Mirabeau et son père à la veille de la Révolution

Le 28 octobre 1874

Louis de LOMÉNIE

MIRABEAU ET SON PÈRE

À LA VEILLE

DE LA RÉVOLUTION

PAR
M. DE LOMÉNIE,

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mercredi 28 octobre 1874.

 

MESSIEURS,

Tout le monde sait qu’avant d’obtenir le premier rang parmi les orateurs de l’Assemblée constituante, Mirabeau avait déjà conquis une grande notoriété comme publiciste, par de nombreux écrits politiques et financiers qui contribuèrent à préparer la Révolution.

Ces écrits, dont la plupart sont des brochures, ont perdu aujourd’hui l’intérêt qu’ils empruntaient aux circonstances, et n’ont pas gardé la valeur intrinsèque et durable qui s’attache à un ouvrage quelconque dès qu’il porte l’empreinte du génie. On y sent la négligence prolixe d’un auteur pressé d’écrire parce qu’il écrit pour vivre et parce que, comme disait son père, « il est de forte vie », d’un auteur qui, désirant traiter tous les sujets à l’ordre du jour, si variés qu’ils puissent être, utilise à la hâte les connaissances et le travail d’autrui, s’appropriant d’ailleurs avec une rare facilité tout ce qu’on lui prête, et passant sur cet ensemble d’arguments ou de chiffres empruntés une certaine couleur déjà oratoire et qu’il qualifie lui-même de vernis.

Mais le vernis que l’orateur a su rendre indestructible par la chaleur ardente qui émanait de lui, quand il parlait, est plus ou moins fragile et fané dans les ouvrages sortis de sa plume ; il n’en est aucun cependant où il n’ait trouvé le secret d’introduire quelques pages brillantes et pompeuses empreintes de tous les sentiments généreux, mais aussi de toutes les idées plus ou moins hasardées qui enflammaient alors des âmes non encore désabusées par les déceptions révolutionnaires ; il n’en est aucun où l’on ne rencontre quelque appel retentissant aux droits de la nation, à la liberté, à l’égalité, à l’humanité, quelque tirade audacieuse contre les puissants du jour, les ministres ou les gens en crédit, et cela dans un temps où l’audace n’était pas sans péril, où toute mesure dans le langage n’était pas encore perdue et où l’insolence même prenait sous la plume de Mirabeau une tournure imposante, qui lui manque généralement aujourd’hui, car le style insolent, si commun de nos jours en littérature, n’est plus guère que le signalement banal de la médiocrité prétentieuse et envieuse, quand il n’est pas le produit naturel d’une première éducation trop négligée.

C’est ainsi qu’en moins de cinq ans, avec des ouvrages improvisés qu’on ne lit plus, Mirabeau, jusque-là connu seulement par les désordres de sa jeunesse et par des procès scandaleux, obtint une réputation éclatante qui résista même aux graves accusations de vénalité portées contre lui par ses adversaires et qui le fit entrer presque de force aux États généraux.

Pour apprécier la rapidité et l’intensité du mouvement d’opinion qui se produisit en faveur du hardi publiciste, ce n’est pas au témoignage des livres que nous aurons recours, c’est à celui d’un seul homme ; mais ce témoignage est d’autant plus décisif que l’homme dont il s’agit est d’abord animé, envers l’écrivain qu’il juge, des sentiments les plus hostiles, les plus amers, les plus dédaigneux. C’est le propre père de Mirabeau, l’auteur de l’Ami des hommes, qui nous servira en quelque sorte de thermomètre pour mesurer les progrès toujours croissants de la popularité de son fils. Plus le thermomètre est d’abord réfractaire, plus nous serons surpris quand nous le verrons s’élever rapidement sous l’influence irrésistible des sympathies du public, et quand nous entendrons ce père, si injurieux au début, pour son fils, qu’il qualifie « un mauvais sujet, un fol, un homme vil et méchant, » auquel il refuse même du talent, finir par déclarer qu’il est l’homme le plus rare de son siècle.

On s’expliquerait peut-être difficilement le ton si méprisant des premières appréciations du marquis sur son fils, si nous n’avions soin de constater qu’au moment où Mirabeau, criblé de dettes, entreprend, à la fin de 1784, de vivre de sa plume, son père, après s’être réconcilié avec lui en 1781, et l’avoir fait sortir de Vincennes, a repris, pour des motifs qu’il serait trop long de détailler ici, toute son ancienne animosité contre cet aîné de son nom, envers lequel il se montra souvent rigoureux jusqu’à l’excès, mais qui, de son côté, se rendit parfois coupable envers son père de fautes plus graves que celles qu’on lui attribue généralement.

Peut-être aussi n’est-il pas inutile de rappeler que le marquis de Mirabeau, surtout quand il n’écrit pas pour le public, trouve sous sa plume un style à part qui lui aurait donné le droit de dire comme Saint-Simon : « Je ne suis pas un sujet d’Académie, » mais qui produira peut-être sur l’auditoire réuni dans cette enceinte une impression d’autant plus vive qu’il se détache davantage du genre académique.— C’est généralement à son frère le bailli qu’il communique ses opinions sur les divers ouvrages de son fils. Dès le mois d’octobre 1784, il lui écrit :

« Cet homme, qui mangerait en huit jours le trésor de Lorette, compte vivre de sa belle plume ; il va se faire l’associé de Linguet et pis que cela..., il écrira des libelles contre tout ce qu’il connaît pour soutenir son personnage emprunté de boute-feu publiciste. »

Il commence par contester à son fils toute autre faculté que celle du plagiat ; « il ne peut, suivant lui, que compiler et coudre en boursouflé les pièces rapportées qu’il dérobe de toutes parts ; il n’a pas le sens commun, ni la force de composer trois pages de suite. »

Prêtant une oreille complaisante à tous les bruits qui courent sur la vénalité de Mirabeau, dès que celui-ci a publié ses brochures financières sur la caisse d’escompte, contre la banque de Saint-Charles ou la compagnie des eaux de Paris, le marquis écrit à son frère :

« Ce monsieur est maintenant à la solde de l’agio ; on se sert de lui comme d’un chien hargneux et fol, qu’on jette aux jambes à tous venants et toujours prêt sitôt qu’il est question de mordre, et ce personnage et sa vénalité, dans un homme de qualité, font un phénomène également curieux et avili, tandis que ses commettants et tous les petits agents de saturnales le tiennent en l’air et gonflé de l’opinion de son rare talent et mérite, comme de la rectitude de son cerveau. »

Plus loin il dira :

« La continuation de ce genre de personnage toujours sur les tréteaux est si dégradante, que quelquefois je me sens poussé jusqu’à l’excès du dégoût. »

Plus loin encore :

« Ce Monsieur, qui est de forte vie, a mieux aimé se faire payer par les banquiers que par les souverains… et l’orgueil du personnage s’enfle du vent de ses propres bassesses. »

Veut-il exprimer le caractère, suivant lui, incendiaire de la polémique de Mirabeau, il dira : « Cet homme n’a d’autre propriété que celle des renards de Samson, » et, quand on lui objecte le succès de ses ouvrages, il répond :

« Au moment de l’incendie de Persépolis, un tison était plus recherché par les convives que les plus précieux joyaux. »

Voici comment il apprécie une brochure de Mirabeau contre Necker :

« Il vient de paraître encore un pamphlet assez fort du coryphée des turbulents Ce qu’il y a de remarquable, c’est l’infatigable talent d’éponge qu’a cet homme-là pour l’amasser tout ce qui se trouve en son chemin d’eau, sale de crachats, d’ordures… Il ne cesse de jeter des pierres à tout ce qui passe… Ce malheureux ne saurait laisser reposer son nom une semaine entière. »

Le grand succès de la brochure intitulée Dénonciation de l’agiotage, publiée en mars 1787, que l’on s’arrache, et dont le prix est monté, suivant le marquis, jusqu’à neuf livres l’exemplaire quoique cet écrit, n’ait qu’une centaine de pages, ce grand succès semble produire sur l’esprit du vieillard une modification qui se reconnaît déjà à travers le mépris qui subsiste :

« Tu sais, écrit-il à son frère en date du 19 mars 1787, que, depuis que ce monsieur imprime partout son nom prostitué, il prend le ton de hauteur et de dignité insolente et la redingote de l’honnête homme et du citoyen : c’est à faire vomir, rire ou pleurer, ou bayer ou admirer, ou lever les épaules et jeter par la fenêtre tous les livres et livriers, selon les sentiments, les notions ou la position du lecteur, de voir avec quelle impudence il mâtine l’art de la parole… Le voilà devenu comme l’arbitre des événements, et en attendant je suis obligé de le renier à toute heure, et de répondre à une foule de billets que je ne connais ni l’ouvrage ni l’auteur. »

Après avoir ainsi parlé, il se reprend tout à coup, et ajoute ce passage auquel le précédent ne nous préparait guère :

« J’ai dit souvent que, si cet aîné n’était venu au monde en lieu où nul n’abordait, je le croirais bâtard ; mais il est impossible à son style actuel de méconnaître son père, en le supposant toutefois devenu rhéteur. »

Ainsi, sauf la rhétorique, voici que le père commence déjà à se reconnaître dans son fils. Bientôt, tout en continuant à se moquer de lui à propos de son ouvrage sur la Réforme politique des Juifs, où « monsieur le comte affecte, dit-il, de la profondeur parce qu’il a de tout dans sa boutique », le marquis ajoute :

« Le livre est intéressant ; on y voit même que ce drôle-là a non-seulement bien acquis l’exercice de l’outil de la parole, mais encore qu’il a saisi celui de la pensée, chose dont je ne le croyais pas capable, et, sauf un fonds totalement irréligieux qui se montre par des détails qui ne lui étaient nullement nécessaires, l’ouvrage serait bien. »

Dans une autre lettre il peint avec une rare énergie l’impunité que s’est acquise Mirabeau, sous un régime d’arbitraire qui pourrait tout contre lui, mais dont la faiblesse recule devant l’audace toujours croissante de sa plume.

« Cet homme a deux lettres de cachet sur le corps (à l’occasion de deux de ses brochures), et il est ici en plein Paris, allant où il lui plaît d’aller, et tenant le dé. Il a insulté les ministres, les puissances étrangères, et tout cela de front, et il passe dans toute contrée haut la main il est fait pour démontrer son siècle. À l’égard de ses créanciers, nul ne bouge ; il s’est fait un droit sur le bien, l’honneur et la réputation de tout ce qui l’approche et de tout ce qu’il cherche… Et puis les banquiers qu’il a servis et qui le regardent comme un outil tranchant ne l’abandonneront pas, et puis il vend ses livres, et l’on admire son esprit, et l’on dit : Eh ! que fait le bon ou le mauvais sujet ? Il y en a tant qui n’ont ni talent, ni esprit, ni courage, et celui-là est supérieur en toutes ces choses. Voilà le monde, cher frère, et nous n’avons été que des enfants de vieux château quand nous en avons jugé autrement. Quoi qu’il en soit, celui-là régnerait dans une prison, et nul n’aura la force de l’y mettre. »

Et enfin, dans un autre passage écrit au moment où il est question des États généraux, le marquis, toujours dédaigneux, prévoit cependant déjà que son fils pourra jouer un grand rôle :

« Il est devenu, dit-il, le coryphée du siècle par son rimbobo, par son labeur, par son impudence et par l’avantage d’être méprisable dans sa conduite, car c’en est un en certains âges et période de mœurs ; mais, quoique sa vie ait mis le foenum in cornu à mon nom, au point de me le rendre souvent à charge à moi-même, je n’ai pas laissé de sentir qu’il s’est successivement relevé et fait une autre existence, grâce à ce que le siècle est venu à lui. Si ce monsieur voulait figurer dans la nation, il se rétablirait dans sa province originaire, son talent et son labeur lui donneraient du poids. »

C’était précisément à cela que visait l’ardente ambition de Mirabeau. Mais, pour y parvenir, il avait besoin d’être avoué de son père, car il ne supposait pas encore qu’il pourrait, être l’élu du tiers état, et, ne possédant point de fiers, il ne pouvait se présenter dans l’assemblée de la noblesse provençale que comme le représentant du marquis. Il n’avait plus revu son père depuis le jour où, réconcilié avec lui, il l’avait quitté en 1782 pour aller en Franche-Comté faire casser la sentence de mort rendue contre lui par contumace. Durant le procès d’Aix, qui suivit celui de Pontarlier, il avait cherché à brouiller son père avec son oncle, il avait voulu ensuite se rapprocher de son père, mais toutes ses tentatives avaient été inflexiblement repoussées, et, en 1788, le vieillard, âgé de soixante-treize ans, vivait retiré pendant l’été, dans une maison de campagne à Argenteuil. Mirabeau, n’osant pas venir frapper à sa porte, certain d’ailleurs qu’elle lui serait fermée, avait eu l’idée d’intéresser en sa faveur un des ministres d’alors, M. de Montmorin, qu’il cultivait comme il avait cultivé M. de Calonne, et auquel il laissait l’espoir de le diriger, s’il l’aidait à entrer aux États généraux. M. de Montmorin avait chargé l’évêque de Blois, M. de Thémines, neveu par alliance du marquis de Mirabeau, d’aller, de sa part, trouver celui-ci à Argenteuil, et de lui demander de consentir à recevoir son fils aîné et à permettre qu’il pût se dire avoué par son père. À cette première ouverture, le vieux marquis répond d’abord par un accès de colère, qu’il s’est plu à raconter longuement à son frère, et que nous reproduirons en partie. Il semble retirer tout ce que nous l’avons entendu tout à l’heure accorder à Mirabeau :

« J’ai dit à l’évêque, écrit-il, que j’avais assez senti tout le poids d’être père, et que je serais mort à la peine si je n’avais pris le parti d’ignorer et oublier les membres pourris, que je n’avais de ma vie vu et pratiqué gens mal famés, et qu’il était bien dur qu’on me voulût forcer à frayer avec mon fils, l’ennemi fougueux et dévoué du genre humain. Laissant alors tout le reste de ses antécédents, et tout ce qui est de manque de respect et attentat à moi personnel, récapitulant seulement sa vie depuis son retour à Paris… sa vénalité à la solde des banquiers, puis du Calonne qu’il a trahi et chargé quand il l’a vu tomber, sa plume atroce injuriant et nommant tout le monde… ameutant les Bataves, se rendant incendiaire partout, partout chargé d’opprobres… et tout cela coulant sur lui comme sur de la toile cirée, et voilà l’homme qu’on veut que je rapproche de moi, comme s’il ne m’était de rien, comme si ma propre réputation était assez forte pour passer le drapeau sur une telle tête, et, supposé que cela fût, comme si ce ne me serait pas une obligation de plus de ne pas répondre d’un homme que je sais physiquement et incorrigiblement méchant et fol ! J’ai ajouté à cela que je l’avais mis à même de faire honneur à son nom, qu’à vingt ans, il était capitaine de dragons, à vingt-quatre, mari d’une grande héritière et assuré de la plus forte partie du bien de ses pères, qu’aujourd’hui, à quarante, il n’était qu’un écrivailleur à gages, redouté du plus grand nombre, méprisé de tous, et clef de meute de ce tas de gens perdus de dettes et de crimes qui infestent toutes les grandes sociétés décousues, et il faut que tout à coup je l’avoue parce que cela lui plaît. Puisque des ministres s’intéressent à lui, qu’ils le mettent à même de se relever par quelques services, qu’on en fasse un homme, et alors je pourrai le voir comme homme public. »

L’évêque de Blois insiste en objectant que c’est précisément pour pouvoir faire de son fils un homme public qu’on demande qu’il soit reçu d’abord par son père, et le marquis finit par céder, mais à des conditions peu encourageantes pour son fils ! Il ne veut pas le voir à Argenteuil, il ne consent à le recevoir que quand lui-même sera rentré à Paris, il exige qu’il vienne le moins possible, et qu’il ne vienne jamais même à Paris, sans l’en avoir prévenu d’avance : « Ce que je redoute, écrit-il naïvement à son frère, c’est la facilité qu’a ce drôle-là pour entrer en conversation et se mettre à son aise. »

Mirabeau, qui a ses vues, n’y regarde pas de si près, et, pour rassurer l’ombrageuse susceptibilité du vieillard, il lui écrit ce billet daté du 28 août 1788 :

« Mon père, je n’ai s4u qu’hier le résultat de la mission dont M. l’évêque de Blois avait bien voulu se charger, et la noble et touchante bonté avec laquelle vous avez daigné vous rendre à mes vœux, et lui promettre qu’à votre retour à Paris, vous ne m’interdiriez pas le bonheur de me jeter à vos pieds. Tout ce que j’ai éprouvé, mon père, à cette nouvelle, tout ce que je sens au premier rayon de l’espoir, qu’il n’est plus de barrière éternelle entre vous et moi, ne saurait s’exprimer. Recevez seulement mes actions de grâces, et l’assurance que si je ne vais pas les porter à Argenteuil et y solliciter le bonheur d’être admis auprès de vous, c’est par le respect profond que je dois à vos moindres signes, et la crainte de vous occasionner ou un déplaisir ou une émotion qui nuirait à votre précieuse santé. »

L’accent du respect ne manquait certainement pas à ce billet, et cependant il semble que le marquis trouve que son fils commence déjà à se mettre à son aise, et, pour refroidir son empressement indiscret, il lui adresse immédiatement la réponse qui suit :

« M. l’évêque de Blois a dû vous dire, comme il me l’a promis, que je consentais à vous voir pour que vous puissiez le dire, puisqu’on prétend que mon refus à cet égard pourrait vous nuire, mais que je ne voulais rien savoir de vos plans, ni de vos projets : que votre caractère, vos mœurs et ce qui s’ensuit, votre conduite enfin était diamétralement opposée à mes principes : que le consentement que je vous donnais était strict, ne voulant d’ailleurs aucun rapport plus direct avec vous pour mon repos. À ces conditions, je confirme ce que j’ai dit ; et vous pouvez venir quand vous voudrez aussitôt que je serai de retour à Paris. »

Il est difficile de rencontrer un père moins encourageant pour son fils, mais Mirabeau gardait par-devers lui une dernière carte sur l’effet de laquelle il comptait avec raison, car elle lui fera bientôt gagner la partie. Après avoir écrit à son père une longue lettre apologétique où il repousse de son mieux les accusations de vénalité dirigées contre lui, et que le marquis vient de reproduire dans sa conversation avec l’évêque de Blois, il lui adresse tout à coup à Argenteuil, non plus une de ces brochures que l’auteur de l’Ami des hommes est enclin à dédaigner, en disant de son fils : « Tout ce qu’il écrit n’est que brochure, » mais quatre gros volumes in-quarto bourrés de statistique et d’économie politique, intitulés : de la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, par le comte de Mirabeau, et, en ouvrant le premier volume, le vieux marquis tombe sur une dédicace imprimée en beaux caractères (car il remarque la beauté de l’impression), adressée à lui-même, et dont nous citerons seulement les passages qui ont dû le flatter le plus agréablement :

« Mon père, je n’ai pas osé vous demander la permission de publier ce livre sous vos auspices ; car, si vous me l’eussiez refusée, vous m’auriez fait une peine profonde, et… je crois qu’il m’aurait encore été impossible de ne pas vous le dédier.

J’en devrais l’hommage au philosophe patriote, quand je ne me regarderais pas comme obligé de l’offrir à mon père ; mais je me sens plus touché de l’honneur d’être son fils, à mesure que je deviens meilleur citoyen de mon pays et .du monde.

Vous avez joui d’une gloire juste. L’Europe vous a déféré le titre que vous aviez donné au premier ouvrage par lequel vous l’avez servie. Vous êtes demeuré l’ami des hommes, parce qu’ils ont reconnu qu’un véritable zèle pour leur bonheur animait vos écrits, et parce que ce zèle était très-éclairé.

Plus j’ai avancé dans ce travail, plus j’ai senti qu’il m’était convenable de vous le dédier : et comme à un des auteurs les plus distingués, ou même à un des inventeurs de cette belle science de l’économie politique, qui doit faire un jour le bonheur du monde, et pour compenser un peu, mon père, par cet emploi honorable de mon âge mûr, les peines qu’a pu vous causer ma jeunesse orageuse. Vous ne pourrez voir avec indifférence que je devienne véritablement utile. Cette idée, qui fait mon espoir et ma consolation, m’enhardit à mettre l’ouvrage et l’auteur à vos pieds. »

Un hommage si éclatant, rendu au vieux physiocrate, oublié du public, et autrefois ridiculisé par ce même fils qui le replaçait aujourd’hui sur un piédestal, ne pouvait pas rester sans effet sur l’auteur de l’Ami des hommes, et, quoique celui-ci cherche d’abord à dissimuler sa satisfaction, elle ne tarde pas à percer dans sa correspondance avec son frère.

« M. le comte, écrit-il au bailli, vient de faire une levée de bouclier qui fera très-bien pour lui, mais qui ne changera rien à ma résolution (celle de ne pas le recevoir à Argenteuil) ; il a mis à la tête de son grand ouvrage sur la monarchie prussienne, qui a d’avance beaucoup de réputation, une dédicace à moi, où, heureusement, il dit qu’il n’a pas osé me demander la permission. Cette dédicace est fort adroite ; sans sortir de ses idées, de son genre de doctorat, il a l’air de se ranger à ma suite et de faire une sorte d’amende honorable fort noble et qui paraîtra touchante à ce siècle qui n’est touché de rien, mais qui veut être remué de tout. Mais quand on me vient dire que je dois être fort satisfait, je réponds : Il faut savoir d’abord ce qu’il y a dans ce gros livre. »

Et avec ses soixante-treize ans et les douloureuses infirmités qui le tourmentent, il se fait un point d’honneur de lire depuis la première jusqu’à la dernière ligne, ces quatre volumes in-quarto de 650 pages chacun. Il est peut-être le seul homme de son siècle qui ait eu ce courage, car l’énorme compilation de. Mirabeau. brochée par lui, en quelques mois, sur des matériaux fournis par un laborieux officier allemand d’origine française, le major Mauvillon, quoique souvent ornée de ce même vernis politique et philosophique auquel Mirabeau devait son succès comme écrivain, parut encombrée et indigeste même à ses admirateurs ; on l’acheta par curiosité pour juger du tour de force qui transformait en érudit un polémiste impétueux, mais peu de personnes poussèrent l’opiniâtreté aussi loin que le marquis.

« Je lis, écrit celui-ci, ce vaste ouvrage, dont il semble que le diable se soit mêlé, vu le peu de temps que cet homme a été, en Allemagne, et malgré ce que nous savons de son talent pour prendre partout, enlever en l’air et s’approprier tout... Il me choque d’abord autrement sur un point qui lui concilie les novateurs bruyants et éloigne à jamais les gens sages : c’est l’affectation du philosophisme que je déteste, et le seul côté par où je fus sensible aux charités prêtées aux économistes, indépendamment de l’indifférence religieuse affichée, qu’il prend pour le ton politique, il attaque partout la catholicité, il fronde partout la religion de ses pères et de son pays, et il me dédie cela à moi ! Or, il est à noter que, quand il a à dire une sottise, il pousse d’énergie et de ce qu’ils appellent éloquence. »

Il y a en effet dans la Monarchie prussienne de curieux échantillons de cette outrecuidance antireligieuse, par laquelle Mirabeau mettait son cachet sur la statistique du major Mauvillon. Qu’on nous permette d’en citer seulement un exemple qui choque particulièrement le marquis ; il s’agit d’une tirade fastueuse qui commence ainsi :

« C’est une des grandes erreurs de la morale très-incomplète, très-ambiguë, souvent fausse, plus souvent défectueuse, que nous devons au christianisme, d’attacher beaucoup d’importance à ce que les prêtres ont nommé les péchés de la chair, » et il part de là pour établir majestueusement que l’incontinence n’est nuisible qu’à celui qui en est possédé, et que, par conséquent, la législation n’a pas à se mêler de ce genre de délit. En voyant ainsi son fils élever à l’état de doctrine sociale sa plus humiliante infirmité, le marquis a dû faire un de ces mouvements qu’il caractérisait à sa manière quand il disait : Je ris des épaules.

Mais si l’auteur nominal de la Monarchie prussienne se compromettait auprès de son père par sa philosophie, en revanche il se relevait comme économiste, car c’était à son père lui-même qu’il avait emprunté presque toutes les doctrines par lesquelles il intervenait de sa personne dans le travail de son collaborateur allemand. L’esprit du livre était presque entièrement physiocratique ; la suppression des règlements, des priviléges, des monopoles, des prohibitions en matière de commerce et d’industrie, la liberté absolue des échanges, l’impôt direct, sinon l’impôt foncier unique, y étaient partout préconisés, et, non moins affirmatif à l’état d’économiste qu’à l’état de philosophe, Mirabeau annonçait au monde que le jour viendrait bientôt où les impôts indirects seraient entièrement abolis. Cette prophétie était, hélas ! de même valeur que la prophétie politique par laquelle il présentait la Prusse, comme destinée « à maintenir la liberté des princes et des peuples allemands contre l’insatiable ambition de la maison d’Autriche, et l’héritier de Frédéric, comme appelé à dédaigner le titre d’empereur d’Allemagne, pour lui préférer celui de vertueux tribun du peuple. » Mais proclamer l’abolition des impôts indirects, c’était aller au cœur du marquis physiocrate. Aussi déclare-t-il qu’à part le philosophisme, l’ouvrage de son fils est un ouvrage capital, et il conclut en disant à son frère :

« Après vérification exacte de tout ce que contient l’énorme compilation de cet ouvrier forcené, je le tiens pour l’homme le plus rare de son siècle, et il serait peut-être un des plus rares que la nature ait produits, si la directité dans les vues lui eût été en même temps accordée. »

C’est dans l’espoir de donner à son fils cette directité dans les vues que, changeant tout à coup de résolution, après avoir ajourné si durement l’entrevue que sollicitait Mirabeau, il le mande lui-même à Argenteuil. Il est un peu embarrassé pour expliquer à son frère une mutation si soudaine.

« Mais, dit-il, en avançant dans la lecture de son énorme ouvrage, en voyant dans chaque page plus d’étendue et d’audace à l’essor de cet homme qui, semblable à la plante nommée pas d’âne, s’étend en feuillage qui couvre tout, mais sans racine, il m’est venu dans la tête qu’il pourrait me rester quelque sorte de devoir de l’aviser et avertir en gros de points capitaux, et qu’enfin je pouvais, à cause de la dédicace, le mander une fois ici proprio motu ; je lui ai donc fait dire qu’il vînt, mais qu’il vînt seul, et il est venu. »

 

Qu’on se figure maintenant ce père et ce fils en présence, après six ans de rupture absolue, précédés d’une courte réconciliation qui succédait elle-même à des rapports orageux, injurieux et remplis d’animosité réciproque ; qu’on se figure Mirabeau âgé de près de quarante ans, devenu à la fois un des hommes les plus populaires, les plus redoutés et les plus décriés de son temps et de son pays, qu’on se le figure tel que l’a dépeint quelquefois le marquis lui-même avec sa laideur amère, sa démarche intercadente, son regard ou pour mieux dire son sourcil atroce quand il écoute et réfléchit (le bailli de son côté parle de l’œil rond et roulant de son neveu), qu’on se le figure comparaissant devant ce -vieux père malade, mais hautain, ombrageux et moqueur, duquel il croit avoir besoin, et qu’il veut gagner à tout prix, rentrant ses griffes, adoucissant son regard et multipliant les témoignages de déférence et d’humilité.

« J’abrégeai, écrit le vieillard à son frère, sur les prosternations, je lui dis que c’était trop de trois fois il est évident que Mirabeau avait débuté par trois profondes révérences. Le comte de la Marck, dans ses souvenirs sur lui, s’accorde ici avec le marquis en notant que le tribun, quand il voulait se montrer poli, exagérait les révérences[1] ; mais reprenons le récit du père), je lui dis que ma juridiction était passée, que, comme père, je n’étais plus que conseil, et qu’à cet égard, nous étions trop hors de voie respective, mais que j’avais cru pouvoir, comme élève économique, lui être bon, mais qu’en avançant dans la lecture de son ouvrage, j’avais été plus que rebuté par son affiche philosophique, que je me connaissais en nullité physique de conscience, mais que n’ayant pas lu ses autres ouvrages (le marquis fait ici un léger mensonge, car il les connaît tous, je l’aurais cru au-dessus de cette petite affiche. Tu ne saurais croire avec quelle force et quelle abondance je lui montrai l’enfance et la trivialité de ses objections, la misère de prendre en matière de religion le noyau pour la plante, et l’outrage à l’humanité, de déchirer l’habit à toutes tailles, que tant de grands hommes avaient entretenu et approprié à son usage, pour la laisser nue et livrée au mot du guet de la tour de Babel, tot capita, tot sensus… J’insistai sur la folie de croire qu’une philosophie que nul ne peut même définir puisse devenir universelle et efficace, sur l’imprudence de prendre à contre-poil tout le sacerdoce de l’univers et sur la présomption de se croire plus d’indépendance que n’en eurent tous les grands ambitieux, depuis Pépin jusqu’à nous. Je lui fis enfin remarquer que ne pas sentir le mérite d’un culte simple et fraternel, de rites favorables et doux, basés sur une morale imposante et avouée de la conscience universelle, était une misère d’un esprit gauche au service d’un cœur lâche et faible. Il me répondit sur cet article avec ce ton mielleux et cet accent apprêté qui est du naturiau, et qui ne changera pas, que, quant à ce point, il avait été investi des opinions de l’Allemagne et de la visibilité des faits dans ce pays, quant au clergé catholique ; que cela n’était pas fait pour ce pays-ci, où la nation avait toujours barré les invasions cléricales ; que, déjà, d’ailleurs, il avait reçu des observations et oppositions raisonnées de la part d’Anglais et autres, qu’il allait les l’aire imprimer. »

Le marquis est si satisfait de son sermon dont la couleur est incontestablement laïque plutôt que sacerdotale, qu’il se retourne avec complaisance vers son frère, en lui disant : « Tu vois que ce n’est pas avec des chapelets et des scapulaires que j’ai attaqué cet écho bruyant. »

Après avoir examiné ensuite les autres parties de l’ouvrage de Mirabeau, redressé quelques erreurs relativement aux principes de la physiocratie sur lesquels il m’avoua, dit-il, qu’il n’était pas très-ferré, et, après avoir appuyé principalement sur le mérite d’avoir su mener jusqu’au bout un travail aussi considérable et Aussi varié, ce père original finit par dire à son terrible fils, en manière de compliment, ceci :

« Il m’est venu, à propos du Labor improbus omnia vincit, une pensée qui m’a surpris et qui vous surprendra peut-être vous-même : c’est que le travail opiniâtre et constant pourrait opérer ce prodige de faire de monsieur le comte un honnête homme. Un sang fougueux, une tête où les fumées ne laissaient aucun jour à la lumière commune, une poitrine cave où la conscience n’eût point d’issue, l’ont mené si loin que bien fol serait celui qui se chargerait de montrer la voie du retour : mais le travail peut tout. — Qu’en dites-vous ? — Je le regardai fixement, il se baissa en signe de confusion, et dit : — « Mon père a bien senti que le passé ne pouvait s’excuser, puisqu’il a eu la bonté de débuter par me dire qu’il n’en serait pas question ; à l’égard de mon ouvrage, j’étais sans guide, sans conseil, et je sens combien ils m’ont manqué. » — Tu n’ignores pas, ajoute le vieux marquis, qu’il sait convenir de tout ce qu’on veut. Du reste je le traitai’ bien, et quant à lui j’ai su que, m’ayant cru détruit, il avait été surpris, et disait qu’il ne m’avait oncques vu si fort et si lucide. »

À dater de cette entrevue, le père de Mirabeau s’habitue enfin à prendre au sérieux la situation que celui-ci a conquise par son activité, son talent, il dira bientôt son génie. Voici un nouveau portrait où il le peint, en janvier 1789, partant pour la Provence, et où, malgré la nuance d’ironie qui se maintient, on peut mesurer le changement qui s’est opéré dans son opinion sur son fils :

« De longtemps ils n’auront vu une telle tête en Provence, le calus qui n’en faisait que de l’airain sonnant avec fougue est rompu ; je l’ai vérifié par moi-même, et, dans quelques conversations et communications, j’ai aperçu vraiment du génie. Son travail infatigable, qui est vraiment unique, son ne douter de rien, et sa hauteur innée jointe à beaucoup de ce qu’on appelle esprit, en ont fait un personnage et dans la banque, et dans l’imprimerie, et surtout dans la politique moderne.

Il dit hautement qu’il ne souffrira pas qu’on démonarchise la France, et en même temps il est l’ami des coryphées du tiers (tu sais que c’est aujourd’hui le grand mot), et puis la populace des écoutants qui voient en lui l’homme qui a détruit en France la banque de Saint-Charles, terrassé le fantôme des eaux Périer, dénoncé et accablé les agioteurs et déclaré la guerre politique è l’empereur (Joseph II) devant sa sœur toute-puissante (Marie-Antoinette), le tout en mettant toujours son nom à la tête de tout, le prend pour le géant Podagrambo[2], tandis que des manières nobles, le faste des habits en un siècle de mode dépenaillée, les doubles et triples secrétaires, et antichambre peuplée, hauteur respectueuse avec les grands, consortie et primauté d’éloquence avec les docteurs, plaisanterie gaie et noble avec les femmes, et impétuosité dominante avec tout ce qu’il met en œuvre, en font un personnage chargé de reliques qui semblent tenir à la peau. Voilà du moins comme ils le peignent, et n’ai-je pas raison de dire que le temps des réalités est passé, et que je ne vois plus que des ombres ? »

Revenu à Paris, député de Provence, livré à toutes les préoccupations de son nouveau rôle, n’ayant plus d’ailleurs besoin de son père, Mirabeau semble le négliger un peu. Celui-ci s’en plaint dans quelques-unes de ses lettres, tout en déclarant qu’il ne tient pas à le voir.

Cependant, à l’occasion d’une des rares visites que lui fait son fils, le marquis écrit à son frère : « Je fauche devant lui, et je crois que, selon son talent naturel, il trouve à glaner, à m’entendre. Mirabeau écoute son père avec componction, et nous aimerions à penser que son attitude est sincère, si une lettre de lui au major Mauvillon, qu’il serait trop long de citer ici, ne nous obligeait à reconnaître que les discours du vieillard l’intéressent fort peu ; les idées du père et du fils étaient d’ailleurs trop différentes pour qu’une entente sérieuse pût s’établir entre eux. Novateur économiste, le marquis est conservateur en politique. Mirabeau, quoique moins révolutionnaire qu’il ne le paraît, est souvent conduit par sa situation à ménager et même à caresser les passions subversives. Aussi le langage de son père sur lui redevient-il fréquemment désapprobateur.

« Il n’a fait que du mal, écrit-il le 13 juin 1789, même en attaquant et en déchirant des abus ; aujourd’hui, il tend visiblement à la destruction de l’ordre établi, et mal lui en arrivera. »

La dernière lettre du marquis, écrite le 8 juillet 1789, deux jours avant sa mort, est empreinte du pessimisme un peu amer d’un vieillard morose qui se persuade volontiers que le monde va finir avec lui ; il y traite durement l’Assemblée constituante et, en particulier, son fils, dont il connaît sans doute la fameuse apostrophe du 23 juin à M. de Brézé, quoiqu’il n’en parle pas.

« Douze cent cinquante législateurs, s’écrie le vieillard, tout neufs à toute sorte d’administration, tous gens sans conduite dans leurs propres affaires, vont nous faire une merveilleuse constitution d’État, avec le bonnet vert en tête et l’homme aux contes bleus pour guide.

Hélas ! le bonnet vert, c’est Mirabeau lui-même, et l’homme aux contes bleus, c’est Necker. Le grand orateur ne méritait pas cette qualification injurieuse ; mais si son père manquait de justice envers lui, il ne manquait pas de clairvoyance lorsque, dans une lettre précédente, il prophétisait la destinée de son fils en ces termes :

« Au fond, il recueillera ce qui revient aux gens qui ont manqué par la base, par les mœurs… il n’obtiendra jamais la confiance, voulût-il la mériter ; il aura des partisans, des admirateurs même, selon le temps, mais jamais d’amis, ni personne qui se fie vraiment à lui. »

Mirabeau eut cependant des amis personnels ; mais qui pourrait méconnaître que cette difficulté d’inspirer confiance à ceux-là mêmes qu’on veut servir fût l’obstacle continuel qui rendit inutiles et parfois nuisibles ses admirables facultés oratoires, qui stérilisa l’influence de sa sagacité d’homme d’État, et qui, très-probablement, l’eût empêché, quand bien même il aurait vécu dix ans de plus, de réussir dans ce beau rôle de modérateur de la Révolution qu’il ambitionnait ? Ce n’était pas seulement son immoralité dans le sens le plus étroit du mot, c’est-à-dire sa vie dérangée et sa réputation de vénalité, qui le rendit suspect à tous les partis, suspect au roi, quoiqu’il fût monarchiste, suspect à la Fayette, quoiqu’il fût aussi libéral que lui, suspect à Barnave, quoiqu’il fût partisan comme lui d’une monarchie démocratique appropriée aux idées, aux instincts, aux intérêts d’une société renouvelée. C’est parce qu’il y avait aussi en lui un fond de machiavélisme, ‘une duplicité inconsciente combinée avec une grande fougue de tempérament, un amour-propre excessif et facile à irriter, qu’il s’écartait souvent soit dans ses paroles, soit dans ses actes de la ligne de conduite qu’il s’était tracée, et qu’il perdait en un jour tout le bénéfice de son habileté. Mais ce n’est pas dans les limites étroites qui me sont imposées aujourd’hui que je pourrais avoir la prétention de tracer un portrait complet d’un être aussi multiple que Mirabeau.

Cet homme extraordinaire renfermait pour ainsi dire en lui seul toutes les contradictions, toutes les discordances qui devaient agiter, diviser, souvent même déchirer la société nouvelle, à la naissance de laquelle il avait présidé, qui devaient rendre parmi nous la stabilité politique, si difficile et donner un sens presque dérisoire au mot définitif, appliqué à tant de gouvernements si divers, et tous également fragiles, qui devaient enfin nous conduire de crise en crise jusqu’à la situation actuelle.

Je ne me permettrai pas d’insister beaucoup sur cette situation. Le beau idéal d’une lecture académique serait de ne déplaire à personne ; niais cela est très-difficile dès qu’on s’abandonne à l’espoir de dire quelque chose, et c’est encore bien plus difficile dans un temps que le marquis de -Mirabeau semble avoir défini d’avance en lui donnant pour devise « le mot du guet de la tour de Babel » : Tot capita, tot sensus.— Qu’il me soit seulement permis d’affirmer une proposition incontestable : c’est que l’union des esprits et des cœurs, qui ne fut jamais plus nécessaire à la France qu’aujourd’hui, ne lui a jamais manqué plus complétement. N’est-il pas vrai que nous donnons à l’Europe le spectacle singulier d’une grande nation qui, après des catastrophes inouïes, Prouve certainement sa vitalité par l’admirable énergie qu’elle déploie dans ses travaux agricoles, industriels, artistiques et scientifiques, mais qui, d’un autre côté, se laisse paralyser dans sa régénération militaire, politique, morale, sociale, par des divisions intérieures d’autant plus funestes qu’elles se subdivisent à l’infini, et qu’elles semblent, surtout parmi les hommes éclairés, également hostiles au despotisme et à l’anarchie, prendre leur source dans des compétitions d’ambition ou d’amour-propre bien plus que dans de véritables dissidences de principes ?

En un pareil temps, que ferait Mirabeau ? Ses défauts l’entraîneraient peut-être à attiser le feu de nos discordes, mais peut-être aussi ses qualités lui inspireraient-elles quelques-unes de ces paroles judicieuses et courageuses qu’il adressait aux hommes de son temps. Peut-être, nous dirait-il encore une fois : « Prenons garde de fournir un nouvel exemple de cette aveugle et mobile inconsidération qui a fait si longtemps de nous des enfants, quelquefois mutins, mais toujours esclaves. » Peut-être même, devant une France déjà mutilée, en présence d’un ennemi formidable et toujours prêt, emploierait-il sa grande éloquence à nous détourner des solutions précipitées, trop disputées d’ailleurs pour être efficaces, et qui n’auraient d’autre résultat que de réunir tous les partis contre celui d’entre eux qui remporterait sur les autres une victoire apparente. Peut-être, enfin, exhorterait-il nos représentants à donner au pouvoir exécutif temporaire qu’ils ont fondé toute la force nécessaire pour rétablir dans un pays si profondément troublé le respect des lois, ramener le calme dans les esprits, faire renaître ce qu’on peut appeler, sous tous les gouvernements, la discipline sociale, préparer la nation à exercer plus tard sa souveraineté par l’organe de ses mandataires, et surtout la préparer à faire face à tous les périls qui pourraient menacer encore son indépendance et son intégrité.

 

[1] Correspondance de Mirabeau et du comte de la Marck, t. I, p. 86.

[2] Personnage fantastique d’un conte de Duclos.