Compliment fait à M. Colbert

Le 13 juin 1672

François CHARPENTIER

COMPLIMENT fait le 13. Juin 1672. Par Mr. CHARPENTIER, à M. Colbert, ſur ce qu’il avoit obtenu du Roy que l’Académie tint ſes ſeances au Louvre.

 

MONSEIGNEUR,

LORSQUE vous fîtes l’honneur à l’Académie Françoiſe de vouloir bien avoir quelque relation avec elle, elle jugea auſſitôt qu’une liaiſon ſi avantageuſe luy procureroit un appuy inébranlable en toutes ſortes de rencontres. Elle vient, MONSEIGNEUR, d’en faire une épreuve dans la plus dangereuſe tempeſte, dont elle pouvoit être agitée. Elle a perdu un Protecteur tres-illuſtre & tres-favorable ; on ſçait quel eſt le deſordre d’un corps dont on a oſté le Chef ; quelle eſt la ruine d’un édifice dont on a arraché la pierre angulaire. Que n’auroit-elle point dû craindre dans ce rude ébranlement, ſi l’eſperance qu’elle avoit en vous & au glorieux zele que vous avez toûjours eu pour les belles Lettres, ne luy avoit conſervé quelque rayon de lumiere au milieu des tenebres, où elle eſtoit plongée. Elle n’a point eſté trompée, cette eſperance qu’elle avoit ſi juſtement fondée ſur Vôtre ſecours, vous l’avez remplie toute entiere ; & du bord du précipice où elle ſe trouvoit, vous luy avez aidé à en faire un degré pour monter au comble de gloire où nous la voyons. En effet, MONSEIGNEUR, le moyen de ſe perſuader que tant de bonheur luy fût arrivé en ſi peu de temps, ſi vous ne luy aviez préparé par vôtre recommandation la place honorable qu’elle tient dans l’eſtime de Sa Majeſté, & ſi vous n’aviez enſuite menagé pour elle les graces extraordinaires qu’elle en a reçuës. Qu’aprés cela nôtre bonne fortune augmente continuellement, ce ſera toûjours l’effet de cette premiere impreſſion favorable, que vous avez donné de nous à ce grand Prince. Nous ſentons cette augmentation de bonne fortune par le nouvel honneur qu’il nous a fait d’introduire l’Académie dans le Louvre, & de permettre qu’elle y tienne déſormais ſes Aſſemblées. Certes l’Alliance des Lettres & des armes n’eſt pas nouvelle, il s’eſt aſſez trouvé de grands Princes tres-ſçavans. Les Alexandres, les Ptolemées, les Ceſars, les Hadriens, les Charlemagnes, les Alphonſes de Caſtille avoient de quoy être tres-celebres par leur doctrine, ſi l’éblouiſſant éclat des actions Roiales n’avoit étoufé en quelque façon le merite de leurs vertus privées : mais qu’un Roy ait aſſez aimé les Lettres, pour loger une Académie dans ſa propre Maiſon ; c’eſt ce que la poſterité n’apprendra gueres que parmi les actions de Louis LE GRAND. Il ne ſe contente pas de nous accorder ſa protection toute-puiſſante, il veut nous attacher à titre de domeſtiques. Il veut que la Majeſté Royale & les belles Lettres n’ayent qu’un même Palais, comme autrefois à Rome il n’y avoit qu’un même Autel pour Hercule & pour les Muſes ; c’eſt-à-dire pour le Dieu de la valeur, & pour les Déeſſes qui préſident à l’immortalité des belles actions. Mais s’il eſt permis de former quelques augures de l’avenir, cecy n’eſt point un pur effet du hazard, & au moment que ce Monarque magnanime marche à la teſte de ſes armées, pour châtier ſes ingrats Alliez, & remettre en poſſeſſion de leurs biens les Princes qui l’appellent à leur defenſe, n’eſt-ce pas un ſecret preſſentiment de ſa victoire, que d’intereſſer par de nouveaux bienfaits ces Filles immortelles qui ont accouſtumé de chanter les Triomphes. C’eſt dans cet esprit que les Lacedemoniens leur faiſoient un ſacrifice ſolennel, lorſqu’ils eſtoient ſur le point de donner bataille, afin, diſoient-ils, que leurs belles actions ne fuſſent pas ignorées ; c’eſt dans ce même eſprit qu’un General de l’armée Romaine leur voua les dépouilles des ennemis, & je ne ſçay ſi par une heureuſe fatalité il n’entre rien de ſemblable dans ce que l’invincible Louis fait aujourd’huy pour nos Muſes Françoiſes, & ſi ce n’eſt point un préſage du beſoin qu’il aura d’elles, pour conſerver la memoire de ſes grands exploits. Quoyqu’il en ſoit, MONSEIGNEUR, comme un ordre qui nous eſt ſi glorieux nous vient par vôtre moyen, nous venons auſſi pour vous en témoigner nôtre reconnoiſſance, pour entrer en payement, s’il faut ainſi dire, des obligations infinies, dont nous vous ſommes redevables, ſans que nous eſperions toutefois nous en pouvoir jamais entierement acquiter. A tant de graces, MONSEIGNEUR, joignez, s’il vous plaît, celle de croire qu’il n’y a point de Compagnie dans tout le Roiaume, du zele de laquelle vous puiſſiez eſtre plus aſſüré que de celuy de l’Académie Françoiſe, & qu’il n’y en point dont tous les particuliers ſoient avec des ſentimens plus reſpectueux & plus durables vos tres humbles & tres-obeiſſans Serviteurs.

 

 

MONSIEUR COLBERT donna une audience tres-favorable à ce Diſcours, & répondit fort obligeamment qu’il ne s’étonnoit pas ſi une des plus éloquentes Compagnies du Royaume faiſoit des Complimens ſi éloquens, qu’il luy en étoit tres ogligé, mais qu’il eût ſouhaité quelle l’eût traité avec moins de ceremonie, & qu’en qualité de Confrere ſans l’appeler Monſeigneur, il ajoûta que le Roy donnant un ſi beau Champ qu’il faiſoit à l’Académie pour l’exercer à celebrer les victoires qu’il remportoit ſur mer & ſur terre, il exhortait tous les particuliers qui la compoſoient de travailler pour la gloire de ce grand Prince, & que pour luy il les aſſuroit qu’en toutes occaſions où il pourroit ſervir une ſi illuſtre Compagnie il le feroit avec joye & avec plaiſir.