Fêtes du tricentenaire de la naissance de Molière célébrées à New York

Le 25 avril 1922

Maurice DONNAY

FÊTES DU TRICENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE MOLIÈRE

Célébrées à New-York le 25 avril 1922

DISCOURS

DE

M. MAURICE DONNAY
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

Lorsqu’il y a trois mois, l’Académie Française reçut de l’Académie Américaine des Arts et des Lettres l’invitation amicale et confraternelle à se faire représenter par deux de ses membres aux fêtes du tricentenaire de la naissance de Molière qui devaient être célébrées à New-York, et lorsque je fus désigné avec M. André Chevrillon pour venir aux États-Unis, je savais bien que, pour ma part, du moins, je n’apporterais rien de nouveau sur la biographie de Molière ni sur les ouvrages de cet auteur. Il y a bien des années en France que les recherches et la documentation à ce sujet sont épuisées. Ici, un livre comme celui que votre chancelier Mr. Brander Matthews a écrit, vous a admirablement renseignés. Chez nous, la seule chose nouvelle, quant à notre grand poète comique, ce fut précisément les fêtes de son tricentenaire. Pendant tout le mois de janvier, la Comédie-Française a joué chaque soir du Molière. On a monté une trentaine de ses pièces. Eh bien ! deux cent cinquante ans après sa mort, Molière a traversé cette épreuve avec un très grand bonheur. Chaque soir, la salle était pleine du bas jusqu’au haut : à tous les étages, au parterre, aux galeries, lettrés ou primaires, anciens riches et anciens pauvres, nouveaux pauvres et nouveaux riches, tout le monde était ému, s’intéressait, applaudissait. Ainsi Molière démontre lui-même, par son génie, que son œuvre n’a pas besoin d’exégèse pour être comprise. Elle va droit au cœur et à l’esprit du public pour qui elle est écrite. C’est que le génie atteint à la fois l’élite et la foule. Comme Aristophane, comme Shakespeare. Molière est un phénomène : il est une force. Et ma seule ambition sera de rechercher devant vous les composantes de cette force, pour employer le langage de la mécanique et de vous signaler quelques points singuliers de la courbe Molière, pour employer le langage des mathématiques.

Et, d’abord, c’est un comédien.

Ce fils et petit-fils de tapissiers qui, d’ailleurs, a fait de bonnes études chez les Jésuites, au Collège de Clermont, et qui a étudié la philosophie avec le célèbre philosophe Gassendi, a la vocation du théâtre ; il se sent appelé, mais comme comédien. Il fréquente l’hôtel de Bourgogne où jouent des acteurs fameux ; à vingt ans, il s’éprend d’une belle comédienne, Madeleine Béjart, déclare à son père Jean-Baptiste Poquelin, tapissier-valet de chambre de Sa Majesté, qu’il renonce à la survivance de la charge et il entre dans le tripot comique. Il se lie avec neuf autres personnes pour fonder l’Illustre Théâtre installé dans un jeu de paume situé près de la porte de Nesle et transformé en salle de spectacle ; l’Illustre Théâtre ne fait pas ses affaires. Un loue un autre jeu de paume et le succès ne tenant toujours pas, on part pour les provinces et pendant quatorze ans, Molière mène à travers la France la vie errante des comédiens de campagne. Il joue la tragédie où il est très mauvais ; mais il joue aussi la farce, et dans la farce il est excellent. Souvent la farce est de sa composition ; mais à cette époque, c’est une sorte de commedia dell’arte où sur une situation, sur un canevas donnés, à la manière italienne, le comédien improvise et brode.

Ce n’est qu’en 1654-1655, lorsque la troupe est à Montpellier, pendant la session des États, au service du prince de Conti, que Molière pour la première fois apparaît comme auteur. Il donne l’Étourdi, sa première comédie. Il a trente-trois ans et, depuis douze ans, il n’est que comédien ; et, dans l’Étourdi, il joue le rôle le plus comique, le rôle de Mascarille. L’année suivante, 1656, il donne à Béziers sa seconde comédie, le Dépit Amoureux ; et, en 1658, lorsqu’il revient à Paris et qu’il joue, pour la première fois, devant le Roi, « il supplie très humblement Sa Majesté d’avoir pour agréable qu’il lui donne un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces », et c’est la farce du Docteur Amoureux. Le Roi rit aux larmes. Le premier farceur de France, voilà comment Molière apparaissait à quantité de gens de Paris en 1660, et l’on peut voir à la Comédie-Française un tableau peint en 1671 qui porte cette inscription : « Farceurs Français et Italiens depuis soixante ans », et sur lequel Molière est représenté avec Brighella, Scaramouche, Guillaume et Gaultier-Garguille. En 1671, pourtant, il était l’auteur du Misanthrope et de Tartufe. Lui-même, dans les premiers temps qu’il est à Paris, ne semble pas se prendre au sérieux comme auteur : il se considère encore et surtout comme un comédien : il n’a pas d’ambition littéraire, il n’attache pas une grande importance à l’écriture. Il n’a même pas songé à faire éditer l’Étourdi ni le Dépit. Si les Précieuses ridicules sont imprimées, « c’est qu’il n’a pas su l’éviter et qu’il est tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de sa pièce, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise. »

Il pense que les pièces sont faites pour être jouées et non pour être lues et ce point de vue est bien d’un comédien plus que d’un auteur.

Plus tard, devant le succès de ses comédies, Molière se considérera enfin comme un auteur, un poète comique ; mais depuis sa première pièce jusqu’à se dernière, Molière auteur a toujours pensé à Molière acteur pour s’écrire des rôles dans lesquels il était sûr de faire ses effets, effets de comique, effets de rire et cela peut expliquer une partie de son œuvre, le côté charge et bouffonnerie de certains personnages que joue Molière acteur, en opposition avec le bon sens, la tenue, la mesure, l’honnêteté d’autres personnages qui expriment les idées de Molière acteur.

Dès ses débuts, en même temps qu’il est comédien, il est directeur. Mais l’Illustre Théâtre, nous l’avons vu, ne va pas brillamment. On s’endette. Et quand les fournisseurs non payés, les prêteurs non remboursés perdent patience, c’est bien le directeur, c’est bien Molière qui est recommandé pour dettes aux prisons du Châtelet. Alors, on quitte Paris et Molière mène sa troupe pendant quatorze ans à travers les provinces.

Quand il revient à Paris, Molière présente ses comédiens à Leurs Majestés et à toute la cour. Le duc d’Anjou n’a pas ses comédiens à lui ; la troupe de Molière, directeur, devient la troupe de Monsieur et voilà bientôt, par les ordres du Roi, la troupe établie au Petit-Bourbon. On y joue avec des pièces d’autres auteurs, de nouvelles pièces de Molière, les Précieuses et Sganarelle dont le succès est considérable.

La troupe, « qui a le plaisir de plaire au Roi », est gratifiée par Sa Majesté de la salle du Palais-Royal qui est inaugurée, le 20 janvier 1661, par une représentation de l’Étourdi et de Sganarelle. Molière, directeur, est capable de faire des pièces et de les jouer admirablement.  Il a réussi auprès du public parisien qui l’a adopté... Il est devenu un auteur à la mode. Quand on joue au Palais‑Royal une pièce de Molière, on fait de l’argent, on fait plus d’argent qu’avec un autre spectacle. Ayant avec lui des comédiens dont il connaît les défauts, les qualités, les possibilités, il les utilise, comme il s’utilise lui-même, au mieux de leur talent. Et puis, c’est un grand stimulant pour un auteur de savoir qu’étant son propre directeur et son principal interprète il sera joué quand il voudra, par qui il voudra, comme il voudra. D’autre part, à cette époque, un succès même considérable ne comporte pas comme de nos jours deux cents représentations, ni même cinquante. Quand on joue une pièce trente fois, c’est très beau ; quarante fois, c’est exceptionnel.

Tout cela, joint à d’autres causes que nous verrons tout à l’heure, détermine chez Molière une production intensive. Depuis qu’il est revenu à Paris, en moins de deux ans, il a donné quatre pièces. Il se marie, ce qui amène toujours une certaine complication dans l’existence et un certain dérangement dans les habitudes. Mais lui se remet au travail, comme si rien n’était. Il écrit presque coup sur coup l’École des Femmes, la Critique de l’École des Femmes, l’Impromptu de Versailles, le Mariage Forcé, la Princesse d’Élide, les trois premiers actes de Tartufe ou Tartufe en trois actes. Malgré la distinction éloquente qu’il établit entre les hypocrites et les personnes sincèrement croyantes et pratiquantes, les dévots s’alarment : la pièce est interdite comme injurieuse à la religion. Cette interdiction gêne terriblement Molière. Il faut qu’il songe à écrire une pièce nouvelle. Il faut travailler, se hâter. Le directeur-auteur n’a guère le temps « pour rêver sur le choix d’un sujet ». Ses comédiens lui font observer qu’il y en a un tout trouvé ; il a déjà été traité plusieurs fois, n’importe ! Un séducteur de filles et de femmes, un commandeur de pierre qui soupe et qui marche et, pour terminer, les flammes infernales ! Avec un tel spectacle on est toujours sûr d’attirer du monde. Et c’est Don Juan ou le Festin de Pierre. Pourtant, les dévots s’en étant encore mêlés, la pièce n’a que quinze représentations. Molière tombe malade ; le théâtre est fermé. Mais à peine guéri, le poète se remet au travail : on a besoin d’une grande pièce nouvelle, alors Molière achève d’écrire le Misanthrope.

Mais ce Misanthrope sortait trop de la formule habituelle pour réussir auprès du grand public comme avait réussi, par exemple, l’École des Femmes, qui avait paru quelque chose de nouveau, mais d’une nouveauté qui amusait en même temps qu’elle surprenait. Le Misanthrope était plus sévère, faisait réfléchir. À la dixième représentation, la recette fut de 212 livres.

Au théâtre, c’est une loi presque sans exceptions, qu’un auteur perd en recettes ce qu’il gagne en profondeur, de son vivant du moins. La postérité se charge parfois de mettre les choses au point. Comme auteur, Molière pouvait attendre le jugement de la postérité, mais comme directeur, il ne le pouvait pas. Le Palais-Royal avait besoin d’une pièce gaie et Molière, rapidement, gaiement, écrit le Médecin malgré lui.

Par ces quelques exemples, on peut voir quelle influence sa qualité, sa vigilance, ses responsabilités de directeur ont pu avoir sur la production, sur l’œuvre de Molière. Et le vendredi 27 février 1673, le jour même de sa mort, avant la quatrième représentation de sa dernière pièce, le Malade imaginaire, à sa femme et à Baron qui le voyant très fatigué le supplient de ne pas jouer tout à l’heure, n’est-ce pas en directeur charitable et paternel que Molière répond : « Comment voulez-vous que je fasse ? Il y a cinquante ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre ; que feront-ils si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. »

Il y a tout en haut quelqu’un qui a aussi une grande influence sur l’œuvre, sur la production de Molière : c’est Louis XIV, c’est le Roi. Toute une partie de l’œuvre de Molière pourrait s’appeler Le Roi veut s’amuser.

Lors de ses débuts à Paris, Molière a joué devant le jeune Louis XIV la farce du Docteur amoureux. Le Roi aime la farce ; il rit royalement. Pour Molière qui le fait tant rire, il aura la reconnaissance de la rate. Il protège ouvertement Molière et cette protection est vraiment à la louange du monarque, à une époque où il n’y avait pas longtemps encore (1643), l’Élise nommait les comédiens dans ses rituels « avec les excommuniés, prostituées, concubinaires, usuriers, sorciers et toutes personnes manifestement infâmes. »

Les rapports entre le jeune Louis XIV et Molière sont déjà excellents. Oui, le Roi protège le comédien, auteur, directeur, qui va devenir, en revanche, l’amuseur officiel du souverain et de la cour, et ce n’est pas, comme on va le voir, une petite affaire : non pas que Louis XIV soit blasé... Non, au contraire, il a toute la fougue de la jeunesse et il dépense sans compter. Alors, à partir de 1660, commence la longue série des pièces de commande. À vrai dire, la première de ces pièces de commande, les Fâcheux, est pour Nicolas Fouquet, lorsque le surintendant veut régaler d’une comédie nouvelle le Roi, qui avait exprimé le désir qu’une fête lui fût donnée à Vaux-le-Vicomte ; et les Fâcheux, c’est une comédie-ballet. Molière, pour les plaisirs du Roi, crée un genre, car ce mélange de la comédie et de la danse était un genre tout à fait nouveau. Une comédie de Molière avec des prologues, des intermèdes, des divertissements sur la musique de Lulli, voilà la formule des pièces de commande que l’on jouera dans les grandes fêtes des premières années du règne et, dans ces conditions, comme l’observe Molière lui-même, « il lui est impossible de faire un grand dessein et de rêver beaucoup sur le choix de son personnage et sur la disposition de son sujet ». Si, après le succès de l’École des Femmes, Molière rêve d’écrire une autre comédie, le Roi ne lui en laisse pas le loisir ; il ne lui permet pas de travailler tranquillement. Louis XIV entend qu’on le divertisse et Molière écrit le Mariage Forcé, comédie-ballet représentée au Louvre où le Roi danse en personne,

Le jeune Louis XIV a deux grandes passions : Mlle de la Vallière et Versailles ; dans ce Versailles embelli, agrandi, le Roi, au printemps de 1664, veut « donner aux reines le plaisir de quelques fêtes peu communes », aux reines Anne d’Autriche et Marie-Thérèse s’entend, mais surtout à la reine de son cœur, Mlle de la Vallière, et cela est sous-entendu. Alors, pour ces fêtes, Molière entreprend d’écrire la Princesse d’Élide.

En 1666-1669, grandes fêtes à Saint-Germain-en-Laye qui durèrent trois mois et pour lesquelles Molière écrit Mélicerte, la Pastorale comique et le Sicilien. Oh ! ce n’est pas fini. Quand Louis XIV, ayant envahi la Flandre et la Franche-Comté, vient de boucler par le traité d’Aix-la-Chapelle cette petite guerre rapide qui a pu être comparée à un ballet un peu accentué, il offre une grande fête de Versailles à la favorite actuelle, Mme de Montespan, et comme il n’y a pas de fête à Versailles sans la comédie, on demande une comédie à Molière qui écrit George Dandin ou le Mari confondu. À l’automne de 1669, grandes fêtes à Chambord à l’occasion des chasses : Molière écrit Monsieur de Pourceaugnac. Au commencement de l’année 1670, fêtes Saint-Germain : Molière écrit les Amants magnifiques. À l’automne, fêtes à Chambord, et c’est, le Bourgeois gentilhomme.

Et toujours, Molière prévenu trop tard est obligé de travailler à la hâte. « Jamais entreprise ne fut si précipitée que celle-ci, dit-il dans un avertissement des Fâcheux, et c’est une chose que je crois toute nouvelle qu’une comédie ait été conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. » Pour la Princesse d’Élide, Molière trop pressé n’avait pu écrire qu’un acte en vers, les quatre autres actes étaient en prose. L’Amour médecin a été proposé, fait et appris en cinq jours, et c’est une charmante comédie. Mais Mélicerte, comédie pastorale héroïque, n’a que deux actes ; Molière n’a pas eu le temps de continuer.

Mais en revanche, Louis XIV protège le poète. Quand, après ses premiers succès, Molière est attaqué, jalousé, calomnié, le Roi l’invite à répondre aux calomnies dont l’Hôtel de Bourgogne, où jouaient des comédiens rivaux, était le foyer, et Molière écrit l’Impromptu de Versailles. Quand la cabale des dévots fait interdire les représentations de Tartufe et de Don Juan, le Roi ne retire pas sa faveur à son protégé : il veut que la troupe du Palais-Royal lui appartienne avec ce titre : Troupe du Roy, et il lui octroie six mille livres de pension.

Après avoir vu Molière acteur, directeur et préposé quant à la comédie aux divertissements de Louis XIV, après avoir montré ce que l’œuvre doit à ces qualités de l’auteur, on peut rechercher maintenant ce qu’elle doit à sa femme, Armande Béjart. Ici, nous entrons dans le domaine de la vie privée. C’est indiscret ; mais tant d’autres sont entrés avant nous dans les indiscrétions que nous ne pouvons pas avoir l’air de les ignorer ; et puis il paraît que lorsqu’il s’agit des grands hommes, tout est permis.

On sait, qu’en 1662, Molière avait épousé Armande Béjart. Que cette Armande soit la sœur plus jeune ou la fille de son amie Madeleine Béjart, peu importe. C’était une opinion répandue parmi les contemporains qu’elle était la fille. Mais, fille ou sœur, au printemps de 1661, quand -ils sont fiancés, Armande est une jeune personne de dix-huit ans, toute pleine de charme et de grâce. Molière, lui, en a quarante.... et c’est à cette époque qu’il fait représenter l’École des Maris. Chose très remarquable, c’est la première pièce dans laquelle il intervient subjectivement, c’est-à-dire qu’il choisit un personnage pour exprimer ses idées à lui, Molière et ces idées que l’auteur laisse entendre par la bouche d’Ariste, c’est qu’une jeune fille de dix-huit ans peut fort bien aimer et épouser de son plein gré un homme de soixante ans, s’il n’est pas grognon, d’humeur grondeuse et sévère s’il tolère qu’une jeune femme voie les belles compagnies, les divertissements, les bals, les comédies ; et que, de la part du mari, 4000 écus de rente, une grande tendresse et des soins complaisent peuvent réparer entre époux l’inégalité d’âge : et Léonor épouse allègrement Ariste, presque sexagénaire, parce qu’il a de la bonté et de l’indulgence. Ici, Molière plaide sa propre cause, mais il va trop loin. Lui qui exercera d’autre part sa verve aux dépens des vieillards amoureux, voilà qu’il trouve de bonnes raisons (mais en est-il de bonnes ?) à l’union d’un vieillard, car à cette époque un homme de soixante ans était un vieillard, avec une jeune personne. On peut dire que l’École des Maris est une piète optimiste, une pièce de fiançailles que le poète met dans la corbeille d’Armande.

Mais le poète revient bientôt de son optimisme nuptial et l’École des Femmes n’est pas une pièce de lune de miel. C’est la lutte tour à tour émouvante et plaisante de l’innocente Agnès et du charmant Horace contre Arnolphe tyrannique, soupçonneux, égoïste, amoureux. Mais Agnès et Horace ont quarante ans à eux deux et Arnolphe en a quarante à lui tout seul. Telle est la principale moralité de la comédie et nous voilà bien loin d’une Léonor trouvant qu’il est avec les soixante ans d’Ariste des accommodements. « Non, non, nous dit Molière dans l’École des Femmes, l’amour est le privilège de la jeunesse et il faut suivre la nature, se conformer à la nature. » C’est qu’entre l’École des Maris et l’École des Femmes, Molière s’est marié avec cette Armande ; mais il s’aperçoit que ce qu’elle ressent pour lui est très éloigné de ce qu’il aurait souhaité qu’elle ressentît pour que lui fut heureux.

Les années passent. Décidément, Armande n’a aucun amour pour son mari. A-t-elle été une épouse fidèle ? Je vous renvoie à la Fameuse comédienne, un libelle qui est assez sévère pour Mlle Molière. Une chose certaine c’est qu’Armande était très coquette. Alors, Molière écrit le Misanthrope qui est la lutte d’un Alceste, bourru mais honnête homme, contre la coquette Célimène ; et nous savons qu’il s’agit de Molière et d’Armande, non pas que Célimène soit tout à fait Armande pas plus qu’Alceste n’est tout à fait Molière : mais il y a beaucoup d’Armande dans Célimène, comme il y a beaucoup de Molière dans Alceste.

Nous sommes en 1666. Arrêtons-nous un instant pour constater combien les circonstances complexes de sa vie déterminent l’œuvre de Molière. Pour l’amusement du Roi il a déjà écrit les Fâcheux, la Princesse d’Élide, le Mariage Forcé. Il épouse Armande ; il écrit l’École des Maris et l’École des Femmes, deux pièces qui témoignent d’une même préoccupation : peut-on être aimé d’une jeune femme, lorsqu’on a vingt ans de plus qu’elle ? Et à la même préoccupation se rattache le Mariage Forcé.

L’École des Femmes est violemment, attaquée par les confrères, par les rivaux : il écrit, pour se défendre, la Critique de l’École des Femmes : les attaques, les calomnies continuant, il répond, sur l’invitation du Roi, par l’Impromptu de Versailles.

Il y a, toujours dans cette École des Femmes, un passage dont les dévots s’emparent pour accuser l’auteur d’irréligion, alors que ses intentions sont sans noirceur ; ces susceptibilités, cette mauvaise foi irritent Molière. Il se dit : « Ah ! vous criez de la sorte pour d’innocentes plaisanteries sur l’enfer... Je vais vous faire crier pour quelque chose. » — Et il écrit Tartufe.

Les dévots s’alarment et font interdire Tartufe ; à la hâte, et parce que le théâtre dont il est directeur a besoin d’un spectacle nouveau, il écrit Don Juan ou le Festin de, Pierre et de Don Juan il fait non seulement un débauché et un athée, mais encore un hypocrite, par vengeance de la cabale qui a arrêté Tartufe,. Les dévots font interdire le Festin de Pierre. À la suite de ces déboires, de ces persécutions, de ces cabales et surtout d’un travail continuel, Molière ressent une grande fatigue et les premières atteintes de la maladie qui l’emportera. Mais Louis XIV lui demande un divertissement, une comédie-ballet, toujours, et le poète écrit en cinq jours l’Amour médecin, et c’est sa première pièce contre la Faculté, la pièce d’un auteur comique et malade qui a tout de suite compris que les médecins n’entendent rien à son mal.

Ces médecins, ils tiennent une grande place dans l’œuvre de Molière.

Et il y aurait toute une étude à faire sur Molière et les médecins. Le médecin, comme le docteur et le pédant, est un personnage traditionnel de la farce. Au XVIIe siècle, ils étaient encore ridicules par bien des côtés, par leur costume, par leur pédantisme, par leur jargon ; ils portaient une large perruque, une longue barbe ; graves, montés sur une mule ou sur un cheval pacifique, ils allaient voir les malades ; la plupart faisaient leurs visites en robe longue, en chausse rouge et rabat ; ils parlaient volontiers latin, employaient pour émerveiller, stupéfier et terroriser le client, des mots spéciaux, techniques et barbares. Ils formaient un corps très fermé, très jaloux de ses prérogatives et de ses droits : ils avaient au plus haut degré l’esprit de corps avec tout ce que cet esprit comporte d’exclusion, de chicane, d’entêtement et de routine.

Les médecins, Molière les avait vus autour du petit lit de son premier enfant qu’ils avaient laissé mourir après l’avoir sans doute purgé et saigné sans merci. Et maintenant, c’est lui qui était malade et ils ne le guérissaient pas. Il connaissait un M. de Mauvilain qui avait été exclu deux fois de la Faculté pour son scepticisme et son esprit subversif. Alors il avait des rancunes à satisfaire et il documentait Molière.

Ils devaient bien rire ensemble des questions qu’on posait aux candidats pour les thèses cardinales. « Les héros naissent-ils des héros ? — Sont-ils bilieux ? — La femme est-elle un ouvrage imparfait de la nature ? — Faut-il tenir compte des phases de la lune pour la coupe des cheveux ? »

Mauvilain racontait au poète comique des histoires comme celles-ci :

« Un enfant avant eu le cartilage xiphoïde enfoncé, le médecin appelé en toute hâte fit appliquer dessus une croûte de gros pain rôti trempé dans du fort vinaigre. »

« Un gentilhomme des plus illustres familles de la province mourut en trois jours d’un abcès au poumon. On l’ouvrit après sa mort et il était si gras que le chirurgien qui fit l’opération en rapporta beaucoup de graisse pour faire de la pommade. »

Déjà, dans le Festin de Pierre, Molière avait commencé d’attaquer ces messieurs de la Faculté. C’est la scène où Don Juan dit à Sganarelle, vêtu d’une longue robe et  coiffé d’un bonnet pointu : « Leur art n’est que pure grimace…, ils voient attribuer à leurs remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature. » Avec son solide bon sens et son horreur profonde pour tout ce qui est pédantisme, dogmatisme, charlatanisme, il écrit l’Amour médecin où il met en caricature les grands médecins de la cour. Désormais, il ne lâchera plus pour ainsi dire la Faculté, et c’est le Médecin malgré lui, et la scène de la consultation dans Monsieur de Pourceaugnac. Enfin, c’est le Malade Imaginaire, sa dernière pièce qui, malgré le dialogue si amusant, est la comédie de la désillusion médicale, de la maladie et de la mort. Les scènes du testament, les scènes où Argan contrefait le mort témoignent des pressentiments de l’auteur, pressentiments que l’événement justifiera bientôt, puisqu’il mourut après la quatrième représentation du Malade Imaginaire.

Il faut dire aussi quelques mots de Molière imitateur : le théâtre étranger eut une grande influence sur son œuvre. Les pièces italiennes dont le goût s’était propagé en France dans la seconde moitié du XVIe siècle, servirent longtemps avec les pièces du théâtre latin de modèles aux écrivains dramatiques français. Lorsque de comédien il devient auteur, pour sa première pièce, l’Étourdi, Molière n’invente pas : il adapte et, par endroits, il traduit simplement l’Inavvertito de Nicola Barbieri.

Le sujet du Dépit amoureux a été emprunté également à une comédie italienne.

Dans le Festin de Pierre, il n’y a pas une situation, pas une scène dont l’idée ne soit prise ailleurs. Molière directeur est pressé, parce que son théâtre a besoin d’un spectacle nouveau. Alors, Molière auteur ne s’attarde pas à chercher des combinaisons originales, lorsqu’il y a le Burlador espagnol de Tirza de Molino, et les deux : Il convitato de Pietro, « le Convié de Pierre », l’un de Cigonini et l’autre de Giliberto, et encore le Festin de Pierre ou le Fils criminel de de Villiers et le Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé de Dorimon. Là, Molière ne se gêne vraiment pas et, de même que Don Juan est « épouseur à toutes mains », l’auteur de Don Juan se montre emprunteur à toutes mains. Pour Amphitryon et pour l’Avare, il emprunte à Plaute. Il ne se cache pas d’ailleurs de ces emprunts : il déclare sans vergogne qu’il prend son bien où il le trouve et il le prend dans Rabelais, dans Boccace, dans Eutrapel, dans Plaute, dans Térence, peu importe, c’est la mode, c’est l’usage. Et puis, s’il emprunte à ses prédécesseurs ou à ses contemporains, aux auteurs italiens notamment, il le leur rend bien en réclame, si j’ose dire. Et qui donc parlerait aujourd’hui de l’Inavvertito de Nicolo Barbieri, si Molière n’avait pas écrit l’Étourdi, et des Convitato di Pietri et des Festin de Pierre de Cigognini, Giliberto, de Villiers et Dorimon, s’il n’avait pas écrit Don Juan ?

Et à nous qui le lisons, qui l’écoutons, il nous le rend au centuple par tout ce qu’il y ajoute de bon sens, de style, de verve, d’observation, d’ingéniosité, et par cent traits de comique qui sont bien à lui, Molière.

Mais, dans son œuvre, il y a des comédies qu’il ne doit qu’à lui-même, à son observation personnelle, à sa contemplation, à son génie. Telle est la première en date, Les Précieuses ridicules. Ce n’est qu’un acte, mais cet acte est considérable dans l’œuvre de Molière, parce que, pour la première fois, l’auteur prend son sujet dans les mœurs du temps et s’inspire de ce qu’il a observé directement, de ce qu’il a vu, de ses yeux vu. L’intrigue n’est pas compliquée et l’invention n’est pas admirable. ; c’est une comédie bien près de la farce par la charge du marquis-valet que joue Molière-Mascarille avec une perruque volumineuse, sous un tout petit chapeau garni d’une profusion de plumes, par le valet-vicomte que joue l’acteur Jodelet, avec un visage tout enfariné ; par les soufflets et les coups de bâton ; mais c’est une comédie, parce que Molière y attaque franchement et avec bonne humeur un des ridicules du temps, la préciosité. Il prend à partie les romans à la mode ; il ne peut souffrir ce pathos, parce que Parisien de Paris, de la rue Saint-Honoré au coin de la rue des Vieilles-Étuves, élevé entre la boutique et l’atelier, entre le Pont-Neuf’ et les Halles, il aime un langage naturel, vif, franc, que tout le monde puisse comprendre. Et, après ces Précieuses d’où sortiront plus tard la grande comédie des Femmes savantes, il sent bien qu’il est préférable tout de même pour un auteur de ne rien devoir à personne et il s’écrie : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence ni d’éplucher des fragments de Ménandre. Je n’ai plus qu’à étudier le monde. » Oui, étudier le monde, voilà la vraie formule pour faire de bonnes comédies plaisantes et qui aient un sens, une philosophie, une moralité.

Bientôt l’École des Maris et l’École des Femmes inaugurent les comédies de caractère. Cette École des Femmes faisait dans la comédie une révolution semblable à celle que le Cid avait faite dans la tragédie. Les auteurs jaloux, envieux, les marquis, les précieuses qu’il avait ridiculisés dès ses débuts à Paris attaquaient Molière. Alors, il leur répond par la critique de l’École des Femmes. D’abord, nous y trouvons dans les deux femmes d’esprit et de bon sens, Uranie et Élise, et d’un nomme cultivé, Dorante, les idées de Molière sur le théâtre : et il n’y a pas besoin d’aller chercher ailleurs sa poétique et son esthétique, à savoir que « la grande règle de toutes les règles pour un auteur est de plaire et qu’une pièce de théâtre qui a attrapé son but a suivi un bon chemin »... et que « le spectateur doit se laisser aller de bonne foi aux choses qui le prennent par les entrailles et ne point chercher de raisonnements pour s’empêcher d’avoir du plaisir ». Mais ce qu’il y a de remarquable dans cette petite pièce, c’est qu’elle est une « dissertation faite en dialogue », une conversation sur la comédie qui est l’objet de toutes les conversations. Il n’y a pas d’intrigue amoureuse ou autre, pas de complication, pas de mouvement, pas de dénouement. C’est une conversation ; les personnages sont assis, ils causent, ils ne remuent guère, mais ils remuent des idées : il ne se passe rien, mais des idées passent et cela est d’un novateur et d’un maître dans son art. C’est dans le théâtre français quelque chose de tout à fait nouveau. La scène a lieu dans un salon. À l’exception des Précieuses, c’est la première pièce de Molière dont le décor ne soit pas une « place de ville. » D’être ainsi enfermée entre les quatre murs d’une chambre, il semble que la comédie se rapproche plus de la vérité, de la vie.

Cette Critique de l’École des Femmes c’était, je le répète, quelque chose de tout à fait nouveau pour l’époque : une pièce où il n’y avait pas de convention et qui, dans le moindre détail, voulait être l’image de la vie.

 

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Grandes ou petites, légères ou profondes, on pourrait diviser l’œuvre de Molière en comédies extérieures et comédies intérieures, les unes ayant pour décor une place de ville comme l’Étourdi, le Dépit Amoureux, l’École des Maris, l’École des Femmes, M. de Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin, etc., les autres qui se passent dans un salon, comme Tartufe chez Orgon, le Misanthrope chez Célimène, le Bourgeois chez M. Jourdain, les Femmes savantes chez Chrysale, etc. Et toujours, pour ces comédies intérieures, d’être enfermé entre les quatre murailles d’un salon, on dirait que cela oblige Molière à plus de vraisemblance et le force à se rapprocher davangage des réalités bourgeoises, le dialogue, la psychologie étant tout à fait différents de ceux des comédies extérieures.

Et l’on pourrait encore diviser l’œuvre de Molière en grandes et petites comédies, celles-ci comme l’Amour médecin, le Mariage forcé, le Médecin malgré lui, le Sicilien, etc., étant préférées par certaines personnes non sans goût aux grandes comédies. Et cette opinion peut se défendre. Il est certain que Molière y est inimitable, incomparable, et c’eût été grand dommage qu’il ne les écrivit pas. Le Sicilien, par exemple, est un bijou, un chef-d’œuvre et c’est en plus le premier opéra-comique. Là, Molière crée encore un genre nouveau. Mais, tout de même, c’est dans les grandes comédies qu’on retrouve les plus belles qualités et le plus beau style du poète comique et, dans ces comédies, il faut mettre le Misanthrope hors de pari. Le Misanthrope, c’est vraiment la plus belle comédie de Molière ; et si je ne fais que citer dans les grandes comédies Tartufe et les Femmes savantes et l’Avare sui sont de très belles comédies, si je m’étends sur le Misanthrope,  c’est que là encore, il est grand novateur. C’est une pièce spéciale dans son œuvre. D’abord elle est toute entière de Molière : elle n’emprunte rien ni aux Italiens, ni aux Espagnols, ni aux vieux conteurs français ; on n’y signale aucune imitation et la farce n’y apparaît pas un instant. Dans ce Misanthrope, il n’y a pas de complications ni de combinaisons. L’intrigue est simple, toute droite ; les scènes se succèdent logiquement, comme elles pourraient se succéder dans la réalité. On sent le plus bel effort vers la vérité, le souci constant de réduire la convention au minimum. Ce qu’il faut admirer surtout dans le Misanthrope, c’est que Molière nous intéresse avec des idées et des sentiments, avec l’indignation et la douleur d’Alceste. Encore une fois, c’est d’une grande sincérité et d’un grand art.

Et, pourtant, imaginez que le Misanthrope soit représenté demain comme une pièce nouvelle, toutes choses étant transposées, d’ailleurs, quel sort lui serait réservé ? Beaucoup de gens trouveraient qu’il n’y a pas de pièce, entendez par là pas de sujet, pas d’action, pas de péripéties. Et pourtant n’y a-t-il pas dans le Misanthrope un drame suffisant ? Aimer et n’être pas aimé, n’est-ce pas l’aventure la plus poignante qui puisse arriver à un cœur humain ? Cette aventure, Molière l’a transportée dans la comédie, on peut dire sans action et par une suite de conversations naturelles, dans la comédie qui, jusque-là, n’avait prétendu qu’à amuser par des moyens bouffons ou romanesques. Ainsi, Molière, le premier, a élevé la comédie à la plus grande hauteur qu’elle puisse atteindre. C’est pourquoi le Misanthrope n’est pas seulement la plus noble expression du génie de Molière, c’est encore une date considérable dans l’histoire du théâtre français.

L’œuvre de Molière a donné lieu à une exégèse formidable. Les historiens, les philologues, les critiques ou esthéticiens se sont livrés à mille recherches sur la vie du poète comique et sur ses ouvrages. Il faut beaucoup se méfier des commentateurs : ils vont parfois un peu loin. Celui-ci, parce que Don Juan donne un louis d’or au pauvre Francisque « pour l’amour de l’humanité », admire que Molière ait prévu la philosophie du XVIIIe siècle, et Jean-Jacques Rousseau et la Révolution française. Un autre commentateur découvre des affinités entre la bonne Mme Jourdain et, devinez qui ? je vous le donne en mille : Sancho Pança !

Voltaire, qui ne manquait pourtant pas d’esprit, reproche à Molière d’avoir écrit l’Étourdi dans le style Louis XIII ; il y rencontre des incorrections, des mots surannés et lui fait à peu près la même querelle que Bélise fait à Martine à cause qu’elle manque à parler Vaugelas. La Bruyère et Fénelon ont porté aussi des jugements sévères sur son style. Molière ne pouvait pas écrire comme La Bruyère et Fénelon. Il appartient à une autre génération littéraire qui précède celle de Racine et de Boileau : il est tout près de la vieille langue et du vieil esprit français.

Son esprit n’est pas un esprit de mots, comme le sera au XVIIIe siècle l’esprit de Beaumarchais. Le comique du dialogue se dégage du caractère des personnages et de l’ingéniosité des situations. C’est pour cela que Molière peut être compris dans tous les pays ses pièces traduites dans toutes les langues conservent leurs qualités comiques et le rire que fait jaillir son dialogue a ses causes dans l’observation et dans le bon sens.

Et l’on a recherché quelle était la philosophie de Molière. Elle semble tenir dans le précepte qu’inscrivaient les philosophes grecs sur le fronton des portiques : « Rien de trop. » Sa philosophie est celle d’Épicure qui enseigne que le bonheur est dans une sage observation des lois de la nature. Il faut suivre la nature, se conformer à la nature. Or se conformer à la nature, au sein d’une civilisation, n’est-ce pas ajuster la nature à cette civilisation ? Mais c’est dans cet ajustement qu’est précisément la difficulté. Cette philosophie, Molière a su la rendre attrayante en la renfermant dans une comédie aux cent actes divers où le rire s’accompagne le plus souvent d’une leçon morale. Si le poète ne nous montre pas l’idéal, il nous le suggère il nous le propose par antithèse. Par leurs ridicules, leurs vices, les personnages nous montrent ce qu’il ne faut pas faire et c’est déjà beaucoup. Si la morale doit être une règle d’action, étant donné l’indulgence qu’en général chacun a pour soi-même, ne pourrait-on pas proposer cette règle ? « Appelle mal pour toi-même ce que tu es enclin à blâmer chez autrui. » Molière nous donne cette leçon. Quoi qu’il en soit, et à tout prendre, le théâtre de Molière, comme l’a fait remarquer M. Léon Bérard, nous offre l’image d’une société enviable où, malgré tous les obstacles, un jeune homme finit toujours par épouser la jeune fille qu’il aime et qui, elle aussi, n’obéit qu’aux injonctions de son cœur, et où les personnes ridicules ou vicieuses trouvent toujours auprès d’elles, dans leur famille, d’autres personnes raisonnables pour les railler sur ces ridicules et leur faire honte de ces vices.

L’amour sincère toujours vainqueur, le ridicule bafoué, le vice puni, c’est le théâtre de Molière.

L’œuvre de Molière, c’est celle d’un poète comédien, d’un grand acteur et d’un grand auteur qui, comme Shakespeare, mais moins lyrique que « le poète de l’épouvante et des roses », eut le don merveilleux de créer avec une facilité et une fertilité admirables. C’est l’homme de théâtre complet... Son génie, il ne le découvre que lentement, progressivement. À vingt ans, il n’a pas d’autre ambition que d’être un comédien, et ce n’est que vers quarante ans qu’il se considère comme un auteur, comme un écrivain.

Mais il ne cesse pas d’être comédien, et il meurt en jouant la comédie.

Depuis l’Étourdi jusqu’au Malade imaginaire, en moins de vingt ans, il a écrit trente pièces. Depuis ses débuts à Paris jusqu’à sa mort, le Palais-Royal a monté, sous sa direction, vingt-cinq pièces nouvelles d’autres auteurs et vingt-six pièces déjà représentées au Marais ou à l’Hôtel de Bourgogne et dans lesquelles il jouait le plus souvent un rôle. Entre l’Avare et les Femmes savantes, il donne le Bourgeois gentilhomme, les Fourberies de Scapin, et il faut admirer la souplesse de son invention, la fertilité de son imagination, les ressources inépuisables de ses dons, son ingéniosité, sa générosité, cette jeunesse incroyable qui lui permet à la fin de sa carrière de retrouver, quand il lui plaît, la fantaisie, la verve avec laquelle il écrivait ses premières pièces. Et cela malgré les persécutions, la maladie, les trahisons d’amour et d’amitié, les souffrances physiques et morales ; quel labeur ! quel exemple d’énergie, de volonté, d’optimisme ! Mais ce contemplateur, ce poète doit être un homme d’action : c’est aussi un directeur, un chef d’entreprise. Son usine, c’est son théâtre qu’il faut faire marcher coûte que coûte. Alors, il va, il va, il travaille sans cesse ; une pièce à peine terminée, il pense à une autre. Il a écrit des farces, des comédies-farces, des comédies d’intrigue, des comédies de caractère, des comédies héroïques, des comédies mythologiques. Presque toutes ses comédies-farces sont des chefs-d’œuvre ; c’est un genre qu’il a porté au plus haut degré de perfection, dans lequel il est inimitable et qui ne peut être exploité après lui. Il est moins à son aise dans la comédie héroïque. Il est supérieur à chaque fois qu’il est lui-même, quand il obéit à son génie cornique ou bien à des influences subjectives, quand il est animé par la souffrance, l’indignation, la rancune, la haine, le besoin de se venger. Alors il écrit Tartufe et le Misanthrope. Quand il écrit ces deux pièces, Molière voit toujours la vie en poète comique : mais, malheureux et malade, il voit la vie comme elle est, c’est-à-dire un mélange de choses douloureuses et joyeuses, attristantes et risibles, et alors, avec son souci d’imiter la nature et de reproduire la réalité, avec sa vision nette de la vie, avec tout son art fait de sincérité, avec son indignation, sa douleur, sa force comique, entre la tragédie et la comédie il conçoit un genre nouveau et qui doit être la représentation de la vie telle qu’il la voit et la comprend.

Et c’est parce que Molière est l’auteur de Tartufe et du Misanthrope que Sainte-Beuve a pu écrire son fameux : « Aimer Molière, c’est être guéri à jamais de l’hypocrisie, du fanatisme, de l’intolérance, etc. Aimer Molière, c’est être assuré de ne pas donner dans l’admiration béate et sans limite pour une humanité qui s’idolâtre et qui oublie de quelle étoffe elle est faite, etc. » C’est aussi pour cela qu’un jour au roi qui lui demandait quel était, parmi les grands écrivains, celui qui avait le plus honoré son règne, Boileau répondit : « Sire, c’est Molière. »

La postérité a souscrit à ce jugement... Comme je vous le disais, à l’occasion des fêtes de son tricentenaire, c’est une grande épreuve que traverse Molière en ce moment ; eh bien ! il la traverse victorieusement. Après deux cent cinquante ans, son œuvre paraît toujours jeune, vraie, humaine. Elle peut se passer d’exégèse, de commentaires, de critiques. Faut-il donc savoir tant de choses ! À mon tour, je dirai : Aimer Molière, c’est... c’est l’aimer tout simplement. Oui, on a de la sympathie pour lui, de l’amitié, de la tendresse ; on l’aime chacun pour des raisons personnelles, auxquelles s’ajoutent en France des raisons françaises, et, en tous lieux, des raisons universelles.