Discours de réception de Népomucène Lemercier

Le 5 septembre 1810

Népomucène LEMERCIER

Réception de M. Lemercier

 

M. Lemercier, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Naigeon, y est venu prendre séance le mercredi 5 septembre 1810, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

La louange et le blâme sont les deux mobiles de l’esprit et du cœur humain : ce n’est que pour mériter l’une, et pour éviter l’autre, qu’ils exercent leurs facultés. La double influence des éloges et des reproches est pour les âmes élevées ce que les matérielles récompenses et les châtiments corporels sont pour le vulgaire qu’ils dirigent au bien. Ces deux puissances tiennent leur action d’une cause éternelle, l’amour-propre des hommes : elles le rendent salutaire par les effets de l’émulation qu’elles font naître de lui. Telle est donc leur importance, qu’elles transforment en vertu ce qui serait un vice en nous, et qu’on ne peut plus nommer une vanité le désir de se distinguer, puisqu’il enhardit à s’anoblir par des travaux utiles à la patrie. Mais les approbations ont leur prix, comme les salaires ont leur valeur : celles-ci ne sont appréciées qu’en raison de l’estime qu’on doit aux personnes qui les accordent. C’est borner son ambition à des vues bien étroites, que de briguer les éloges de la foule, et que de recevoir l’encens de toute main. C’est porter sa présomption trop haut, que de prétendre à réunir les suffrages des esprits éminemment éclairés. Ce qu’on ose raisonnablement espérer de plus se réduit à leur indulgence favorable ; indulgence, il est vrai si flatteuse, qu’on a déjà sujet de se glorifier de se l’être attirée, et qu’on n’a pas droit de s’en enorgueillir, parce que leur approbation n’est qu’un encouragement.

Personne en ce moment n’est plus à portée que moi de reconnaître ce qu’elle a de précieux. Entouré de l’élite des littérateurs de la nation française, je me demande que fut mon titre à leur bienveillance, si ce n’est mon zèle ; et je m’applaudis moins que je ne m’étonne de mon adoption dans cette illustre compagnie.

Présumant trop peu de moi pour espérer bien soutenir un tel honneur, au moins tenterai-je de me rendre digne de votre choix par ma soumission à vos plus anciennes coutumes, en payant d’abord un tribut au premier fondateur de l’Académie français, et au docte membre dont vous regrettez la perte.

L’obligation où je suis de vous parler de tous deux, prouve que vous n’avez pas méconnu l’avantage de ces éloges qui sont, pour ainsi dire, l’acquit du souvenir des vivants envers le génie et les vertus des morts. Vous vous êtes presque fait une loi du payement de cette dette sacrée, sans admettre les opinions qui s’efforçaient de l’anéantir, dans la crainte que le fréquent retour de ces harangues d’usage n’apportât quelques répétitions dans les formes oratoires, ou ne gênât les esprits embarrassés de leur appareil. Mais comme on sait que les belles facultés diffèrent autant chez les hommes que leurs inclinations variées, que les grands talents brillent parfois en mille choses, sans s’être exercés à l’éloquence, on ne préjuge rien contre eux de ce qu’ils disent en ces occasions, mais on approuve leur empressement à suivre une règle honorable.

En effet, Messieurs, elle est honorable pour vous, puisqu’elle atteste encore votre reconnaissance pour le politique auteur de votre première institution. Il eut droit de l’attendre de ses bienfaits perpétués : et votre fidélité n’a pas trompé ses espérances.

Cet homme fameux que je m’abstiens de considérer en détail au milieu des ressorts de son gouvernement, ce ministre qui, pour mouvoir les affaires du royaume, pour extirper du sein de la France les mêmes schismes qu’il fomentait chez ses ennemis divisés par eux, pour consommer l’œuvre commencée par Louis XI contre les grands vassaux et détruire leurs prérogatives rivales de celles de la couronne, pour diriger, suspendre, ou finir les guerres, le cardinal de Richelieu, qui eut besoin de tant de lumières, de tant d’art, puisque, usant d’un pouvoir absolu qu’il ne possédait pas en propre, il fallut, pour dominer l’Europe, couvrir ses ordres du sceau de son monarque, inspirer ses volontés personnelles au souverain, maîtriser enfin son maître même, et, si je puis m’exprimer familièrement, régner toujours de par le roi ; Richelieu, dis-je, ne se confia, pour sa renommée, ni à son autorité, ni au bruit de ses succès, ni aux applaudissements de la multitude éblouie, et vendue à toutes les hautes fortunes. Il sentit le peu que valait l’inconstante célébrité qu’elle prodigue au hasard, et qui passe avec la vie : il prétendit aux éloges durables ; et celui qu’il mérite surtout est d’avoir remis les intérêts de sa gloire à l’affection des hommes instruits qu’il sut par là se conquérir pour jamais.

Si quelque prétention littéraire donna sujet de lui reprocher d’être une fois entré en rivalité disproportionnée avec l’auteur du Cid, il apprit à juger quel est le crédit véritable du génie, et laissa généreusement le grand Corneille prendre un vol hardi sur son théâtre historique, et faire, aux yeux des Français émerveillés, planer librement les vieilles aigles romaines. Richelieu n’en arrêta pas l’essor : magnanimité remarquable, tant il est rare qu’on ne s’obstine pas à se venger de sa propre injustice sur ceux qui eurent le droit de s’en plaindre ! Cet excellent esprit redouta, je pense, le blâme des siècles, qu’il eût pu priver d’une quantité de chefs-d’œuvre, et cette crainte lui assura nos hommages.

Déjà sa prévoyance avait su se les acquérir en fondant un conseil académique, à la fois l’atelier et la retraite des talents littéraires, bientôt devenu le sénat des sciences et des arts, et l’enceinte où doit présider la double magistrature de l’instruction et du goût.

Il l’enrichit par le concours des réputations les plus accréditées, et son intention délicate éclata surtout dans le soin de le doter modiquement, pour mettre en une évidence indubitable le désintéressement habituel et exemplaire du petit nombre des laborieux qui ne cultivent que la sagesse, ignorent les vœux cupides, et ne s’occupent d’amasser que les inépuisables trésors de l’intelligence.

Voilà comment il s’obtint des louanges volontaires ; comment il eût rendu la partialité même excusable en sa faveur. Il savait que les hommes les plus perfectionnés, gardant mieux le souvenir des choses, demeurent les plus reconnaissants ; et ce fut dans leurs cœurs qu’il chercha la source intarissable des tributs qu’il tire encore de vous, pour garantir son nom de l’ingrat oubli du vulgaire.

Il eut raison de s’appuyer sur les hommes qui ne sont les justes appréciateurs du mérite, et les dispensateurs des prix, que parce qu’ils savent et se souviennent, et que leur jugement possède la mémoire de l’esprit comme leur sensibilité la mémoire du cœur. Telle est la qualité distinctive et caractéristique des membres de votre société. L’étude et la réflexion les remplissent d’une multitude d’idées toujours présentes à leur gré, et l’usage glorieux qu’ils font de tant de connaissances atteste la constance de leurs beaux sentiments.

Le collègue que vous m’appelez à remplacer servit modestement d’exemple à cette vérité, par l’emploi qu’il fit de sa vie laborieuse. L’éloge de cet infatigable commentateur prouvera quelle fut la capacité de sa mémoire, par les monuments de son érudition ; et quelle fut sa reconnaissance envers ses bienfaiteurs et ses amis, par la fidélité qu’il garda même à leurs opinions après leur mort : fidélité si grande, que s’il partagea quelques-unes de leurs exagérations, ses erreurs ont leur cause et leur excuse dans sa bonté naturelle.

Je ne l’ai pas connu personnellement : mais les lettres font de tout docte écrivain un homme public ; et M. Naigeon se relève assez par ses œuvres pour me fournir matière à vous entretenir de lui, sans qu’il me faille rechercher les détails de son existence, superflus pour votre juste curiosité.

Au premier examen de ses travaux, on aperçoit la solidité de son savoir plus que l’éclat de son imagination. Les extraits des auteurs qu’il commente ou traduit témoignent avec quelle attention il les étudia : les langues anciennes semblent lui avoir été aussi familières que sa langue propre, tant ses citations fréquentes ont de justesse. On sent qu’une éducation toute classique le forma sur les meilleurs modèles, enrichit son esprit d’une heureuse instruction ; et qu’à cet acquis utile qu’on ne perd jamais, il ajouta les fruits d’une maturité perfectionnée par les soins studieux. Muni de ces avantages de la mémoire, il les accrut et les conserva par une continuelle lecture ; et tel fut le profit qu’il retira de son application, que les livres entiers des historiens et des poëtes de l’antiquité restèrent imprimés en son cerveau jusqu’à ses dernières années. Les personnes qui l’approchaient m’ont assuré qu’il leur récita souvent les plus belles pages de Tacite, de Sénèque, de Lucrèce et d’Horace, ses auteurs de prédilection. L’ardeur de s’instruire fit de lui un vocabulaire ambulant de science et de morale, un abrégé vivant des bibliothèques. Non content de savoir les lire, il sut les composer ; c’est-à-dire, qu’il porta le flambeau du discernement dans l’amas confus des travaux de l’esprit humain. La multiplicité des écrits de divers âges, de différents genres, dépôt des langues mortes ou vivantes, ne présente dans son entassement, qu’un chaos plein de ténèbres, si quelque homme judicieux, en y distribuant la lumière, ne range tous les éléments à leur place convenable, ne trace à la curiosité des routes sûres et faciles, et ne dirige les pas de l’étude avec ordre et régularité. Son office est de classer distinctement les matières, de suivre leur liaison et leurs analogies, et de faire briller en chacun de leurs compartiments tous les trésors du savoir, qu’il offre au premier coup d’œil sur mille rayons lumineux. C’est ainsi qu’un docte bibliothécaire met aux mains des lecteurs le fil qui les empêche de s’égarer dans les profondeurs de l’inextricable labyrinthe des pensées. Le soin de M. Naigeon à former de complètes collections d’ouvrages les rendit précieuses aux amateurs des bons livres. En vain le nommait-on ironiquement bibliomane afin de déprimer en lui le bibliographe éclairé ; car l’incorrigible envie affecte toujours de prendre les appellations dérisoires pour synonymes des qualifications honorables : c’est le secret de son ingénieuse malice. S’il poussa la recherche jusqu’à priser hautement la beauté des éditions, c’est qu’il n’ignorait pas que les plus soignées sont ordinairement les plus correctes, et que les moindres fautes dans les versions occasionnent souvent de funestes erreurs qui se perpétuent dans les nombreux commentaires. Le seul vice de la ponctuation ou le dérangement de quelques syllabes, défigure parfois le sens d’un auteur, ou dérobe une vérité. Les scrupules en ceci ne paraîtront minutieux qu’aux hommes trop inattentifs pour remarquer l’origine des discordes engendrées par les mots, et qui oublient que Boileau a constaté gravement les dangers de l’équivoque, toujours féconde en querelles,

Qui fit dans une guerre, et si triste et si longue,
Périr tant de chrétiens, martyrs d’une diphthongue !

A l’intégrité des textes, M. Naigeon aimait à joindre le luxe de la typographie. Il voulait que les bons ouvrages éclatassent en beaux caractères ; et, pour les acheter en cet état, il se privait des choses les plus nécessaires : comme s’il s’était plu à tout sacrifier à l’esprit pour le revêtir des ornements propres à charmer ses adorateurs ; comme si le génie eût été l’idole à qui son admiration rendait un culte dispendieux.

Son zèle, toujours croissant, lui inspira le désir de corriger les impressions inexactes ou fautives des écrivains qu’il préférait, et l’amitié l’engagea de même à devenir l’éditeur des ouvrages de l’un des plus illustres coopérateurs de l’Encyclopédie.

Il avait vu bâtir ce vaste monument scientifique dont les célèbres d’Alembert et Diderot furent les premiers architectes ; dont Voltaire, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Helvétius, Fréret, Condorcet et tant d’autres fameux, devinrent avec eux les constructeurs : il avait fourni lui-même au faisceau de lumières générales, rassemblées par des philosophes ; heureux d’y prodiguer leurs talents, en y confondant leurs noms ; satisfaits de s’associer à une foule de collaborateurs choisis, et animés de la seule ambition de faire éclater la vérité. Il avait participé à cette œuvre mémorable, à laquelle on n’aurait rien à reprocher si elle n’était que le dépôt des connaissances historiques et morales, parce que les faits restent ce qu’ils furent, et que les maximes sont éternelles, mais qui est restée en arrière des sciences mathématiques et physiques, parce que leur marche s’est accélérée indéfiniment, et que la nature, mieux sondée en notre siècle, n’a cessé d’ouvrir le champ libre et immense des découvertes aux doctes membres de la première classe de cet Institut. Une analyse rapide de ce volumineux ouvrage éclaircirait donc facilement la cause des contestations qu’il excite, puisque, examiné sous deux rapports, il est parfait dans l’un, et incomplet et défectueux dans l’autre : entreprise néanmoins la plus louable qu’aient achevée l’intelligence, le courage et la vertu des littérateurs et des savants réunis.

Quand ce grand travail reparut, méthodiquement publié par ordre de matière, M. Naigeon rédigea le Dictionnaire de la philosophie ancienne et moderne. Aux articles nombreux de Diderot il ajouta ceux de ses plus dignes collègues ; et, par les extraits qu’il résuma des pensées et de la vie de tous les sages et de tous les dogmatistes des temps passés, il les força de coopérer depuis leur trépas à l’accomplissement du Dictionnaire universel magasin de la doctrine de ses contemporains.

C’est là qu’il est, pour ainsi dire, en son fort ; c’est là qu’on a lieu de vanter sa patience et ses labeurs ; c’est là qu’on a moyen de l’attaquer.

L’exposé des systèmes philosophiques du monde appartenait à l’éditeur du Manuel d’Épictète, des Essais de Montaigne, des fables de la Fontaine, et de la collection des Moralistes. Ses avis préliminaires sur ces philosophes les avaient déjà librement caractérisés : leurs préceptes étaient sans cesse dans sa bouche ; il s’était montré digne d’interpréter ce sage esclave qui, roi de lui-même en sa servitude, inébranlable aux coups du destin, impassible à la douleur, en ne livrant que son corps aux chaînes, gardait une âme indépendante et plus fière que celle de ses maîtres, asservis au joug des brutales passions dont il vivait noblement dégagé. Car le repos du vrai sage se fonde sur cette conviction : il n’est point de fers qui captivent la pensée.

Le scepticisme de Montaigne secondait son penchant à soumettre tout à l’examen du doute : il aimait cet esprit insouciant, irrésolu, capricieux ; tantôt retenu et timide, tantôt téméraire et ardent à la perquisition des vérités ; se créant sa morale et son langage toujours original en son idiome par la nouveauté de ses idées, toujours naturel et pourtant ingénieux, indéterminé par complexion ; juge débonnaire des faiblesses communes, et capable d’évaluer les fortes vertus dont il s’avouait incapable ; parlant sciemment de toutes choses et se démentant à son insu ; aimable composé de tous les contraires, homme qui s’étudiait lui seul, pour mieux s’expliquer les autres hommes, et qui parut dire à ses semblables : C’est par la connaissance intime de moi que je saurai vous rendre compte de nous tous.

Notre fabuliste ne lui plaisait pas moins par sa naïveté piquante et par son style unique en son genre ; mélange inouï de tours latins et marotiques, et de gallicismes élégants et familiers. Aussi prit-il soin de relever les moindres circonstances de sa vie, afin de nous aider à juger quels hasards purent former le rare esprit de la Fontaine, dont la bonhomie épigrammatique s’amusait à peindre allégoriquement les mœurs humaines dans le tableau des passions des bêtes, et raillait l’homme, roi des animaux, en prêtant une langue à tous les sujets de cet animal souverain. Plus étendu qu’Ésope, plus coloré que Phèdre, il immortalisa ses apologues, en ne suivant que l’instinct de simplicité qui le menait négligemment à la gloire.

Tous deux furent les auteurs favoris de M. Naigeon, parce qu’ils furent les plus fidèles organes de la raison et du vrai. Il les cite partout, convaincu de l’impossibilité de mieux dire ce qu’ils ont dit, et persuadé qu’ils concentrèrent en eux ce que la philosophie a de sublime. Elle était l’objet exclusif de ses méditations ; il n’estimait qu’elle dans les écrivains ; attentif à la recueillir dans tous les ouvrages qu’il dépouille, il en détache les ornements et le charme du style pour n’en retirer que les maximes : les grâces de l’élocution, les mouvements de l’éloquence, les parures du goût ; en un mot, l’appareil des belles-lettres lui paraît vain, si leur art ne sert de support à ce qu’il croit la vérité : il ne les honore pas tant dans leurs moyens que dans ce but nécessaire ; et le talent de bien parler et de bien écrire n’a pour lui que la valeur d’une musique ou d’une peinture insignifiante, s’il ne s’applique à mettre la raison en évidence, ou s’il ne lui ajoute un lustre, afin qu’elle plaise davantage.

Jusqu’où sa mémoire remonte-t-elle pour interroger les premières traces de cette philosophie dont il suivit les pas et les progrès jusqu’au dix-huitième siècle ? A ces antiques Olympiades que rendirent fameuses les débats des trois académies de Socrate, d’Arcésilas et de Carnéade. L’accompagnerons-nous dans ce dédale d’opinions, parmi ce choc de tant de sectes, dans cet abîme de systèmes, où il contracta l’habitude d’apprendre qu’on ne sait rien ? Il nous instruira du moins de l’instabilité de nos théories, de leurs successions rapides et continuelles, du renversement de nos principes : hypothèses trompeuses sans cesse démenties par les effets et par l’expérience. Il nous instruira de la fragilité des appuis sur lesquels s’assied l’orgueil humain. Il nous instruira de l’inanité de tant de grands sophistes, remplissant de leurs dogmes le Lycée et le Portique. M. Naigeon voit revivre, chez les Romains., dans les vers de Lucrèce dont il seconda l’élégant traducteur ; dans Cicéron, dont il translata l’éloquence morale ; dans Sénèque, dont il acheva d’interpréter la sagesse, après le docte Lagrange ; il voit, dis-je, se renouveler chez eux la métaphysique des Grecs. Il établissait l’histoire de cette science, science réelle, mais ardue et fugitive, qui, n’ayant que des calculs de probabilités, et manquant de formules positives, n’est rigoureuse que pour les esprits subtils et perçants, et les désespère en leur offrant ses principes déliés, dont les démonstrations n’ont jamais de preuves incontestables. Que résultait-il à ses yeux de tant de dogmes systématiques ? Des fantômes de vérités, des simulacres de raison, devant lesquels s’anéantirent les chimères des religions païennes. Il s’attacha donc à la métaphysique après avoir remarqué que cette science produit le doute, et que le doute remue les bornes les plus respectées. Conséquemment, envieux du destin de ce sage, à qui l’imposture et la crédulité firent expier, par la ciguë, le tort de n’avoir pu croire les fables du paganisme, qu’on ne croit plus, il osa intenter devant la philosophie un procès formel à toutes les religions révélées. Je lui reprocherai cette imprudente audace, afin de mieux louer ce qu’il a de louable, en blâmant ce qui doit être blâmé ; car tout éloge menteur et sans mesure est stérile. Ce que peut faire de plus un panégyriste est, sinon de justifier les fautes, de les atténuer, s’il ne croit pas devoir les taire. Assez de raisons s’offriront à moi d’excuser celles de M. Naigeon, par son admiration extrême pour les plus hardis penseurs des âges modernes. Il vivait absorbé dans leur génie, leurs exemples étaient ses guides, leurs axiomes ses oracles. Une sorte de dévotion philosophique l’animait de fanatisme contre les intolérances sacerdotales : elle le stimula dans la recherche des opinions nouvelles, où il espérait trouver des arguments qui l’armeraient contre les théologiens. S’il eût été moins possédé de sa passion polémique ; il n’eût pas témérairement emprunté de Bacon, de Hobbes, de Locke, de Bayle et de Spinosa même, les instruments propres à détruire jusqu’au déisme, qui fut la religion de Voltaire. Il faut, lorsqu’on chérit l’humanité, ne toucher qu’avec précaution aux bases des institutions sociales et des affections habituelles qui attachent les nations à leurs antiques usages : autrement, on usurpe le nom de philosophe, étant incapable d’entrer même dans les vues secondaires des politiques qui s’asservissent indifféremment aux rites introduits chez tous les peuples de la terre.

Le savoir de M. Naigeon eût entraîné plus de partisans, s’il en eût fait un emploi plus réservé. On eût volontiers applaudi à l’auteur de l’excellent article intitulé, Unitaires, où M. Naigeon, avec une liberté modérée, leva les voiles mystiques dont s’enveloppait la philosophie de la secte socinienne. On eût parcouru avec plaisir les pages sincères où son équité porte un double jugement sur le fameux Bacon, examiné comme savant et comme homme public et privé : infidèle protégé du comte d’Essex, qui souilla sa plume à diffamer son bienfaiteur proscrit, et fraya son chemin à la cour d’Elisabeth par cet acte d’ingratitude et de servilité près du trône : ministre à son tour disgracié, que lui eût servi pour sa célébrité les honneurs de la suprême chancellerie dans un royaume, s’il n’eût mérité le titre de philosophe savant, seule dignité vraiment inamovible ? Frappé des relations et de l’enchaînement des connaissances entre elles, il planta, le premier, cet arbre encyclopédique dont les profondes racines pénètrent aux entrailles de la terre, domaine de la végétation et de la minéralogie, et dont les branches, sorties d’un même tronc, élèvent leurs rameaux fructueux jusqu’au ciel, empire de la lumière et de l’astronomie. Ce fut sous cet auguste abri que la gloire réfugiée de Bacon espéra couvrir ses écarts de quelque ombre salutaire, et défendre ses principes devant la postérité.

L’éminence de son esprit n’empêcha pas M. Naigeon d’apercevoir les torts de son âme. Jaloux de peser les droits de chacun, son exacte justice ne confondait les mesures ni les poids dans sa balance, quand l’amitié ne le trompait pas. Vainement Condillac est-il proclamé l’inventeur de cette métaphysique empruntée de Locke, mais qu’il simplifia et régularisa sur les traces de ce docte Anglais : il restitue à celui-ci l’avantage d’avoir établi sur les affections des sens la génération des idées : opinion qu’Aristote avait jadis conçue, et que combattit la spiritualité de Leibnitz dans son nouvel Essai sur l’entendement humain. M. Naigeon rapproche, en des compilations instructives, les pièces éparses des divers systèmes qui composent une théorie générale : il ne dédaigne pas d’expliquer les singularités et les contradictions des auteurs les plus étranges : tel que celui du spinosisme, dont il réfute l’absurdité, quoiqu’il en adopte la thèse irréligieuse : tel que Cardan, médecin de Pavie, à la fois indévot et superstitieux, impie en sa doctrine, et crédule aux démons, aux sortiléges et à l’astrologie divinatoire : exemple bizarre du désordre que produit communément dans les hommes la lutte de leurs systèmes résolus et de leurs sentiments involontaires ! Ils ne savent aucune des causes ; ils partent des effets, et ils contestent, et ils concluent ! Ils présument raisonner, et ne font que disputer de croyances : car il ne s’agit pas d’exclure ces objets de discussion, en répétant, pour éluder la difficulté, qu’un incrédule ne peut être convaincu, malgré lui, qu’on ne croit pas à volonté, puisqu’au contraire les hommes ne peuvent que croire. En quelque sens qu’ils se tournent, les illusions s’offrent devant eux avec un même droit de crédibilité. Or, s’il est vrai que toute la métaphysique humaine n’explique point le principe de l’impulsion universelle ; s’il est vrai que tout soit mystère ; s’il est vrai que les matérialistes affirmatifs s’érigent en prêtres de la nature, qui n’ont pas moins besoin de la foi que les prêtres des autels, la raison déjà muette sur ces choses, faisant taire la voix d’un sentiment consolateur, mettra-t-elle sa croyance dans l’incompréhensible athéisme ?

En ces graves sujets, M. Naigeon devait imiter la sagesse des anciennes académies dont il retraçait l’histoire ; et, puisque la liberté de penser autorisait de si profondes spéculations, il pouvait tout au plus se faire, comme autrefois, une double doctrine ; non qu’il faille en avoir une de mensonge, une de sincérité, mais une doctrine secrète qui se mesurât tacitement à l’étendue des vérités qu’on peut saisir et pénétrer, et une doctrine publique qui se restreignît au nombre des seules vérités qu’on a droit de publier, et qu’on révèle sans en craindre l’abus ou les fausses interprétations, toujours dangereuses à la multitude ignorante.

On voit de quelle érudition il fallut que votre collègue se soutînt dans la vaste carrière que parcourut son zèle ; ses travaux démontrent, dans les études même où il s’égara, combien la mémoire prêtait de force à son esprit ; mais j’ai dit qu’il avait aussi la mémoire du cœur, et c’est en le prouvant que je compte faire en sa faveur céder le blâme aux louanges.

Aucun de vous n’ignore quelle est l’exaltation qu’inspirent quelquefois la vertu, les talents et la vérité ; vous savez aussi qu’il est deux espèces d’enthousiasme : le premier, naturel aux âmes fortes et aux imaginations actives, tient son ardeur de l’énergie de leurs propres facultés ; le second vient d’autrui, et suit l’entraînement des impulsions étrangères. L’enthousiasme naturel s’échauffe de soi-même pour les objets qu’il découvre à travers ses prismes lumineux ; il revêt les choses de couleurs vives, de formes éclatantes et variées ; il enflamme les sentiments, féconde l’éloquence, passionne le génie, et souffle le feu divin : c’est le démon puissant dont l’influence agite, sur le trépied les sibylles, les poëtes et les orateurs. Quand ses transports déréglés se modèrent, la fougue l’abandonne ; il sort de son trouble, il éclaire ses écarts, il revient sur lui-même, il s’abat ; mais sa force se renouvelle pour désavouer généreusement les erreurs qu’il eût propagées, pour contredire ses faux oracles et ne consacrer que le vrai, reconnu par sa voix solennelle : tel fut celui de l’impétueux Diderot.

L’enthousiasme reçu n’étant pas nourri d’aliments qu’il ait trouvés en soi, mais les empruntant du dehors, porte l’empreinte de sa sécheresse ; il s’exalte par imitation, il admire sur parole, il s’engoue, il transmet servilement ce qu’il adopta de confiance, il brûle d’une chaleur qui n’est point la sienne ; pareille à celle du traducteur qui, enrichi des expressions du génie dont il n’a pas le fonds, exagère ce qu’il en retire, et craint toujours d’en diminuer la valeur. Son aveuglement, qui ne peut discerner l’or d’avec l’alliage, ne saurait faire un choix, et prise l’erreur autant que la vérité ; il ne consulte ni le temps, ni l’à-propos, qui tous deux changent la nature des choses, et qui rendent coupables, hardies et pernicieuses un jour, les opinions qui furent innocentes, réglées et salutaires la veille. Comme rien ne le détrompe, il ne se rétracte jamais ; et ne sachant se rectifier, il paraît toujours conséquent à lui-même. Sa constance, qu’enchaînent les préventions et que fixent de courtes vues, n’est pas tant un zèle utile qu’une incurable opiniâtreté. Tel est celui des hommes qui, privés du feu du génie, ont pourtant la faculté d’admirer ses dons, et d’être ses fidèles apôtres.

Je t’en prends à témoin, célèbre Diderot, qui, par ta supériorité même, égaras ton ami trop confiant et trop idolâtre de toi ; je vous en atteste, Helvétius et d’Holbach, vous dont il adora les hasardeuses théories à tel excès, qu’il exposa sa propre personne pour soustraire leur publication à la surveillance des censures. Son cœur, blessé dans la jeunesse de l’injustice de vos oppresseurs, n’oublia pas assez vos maux pour n’en pas laisser aigrir les humeurs de son vieil âge. Vous altérâtes sa douceur par vos exemples lorsqu’imputant les abus tyranniques des rois à l’essence du gouvernement monarchique, et les violences arbitraires des factieux à la nature des lois républicaines, vous lui fîtes penser qu’on ne pouvait défendre la liberté qu’avec les armes de la licence, et qu’on ne vaincrait les superstitions qu’en prêchant l’impiété même. Si votre imagination ne l’eût pas ébloui de ses prestiges, la sienne ne se fût pas réalisé tous les monstres des siècles de gothicité et de barbarie, pour les attaquer inutilement après leur extinction dans nos siècles de tolérance.

Ah ! si vous fermâtes son esprit au dogme de l’immortalité de l’âme, son cœur resta du moins ouvert à l’espoir de l’immortalité du génie et de l’éloquence ; image sensible, dans le temps, de celle qu’on désire dans l’éternité. Illustres ombres des morts qu’il chérissait, vous le savez, soyez présentes à son éloge, souriez aux efforts qu’il opposait à vos détracteurs ; voyez par quel soin pieux il rendit la terre qui vous couvre plus légère sur vos tombes, comme son zèle disputa vos moindres productions à l’oubli ! Redemandez en témoignage de sa fidélité, l’histoire de son ami Diderot, ouvrage inédit, trésor secret d’un portefeuille ouvert aux seuls confidents de son érudition et de ses sentiments libéraux. Déclarez avec moi, doctes ombres, qu’il vous paya durant sa vie le profit qu’il retira de vos conseils, et du goût que vous lui inspiriez pour les hautes sciences !

Les membres de cet Institut l’ont vu longtemps nourrir en lui ce feu sacré dans les séances de leur première classe auxquelles il assista jusqu’à sa mort. Alarmés de sa dernière maladie, ils chargèrent un de leurs collègues, renommé dans l’art de guérir , de lui porter ses secours et leurs vœux ; particularité qui constate l’intérêt qu’il s’attira par ses lumières, aussi bien que les tendres assiduités d’une douce et vertueuse sœur attestent la bonté de cet homme simple, érudit, sans brigue, et invariable en ses principes, qu’aucune ligne ne dément d’un bout à l’autre de ses ouvrages.

Cette importante qualité est, selon moi, la plus rare parmi les hommes toujours faibles et changeants. Elle me donne lieu surtout de vous rappeler ses droits à votre considération, et de vous consoler de son oraison funèbre : devoir dont je me félicite. Un éloge funéraire est comme un triste adieu qui sépare le mort des vivants. Un panégyrique renouvelé est, au contraire, l’accent de leurs voix qui le ressuscite dans le souvenir, et lui rappelle ses honneurs fondés sur une longue commémoration. C’est pourquoi d’éloquents organes n’ont cessé de réveiller ici les mânes des grands de votre ancienne compagnie : la gloire de ceux-ci n’a plus besoin de notre encens ; ils sont partis pour la postérité la plus reculée, où nos vaines louanges ne font plus que les suivre en arrière ; mais il vous sied de devancer par votre justice pénétrante les suffrages qu’obtiendront vos collègues. A quoi sert de toujours répéter les noms des vainqueurs dès longtemps proclamés dans la lice ? N’intimidons pas les concurrents futurs. Ne regardons plus si souvent le passé, contemplons le présent qui prépare notre avenir. C’est à ce but que doivent tendre les discours académiques ; et, tandis que la satire et la jalousie lancent contre les talents les traits faciles de la malignité, il appartient à votre équité impartiale de protéger contre le blâme les ouvrages de vos contemporains, et de les récompenser par des éloges réfléchis et généreux qui les désignent à l’admiration des âges. Ces tributs encourageront leurs successeurs à les imiter et signaleront, en effet, que les approbations méritées sont plus profitables aux progrès du génie que ne le sont les critiques rigoureuses souvent capables de l’effrayer dans sa course.

Une raisonnable discrétion me prescrit de ménager la modestie des personnes qui m’entourent : j’en pourrais citer parmi vous qui se sont acquis les respects qu’on n’obtient qu’après la vie, dans la littérature, dans les sciences, dans les arts, et dans les hautes fonctions publiques, où vous-même, monsieur le président, avez rendu si recommandable votre éminent savoir. Héritières des travaux du dix-huitième siècle, elles ont continué d’ouvrir les routes tracées par Voltaire, Buffon et Montesquieu, chefs de la vraie philosophie, triumvirat de l’esprit, qui gouverna si dignement l’impérissable république des lettres ; libres génies dont les maximes fructifièrent dans toutes les âmes françaises, et préparèrent le développement formidable des forces d’une nation que ses guerres n’ont pas détournée des arts de la paix, et que les secousses de ses révolutions n’ont pas épuisée en vertus et en talents, tant elle était féconde en grands hommes.

Souvenons-nous de ces jours où les foudres des tempêtes politiques enlevaient les disciples d’Euclide et de Newton à la géométrie, un nouveau Trismégiste à la chimie, les amants de Melpomène et de Thalie à nos théâtres, les élèves de Phidias et de Parrasius à nos ateliers ; et nous serons étonnés qu’un corps de lettrés, de savants et d’artistes atteint par les coups de ces fréquents orages, lutte encore victorieusement contre l’ignorance, et qu’il rehausse nos triomphes au dehors par autant de gloire intérieure et de lumières au sein de la France. Voilà le plus haut objet de louanges ! voilà ce que ne pourra jamais atténuer le blâme ! voilà le magnifique spectacle que n’eût point offert notre patrie, si l’anarchie tumultuaire eût achevé d’éteindre le flambeau du génie au milieu d’elle, et si, pour repousser au loin les torches des discordes étrangères, ses armes n’eussent étendu ses limites par le courage de ses héroïques citoyens : soldats invincibles, lorsque, entre leurs rangs belliqueux, s’est levé le conquérant qui les commande, et qui, dès ses premiers pas dans l’Italie et dans l’Égypte, se montrant homme tout entier, majesté naturelle, et au-dessus de toute autre domina les fluctuations orageuses, prit en main les tonnerres égarés, et se fit, par la force de sa volonté, le seul régulateur de ces tempêtes.

L’histoire rappellera que le bras de la guerre, accoutumé aux destructions, devint à cette époque le conservateur des chefs-d’œuvre des arts, respectés en deux grands continents du monde, et que les armées nationales forcèrent les Pyramides, ouvrirent le Vatican et les portes des cités lointaines, pour en faire sortir les dieux d’airain et les marbres animés des héros, statues vivantes qui suivirent le char de nos triomphateurs ; témoins augustes qui prennent une voix, et à qui j’entends dire autour de ce palais : « Nous quittâmes autrefois Memphis et Athènes pour accompagner la Victoire dans les murs de Rome et de Parthénope ; et nous avons quitté ces dernières à jamais pour aller nous asseoir dans Paris, capitale aujourd’hui prépondérante, où nous appelèrent la gloire du peuple français et le mémorable honneur de ses trophées. »

M. Hallé.