Discours de réception de l'abbé de Fénelon

Le 31 mars 1693

François de SALIGNAC de LA MOTHE FÉNELON

Discours prononcé le 31 mars 1693 par Mr. l’Abbé de Fenelon, à présent Archevesque Duc de Cambray, Precepteur des Enfans de France, lorsqu'il fut reçû à la place de Mr. Pélisson, Maistre des Requestes.

 

Des graces de l’élocution

 

J’aurois besoin, Messieurs, de succéder à l’éloquence de M. Pélisson, aussi bien qu’à sa place, pour vous remercier de l’honneur que vous me faites aujourd’hui, et pour réparer dans cette compagnie la perte d’un homme si estimable.

Dès son enfance il apprit d’Homère en le traduisant presque tout entier, à mettre dans les moindres peintures et de la vie et de la grace. Bientôt il fit sur la jurisprudence un ouvrage où l’on ne trouve d’autres défauts que celui de n’être pas conduit jusqu’à sa fin. Par de si beaux essais, il se hâtoit d’arriver à ce qui passa pour son chef-d’œuvre ; je veux dire l’histoire de l’Académie, il y montra son caractère qui étoit la facilité, l’invention, l’élégance, l’insinuation, la justesse, le tour ingénieux. Il osoit heureusement, pour parler comme Horace ; ses mains faisoient naître les fleurs de tous côtés ; tout ce qu’il touchoit étoit embelli. Des plus viles herbes des champs, il savoit faire des couronnes pour les Héros ; et la règle si nécessaire aux autres de ne toucher jamais que ce qu’on peut orner, ne sembloit pas faite pour lui. Son style noble et léger ressemboit à la démanche des divinités fabuleuses qui couloient dans les airs, sans poser le pied sur la terre. Il racontoit (vous le savez mieux que moi, Messieurs,) avec un tel choix de circonstances, avec une si agréable variété, avec un tour si propre et si nouveau jusques dans les choses les plus communes, avec tant d’industrie pour enchaîner les faits les uns dans les autres, avec tant d’art pour transporter le lecteur dans le temps où les choses s’étoient passées, qu’on s’imagine y être, et qu’on s’oublie dans le doux tissu de ses narrations.

Tout le monde y a lu avec plaisir la naissance de l’Académie. Chacun pendant cette lecture croit être dans la maison de M. Conrart, qui en fut comme le berceau. Chacun se plaît à remarquer la simplicité, l’ordre, la politesse, l’élégance qui régnoient dans ces premières assemblées, et qui attirèrent les regards d’un puissant ministre ; ensuite les jalousies et les ombrages qui troublèrent ces beaux commencemens, enfin l’éclat qu’eut cette compagnie par les ouvrages des premiers académiciens. Vous y reconnoissez l’illustre Racan, héritier de l’harmonie de Malherbe, Vaugelas dont l’oreille fut si délicate pour la pureté de la langue ; Corneille, grand et hardi dans ses caractères, ou est marquée une main de maître ; Voiture, toujours accompagné des graces les plus riantes et les plus légères ; on y trouve le mérite et la vertu joints à l’érudition et à la délicatesse, la naissance et les dignités avec le goût exquis des lettres ; mais je m’engage insensiblement au-delà de mes bornes ; en parlant des morts, je m’approche trop des vivans, dont je blesserois la modestie par mes louanges.

Pendant cet heureux renouvellement des lettres, M. Pélisson présente un beau spectacle à la postérité. Armand, cardinal de Richelieu, changeoit alors la face de l’Europe, et recueillant les débris de nos guerres civiles, posoit les vrais fondemens d’une puissance supérieure à toutes les autres. Pénétrant dans le secret de nos ennemis, et impénétrable pour celui de son maître, il remuoit de son cabinet les plus profonds ressorts dans les cours étrangères, pour tenir nos voisins toujours divisés. Constant dans ses maximes, et inviolable dans ses promesses, il faisoit sentir ce que peuvent la réputation du Gouvernement, et la confiance des alliés. Né pour connoître les hommes, et pour les employer selon leurs talens, il les attachoit par le cœur à sa personne, et à ses desseins pour l’État. Par ces puissans moyens il portoit chaque jour des coups mortels à l’impérieuse maison d’Autriche qui menaçoit de son joug tous les pays chrétiens. En même temps il faisoit au dedans du royaume la plus nécessaire de toutes les conquêtes, domptant l’hérésie tant de fois rebelle. Enfin (ce qu’il trouva le plus difficile) il calmoit une cour orageuse, où les grands, inquiets et jaloux, étoient en possession de l’indépendance. Aussi le temps, qui efface les autres noms, fait croître le sien, et à mesure qu’il s’éloigne de nous, il est mieux dans son point de vue. Mais parmi ces pénibles veilles il sut se faire un doux loisir, pour se délasser par le charme de l’éloquence et de la poésie. Il reçut dans son sein l’Académie naissante ; un magistrat éclairé et amateur des lettres en prit après lui la protection. Louis y a ajouté l’éclat qu’il répand sur tout ce qu’il favorise de ses regards. À l’ombre de son grand nom, on ne cesse point ici de rechercher la pureté et la délicatesse de notre langue.

Depuis que des hommes savans et judicieux ont remonté aux véritables règles, on n’abuse plus, comme on le faisoit autrefois, de l’esprit et de la parole ; on a pris un genre d’écrire plus simple, plus naturel, plus court, plus nerveux, plus précis. On ne s’attache plus aux paroles que pour exprimer toute la force des pensées ; et on n’admet que les pensées vraies, solides, concluantes, pour le sujet où l’on se renferme. L’érudition autrefois si fastueuse ne se montre que pour le besoin ; l’esprit même se cache, parce que toute la perfection de l’art consiste à imiter si naïvement la simple nature, qu’on le prenne pour elle. Ainsi on ne donne plus le nom d’esprit à une imagination éblouissante ; on le réserve pour un génie réglé et correct qui tourne tout en sentiment, qui suit pas à pas la nature toujours simple et gracieuse, qui ramène toutes les pensées aux principes de la raison, et qui ne trouve beau que tout ce qui est véritable. On a senti même en nos jours que le style est fleuri, quelque doux et quelqu’agréable qu’il soit, ne peut jamais s’élever au-dessus du genre médiocre, et que le vrai sublime dédaignant tous les ornemens empruntés ne se trouve que dans le simple.

On a enfin compris qu’il faut écrire comme les Raphaëls, les Carraches et les Poussins ont peint, non pour chercher de merveilleux caprices et pour faire admirer leur imagination en se jouant du pinceau, mais pour peindre d’après nature. On a reconnu aussi que les beautés du discours ressemblent à celles de l’architecture ; les ouvrages les plus hardis et les plus façonnés du gothique ne sont pas les meilleurs. Il ne faut admettre, dans un édifice, aucune partie destinée au seul ornement ; mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice.

Ainsi, on retranche d’un discours tous les ornemens affectés qui ne servent ni à démêler ce qui est obscur, ni à peindre vivement ce qu’on veut mettre devant les yeux, ni à prouver une vérité par divers tours sensibles, ni à remuer les passions qui sont les seuls ressorts capables d’intéresser et de persuader l’auditeur ; car la passion est l’ame de la parole. Tel a été, Messieurs, depuis environ soixante ans, le progrès des lettres que M. Pélisson auroit dépeint pour la gloire de notre siècle, s’il eût été libre de continuer son Histoire de l’Académie.

Un ministre attentif à attirer à lui tout ce qui brilloit, l’enleva aux lettres et le jeta dans les affaires. Alors quelle droiture, quelle probité, quelle reconnoissance constante pour son bienfaiteur ! Dans un emploi de confiance, il ne songea qu’à faire du bien, qu’à découvrir le mérite et à le mettre en œuvre. Pour montrer toute sa vertu, il ne lui manquoit que d’être malheureux : il le fut, Messieurs. Dans sa prison éclatèrent son innocence et son courage : la Bastille devint une douce solitude où il faisait fleurir les lettres.

Heureuse captivité, liens salutaires, qui réduisirent enfin sous le joug de la foi cet esprit trop indépendant. Il chercha pendant ce loisir, dans les sources de la tradition, de quoi combattre la vérité ; mais la vérité le vainquit, et se montra à lui avec tous ses charmes. Il sorti de sa prison honoré de l’estime et des bontés du Roi ; mais ce qui est bien plus grand, il en sortit étant déjà dans son cœur humble enfant de l’église. La sincérité et le désintéressement de sa conversion lui en firent retarder la cérémonie, de peur qu’elle ne fût récompensée par une place que ses talens pouvoient lui attirer, et qu’un autre moins vertueux que lui auroit recherchée.

Depuis ce moment, il ne cessa de parler, d’écrire, d’agir, de répandre les graces du Prince pour ramener ses frères errans. Heureux fruit des plus funestes erreurs ! Il faut avoir senti, par sa propre expérience, tout ce qu’il en coûte dans ce passage des ténèbres à la lumière, pour avoir la vivacité, la patience, la tendresse, la délicatesse de charité qui éclatent dans ses écrits de controverse.

Nous l’avons vu, malgré sa défaillance, se traîner encore aux pieds des autels jusqu’à la veille de sa mort, pour célébrer, disoit-il, sa fête et l’anniversaire de sa conversion. Hélas ! nous l’avons vu séduit par son zèle et par son courage, nous promettre d’une voix mourante qu’il acheveroit son grand ouvrage sur l’Eucharistie. Oui, je l’ai vu les larmes aux yeux, je l’ai entendu, il m’a dit tout ce qu’un catholique nourri depuis tant d’années des paroles de la foi, peut dire, pour se préparer à recevoir les sacremens avec ferveur. La mort, il est vrai, le surprit venant sous l’apparence du sommeil ; mais elle le trouva dans la préparation des vrais fidèles.

Au reste, Messieurs, ses travaux pour la magistrature, et pour les affaires de la religion que le Roi lui avoit confiées, ne l’empêchoient pas de s’appliquer aux belles lettres pour lesquelles il étoit né. Sa plume fut d’abord choisie pour écrire le règne présent. Avec quelle joie verrons-nous, Messieurs, dans cette Histoire, un Prince qui, dès sa plus tendre jeunesse, achève, par sa fermeté, ce que le grand Henri son ayeul osa à peine commencer ! Louis étouffe la rage du duel altéré du plus noble sang des François ; il relève son autorité abattue, règle ses finances, discipline ses troupes. Tandis que d’une main il fait tomber à ses pieds les murs de tant de villes fortes aux yeux de tous les ennemis consternés, de l’autre il fait fleurir, par ses bienfaits, les sciences et les beaux arts, dans le sein tranquille de la France.

Mais que vois-je, Messieurs ? Une nouvelle conjuration de cent peuples qui frémissent autour de nous pour assiéger, disent-ils, le grand royaume comme une seule place. C’est l’hérésie presque déracinée par le zèle de Louis, qui se ranime et qui rassemble tant de puissances. Un Prince ambitieux ose, dans son usurpation, prendre le nom de libérateur : il réunit les protestans, et il divise les Catholiques.

Louis seul, pendant cinq années, remporte des victoires et fait des conquêtes de tous côtés sur cette ligue, qui se vantoit de l’accabler sans peine et de ravager nos provinces. Louis seul soutient avec toutes les marques les plus naturelles d’un cœur noble et tendre, la majesté de tous les Rois, en la personne d’un Roi indignement renversé du trône. Qui racontera ces merveilles, Messieurs ?

Mais qui osera dépeindre Louis dans cette dernière campagne, encore plus grand par sa patience que par sa conquête. Il choisit la plus inaccessible place des Pays-Bas, il trouve un rocher escarpé, deux profondes rivières l’environnent, plusieurs places fortifiées dans une seule, au dedans une armée entière pour garnison, au dehors la face de la terre couverte de troupes innombrables d’Allemands, d’Anglois, de Hollandois, d’Espagnols sous un chef accoutumé à tout risquer dans les batailles ; la saison se dérègle ; on voit une espèce de déluge au milieu de l’été ; toute la nature semble s’opposer à Louis ; en même temps il apprend qu’une partie de sa flotte, invincible par son courage, mais accablée par le nombre de ses ennemis, a été brûlée, et il supporte l’adversité comme si elle lui étoit ordinaire ; il paroît doux et tranquille dans les difficultés, plein de ressources dans les accidens imprévus, humain envers les assiégés, jusqu’à prolonger un siége si périlleux pour épargner une ville qui lui résiste et qu’il peut foudroyer. Ce n’est ni en la multitude de ses soldats aguerris, ni en la noble ardeur de ses officiers, ni en son propre courage, ressource de toute l’armée, ni en ses victoires passées qu’il met sa confiance, il la place encore plus haut, dans un asile inaccessible qui est le sein de Dieu même. Il revient enfin victorieux, les yeux baissés sous la puissante main du Très-Haut, qui donne et qui ôte la victoire comme il lui plaît ; et ce qui est plus beau que tous ses triomphes, il défend qu’on le loue.

Dans cette grandeur simple et modeste, qui est au-dessus, non seulement des louanges, mais encore des événemens, puisse-t-il, Messieurs, puisse-t-il ne se confier jamais qu’en la vertu, n’écouter que la vérité, ne vouloir que la justice, être connu de ses ennemis (ce souhait comprend tout pour la félicité de l’Europe), devenir l’arbitre des nations, après avoir guéri leur jalousie, faire sentir toute sa bonté à son peuple dans une paix profonde, être long-temps les délices du genre humain, et ne régner sur les hommes que pour faire régner Dieu au-dessus de lui.

Voilà, Messieurs, ce que M. Pélisson auroit éternisé dans son Histoire. L’Académie a fourni d’autres hommes dont la voix est assez forte pour le faire entendre aux siècles les plus reculés ; mais une matière si vaste vous invite tous à écrire. Travaillez donc tous à l’envi, Messieurs, pour célébrer un si beau règne ; je ne saurois mieux témoigner mon zèle à cette compagnie que par un souhait si digne d’elle.