L'ami des hommes et ses frères. Fragment d’une étude sur Mirabeau

Le 25 octobre 1890

Edmond ROUSSE

INSTITUT DE FRANCE.

L’AMI DES HOMMES ET SES FRÈRES.

FRAGMENT

D’UNE

ÉTUDE SUR MIRABEAU

PAR

M. ROUSSE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1890.

 

Une phrase et un geste ; — quand j’étais jeune, c’est tout ce que nous savions de Mirabeau. « Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des bayonnettes. » Une belle phrase, qui sonne bien, qui s’entend de loin, — et qui n’a peut-être jamais été dite — un geste superbe, et qu’à cent ans de distance on croit voir encore. Ce bras étendu, cette main menaçante, cette grosse tête poudrée, ces grosses lèvres bouffies d’éloquence ; ce gros corps planté fièrement ; cette laideur tumultueuse et trapue enfoncée dans les plis corrects de l’habit à la française, relevée par l’extravagance pompeuse de la coiffure à la mode et prenant, dans ces atours solennels, je ne sais quelle majesté emphatique, colossale et bizarre ; c’est ainsi que cette image était restée dans ma mémoire, comme le pendant démocratique de Louis XIV entrant tout botté dans la grand’chambre du Parlement.

Ajoutez à ce tableau la figure élégante et frêle du marquis de Dreux-Brézé dans son costume de cour, avec le chapeau à plumes et les talons rouges, s’effaçant devant l’habit noir du Tiers-État, comme le fantôme de la royauté devant l’apparition soudaine du peuple. Voilà, sans l’envisager de plus près, dans quel cadre, dans quel décor classique nous avions entrevu Mirabeau.

Tout n’était pas faux dans cette vision écourtée. Ce qui l’était absolument, c’était l’impression que nous en devions garder. Avec cette mise en scène et ces airs de gloire, avec ce jour de théâtre qui tombe sur un point, supprime les détails et déplace les ombres, on avait, non pas l’homme, mais le personnage ; et l’on passait, sans le voir, comme si ce n’était qu’un orateur et un tribun, devant un des mortels les plus compliqués que l’histoire ait jamais trouvés sur sa route.

Pour le débrouiller et le voir comme il est, à travers les fables de la politique et les mensonges des partis, ce n’est pas lui seul qu’il faut connaître ; ce sont tous les siens. Je ne crois ni aux fatalités héréditaires ni aux destinées inévitables. Chacun répond de soi, dans ce monde, et la loi des origines n’est trop souvent que la superstition commode des âmes dégoûtées de la liberté. Mais cet homme est si fortement engagé dans toute sa race qu’on chercherait vainement à l’en isoler. On a beau faire ; avant d’arriver jusqu’à lui, il faut passer pour tous les autres.

Quelques soins qu’ils aient pris pour dépayser leur roture, pour pousser jusqu’au XIIIe siècle leur généalogie suspecte, et pour greffer les Riquet de Marseille sur les Riquetti de Florence, rien de plus obscur que les commencements de leur maison. Noblesse équivoque, longtemps marchandée, dont le titre le plus clair est modeste : un jugement de 1564 qui, après une enquête laborieuse, exempte d’une redevance féodale Jean Riquet, premier consul de la ville de Marseille, fils d’un riche marchand.

Quelques années après, Jean Riquet achetait, près de Manosque, une vieille forteresse démantelée. C’était le château de Mirabeau dont les Riquet prenaient aussitôt le nom sonore, et auquel, un siècle après seulement, des lettres royales attachaient un titre de marquis.

 

Dans « cette vieille citadelle à l’air auguste » naquit, le 26 octobre 1666, un des plus rudes hommes de guerre qui aient bataillé dans les armées de Louis XIV : Jean-Antoine Riquet de Mirabeau.

Il venait cent ans trop tard ; c’était un soldat de l’autre siècle, un colosse dur comme le fer, impénétrable et tout d’une pièce. On l’aurait pris pour un survivant des arquebusades de Jarnac ou des chevauchées d’Ivry-la-Bataille ; un Montluc moins les pendaisons, un d’Aubigné sans les Tragiques.

Jusqu’à quarante ans, il avait guerroyé sans relâche ; en Italie surtout ; en Piémont, sous Vendôme. Au combat de Cassano, criblé de blessures, un bras fracassé, le cou traversé par une balle, il avait été laissé parmi les morts.

Relevé par hasard, sauvé par miracle, il dut se faire ajuster au cou, pour soutenir sa tête branlante, un collier d’argent qu’il ne quitta plus. « Cassano ! c’est l’affaire où je fus tué », disait-il en parlant de cette aventure.

Peu de temps après, à quarante-deux ans, ainsi accommodé, avec son bras en écharpe et sa cravate d’argent, que pense-t-on qu’il ait pu faire ?... Il épousa une jeune femme. « C’était, a écrit son fils, un de ces hommes qui ont le ressort et l’appétit de l’impossible... » II le fit bien voir ; car, d’un mariage si hasardeux, ce géant en ruine engendra sept enfants, sans que personne se soit avisé d’en rire.

On peut croire qu’un homme ainsi bâti n’était pas un courtisan fort habile. Une fois seulement, il se laissa conduire à Versailles par le duc de Vendôme qui voulait le faire nommer mestre de camp. La visite ne fut pas heureuse. Une réponse bourrue qu’il fit au Roi y mit brusquement un terme. « Je te présenterai désormais à l’ennemi, lui dit Vendôme, mais jamais à la cour. »

Il n’y revint pas et il fit bien. C’était un de ces héros d’avant-garde qui, dans des armées régulières et dans un royaume bien ordonné, gagnent des batailles et meurent colonels.

Très dur envers ses vassaux de Provence, il les défendait rudement (à son profit) contre les traitants, les sergents du fisc et les commis de la gabelle ; ne cédant rien aux gens du Roi, se moquant des procureurs et des huissiers, dont il a légué à sa descendance la haine orgueilleuse et le singulier mépris. Familier par accès et à ses heures, jovial avec dignité, aimant à paraître ; et, quoique à demi ruiné, « s’essoufflant à donner à tout ce qui lui tient un air de magnificence » ; au demeurant, ayant mérité ce mot qu’a dit de lui son petit-fils : « On lui rendit en respects ce qu’on lui devait en honneurs. »

Sa famille ne l’approchait qu’à distance, dans le respect superstitieux, dans le culte redouté de l’autorité paternelle qui ne connaissait ni les caresses ni les baisers. Son fils le dit dans des termes dont la simplicité fait frémir : « Je n’ai jamais eu l’honneur de toucher la chair de cet homme respectable. »

Qu’a pu être le ménage de ce formidable mari ? Belle, jeune et de grande famille, il ne paraît pas que sa femme, — une Castellane, — ait trouvé le joug trop pesant. Elle n’a rien fait du moins pour l’alléger ou s’en affranchir. Mais ces mornes résignations ont parfois de cruels retours. Veuve et retirée chez son fils, dans une maison livrée à tous les désordres, la pauvre femme fut atteinte, vers ses vieux jours, d’une odieuse folie qui n’était peut-être que le réveil vengeur des feux mal éteints de sa jeunesse.

Tel fut le premier ancêtre de Mirabeau qui nous soit bien connu, et avec lequel on puisse lui trouver déjà quelque air de famille. L’énergie, l’égoïsme, un tempérament indomptable, une familiarité grandiose, des airs de magnificence « essoufflée » ; une indépendance rétive que n’intimidaient ni les préjugés du monde, le prestige de l’autorité souveraine... Si l’on ajoute à ces traits notables « l’éloquence mâle » que Vauvenargues prête à ce grand soldat féodal, on aura déjà l’ébauche, l’original grossier d’un type puissant qu’une génération nouvelle va faire revivre, en l’accommodant aux mœurs, aux idées et aux passions d’un autre âge.

 

Des sept enfants de Jean-Antoine, quatre étaient morts sans que, dit-on, l’on ait vu leur père verser une larme. Les trois survivants étaient : Victor, Charles-Elzéar, et Louis-Alexandre ; le marquis, le bailli et le comte.

Quand on parle d’eux, on commence d’ordinaire par le cadet, pour se débarrasser d’abord du moins important des trois frères. J’aime mieux laisser à chacun son rang de naissance, et, comme il convient à des Mirabeau, maintenir au marquis son droit d’aînesse. C’est lui qui a gardé avec le plus de constance et de relief la physionomie et l’accent paternels. C’est lui qui, par ses écrits, a le premier rendu son nom populaire. C’est lui qui a eu, sur la destinée du grand orateur de qui je dois parler, la plus lourde et la plus décisive influence. Je vais droit à celui-là, pour tâcher de faire revivre en quelques traits son image.

Il était né à Pertuis, en Provence, le 4 octobre 1715. Un jour, il avait alors sept ans, son père l’interrompit brusquement tandis qu’il lisait un livre d’enfant, et, sans phrase, le fit partir pour Marseille où les jésuites l’attendaient. Il devait revenir rarement à Mirabeau.

À treize ans, il était au service : à seize ans, il entrait à Paris, clans une de ces académies où les jeunes gens de bonne maison commençaient l’apprentissage de la guerre, du monde et de la cour : — on y faisait un peu de littérature, dans les intervalles du manège, de l’escrime et de la danse.

Le marquis de Mirabeau a écrit qu’à cette époque « il était farouche ». Il n’entendait parler, sans doute, ni de sa conscience ni de sa vertu... la façon dont il raconte la turbulence besoigneuse de sa jeunesse nous en apprend assez sur l’austérité de ses mœurs et sur la délicatesse de ses goûts. « Quand mes souliers furent usés, je portai mes bottes... Mes cheveux, de deux pieds plus longs que ma figure, flottaient autour de mon corps... La croix de Malte avec cela et un vieux surtout, c’en était assez pour aller au parterre de la comédie, qu’un de mes amis me payait ; tantôt l’un, tantôt l’autre !... » Ainsi accoutré, et fait comme un « brûleur de maisons », il était devenu la terreur des loges et du chauffoir.

Un soir, malgré la présence de la duchesse de Bourbon, il menait au théâtre un tel vacarme qu’il fallut, pour le mettre à la raison, faire entrer la maréchaussée dans le parterre.

Ce n’était pas seulement à la comédie que « tantôt l’un, tantôt l’autre » payait pour lui. Épris d’une comédienne, il devint son amant par surprise, et, sans plus d’argent que de scrupules, cet adolescent « farouche » partageait philosophiquement « tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre » les nuits changeantes de Mlle Dangeville.

C’étaient là des échappées de jeunesse qu’à vingt ans, un enseigne de dragons, marquis en espérance, pouvait, sans trop de scandale, se permettre. Quelques années après, il fit bien pis. À vingt-huit ans, il quitta le service pour se marier ; et il se maria, pour son malheur. Il se maria par intérêt, par ambition d’argent et d’affaires ; par curiosité d’utopiste aussi ; pour avoir des terres à gouverner, des théories agricoles à essayer, des méthodes de labourage à mettre en pratique. Sa fiancée, dont il ne s’inquiétait guère, était la fille d’un marquis douteux du Soissonnais, M. de Vassan : une jeune personne à peu près fille, à peu près femme ; mariée d’abord à douze ans à un vieillard, et qu’on avait fait rentrer le soir dans son couvent. Le vieux mari ne dura guère. Le jeune Mirabeau vit sa femme pour la première fois le jour où l’on signa le contrat. Quant à sa belle-mère, il s’aperçut ce jour-là seulement que la visière de son esprit n’était pas bien droite... » Rien n’y manquait. Ce mariage de raison était, de tous les côtés, la plus plate des folies, qui en promettait beaucoup d’autres.

À peine marié, le marquis donna l’essor à toutes les chimères logées à l’étroit dans sa vaste tète, pêle-mêle avec une cohue de préjugés et de paradoxes.

Infatué de sa noblesse surfaite, engoué des nouveautés à la mode, il avait deux marottes qui ne devaient pas bien aller ensemble, mais que sa vanité forçait à chevaucher de compagnie : ressusciter une grande existence féodale, et faire, par principes et droit de nature, le bonheur du genre humain. C’est lui qui disait sans rire : « Il n’y a jamais eu qu’une mésalliance dans notre famille, celle des Médicis » ; et, plus tard, se trompant de trois siècles : « Depuis cinq cents ans, on a toujours souffert des Mirabeau qui n’étaient pas faits comme les autres. »

Ce marquis de fraîche date veut être duc ; et achète aux Rohan le fief de Roquelaure, sans l’aller voir, — comme il s’est marié. Le lendemain, on lui montre qu’il a payé cent mille francs de trop ; il plaide pour rentrer dans son argent, et redevient marquis comme devant. Mais ce duc sans duché est en même temps un agronome de premier ordre ; il veut labourer à sa guise, et il bouleverse à grands frais la terre de Sauvebœuf qui appartenait à sa femme. Dans le même temps, il achète à cent lieues de là le domaine du Bignon, tandis qu’à l’autre bout de la France, il projette un canal qui doit faire du terroir pierreux de Manosque une petite Beauce provençale. Ce n’est pas assez ! il lui faut un hôtel à Paris pour recevoir les beaux esprits et les philosophes. Et il achète une maison rue Bergère, qu’il troque aussitôt contre une autre, rue de Seine ; tout cela en moins de quatre ans. Il est déjà ruiné plus qu’à moitié. Et comme son notaire scandalisé se récrie : « Sachez que je ne me conduis pas en affaires par des principes communs », répond-il fièrement.

Il avait bien raison !... Ce sentencieux écervelé n’était pas un homme ordinaire. Dans sa large tête s’était entassée en quelques années, on ne sait comment, une masse énorme d’études confuses, de connaissances désordonnées ; et, dans les intervalles de ce fatras, dans les fondrières de ce chaos, la vanité tenait toute la place que le sens commun laissait vide.

Le jeune marquis n’était pas homme à garder pour lui seul des trésors dont, seul, il croyait connaître tout le prix. « L’exubérance native » de sa faconde provençale, l’estime prodigieuse qu’il avait de lui-même, l’intérêt affectueux qu’il portait, de loin, à l’humanité, tout lui commandait de répandre largement ses idées et de révéler aux hommes des secrets indispensables à leur bonheur.

Il avait eu, dès son enfance le goût, puis la passion d’écrire. Il s’était débrouillé l’esprit en rimant, comme bien d’autres, des tragédies. Sous-lieutenant, il avait composé un poème didactique où il enseignait aux généraux l’art de la guerre.

D’ailleurs il venait au monde à propos, dans un temps où son activité allait se trouver à l’aise, où il pourrait montrer, avec le mérite qu’il avait, le génie qu’il croyait avoir.

Pendant le long règne de Louis XIV, les grands écrivains qui l’ont illustré avaient gardé, sur la politique et sur le gouvernement des États, une réserve que leur conseillait la prudence, mais qui ne coûtait rien à leur sagesse. Telle n’était pas la pente de leur génie.

L’homme, bien plus que les hommes, avait occupé leur pensée. De grands ministres, des administrateurs habiles avaient mis la main aux affaires publiques. Les parlements par leurs arrêts, les assemblées provinciales par leurs vœux, y avaient eu leur part, mal définie et sans cesse disputée. Mais les particuliers n’avaient, en ces matières, ni liberté d’examen, ni droit de remontrance.

Si quelques-uns s’en inquiétaient, si, déjà du temps de La Bruyère, « des citoyens obscurs s’instruisaient du dedans et du dehors d’un royaume, étudiaient le gouvernement, savaient le fort et le faible d’un État », c’étaient des rêveurs solitaires que le public connaissait à peine. Et lorsque, vers la fin du règne, les Vauban, les Beauvilliers, les Fénelon se mêlèrent de critiquer discrètement les impôts, les finances et les abus « du royaume de Sésostris ou d’Idoménée », un blâme majestueux du grand Roi, un mot tombé de ses lèvres sur « les beaux esprits chimériques de son royaume » suffirent pour faire justice de ces puériles allégories et de ces curiosités téméraires.

Le Roi mort, c’est en haut que la digue se rompit d’abord et que le torrent déborda. Les désordres exemplaires, l’impiété affichée de la Régence ouvrirent la brèche, du côté de la religion et de la morale tout au moins, aux pires audaces du libertinage. Si la parole et la pensée n’avaient pas encore toutes les libertés, elles avaient déjà toutes les licences ; et quels que fussent leurs excès, elles comptaient des complices trop puissants pour ne pas être, en dépit des lois assurées de l’impunité.

La cour avait donné le signal, la maison du Roi avait ouvert la tranchée ; on sait comment de grands écrivains, des pamphlétaires redoutables travaillèrent à l’élargir ; et comment se fit jour, sous le prête-nom ambigu de la philosophie, le droit de penser, de parler et d’écrire.

Dans cette campagne qui dura plus de cinquante ans, toutes les passions se donnèrent carrière. Les plus nobles esprits s’y rencontraient avec les plus décriés. Toutes les ambitions, tous les talents se jetèrent dans cette mêlée où chacun combattait avec ses armes ; où Voltaire lui-même ne fut qu’un éclaireur incomparable ; où Candide et les Lettres persanes n’étaient que des escarmouches d’avant-garde, — et où l’Encyclopédie représentait assez bien la plus pesante des machines de guerre, qui s’embourba lourdement avant la fin de la bataille.

C’est surtout avec Montesquieu et l’Esprit des Lois que s’établit en France, par la plus solide et la plus légitime des conquêtes, cette puissance nouvelle qui appartient à tous, dont tous ont abusé chez nous tour à tour ; dont ni les fautes ni les crimes ne doivent faire oublier les bienfaits ; et qui, malgré d’effroyables intervalles de servitude et d’anarchie, n’a pas cessé de s’appeler la liberté.

On voudrait en vain compter les écrits que l’œuvre de Montesquieu a fait naître. Sa concision irritante, ses obscurités calculées, l’air de désordre qui règne, par endroits, dans ce grand ouvrage, étaient comme autant de défis habiles jetés à la curiosité du public. Des esprits ingénieux s’appliquèrent à débrouiller ces oracles dont le sens échap­pait à la sagacité du vulgaire. Comme les Pandectes, l’Esprit des Lois eut ses scholiastes et sa glose.

De cette multitude d’écrits, le plus long, le plus lourd, le plus diffus et le plus touffu est assurément l’Ami des Hommes ; c’est peut-être aussi le plus remarquable. Il a été pendant un temps populaire ; il a mérité de rester célèbre. C’est un de ces livres dont tout le monde parle, que presque personne ne connaît, et que, dans chaque génération, un citoyen courageux devrait lire... pour en dispenser tous les autres.

Le marquis de Mirabeau n’en était pas à son coup d’essai. Cet administrateur désordonné, ce propriétaire nécessiteux et prodigue se croyait, par vocation de nature, le législateur, l’économe providentiel du genre humain.

Près de dix années auparavant, en 1717, il avait laissé courir en manuscrit un « Testament politique », où s’adressant, par avancement d’hoirie, au fils qu’il n’avait pas encore, il lui disait gravement : « Ruminez ceci ; c’est écrit en cinq jours, mais pensé pendant des années. »

Ce que le petit Mirabeau devait « ruminer » en venant au monde, c’était un énorme traité sur les droits et les devoirs des seigneurs, où ce seigneur intraitable accablait de ses railleries les « préposés de la cour », c’est-à-dire les intendants de province établis par Richelieu, « l’autorité puante, la paresse de cette clique... cette sorte de magistrature informe et monstrueuse qu’on a donnée à des gens aussi fripons qu’avantageux, et l’apparence de crédit que semblent avoir ces gens-là... Appliquez-vous attentivement et sourdement à les perdre, » dit-il à son fils : « écrasez le scorpion et n’en approchez pas.

En 1750 paraissait, sans nom d’auteur, un ouvrage qui fit grand bruit ; c’était un mémoire sur les États Provinciaux, dans lequel, prenant sur les esprits les plus hardis de son temps une avance de plus de vingt années, le marquis de Mirabeau combattait à outrance la centralisation du pouvoir ; organisant à sa façon les pays d’élection et les pays d’État, professant le doublement du tiers, « qui est de droit, dit-il, puisque c’est lui qui porte le poids principal des charges » , et la délibération par tête, conséquence nécessaire du doublement.

« Le doublement du Tiers, le vote par tête !! » Le marquis de Mirabeau écrivait ces mots en 175o, quarante ans avant la Séance Royale du 23 juin 1789. On sait comment, ce jour-là, l’orateur du Tiers-État devait résumer dans une seule phrase toutes les idées de son père.

Je n’ai à faire ni la critique ni l’analyse de l’Ami des Hommes. De plus habiles ont reculé devant ce labeur ; d’autres n’y ont réussi qu’à moitié. Il faut bien du courage pour pénétrer dans ce labyrinthe et pour chercher à tâtons le bout du fil ; mais dans ce brouillard d’idées, de rêves et d’utopies, dans ce demi-jour où se croisent d’inextricables détours, de loin en loin percent de grands coups de lumière. De ces divagations épaisses se dégagent alors les questions les plus vivantes qui puissent intéresser les sociétés humaines, celles qui devaient surtout surprendre et troubler une grande nation accablée de maux et de vieillesse, avide de rajeunissements et de nouveautés.

Aujourd’hui encore, dans les lourdes digressions de ce monologue confus, nous retrouvons presque toutes les idées qui nous tourmentent, presque toutes les passions qui nous agitent, presque tous les dangers qui nous menacent.

Est-ce l’Ami des Hommes d’il y a cent ans, ou un publiciste d’aujourd’hui qui, effrayé du dépeuplement de la France, écrit dans sa langue bizarre et hardie : « Le premier des biens, c’est d’avoir des hommes. Je voudrais que chaque fille-mère reçût dix écus pour prix du présent fait à l’État... Il est indifférent à la terre de produire des chèvres ou des hommes... Les hommes multiplient comme des rats dans une grange, s’ils ont les moyens de subsister... »

Est-ce dans l’Ami des Hommes ou dans un Journal de ce matin qu’on lit des phrases comme celles-ci : « Le rentier est un oisif qui jouit... La plupart des maux de la société lui sont dus... Les grandes fortunes sont dans un État ce que sont les brochets dans un étang... Je ne connive pas avec les idiots ou les gens de sac et de corde qui prétendent qu’il faut que le peuple soit misérable... La colère du Ciel ne fait magasin que des pleurs du pauvre opprimé !... »

Qui a prononcé, quarante ans avant les Conventionnels, ce mot de Fraternité que nos révolutions et nos haines d’un siècle rendent presque odieux aujourd’hui : « Je me range devant le porteur d’eau qui passe, parce que le pauvre homme est chargé ; j’accepte le contact d’un mendiant dont l’odeur infecte et les haillons me reprochent une fraternité méconnue... »

Et à propos de la traite des nègres : « Il faut nous fraterniser dans le Nouveau-Monde comme dans l’Ancien. »

Et les vues sur le crédit public encore tout meurtri des expériences de Law ; et la théorie du libre-échange disputant aux règlements jaloux de Colbert le marché fermé de la France... et les pages superbes sur le défrichement des landes de Gascogne !... sans compter les traits d’esprit, les mots sanglants, les pastiches de La Bruyère ou de Saint-Simon sur « les gens de plume et d’écritoire faisant place à tous les potirons que la haute faveur élève de toute part ! » Enfin cette apostrophe audacieuse adressée au Roi lui-même : « Votre Majesté n’a-t-elle jamais pensé que l’air impératif et dédaigneux qu’on donne à ses statues est ou puéril ou fâcheux ?... » et ce pressentiment prophétique de la Révolution qui s’avance : « Ceux qui ne voient pas le danger sont bien aveugles, car nous y touchons. » Tout cela jeté pêle-mêle, au hasard, sans points d’arrêt et de repère ; enveloppé, a dit Grimm, dans « un jargon sensible, onctueux et mystique » que traversent des éclairs de gaîté gauloise et de malice plébéienne ; sans que, d’ailleurs, l’orgueilleux marquis se relâche un instant de ses prétentions nobiliaires et de ses airs de grand seigneur. D’un mot juste et rapide, M. de Tocqueville a bien rendu la philosophie de ce chaos : « C’est l’invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal. »

La publication de l’Ami des Hommes souleva dans toute l’Europe des transports d’admiration. À Paris, ce fut « une furie ». Aux enchantements de la renommée, la mode ajouta ses extravagantes faveurs. Bientôt découvert sous son pseudonyme philanthropique, le marquis fut pris au mot et faillit y perdre son vrai nom. On ne l’appelait que l’Ami des Hommes ; on « fesait foule » pour le voir passer par les rues ; et, pendant toute une saison, il connut les derniers enivrements de la gloire... Des avocats fameux le citèrent en plaidant devant la grand’chambre ; et le titre de son livre servit d’enseigne aux boutiques...

Au plus fort de ses succès, ce publiciste déjà célèbre devint, par surcroît, économiste et physiocrate.

Vers 1750, dans un entresol de Versailles, au-dessus de la chambre à coucher de Mme de Pompadour, logeait un petit homme alerte et bizarre , audacieux et prudent, frondeur et rêveur ; savant sans renommée, qui avait tout appris et tout renfermé dans les compartiments étroits d’une intelligence puissante ; honnête homme sans vertus et sans vices, qui se piquait de rester fidèle à ses principes en les accommodant à sa fortune, et de rester fidèle à ses amis sans se trop aventurer pour les défendre.

Le docteur Quesnay était chirurgien de son état. Fils d’un pauvre avocat de bailliage, poussé à la cour par une femme d’intrigue, il était devenu le médecin ordinaire de la maîtresse du Roi, le domestique de sa bonté, l’économe discret de ses plaisirs ou de ses faveurs.

Témoin dangereux des manèges de la cour, mêlé, sans s’y trop salir, à de louches entremises, établi commodément au cœur des plus scandaleux abus, vivant de l’aisance et du crédit qu’il leur devait, il les regardait sans colère et les notait sans pitié.

Mais les petits appartements de Versailles et les cabinets du Roi n’étaient pas tout son horizon. Il avait été élevé à la campagne au milieu des laboureurs, travaillant avec eux à la métairie de sa mère ; et à douze ans, il avait appris à lire dans la Maison Rustique de Liébault. Ce médecin de ruelles aimait la terre en paysan, le peuple en plébéien ; et, dans les loisirs de sa sinécure, c’est de ce côté que se portaient ses pensées. Peu à peu, sous l’étreinte d’un esprit durement trempé, elles prirent, comme tout ce qu’on y jetait, la forme raide et cassante d’un système.

C’était un édifice politique laborieux et symétrique, au-dessus duquel flottait un vague déisme et un royalisme équivoque ; un « ordre physique et social » dont la nature elle-même lui avait livré le secret pour assurer à jamais la multiplication et le bonheur matériel du genre humain.

Cette froide utopie s’appuyait sur des calculs infaillibles, sur des théorèmes abstraits, sur une algèbre mystique dont les initiés connaissaient seuls les formules. Ce qu’en peut comprendre le vulgaire, et ce qu’il en faut retenir quand on n’est pas économiste en titre d’office, ce sont ces deux axiomes encore débattus aujourd’hui : La terre est pour une nation la source unique de toute richesse. L’impôt sur la terre est l’unique redevance due par les sujets au souverain.

On voit assez par quels endroits ces idées touchaient à celles de l’Ami des Hommes. Quesnay en fut frappé. Il voulut voir le marquis de Mirabeau. L’abord fut orageux ; mais, dès la seconde rencontre, le maître avait un disciple, le prophète avait un apôtre : et bientôt, grâce à ce prosélyte ardent, une école.

L’intimité de ces deux hommes n’allait pas sans quelques révoltes. Le marquis était dompté plus que soumis, sous le joug plus que sous le charme, et il ne cédait qu’en frémissant : « Il me fallut courber le front sous la main crochue de l’homme le plus antipathique à ma chère et natale exubérance ; le plus aigre aux disputes, le plus implacable à la résistance, le plus armé de sarcasmes et de dédain... »

Les physiocrates ne voulaient rien devoir aux philosophes ; mais entre les esprits, sinon entre les écoles, une commune ardeur de nouveautés et de réformes avait établi des liaisons inévitables. Quesnay donnait des articles à l’Encyclopédie ; et, toutes les semaines, son entresol réunissait aux voyants de l’ordre naturel et du produit net les pontifes laïques de la philosophie. Dans ces soupers, où Mme de Pompadour se laissait voir par instants, Dupont de Nemours, l’abbé Burgault et Mercier de la Rivière devisaient amicalement avec Diderot, Dalembert, Duclos, Helvétius, quelquefois avec Turgot et Buffon.

Rien n’égalait l’orgueil de Quesnay et de ses élèves. Dans leurs écrits comme dans leurs discours, tout était « irréfutable », tout était « évident ». Ils avaient ces airs déplaisants de certitude et d’autorité, d’enthousiasme niais et de crédulité présomptueuse qui font d’un érudit un pédant, d’un disciple un adepte, d’une école une secte, et d’une église une pagode. Mais, quoi qu’on en puisse penser, on ne saurait parler à la légère d’une doctrine dont Turgot a tiré le fond même de sa politique ; et quand on a fait le tour de toutes les idées que remuait ce petit cénacle, on reconnaît qu’il n’en est presque aucune qui n’ait bientôt après bouleversé le monde et qui ne le trouble encore aujourd’hui.

 

J’ai dit que Quesnay était prudent. Mirabeau ne l’était guère. Ses succès avaient enflé son audace. Pour laisser à la science le champ libre, pour faire donner à la terre tout son rendement, il fallait arracher d’abord les plantes parasites qui la dévoraient, c’est-à-dire détruire la compagnie puissante qui tenait dans ses mains la ferme des impôts. « Renversons la Ferme d’abord, et nous aurons assez fait pour la régénération... »

C’est de ce côté que le « tenace docteur » lança son lieutenant. Il y courut tête baissée. En quelques mois, il écrivit un gros livre qui avait pour titre : « La théorie de l’Impôt », et pour conclusion pratique la suppression immédiate de la Compagnie. Sans aller jusqu’au bout de la préface, on pouvait prévoir quel serait le sort de l’auteur et de l’ouvrage. Il y avait dans les vingt premières lignes le contrepoids de vingt lettres de cachet. Le 16 décembre 1760, l’Ami des Hommes fut arrêté chez lui, le plus poliment du monde ; et, par un retour anticipé des choses d’ici-bas, emprisonné pendant huit jours dans le château de Vincennes, où, plus tard, il devait tenir son fils enfermé pendant quatre années. Au bout de la semaine, il fut invité à, s’en aller au Bignon, et à n’en point sortir sans un ordre du Roi.

L’exilé ne prit pas son exil au tragique. Il était établi commodément, à vingt lieues de Paris, dans une terre qu’il aimait, au milieu de ses paysans qu’il « exhaussait jusqu’à lui en leur touchant dans la main et en baisant au front leurs enfants ». Le paysage était charmant : « un petit panier d’herbes, si drôlement mélangé d’arbres, de bocages, d’eaux et de cultures, qu’on dirait que tous les oiseaux de la contrée s’y sont donné rendez-vous ». On croit voir un trumeau de Lancret ou de Boucher.

Dans cette aimable retraite, les lettres et les compliments lui arrivaient par ballots, les visites par carrossées. Enfin, une jeune dame de ses amies avait consenti à partager sa disgrâce ; et cette agréable intimité, dont Mme de Mirabeau ne pressentait pas alors le danger, donnait à l’heureux marquis tout ce que l’attrait d’une liaison naissante pouvait ajouter aux jouissances de sa bruyante célébrité, — et au parfait contentement qu’il avait de lui-même.

Jamais l’Ami des Hommes n’avait jeté sur l’humanité un regard plus satisfait. Jamais sa bonne humeur ne s’était répandue en propos plus hardis et plus fantasques. Il lui plaît d’être martyr à si bon compte. Il ne veut être rappelé ni trop vite ni par grâce. Et comme le bon duc de Nivernais lui conseille de se ménager un appui auprès d’un ministre roturier : « Un appui à la cour ! » s’écrie-t-il dans un accès de verve campagnarde « l’appui d’un honnête homme est en la Providence, dans sa propre force, et dans les hommes qui toujours se rallieront à l’honnêteté comme les renards à l’odeur du hanneton. Appui à la cour ! Il faut que je fasse charbonner cette sentence sur « la porte de mes privés... »

C’est à cette époque, je crois, que, non content de s’être fait le législateur du genre humain, l’Ami des Hommes voulut étendre sur la république des lettres sa juridiction paternelle, et couronner de ses propres mains le plus grand poète de son temps. Son choix tomba sur... Le Franc de Pompignan !... Il écrivit en son honneur « un vaste panégyrique qui tient, à lui seul, la moitié d’un gros in-quarto ». S’il faut en croire La Harpe, qui n’avait pas la main légère, c’est un chef-d’œuvre dans le genre de l’amphigouri, écrit par un homme qui n’avait de l’imagination méridionale que le degré d’exaltation qui touche à la folie ». Quant à Voltaire, il ne dit rien ; mais il dut bien rire.

Le marquis de Mirabeau avait alors quarante-six ans. Il était dans toute sa gloire. Chef de famille obéi, sinon respecté, sa femme qui n’était ni belle, ni bonne, ni aimable, lui avait donné, à défaut de tendresse, tout ce qu’il avait jamais souhaité d’elle : un héritier mâle qui devait continuer son nom et sa race, ce fils qui avait douze ans, il n’avait encore trouvé à reprocher que sa laideur, et, il avait quelque pressentiment de son génie.

C’est à ce moment unique de sa vie que je quitte, à regret, cet homme étrange, pour le retrouver bientôt, par échappées, accablé de chagrins, entouré de ruines, aussi décrié, aussi haï qu’il avait été populaire ; aux prises avec tous les siens révoltés, trouvant enfin dans son fils le châtiment et la satisfaction suprême, de son orgueil.

J’en ai dit assez pour faire connaître à peu près le terrible père de ce terrible fils.

C’était un politique très hardi, auquel le bon sens a souvent manqué ; un philosophe équivoque, dont l’esprit voyait droit et la conscience de travers ; un écrivain de génie, absolument dépourvu de goût et de mesure, dont on ne peut lire dix lignes sans que le nom de Saint-Simon vous vienne malgré vous à la pensée ; un Saint-Simon moins grand peintre que l’autre, mais bien plus large, plus ouvert et, j’ose le dire, plus vivant ; — aussi prodigue et dépensier de lui-même que l’autre est borné dans ses étroites visées ; — plus obscur aussi et plus difficile à pénétrer, parce qu’au lieu d’une seule idée, il en a mille...

Le XVIIIe siècle a mené si grand bruit de son esprit, de ses folies et de ses vices, qu’on parle rarement de ses vertus. Il a eu pourtant ses braves gens et ses sages. Si l’on veut peindre un jour l’honnête homme du temps de Louis XV, c’est le bailli de Mirabeau qu’on pourra prendre pour modèle. Sa vie est aussi simple, aussi nette, aussi pleine de grandes actions et de beaux exemples, que la vie de son frère est embrouillée, emphatique, pleine de désordres et de chimères.

Comme son frère, Jean-Antoine-Joseph-Charles-Elzéar Riquetti était né dans la petite ville de Perthuis. À douze ans et demi, laissant ses classes à moitié route chez les Jésuites d’Aix ou de Marseille, il fut embarqué sur les galères du Roi, comme garde de l’étendard et novice de l’ordre de Malte ; à quinze ans, il avait déjà fait bravement deux campagnes. Dans ce noviciat hasardeux, il semble que le jeune marin ait voulu, d’un seul coup et d’avance, payer toute sa dette au tempérament de sa race. « J’étais un fou sérieux, dit-il, pas très doux, » et pour compléter en deux mots la confession de ce héros précoce, ajoutons que c’était un ivrogne achevé !... Mais, après quelques bordées orageuses, de lui-même il s’arrêta de boire et se mit au travail avec ardeur. « La prison des gardes de l’étendard avait d’ailleurs mis de l’eau dans son vin. »

À dix-sept ans, il avait terminé ses caravanes sur les galères de son ordre, et il quittait Malte pour reprendre du service sur les vaisseaux du Roi ; à vingt et un ans, il était enseigne ; et, depuis cette époque, dans toutes les mers et sous toutes les latitudes, partout où il y avait des coups à donner et à recevoir, il conquit le renom d’excellent officier et de marin intrépide.

Blessé gravement par un boulet dans la désastreuse campagne du Canada et prisonnier des Anglais ; capitaine de frégate à trente ans, capitaine de vaisseau trois ans après ; en 1752, il était nommé gouverneur de la Guadeloupe et désigné comme gouverneur général des Iles sous le Vent. Il était sur la route des grands emplois ; il s’en fallut de très peu qu’il n’y arrivât.

Malade et forcé de rentrer en France, le bailli de Mirabeau avait cédé aux instances du marquis et s’était laissé présenter à la cour. Il débarque à Versailles les mains pleines de projets et de mémoires sur la marine et sur les colonies, croyant qu’il n’aurait qu’à les produire pour les voir lus et discutés ; mais il se heurte à mille obstacles, perd patience, et, comme on prépare une expédition pour reprendre Minorque aux Anglais, il court tout droit à Toulon, menaçant « de délivrer la terre et la mer » de l’Amiral qui ne veut pas le prendre à son bord. Il emporte de haute lutte un poste de second sur l’Orphée, où il va faire son quart côte à côte avec le chevalier de Suffren.

Il sort sain et sauf du glorieux combat de Mahon où « les Anglais ont manœuvré comme des cochons » ; puis, après de nouveaux démêles avec les fièvres de la Guadeloupe, il revient à la cour. Malgré son indépendance et sa brusquerie de métier, il s’assouplit et se civilise à demi. Son grand air, sa beauté remarquable, sa réputation militaire lui assurent partout un bon accueil. Grâce au docteur Quesnay, il est admis à la toilette de Mme de Pompadour que charme sa belle mine, et qui l’examine avec intérêt, comme une curiosité venue de loin. Pendant deux ans, il est flatté, consulté, exploité tour à tour par trois ministres qui, tour à tour, semblent lui préparer leur héritage ; puis, tout à coup, on se débarrasse de lui et de ses projets en l’envoyant inspecter les défenses des côtes de Picardie, de Normandie et de Bretagne. Dans cet exil honorable, il trouve encore le loisir de se battre. Le 12 septembre 1758, il est au combat de Saint-Cast, où il contribue de toutes ses forces « à bien peigner les Anglais » et où il s’en fait un grand massacre. « Je m’en porte très bien, » écrit-il avec une joie féroce au milieu des blessés et des morts...

À quarante-trois ans, dégoûté des manèges de la cour, las de naviguer, de guerroyer et de louvoyer, le sage marin est sur le point de jeter l’ancre et de prendre femme. Puis, s’arrachant à toutes les tentations à la fois, il accepte le commandement général des galères de Malte, et retourne « à son Africaine », à cette île guerrière qui gardait le souvenir de ses jeunes années, où il trouva malgré lui la richesse, et où il vieillit dans des bonnes être bien mérités qui ne devaient rien à la Fortune.

Il ne lui fut pas donné de mourir à temps. Rappelé en France par sa tendresse fraternelle, il vécut assez pour voir sa famille déchirée par d’effroyables discordes que ni ses conseils ni ses efforts ne purent conjurer, et sa patrie bouleversée par une révolution que, lui aussi, depuis longtemps, il avait prévue. À soixante-dix ans, enfin, presque seul survivant de tous les siens, il assistait aux funérailles triomphales du plus fameux de tous. Trois ans après, le vieux commandeur revenait mourir sur son rocher, devançant de quelques années seulement la disparition de l’ordre illustre dont il avait failli devenir le grand maître, dont il était un des derniers et des plus vaillants soldats.

Ce brave homme n’était pas seulement un grand homme de bien ; c’était l’âme la plus droite, le cœur le plus tendre, l’intelligence la plus ouverte qui fût au monde. Il avait sur toutes choses des clartés pénétrantes ; des vues politiques d’une justesse, d’une étendue et d’une profondeur singulières ; une érudition vaste et sûre ; enfin cette pointe d’utopie et ce génie d’écrire qui étaient la marque et comme l’accent particulier de sa race.

Lorsque la discorde éclate dans la famille, il a, contre ceux qu’il croit les plus coupables, des accès de colère dont il ne cherche pas à modérer la véhémence ; et si parfois il se prête à son étrange neveu, s’il a pour lui, au plus fort de ses emportements, quelques faiblesses, rarement il est son jouet et sa dupe. Jamais, même dans son plein éclat, cette insolente fortune n’a forcé son admiration ni son estime. Le grand tribun, d’un trait cynique et juste, a bien donné la mesure de son oncle et la sienne : « Cet honnête homme n’a de défaut que son invincible faiblesse pour son frère. »

La biographie du bailli de Mirabeau, qu’il avait écrite lui-même, est perdue : elle se retrouvera peut-être un jour ; mais, à le juger par ses actions et par ses écrits, je ne crois pas qu’un autre homme puisse donner une idée plus imposante de ce qu’était, il y a cent ans, au déclin et jusque dans les ruines de l’ancienne monarchie française, ce sentiment bien français, cette vertu monarchique qui s’appelle l’honneur.

 

Ces Mirabeau sont tout un monde. J’ai tâché de résumer dans quelques pages l’histoire des deux fils aînés de Jean-Antoine ; le roman du troisième peut se raconter en quelques lignes. On en ferait aisément des volumes... sans compter les drames et les comédies.

Louis-Alexandre Riquet était de sept ans plus jeune que le bailli. Comme ses frères, il fut, tout enfant, engagé dans l’ordre de Malte, et à treize ans, il était sous-lieutenant d’infanterie au régiment du Roi.

Beau et brave comme tous les siens, il servit avec honneur à Ettingen, à Fontenoy et à Raucoux. C’étaient de beaux commencements.

Il avait eu de plus un grand bonheur, dont auraient profité de plus sages. Au régiment du Roi, il avait eu pour capitaine Vauvenargues, qui était un ami de son frère aîné, et qui prodiguait au jeune officier ses bons conseils.

Voici quel fut le succès du doux moraliste.

À Bruxelles, le chevalier de Mirabeau rencontra MllNavarre, qui était alors la maîtresse en titre du maréchal de Saxe, et la maîtresse par quartiers de beaucoup d’autres. Il s’éprit d’elle ; et, après une liaison de quelques mois, il se mit en tête de l’épouser, sans se laisser émouvoir par la défense de sa mère et par les menaces du marquis.

Déjouant toutes les surveillances, bravant tous les dangers, il passa en Hollande, et en revint marié. Il avait alors vingt-quatre ans.

C’est dans les mémoires de Marmontel qu’il faut lire cette histoire. Marmontel avait été un des plus récents prédécesseurs du chevalier dans les faveurs de son amie. Il avait fait avec elle, dans un village des environs de Reims, une retraite galante de plus d’un mois ; et cette pastorale champenoise avait fait scandale dans la loge de Mlle Clairon.

Leur passion mutuelle, exaltée « par le succès de Denys le Tyran », « ..., leurs ravissements, leurs délices, les perfides douceurs dont il était abreuvé », les tortures que lui faisait endurer, même « au milieu des plus doux transports, la coquetterie de la plus séduisante des femmes » ; puis le déclin rapide de cet amour et la trahison éclatante « de la perfide », — le pauvre Marmontel raconte tout cela, — pour l’instruction de ses enfants..., tantôt avec une impudeur tranquille, tantôt avec des élans de sensibilité larmoyante et de rhétorique plaintive qui sont d’un comique achevé.

Mais le point capital de ce petit poème, c’est la visite de fiançailles que le chevalier de Mirabeau et sa maîtresse font un beau matin à l’amant éconduit ; et cette scène touchante où le bon Marmontel, « après avoir beaucoup pleuré », finit par leur offrir à tous les deux « une tasse de café au lait servie par son savoyard », et déjeune avec eux de bon appétit...

Quoi qu’il en soit, Mlle Navarre paya cher sa conquête et son titre. S’il faut en croire la légende à défaut de documents bien certains, le marquis de Mirabeau essaya sur les nouveaux époux tous les engins de persécution qu’il devait plus tard émousser sur son fils : lettres de cachet, mandats de police, et le reste... sans compter les épîtres furieuses où sa bile féodale se répand en flots d’amertume sur ce monstrueux forlignage ; mais il n’eut pas le temps de pousser plus loin sa vengeance : moins d’un an après son mariage, la pauvre femme mourait à Avignon, pleurée par Marmontel et par beaucoup d’autres, mais sans que la famille de Mirabeau se crût obligée de prendre le deuil.

À quelque temps de là, deux voyageurs passaient par Avignon et s’y arrêtaient pendant quelques jours. C’étaient le margrave de Bayreuth et sa femme. Sœur de Frédéric II. Le jeune comte de Mirabeau leur vint faire sa cour, avec toute la noblesse du pays. Du premier coup, il plut aux deux Altesses qui lui proposèrent de les suivre en Italie, avec un de ces vagues emplois dont un titre de cour remplit le vide et relève l’importance.

Le pauvre veuf n’avait plus rien à regretter ni à perdre dans son pays. Son mariage l’avait brouillé avec tous les siens ; s’il faut en croire son aîné, « il était à bout de voie, et il n’avait fait que trois morceaux de sa légitime ». Il tenta l’aventure et n’eut pas à le regretter.

Deux ans après, on le retrouve à Bayreuth riche et puissant, établi solidement dans la faveur du prince, avec le titre de grand chambellan, gouvernant à son gré les affaires et la politique de cette petite cour. Là ne devait pas s’arrêter sa fortune.

En 1757, après de sanglants échecs, pressé de tous côtés par Marie-Thérèse et ses alliés, le roi de Prusse cherchait à détacher la France de cette coalition redoutable. Il lui fallait un ambassadeur secret pour mener à bien cette négociation délicate. La margrave de Bayreuth lui proposa d’envoyer à Versailles le comte de Mirabeau. On peut voir ailleurs la lettre curieuse par laquelle Frédéric agrée cette ouverture ; le crédit qu’il met au service de ses agents, et le prix effronté dont il compte acheter à Versailles son succès.

Pour le malheur de la France, la cour fut intraitable ; la négociation échoua ; et bientôt après, n’ayant plus que son épée à jeter dans la balance, le vainqueur de Rosbach, comme il l’écrivait la veille de la bataille, « faisait changer de face au destin ».

Ce qui avait aussi changé de face, avec la fortune du comte de Mirabeau, c’était l’opinion qu’avait conçue de lui sa famille. Peu à peu, dans la correspondance de ses deux aînés, « le vaurien de Bruxelles, le mauvais sujet d’Avignon, l’aventurier Buscon devient un diplomate de talent... Il a du brillant et du fond... Il est bon et honnête... Il est même grand à bien des égards. » Manifestement flatté des honneurs qu’un Mirabeau a conquis en Allemagne, le bizarre marquis invente polir ce politique d’aventure un surnom classique qui contente à la fois son orgueil dynastique et sa vanité fraternelle. Il ne l’appelle plus que « Germanicus »...

Malgré l’insuccès de son ambassade, Germanicus n’avait rien perdu des bonnes grâces de son maître. En 1759, il revint en France, chargé des intérêts particuliers du margrave ; et, tout en justifiant la confiance de son prince, l’heureux ambassadeur sut mériter l’estime et les éloges du duc de Choiseul.

Ce deuxième roman se termina, comme le premier, par un mariage ; mais cette fois, le nom de Mirabeau n’en recevait aucune atteinte. En 1760, le grand chambellan de Bayreuth épousait une jeune Allemande intelligente et bonne, fille noble, et sœur d’un grand dignitaire d’une petite cour.

Ce fut une joie sans mélange dans la famille quand le comte vint en France y présenter sa femme. Ils furent reçus tous deux à bras ouverts. Ils allèrent, en grand équipage, se montrer à leurs tenanciers de Mirabeau, avec cuisiniers, heyduques et coureurs. « On sera tout étonné dans nos contrées de voir des heyduques », écrit le marquis enchanté, « il n’y a rien de tel que les gueux pour être splendides. »

Hélas ! le mariage a rarement porté bonheur à un Mirabeau. Navarre était morte quelques mois après avoir épousé le jeune comte... Deux ans après ses secondes noces, il mourait à son tour, à trente-six ans, dans le plein élan de sa rapide fortune, aimé par la plus raisonnable des femmes, réconcilié avec tous les siens, et lorsqu’il allait faire oublier, par ses talents, les fautes excusables de sa jeunesse.

Tels furent les parents les plus proches, les devanciers et les précurseurs de Mirabeau. Parler de lui sans parler d’eux, ce serait une entreprise bien vaine. Pour le comprendre et le juger, il faut avoir sans cesse devant les yeux la race étrange d’où il est sorti et dont il va faire revivre à la fois tous les traits ; la dynastie hasardeuse qui, après un siècle d’efforts, d’essais et d’ébauches tourmentées, a produit enfin cet étonnant rejeton, et ce souverain de deux années...