Centenaire de l'Académie de Metz

Le 12 juin 1919

Eugène BRIEUX

CENTENAIRE DE L’ACADÉMIE DE METZ

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. BRIEUX

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Le jeudi 12 juin 1919

 

MESSIEURS,

Ma situation de directeur de l’Académie française, pour le trimestre en cours, me vaut l’inestimable honneur d’accompagner ici son doyen M. le comte d’Haussonville dont le nom est depuis si longtemps et si hautement estimé parmi vous, et d’apporter avec lui à l’Académie des lettres, sciences, arts et agriculture de Metz, le salut solennel de l’Académie française.

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La première parole que je veux prononcer est celle de M. le Président de la République, notre confrère commun, Raymond Poincaré.

« Le plébiscite est fait, a-t-il dit, l’Alsace-Lorraine, éperdue d’amour, s’est jetée en larmes au cou de sa mère retrouvée. »

Après les premiers pleurs de joie, après les premières étreintes, la mère et la fille se contemplent, chacune cherchant l’âme de l’autre dans la profondeur des yeux. Elles ont encore le souvenir cuisant des douleurs de la séparation, de ces longues années pendant lesquelles tout a été tenté par l’ennemi pour séparer leurs âmes. Mais il a pu tracer sur la carte une ligne frontière, il n’a pu rien supprimer des liens historiques du passé lointain, rien séparer dans le domaine des sentiments ; et, en vous retrouvant, les Français peuvent vous dire : « Comme vous nous avez bien aimés ! Comme vous nous avez été fidèles ! Merci ! Du plus profond de notre cœur, merci ! »

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Évoquons rapidement le passé, afin de mieux goûter les joies du présent...

Lorsque vous l’avez perdue, la France était vaincue, abaissée, chargée de dettes et d’humiliations.

Mais ses forces avaient été sous-estimées. Sa rançon fut payée si vite que l’ennemi, dans son regret de n’avoir pas été plus exigeant — a conçu la pensée de frapper d’un nouveau coup, qu’il voulait cette fois définitif, la blessée dont la force revenait trop vite, dont les blessures — sauf une — se cicatrisaient trop tôt.

Elle avait choisi la République comme forme de gouvernement, et ce régime, on n’a pas manqué de vous le dire, devait être un gouvernement éphémère, devait faire de la France une puissance isolée au milieu des monarchies européennes ; il devait être un gouvernement de faiblesse, d’intolérance, de dépravation, d’avilissement des caractères ; il devait entraîner la perte de toute vertu civique, de toute élévation morale, de tout patriotisme.

Il s’est trouvé cependant qu’au moment de la catastrophe, la Russie monarchique, l’Angleterre, l’Italie monarchiques et d’autres puissances monarchiques sont venues se ranger à côté d’elle, et il s’est trouvé aussi que parce qu’elle était une démocratie, la plus grande démocratie du monde est venue déterminer la victoire hésitante en jetant dans le bon plateau de la balance l’épée démocratique de La Fayette.

Et tout de même, elle a prouvé, cette France, qu’elle n’était pas amoindrie moralement, et que la République ne lui avait fait perdre aucune des qualités que quinze siècles de monarchie avaient mises en elle, car le petit paysan, ce petit paysan qu’on avait calomnié, s’est révélé enthousiaste et superbe sous les traits du Poilu de Verdun.

Depuis notre séparation, Messieurs, la France a étendu son action bienfaisante et le rayonnement de sa pensée civilisatrice dans toutes les parties du monde. Elle a réuni dans sa sphère d’action, la Tunisie, l’Indo-Chine, Madagascar et le Maroc, et ajouté 50 millions d’hommes au chiffre de ses ressortissants. Et cela, nous vous le devons un peu, puisque nous le devons beaucoup â votre grand compatriote, à celui qui nous montrait « la ligne bleue des Vosges », à Jules Ferry.

Il eut aussi une belle et grande part dans l’organisation de cet enseignement qui devait faire les hommes de 1914. Avec ou après lui, on organisa l’obligation de l’instruction, en faveur de laquelle, quelques mois avant la guerre de 1870, des Strasbourgeois recueillaient 250 000 signatures et dans l’ouverture des écoles du soir pour adultes, écoles dont l’un des vôtres, Bergery, avait eu l’initiative dès 1825. Les questions d’enseignement ont toujours été en effet au premier rang de vos préoccupations et en 1838, déjà, vos écoles étaient si prospères que le duc d’Orléans a pu dire après les avoir visitées : « Je ne connais pas de ville où l’on ait fait autant et si bien qu’à Metz pour l’instruction publique. »

Votre exemple a été suivi, avant et après 1870. Depuis quarante ans, dans les moindres hameaux de France, des écoles primaires ont été ouvertes, les lycées multipliés dans les villes, l’enseignement féminin créé et les universités développées.

Cette instruction, les élèves et les étudiants ne la reçurent point dans des chambres obscures et closes, fermées au souffle du dehors.

L’influence de la vie se faisait sentir dans les salles d’études et dans les laboratoires, l’autorité des maîtres s’étendait au dehors. L’Université de Grenoble a créé l’Institut français de Florence, l’Université de Bordeaux, l’Institut français de Madrid : et notre École Normale supérieure tend à devenir un établissement, universel de haut enseignement.

De cette instruction, de cette éducation, on a pu constater les effets. Ceux qui les ont reçues l’une et l’autre, vous les avez vus à l’œuvre. Vous avez su comme ils sont morts, et vous avez accueilli en des journées glorieuses, il y a déjà près de six mois, l’héroïsme des survivants.

Mais si la guerre a pu montrer ses forces morales, on pouvait, bien avant déjà, admirer la prodigieuse richesse de la science et de la pensée françaises. Durant les quarante-huit années pendant lesquelles on a espéré vainement nous faire vivre loin de vous, nous ne nous sommes pas abandonnés à ces jeux où s’absorbent les peuples en décadence, quoi qu’on vous en ait dit, quoique l’apparence ait pu le donner à supposer aux esprits trop faciles à duper.

Dans tous les ordres, aussi bien clans les sciences que dans les lettres, dans la philosophie que dans les arts, des noms fameux répondent pour nous ; des découvertes éternelles portent le nom de la France bien que certains aient essayé de lui en dérober l’honneur.

Ce qu’il y a de remarquable dans des hommes comme Berthelot, comme Henri Poincaré, pour ne citer que les morts, n’est-ce pas précisément cet esprit français dont ils témoignent ? Ils sont grands entre les grands, et leur grandeur même semblerait devoir les enlever au sol où ils sont nés pour les donner au monde. Leurs découvertes, leurs recherches, leurs études, ont un caractère universel qui semblerait devoir rendre indifférente leur nationalité. Et pourtant, par leurs méthodes, par les conclusions qu’ils tirent de leurs découvertes, par la pensée à laquelle ils s’élèvent, par leur désintéressement, ils rendent, si je puis dire, un son qui est uniquement français. Et j’insiste sur cette qualité de désintéressement. Comparez celui d’un Pasteur avec l’amour du lucre de certains autres qui ont vendu au plus haut prix leurs découvertes incertaines et leur science de seconde main.

Soyons justes : En dehors de nos frontières, des découvertes ont pu être faites, et on imagine volontiers que certains progrès réalisés chez nous dans la mécanique céleste, dans la physique, dans la chimie et les sciences naturelles, auraient pu l’être ailleurs, mais on ne saurait imaginer un Berthelot, un Pasteur ou un Henri Poincaré qui seraient nés de l’autre côté du Rhin.

On peut dire d’ailleurs que le mouvement des idées en. France depuis quarante ans eut quelque chose d’incomparable. En philosophie, nos psychologues, nos historiens de la philosophie, nos constructeurs de systèmes, nos sociologues apparaissent au premier rang.

En histoire, Fustel de Coulanges et Albert Sorel se sont montrés à la fois des savants et des historiens, des penseurs et des écrivains. Et j’ai gardé pour le saluer à part, le nom d’Alfred Mézières, à qui nous eussions offert ardemment le grand honneur qui m’est échu et dont je suis si indigne. Inclinons-nous devant sa mémoire respectée en regrettant qu’il n’ait pas assez vécu pour vivre les journées sublimes que nous avons vécues depuis six mois, des journées comme celle-ci.

Mais ce n’est point seulement dans les pures spéculations des philosophes et les patients travaux des historiens que s’indiquent les préoccupations morales, sociales, politiques et religieuses qui ont, en France, sollicité les esprits au cours des dernières années.

La littérature ne fut plus un jeu de mandarin. Il y a quelque cinquante ans, on avait pu croire que l’écrivain pouvait exprimer ses idées avec le seul souci de la vérité et de l’art, sans se préoccuper de l’influence qu’elles pouvaient avoir en dehors de lui.

La responsabilité de l’écrivain fut posée, l’écrivain sortant de sa tour d’ivoire se pencha sur ces problèmes moraux et sociaux qui se présentaient devant lui, chaque jour plus angoissants. Les poètes descendirent du Parnasse, se mêlèrent aux hommes et se livrèrent aux événements. On saisit mieux aujourd’hui peut-être les douleurs et le repentir de votre Paul Verlaine ; on comprend mieux les échos du clairon de Chantecler.

Et après avoir nommé tous les savants, tous les philosophes, tous les romanciers, tous les poètes, tous les dramaturges, il faudrait nommer encore les artistes, ces musiciens, qui, entre tous, sont Français, votre concitoyen, Ambroise Thomas, César Franck, et Claude Debussy, (je rappelle que je me suis imposé de ne nommer que des morts), ces peintres qui portent les noms de Puvis de Chavannes et de Carrière, de Claude Monet, et Rodin, ce sculpteur qui fait déjà figure de héros.

Voilà, Messieurs, quelques indications sur ce qui a été fait, en France depuis cinquante ans. Si j’en ai essayé le tableau sommaire, c’est que devant les marques d’inaltérable tendresse et de puissant attachement que vous avez données, sachant ce que vous avez souffert pour nous rester fidèles, sachant les habiletés, les hypocrites sollicitations, les menaces, les promesses, les violences, la tyrannie, les feintes douceurs et les réelles duretés dont vous avez été l’objet pour l’amour de la France, des Français se sont demandé s’ils avaient été à la hauteur de votre abnégation, de votre courage, de votre foi persévérante et de vos incessants sacrifices.

Avons-nous assez fait pour vous ? Avons-nous fait, pour vous, tout ce que nous devions faire ? Avons-nous fait, pour l’idéal auquel vous vous êtes sacrifiés, tout notre devoir ?

Si nous avons eu des torts envers vous, vous ne les avez pas ignorés, l’habileté sournoise et dangereuse de l’ennemi vous les a montrés, les a grossis, portés au comble ; elle a su aussi en inventer.

Vous avez refusé de la croire. Vous y avez eu quelque mérite, car l’ennemi, trop souvent hélas, n’avait qu’à mettre sous vos yeux ce que nous écrivions de nous-mêmes pour dresser contre nous le plus violent des réquisitoires. Nous avons la manie de nous dénigrer, nous avons l’ostentation de nos défauts.

D’autres cachent les leurs sous l’hypocrisie — nous avions, nous, une hypocrisie à rebours, celle de nos qualités, et certains de nos hommes politiques, de nos romanciers, de nos hommes de théâtre, avaient fait si bien — ou si mal, plutôt — qu’il y a eu, sur toute la terre un cri de surprise lorsque, la catastrophe ayant déchiré les voiles regrettables dont nous avions pris plaisir à nous cacher, la France est apparue aux yeux de l’Univers ce qu’elle est réellement, dans une splendeur d’honnêteté, de courage et d’union.

Et à cette heure où nous avons, pour ainsi dire, à vous rendre compte de la façon dont, pendant votre absence, nous avons géré le patrimoine commun, patrimoine de puissance matérielle et de richesses morales, nous éprouvons l’immense joie de pouvoir vous dire que la France qui vous est rendue est plus grande que celle à laquelle vous avez été arrachés.

Et nous avons le droit d’ajouter : « Aimez la France de plus en plus, de même que nous vous aimerons chaque jour davantage, car si vous avez mérité tout notre amour, la France a la fierté de n’avoir pas démérité du vôtre. »