Discours de réception du vicomte de Parny

Le 28 décembre 1803

Évariste de FORGES de PARNY

DISCOURS PRONONCÉ

À L'INSTITUT

DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU

6 NIVOSE AN XII.

 

Le citoyen Parny ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Devaisne , y est venu prendre séance le mercredi 28 décembre 1803, et a prononcé le discours qui suit :

    

Citoyens,

L’honneur de s’asseoir parmi vous est la plus douce comme la plus brillante récompense de l’homme de lettres. Sans doute il ne peut s’en croire indigne lorsqu’il l’obtient ; mais il n’y attachera aucune idée de supériorité sur ses concurrents. Je dois la préférence que vous m’accordez au désir de réunir dans votre sein les divers genres de poésie. Il en est qui exigent une force de talent dont la nature est avare, où les succès deviennent des triomphes, et où les efforts même sont honorables : aucun n’est sans mérite, puisque dans aucun on ne réussit sans l’aveu de la nature et sans le secours d’un long travail. Le moins important offre des difficultés réelles. La facilité apparente est déjà un écueil ; elle séduit et trompe.

La poésie élégiaque a des règles assez sévères. La première de toutes est la vérité des sentiments et de l’expression. Comme elle prend sa source dans le cœur et qu’elle veut arriver au cœur, elle proscrit jusqu’à l’apparence de la recherche et de l’affectation. Mais, en évitant ce défaut, on tombe quelquefois dans une simplicité trop nue. Le poëte doit se faire oublier, et non pas s’oublier lui-même. L’élégance du style est nécessaire et ne suffit pas : il faut encore un choix délicat de détails et d’images, de l’abandon sans négligence, du coloris sans aucun fard, et le degré de précision qui peut s’allier avec la facilité. Les modèles sont chez les anciens, auxquels on remonte toujours quand on veut trouver la nature et le vrai goût.

Nous ne connaissons que le nom des élégiaques grecs, et nous ignorons si les Latins, qui furent leurs imitateurs, les ont égalés. Il serait difficile de croire à l’infériorité de Properce, et surtout de Tibulle : celle d’Ovide est plus que vraisemblable. Il commença la décadence chez les Latins. On admire dans ses élégies une extrême facilité, une foule d’idées ingénieuses et piquantes, de tableaux gracieux et brillants de fraîcheur, une grande variété de tours et d’expressions ; mais elles offrent aussi des répétitions fréquentes, de froids jeux de mots, des pensées fausses, la recherche et l’excès de la parure. S’il ne peint que faiblement un sentiment qu’il n’éprouve qu’à demi, du moins met-il autant d’esprit que de grâce dans l’aveu de ses goûts inconstants. Ses défauts mêmes sont séduisants ; et il aura toujours des imitateurs chez les Français.

Properce n’aime et ne chante que Cynthie. Il est sensible et passionné ; son style a autant de force que de chaleur. Né pour la haute poésie, il a peine à se renfermer dans les bornes du genre élégiaque : son imagination l’entraîne et l’égare. Il met trop souvent entre Cynthie et lui tous les dieux et tous les héros de la fable. Ce luxe d’érudition a de l’éclat, mais il fatigue et refroidit, parce qu’il manque de vérité. L’âme, fortement occupée d’un seul objet, se refuse à tant de souvenirs étrangers : la passion ne conserve de mémoire que pour elle.

Tibulle, avec moins d’emportement et de feu, est plus profondément sensible, plus tendre, plus délicat : il intéresse davantage à son bonheur et à ses peines. Mais pourquoi Délie ne fut-elle pas l’unique objet de ses chants ? Devait-il retrouver sa lyre pour Némésis et Néaera ? Cette tache, que même on ne lui a jamais reprochée, est la seule dans ses élégies. Chez lui, c’est toujours le cœur qui éveille l’imagination ; son goût exquis donne à la parure l’air de la simplicité ; il arrive à l’âme sans détour, et sa douce mélancolie répand dans ses vers un charme qu’on ne retrouve point ailleurs au même degré. Il l’emporte encore sur ses rivaux par la perfection de son style, comparable à celui de Virgile pour la pureté, l’élégance et la précision.

Anacréon, Catulle, Horace dans quelques-unes de ses odes, et surtout Ovide, sont les chantres du plaisir ; Properce et Tibulle sont les poëtes de l’amour, les modèles de l’élégie tendre et passionnée. Celui qui reçoit de la nature quelque germe du même talent doit se borner à les étudier ; car on n’emprunte pas le sentiment et les grâces. Il est difficile sans doute, peut-être impossible, de les égaler ; mais au-dessous d’eux les places sont encore honorables. Le genre qu’ils ont consacré procure un délassement de bon goût et entretient les affections douces. Comme il est à la portée d’un grand nombre de lecteurs, il peut prétendre à quelque utilité en contribuant au maintien de la langue, dont la pureté s’altère de jour en jour.

Le respect constant pour cette langue, devenue presque universelle, sera toujours, citoyens, un titre à vos suffrages. Les chefs-d’œuvre qu’elle a produits ont répondu d’avance aux reproches qu’on ne cesse de lui faire. Malheur à ceux qui la trouvent indigente et rebelle ! Elle est docile, puisqu’elle a pris sous la plume des grands écrivains les différents caractères, la précision, la force, la douceur, la pompe, la naïveté ; elle est riche, puisque chez le peuple de la terre le plus civilisé, elle peut rendre toutes les finesses de la pensée, toutes les nuances du sentiment ; elle est poétique même, puisque les hardiesses du style doivent toujours être avouées par la raison, et qu’elle a suffi au génie de Despréaux, de Racine et du lyrique Rousseau.

Votre indulgence et votre choix deviendront aussi la ré- compense de la fidélité aux principes d’une saine littérature, et de la soumission aux règles, qui ne sont autre chose que la nature et le bon sens rédigés en lois.

Vous le savez : on se plaint de la décadence des lettres, et on la reproche à ceux qui les cultivent. Les vrais talents sont rares sans doute ; ils le seraient moins, si le public savait encore les connaître, encourager leurs efforts, et s’intéresser à leurs progrès. Mais le public manque à la littérature. Il existe une lacune dans l’éducation ; les études classiques ont été suspendues ; on a même révoqué en doute leur utilité. L’homme instruit, qui aima les lettres, s’étonne de son indifférence actuelle. Après de grands troubles politiques, on revient difficilement aux jouissances paisibles ; et le commerce tranquille des Muses a peu d’attraits pour des esprits dont l’agitation survit aux causes qui la firent naître. C’est presque toujours l’ignorance ou l’insouciance qui juge ; c’est presque toujours la partialité qui distribue l’éloge ou le blâme.

Le théâtre devient le rendez-vous de la malignité. L’auteur qui s’y hasarde n’obtient plus pour prix de ses longues veilles cette attention indulgente que commande la justice. Il semble que l’annonce d’un nouvel ouvrage soit regardée comme un défi : les uns l’acceptent avec l’intention de punir l’audacieux qui le propose ; les autres avec la résolution de garder une froide neutralité. L’intérêt du spectacle n’est plus dans la pièce, mais dans les fluctuations d’une représentation orageuse. On se tient en garde contre l’attendrissement et le plaisir ; on se refuse à l’illusion de la scène : l’impatience épie les fautes ; un mot sert de prétexte aux improbations bruyantes, aux cris tumultueux et indécents, et l’on s’applaudit d’une chute, souvent préparée par la malveillance, comme d’une victoire remportée sur un ennemi.

Le découragement n’est pas moindre dans les autres genres de littérature. L’oisiveté n’accueille que les productions bizarres ou puériles. On peut lui présenter les mêmes ouvrages sous diverses formes, les mêmes événements en des lieux différents, les mêmes personnages avec des noms nouveaux : elle veut des distractions sans but, des lectures sans souvenirs. Aussi, c’est surtout pour elle que les presses gémissent. Le désir de se montrer devient si général et la médiocrité si facile, que le nombre des auteurs égalera bientôt celui des lecteurs même, auxquels la médiocrité suffit.

Cette intempérance d’écrits, cette profusion indigente nuit sans doute à l’éclat des lettres ; mais, il faut le redire, la décadence est surtout dans le public.

Notre supériorité littéraire a été reconnue par les nations étrangères, à l’exception d’une seule, dont la politique et l’orgueil contestent tout. Pourrions-nous perdre cette supériorité sans quelque honte ? Le triomphe du mauvais goût, après tant de chefs-d’œuvre ne serait-il pas plus humiliant que le silence absolu des Muses ? N’aurait-il pas une influence fâcheuse sur l’élégance et l’urbanité des mœurs ? Le bon ton peut-il survivre au bon esprit ?

Les sociétés littéraires peuvent seules s’opposer efficacement à la décadence dont nous sommes menacés : c’est le but de leur institution. Elles doivent être encore ce qu’elles furent dans tous les temps : les écoles d’Athènes créèrent et conservèrent l’éloquence et la philosophie. Après l’asservissement de la Grèce, ces écoles devinrent celles des vainqueurs ; et Rome y puisa l’instruction et le goût qui adoucirent la rudesse de ses mœurs. Dans les siècles de barbarie, les souverains qui méritèrent le nom de grands essayèrent de réunir dans un centre les lumières et les talents épars. Charlemagne attira près de lui des grammairiens et des poëtes, et ouvrit son palais à des assemblées littéraires qu’il présidait lui-même : ses connaissances lui en donnaient le droit autant que son rang. Alfred l’imita : il dirigeait les travaux des savants qu’il avait appelés de France et d’Italie ; il traduisit les fables d’Ésope, et composa d’autres poésies dont la morale lui parut proportionnée à l’intelligence d’un peuple grossier. Mais Charlemagne et Alfred furent trop supérieurs à leur siècle : ces astres brillants et passagers ne purent dissiper la nuit profonde qui les environnait. Longtemps après, Clémence Isaure institua les jeux floraux, et eut ainsi la gloire de fonder en Europe la première académie. D’autres se formèrent bientôt dans les principales villes d’Italie. Leur zèle hâta la renaissance des lettres, épura le langage, et rendit à l’esprit humain les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome, inconnus pendant plusieurs siècles. Florence, sous les Médicis, devint le rendez-vous des talents, et leur dut sa splendeur. François Ier, plus grand par son amour pour les arts que par ses vertus politiques, s’entoura d’hommes instruits et les réunit par la fondation du Collége royal. Ils rassemblèrent de toutes parts des livres et des manuscrits ; et c’est à leurs soins qu’on doit la naissance de cette bibliothèque, devenue le plus riche dépôt des connaissances et des erreurs humaines. L’établissement de l’Académie française suffirait seul pour immortaliser le nom de Richelieu. Les services importants qu’elle a rendus ne peuvent être contestés que par la mauvaise foi. Sur ce modèle, des sociétés littéraires se multiplièrent dans les provinces. Toutes firent naître l’émulation, répandirent le goût des bonnes études, ajoutèrent à la masse des idées utiles, et polirent les mœurs en dissipant l’ignorance. Le délire révolutionnaire ferma ces temples des Muses. Alors on sentit mieux combien ils étaient nécessaires ; alors on craignit avec raison le retour des ténèbres et de la barbarie. La création de l’Institut rassura la France et l’Europe savante.

La sagesse du Gouvernement a perfectionné cet édifice majestueux. Il a pensé que la langue et la littérature françaises n’étaient pas la partie la moins brillante, la moins solide de la gloire nationale, et qu’elles méritaient une surveillance particulière. C’est à vous, citoyens, qu’il confie ce dépôt précieux, que vous enrichissez encore. Le faux goût peut obtenir ou distribuer des succès ; mais vous lui opposez une dernière barrière, et il ne la renversera pas. Votre réunion offre au talent qui veut s’instruire et au talent qui s’égare des modèles et des juges. Les bons juges sont presque aussi nécessaires et presque aussi rares que les bons modèles. Peu d’hommes joignent à une instruction solide et variée ce goût sûr et délicat, qui est un don de la nature. Devaines les réunissait, et fut digne de s’associer à vos travaux.

Il avait fait ses études au collège des jésuites de Paris. Il s’y était distingué par la vivacité de son esprit et une grande facilité de conception ; il en rapporta un goût très-vif pour la littérature, et surtout pour le théâtre. Le vœu de ses parents le détermina pourtant à entrer dans une carrière qui mène à la fortune ; et des circonstances favorables lui permettaient un prompt avancement. Il se livra donc à ces épreuves avec l’application qu’il aurait mise aux occupations les plus agréables. Mais il étudia la finance sans renoncer aux lettres : l’activité de son esprit et la force de son organisation suffisaient à tout.

La circonstance de sa vie qui a eu la plus heureuse influence sur sa destinée, c’est sa liaison avec Turgot, alors intendant de Limoges. Devaines avait la direction des domaines de cette ville : il vit Turgot, qui fut étonné de trouver dans un jeune commis beaucoup d’instruction, l’amour des lettres et une grande capacité dans les affaires. Une telle conformité de goûts ne pouvait manquer de les attacher l’un à l’autre ; et cette union fut le principe, non-seulement de la fortune de Devaines, mais peut-être de la direction que prit son esprit.

Turgot avait quelque chose de si profond dans ses sentiments, de si imposant dans son caractère, de si réfléchi dans ses opinions, de si sincère dans son langage, qu’il était difficile de n’être pas entraîné, jusqu’à un certain point, dans le cercle de ses idées. Il aimait par-dessus tout les sciences et la littérature. De toutes les connaissances, celle qu’il avait le plus cultivée, c’était l’économie politique. Devaines trouva dans l’habitude de vivre avec cet homme rare de nouveaux motifs de fortifier son goût pour les lettres, et une occasion d’acquérir des idées générales d’administration, que n’avaient pu lui faire naître les détails des emplois subalternes.

La nature l’avait doué d’une disposition singulière à réunir des qualités qui paraissent peu compatibles : c’était un des traits distinctifs de son caractère. Il joignait une grande force de volonté à une grande flexibilité d’opinion, l’amour du plaisir à l’amour du travail, un esprit droit et une raison calme à une imagination vive et mobile, de la légèreté dans certaines affections à beaucoup de fidélité dans l’amitié. Laborieux et dissipé, avide d’amusements et attaché à ses devoirs, il se donnait à la société comme s’il eût été absolument désœuvré ; et lorsque les affaires réclamaient son temps, il s’y livrait de même sans effort et sans distraction. On peut lui appliquer ce que Velleius Paterculus dit de Lucius Pison : « Son caractère était un heureux mélange de douceur et de fermeté. Personne n’aimait autant le loisir, ne revenait aussi volontiers au travail, et ne faisait avec plus de soin tout ce qu’il y avait à faire, sans jamais paraître affairé. »

Les opuscules anonymes échappés à la plume de Devaines font regretter qu’il n’ait pas écrit davantage. Son style y est à la fois facile et précis, élégant et correct. La raison y parle toujours, sans jamais prendre le ton magistral et dogmatique. Il a fait quelques synonymes, et il a réussi dans ce genre difficile, qui exige autant de sagacité que de justesse dans l’esprit. Il peint avec finesse des ridicules liés aux circonstances politiques ; mais le sel qu’il répand est sans âcreté. Le goût même dicta ses réflexions sur un petit nombre d’ouvrages nouveaux : ce sont des modèles d’une critique ingénieuse. On aime à y retrouver cet excellent ton de plaisanterie, ce tact délicat des convenances, qu’il possédait au plus haut degré, et qui chaque jour acquièrent plus de prix par leur rareté.

Sans doute celui que vous regrettez joignait aux agréments de l’esprit la solidité du caractère, puisqu’il eut pour amis tant d’hommes d’un mérite supérieur. Quelques-uns lui survivent et le pleurent. Parmi ceux qui l’ont précédé dans la tombe, on distingue Turgot, d’Alembert, Buffon, Diderot, Marmontel, Beauvau, Saint-Lambert et Malesherbes. Ces noms illustres réveillent l’idée de tous les talents et de toutes les vertus, et il suffisait d’y rattacher celui de Devaines pour rendre à sa mémoire un digne hommage : l’amitié des grands hommes est un éloge et un titre de gloire.

Sa carrière administrative fut brillante et heureuse. On l’a vu successivement premier commis des finances, administrateur des domaines, receveur général et commissaire de la trésorerie. Il porta dans toutes ces places l’amour de l’ordre, une fermeté sage, le talent de la conciliation, et il les remplit avec la supériorité que donneront toujours un esprit cultivé et des connaissances générales.

On a dit que la culture des arts de l’imagination était incompatible avec les occupations graves, et qu’elle avait des inconvénients dans l’exercice des emplois. Athènes et Rome en firent un devoir à la jeunesse, une condition pour l’admission aux fonctions publiques ; elle y fut souvent un titre aux premiers honneurs, et toujours un délassement pour les hommes qui surent le mieux gouverner ; enfin son utilité sur le trône même est prouvée par l’exemple de Marc-Aurèle, de Julien, de Charlemagne, d’Alfred et de Frédéric II.

Cependant l’ignorance et la sottise s’efforçaient de faire adopter une opinion si favorable à leurs intérêts, et souvent elles y réussirent. Les temps sont changés. On apprécie maintenant les avantages attachés à la culture des lettres ; on voit qu’elles élèvent l’âme et qu’elles ornent l’esprit sans nuire à sa solidité ; on reconnaît que dans plusieurs fonctions publiques elles sont indispensables, que dans tous les emplois elles donnent la facilité du travail, et que dans aucun la précision et la clarté du style ne peuvent avoir d’inconvénients.

Devaines, qui depuis sa jeunesse n’avait cessé d’être utile à son pays, reçut la plus brillante récompense de ses longs travaux. Le chef suprême de la République l’appela au conseil d’État. Ce choix ne laisse aucun doute sur ses lumières, ses talents et son zèle pour la prospérité de sa patrie. Le spectacle de cette prospérité renaissante rendit heureux ses derniers jours, et consola sa mort. Plaignons ceux pour qui la tombe fut un refuge, et dont les yeux se sont fermés avant d’avoir vu l’aurore brillante qui succède enfin aux tempêtes. L’ambition et la jalousie voudraient en vain l’obscurcir. Celui dont la main sage et vigoureuse a raffermi sur ses fondements l’Europe ébranlée, saura maintenir son ouvrage. Les apprêts militaires ne troubleront point la tranquillité intérieure qu’il nous a rendue, le signal des combats ne sera point pour les Muses celui du silence ; et leur sécurité n’est qu’un juste hommage au génie guerrier et pacificateur qui préside aux destinées de la France.