bercails se détruire, et les toits s’abîmer ;
« L’éclair fendre la nue, et les mers écumer ;
« La nef d’un temple vide, où, comme par miracle,
« Vient se ranger, s’asseoir, l’essaim du tabernacle,
« Où les cierges flambants rougissent les arceaux
« Des gothiques piliers se croisant en berceaux.

 

« Aimons-nous : tu devras à ma faveur intime
« De joindre à la couleur l’action qui l’anime.
« Est-ce assez m’acquitter de ton amour constant ?
« De mon choix nuptial, Daguerre, es-tu content ? »

 

Ah !quand Pygmalion sons sa main agitée
Sentit battre ton sein, marbre de Galatée,
Quand sa propre merveille éblouit son auteur,
Son grand étonnement fut presque une terreur.
Non moins ému, Daguerre, écoutant l’immortelle,
Craint qu’un prestige encor ne l’enchante au lieu d’elle.
Tel un simple génie, aux dieux associé,
N’ose aspirer au prix dont son zèle est payé.

 

« Est-il vrai, s’écria l’amant de la lumière,
« Que, de mon art humain divine auxiliaire,
« La fille du soleil marie à mes pinceaux
« Ses flèches dont le jour nuance les faisceaux ?...
« Ma carrière plus sûre, et par elle aplanie,
« Va reculer sa borne et s’étendre infinie.
« Son lustre m’enrichit d olympiques trésors.
« Mes veilles, mes travaux, mes assidus efforts,
« Ont donc pu m’obtenir l’alliance céleste
« Dont cette vierge honore un artiste modeste !
« De mon culte héliaque ineffable beauté !
« Tu fais de mon asile un temple illimité.
« Du ciel me vient la dot de ta magnificence. »

 

La déesse an transport de sa reconnaissance
Souriait ; et le jour, plus serein et plus beau,
Sembla de leur hymen être l’ardent flambeau.

 

Mais un sublime instinct dont l’artiste soupire,
Le pousse vers un but où son talent aspire.
Ah ! tel est des mortels l’ambitieux cerveau,
Que d’un vœu satisfait naît un désir nouveau !

 

C’est peu que Lampélie enlumine et reflète
Les modèles enduits des tons de sa palette ;
De leurs saillants reliefs sa présence est l’appui,
Et l’ombre les abat dès que le jour a fui.
Il veut de sa faveur un gage plus sensible :
II veut que des tracés une empreinte infaillible
Soit l’œuvre d’elle-même, et lui livre un dessin
Pur, fixe, et plus correct que les traits du burin.
Fol espoir ! d’un tel vœu la déité confuse
Croit éluder l’audace, et longtemps s’y refuse.
Lui, toujours ne tendant qu’au but de son désir,
Et se joue avec elle, et cherche à la saisir
Sous de clairs appareils, sous une sombre tente,
En de pressants ébats il l’éprouve et la tente.

 

Comme, épiée aux rets de l’oiseleur malin
L’alouette, éveillant les échos du matin,
Voltige, et follement s’abat dans la prairie
Sur un miroir, écueil de sa coquetterie ;
De Lampélie enfin le vol est arrêté
Au chimique filet par Daguerre apprêté.
La face d un cristal, ou bombée ou concave,
Amoindrit ou grandit chaque objet qu’elle grave.
Au fond du piège obscur ses fins et blancs rayons
Pointent l’aspect des lieux en rapides crayons :
D’un verre emprisonnant l’image captivée,
Du toucher destructeur aussitôt préservée,
Reste vive et durable ; et des reflets certains
Frappent la profondeur des plans les plus lointains.

 

Pour l’heureux peintre, ô ciel ! quelle gloire future !
Ses tableaux en étaient les prémices, l’augure.
Par t’infuse lumière atteints, multipliés,
Sous la loupe agrandis en ses rais déliés,
Les atomes cédant leur forme à sa finesse,
Il peut en éclairer la sombre petitesse ;
Saisir du minéral les cristaux clandestins,
L’embryon de l’insecte et ses nerfs intestins ;
De la sève et du sang dans l’homme et dans les plantes
Mirer la moindre veine et les libres saillantes :
Et, transmettant aux arts des traits moins indécis,
Régler la perspective en des calques précis ;
Des choses en tous points pénétrer la structure ;
Des sites parcourus traduire la nature ;
Et sans l’aide du temps, de l’or, et du travail,
Graver des monuments la masse et le détail.

 

Quelle mine féconde aux sciences ouverte !
Toutes exploiteront sa belle découverte.
Nul interne repli, nul dédale épineux,
Ne soustrait Lampélie à son fil lumineux.

 

Elle se dépitant de la trame où Daguerre
Suspendit à ses lacs sa trace passagère :

 

« Quoi ! d’un secret des cieux te voilà possesseur !
« J’en tressaille pour toi… Crains ma jalouse soeur. »
Il triomphe pourtant, fier de l’avoir surprise.

 

Cependant, quel revers ! l’ardente Pyrophyse,
Fille aussi du soleil, et courrière du feu,
Sœur jumelle qui suit Lampélie en tout lieu,
La chaleur, qui, partout sa compagne rapide,
Mêle d’obscurs rayons à tout rayon lucide,
Pyrophyse s’irrite ; et de ses yeux jaloux
Partent en pétillant les éclairs du courroux.

 

« Ainsi donc, profanant notre haute entremise,
« Tu travailles ma sœur, en esclave soumise !
« Un homme, à notre arcane enlevant des tributs,
« Ose décomposer tes divins attributs !
« De ce type incrusté ravir les caractères,
« C’est un vol au soleil, c’est trahir nos mystères.
« Le feu dont je régis le terrible élément,
« J’en jure, punira ton sacrilége amant ;
« Et bientôt réduira dans sa tour consumée
« Votre autel conjugal et sa gloire en fumée.
« J’évoque l’incendie. » À ces mots proférés,
De verdâtres lueurs ses traits sont altérés.
Quoi ! l’envie, excitant nos haines si funestes,
Souffle donc même rage en des âmes célestes !

 

De son œil, Pyrophyse encor
Au lit de sa tendre jumelle
Tournant la brûlante prunelle,
Tire du fond d’un carquois d’or
Un dard, dont la pointe étincelle.
Cher favori d’une immortelle
Adieu votre commun trésor !

 

Déjà, prenant un vague essor,
L’incendie et s’élance, et tonne,
Comme Encelade tourbillonne
Déchirant ses flancs entr’ouverts :
La tour craque sous mille éclairs.
Ces cadres où Paris s’étonne
D’avoir réfléchi l’univers,
Ces châssis que l’art a couverts
S’écoulent fondus au travers
Du brasier qui les environne :
Et des horizons si divers,
Des beaux ciels, des champs et des mers,
La couleur ruisselle et bouillonne
Dans un gouffre où sifflent les airs.
Un soudain cri d’alarme « Au feu courez en foule...
« Au feu courez sauvez l’édifice des arts ! »
Partout consternant les regards,
Le feu plane, serpente, et roule
Sur les débris fumants dans les cendres épars.
De la tour qui s’ébranle et croule
La mort, comme en vedette, écarte le concours.
Pyrophyse, en dragon avide de désastres,
Tend ses ailes sur les contours,
Mord et ronge la base, et se tord aux pilastres
Du cirque dévoré qu’elle arrache aux secours
Et ses langues de feu semblent toucher les astres.

 

Muse ! qui me prêtas ton inspiration,
Elève mon esprit au trône d’Hélion,
Dieu central, qui des jours mesure la carrière,
Père de la chaleur, père de la lumière.
Ouvre-moi son palais dont le seuil flamboyant
Épand de sphère en sphère un éclat ondoyant :
Dis comment, au foyer de la voûte étoilée,
L immuable Hëlion recut sa fille ailée :
Dis comment, à ses pieds, exprimant sa douleur,
Lampélie accusa le crime de sa sœur.
Sa vitesse, d’un vol plus prompt que la pensée,
Des deux pôles du ciel en ses trajets lancée,
Avait au firmament roulé son char vers lui.

 

« Oh ! des mondes errants la splendeur et l’appui,
« Soleil ! sublime auteur du lustre dont je brille !
« Plains-moi : d’un attentat daigne venger ta fille.
« La torche incendiaire ôte un dernier abri
« À l’artiste éperdu, fugitif, appauvri,
« Honneur de la cité que charmaient ses ouvrages.
« Fruits du génie, hélas ! tous en proie aux ravages.
« Méritai-je, grand Dieu ! que le feu me punît
« D’illustrer ce mortel à qui le ciel m’unit ?
« Flambeau pareil au tien, l’humaine intelligence
« Egale en pureté ma lumineuse essence ;

« L’esprit, plus rayonnant que les radieux corps,
« M’étreignit de sa flamme et forma nos accords.
« En lui je protégeais innocente science
« Qu’appuyait le secours de ma juste influence.
« Ma sœur, qu’a-t-elle fait ?... qu’épouser les tyrans,
« Races de Salmonée, inhumains conquérants,
« Semant de bords en bords ses poudres fulminantes,
« Et se proclamant dieux par des bouches tonnantes. »
Elle a dit ; et s’absorbe en face du soleil.

 

Hélion, dans l’éther où siège son conseil,
Appelle Pyrophyse ; et du flanc des nuages
Elle part en éclair sillonnant les orages.

 

« Prétends-tu, lui dit-il, jalouse déité,
« Suivre de tes fureurs le délire agité ?
« Avant qu’aucune plainte eût frappé mon oreille,
« Je dictais ton arrêt. Tremble, partout je veille.

 

« Conductrice du feu, tu le dois attiser
« Pour vivifier tout, non pour tout embraser.

 

« Du haut des régions que fend l’aigle superbe
« Jusqu’au profond repaire où rampe un ver sous l’herbe,
« Mon œil perçant voit tout, comme le Créateur
« Plonge aux cœurs des humains un rayon scrutateur.
« Tourne à ton gré la flamme au manoir des orgies,
« Ou d’impudique ardeur les bacchantes rougies,
« S’échauffant aux transports de faunes bondissants,
« Roulent au cercle immonde ou s’enivrent leurs sens
« Mais, aux lieux enrichis par la docte industrie,
« Des mortels chers aux dieux éloigne ta furie.

 

« Je t’exile aux prisons où grondent les Titans.
« Va te purifier aux laves des volcans. »

 

Il se tait Pyrophyse et la Discorde impie
Descendent dans l’abîme et leur forfait s’expie.

 

Satisfaite et vengée, alors, un prompt retour
Ramène Lampélie au terrestre séjour.
Daguerre, à ses côtés, voit sa divine amante.
Puisse-t-elle adoucir l’ennui qui le tourmente !
De tristesse ombragés, ses yeux mornes, distraits,
Semblent pour elle éteints et froids pour ses attraits.

 

« Calme-toi, lui dit-elle, ah ! je t’éclaire encore.
« Ta merveille, en son germe, est au moment d’éclore.
« Surmonte le malheur. La France, où tu naquis,
« S’acquitte des lauriers en son honneur conquis.
« De mes rayons captifs l’incidence fixée
« Te mérite un haut prix dans la docte pensée
« D’Arago, que je guide en mon char éternel
« Dans l’empire exploré par les tubes d’HerscheIl.
« Lutèce est ta nourrice ; et sa main libérale
« Te doit plus qu’une offrande à tes pertes égale.
« Tous les biens matériels peuvent s’anéantir :
« Mais, ravie au brasier prompt à les engloutir,
« Des œuvres de l’esprit survit la gloire entière.
« Favori du soleil, époux de la lumière,
« Le miracle accompli par notre intimité
« Est le titre immortel de ta sublimité. »

 

Elle dit mille : échos répètent son langage.
Le génie inventeur règne en Dieu d’âge en âge :
Son bienfait lui conquiert le lointain souvenir
Des nations à naître et du monde à venir.