Réponse aux discours de réception de M. de Callières et de l’abbé Renaudot

Le 7 février 1689

François CHARPENTIER

Réponse de MrCHARPENTIER, aux Difcours prononcez par Mr. De Callieres, & par Mr. l’Abbé Renaudot, le jour de leur Reception.

 

MESSIEURS,

Si voftre réputation eftoit moins eftablie, les deux excellens Difcours que vous venez de prononcer, feroient affez connoiftre, ce que l’on doit penfer de vous, & juftifieroient pleinement le choix de l’Académie. Mais la grande opinion que toute la France a conceuë de voftre mérite avoit desja prévenu nos vœux, & la voix publique vous avoit nommez depuis long-temps aux places dont aujourd’huy vous prenez poffeffion. Ce grand concours de perfonnes diftinguées accourues pour vous ouïr ; Ce filence qui n’a efté interrompu que par des exclamations ; Cette joye univerfelle répanduë fur tous ceux qui forment cette Compagnie, vous en font un témoignage indubitable. C’eft par vos celebres efcrits que vous vous eftes attirez un femblable fuccez. Vous, MONSIEUR par cet excellent Panegyrique que vous avez confacré aux vertus héroïques du grand Roy qui nous affemble dans ce Palais, & qui nous y maintient à l’abri de fa Protection toute puiffante. Vous avez donné un fecond au Panégyrique de Pline, qui n’en avoit point eu encore, foit pour l’eftenduë, foit pour la fplendeur du difcours ; & l’on peut dire de voftre Heros & de vous, ce qu’on a dit autrefois d’Alexandre & du portrait qu’en avoit fait Appelle, que l’Alexandre de Philippe eftoit invincible, & que l’Alexandre d’Appelle eftoit inimitable. C’eft cette Piece d’Éloquence fi univerfellement eftimée, qui vous a acquis les premiers vœux de l’Académie, & qui vous a fait, s’il faut ainfi dire, recevoir Académicien par acclamation. Vous pouvez vous en fouvenir, MESSIEURS, vous qui eftiez prefens à la lecture qui s’en fit icy. Il y avoit alors une place vacante dans la Compagnie. Charmez de la nobleffe de la matiere, de la variété des penfées, de la richeffe des expreffions, quelques-uns dirent qu’il ne falloit plus s’embaraffer du choix d’un Académicien, & que l’Auteur d’un fi bel Ouvrage vous l’ayant adreffé, vous ne pouviez vous difpenfer de le recevoir parmy vous pour l’en remercier ; Et je fuis perfuadé, MONSIEUR, que cela auroit efté fait alors, fi l’engagement qui avoit efté desja pris pour celuy qui remplit fi dignement cette place, & fi la recommandation d’un Prince qui a fait paroiftre en cette occafion tant d’amitié, & tant d’eftime pour l’Academie, euffent pû permettre de s’abandonner à ce premier mouvement. Voila, MONSIEUR, de quelle maniere vous devenez Académicien. Ce font ces fortes d’élections où n’ont point de part, ny les follicitations ouvertes, ny les cabales fecretes ; où celuy qui donne fon fuffrage eft moins porté par fon inclination, qu’emporté par la dignité du fujet, & où celuy qui obtient ce qu’il defire s’en doit la meilleure partie.

Il en eft de mefme de vous, MONSIEUR, toute la France qui vous lit depuis fi long-temps & qui vous lit avec applaudiffement, a demandé pour vous ce que l’Académie fait gloire de vous, accorder. Je confidere ce grand Ouvrage que vous conduifez avec tant de capacité & de prudence comme le Berceau de la Vérité. Vous la recevez au moment de fa naiffance, & vous luy donnez des forces pour voler par toute la terre. Vous faites une Image de Louis LE GRAND qui n’eft pas moins precieufe que celles des Orateurs, & des Poètes, quoique vous y employiez moins d’or & de pierreries. Vous l’expofez à nos yeux avec la mefme tendreffe que ceux qui donnent un moyen pour regarder le Soleil fans qu’il nous éblouïffe. Vous jettez les plus folides fondemens, de l’Hiftoire, qui confifte principalement dans la fidelle narration des faits. Tout ce rafinement de Motifs & de Politique, dont quelque-uns veulent tirer tant de gloire, ne font le plus fouvent que des matières de conteftations. Les Motifs changent felon les Effets & felon les occafions, & ceux qui ont excité le commencement d’une affaire ne font pas tousjours ceux qui la conduifent à fa fin.

Mon Dieu, le beau fiecle que vous avez à peindre ! Les beaux materiaux que vous préparez pour ceux qui travailleront après nous aux monumens immortels de la gloire de Louis LE GRAND ! Combien de fois nous l’avez-vous fait voir à la tefte de fes armées, jettant la terreur dans le cœur de fes ennemis, mettant leurs armées en fuite, renverfant leurs Fortereffes, fubjugant leurs Provinces. Tantoft vous l’avez fait paroiftre en Legiflateur donnant de nouvelles Loix à fes peuples, reformant les abus, puniffant les coupables autorifez, foulageant l’innocence opprimée. Si les Barbares de l’Afrique ont eu recours à fa Clémence pour obtenir le pardon de leurs brigandages : Si les Nations les plus reculées de l’Orient font venuës fe profterner devant luy, eftonnées du bruit de fa Valeur & de fa Magnificence ; de qui avons-nous mieux appris que de vous la vérité de ces évenemens finguliers ? Tantoft vous nous l’avez dépeint fecourant fes Alliez, protégeant l’Empire contre l’invafion des Turcs, & renonçant luy-mefme au progrez affuré de fes victoires pour reftablir la paix dans l’Europe. Aujourd’huy vous nous racontez avec quelle generofité il tend les bras à un Roy perfecuté par des Enfans dénaturez, par des Voifins ingrats. Il y a peu de jours que vous nous l’avez reprefenté faifant partir fon fils à la tefte de fes armées pour affeurer le repos de la France contre les fecretes ligues de nos ennemis. Ce grand Roy, dont la penetration eft admirable en toutes chofes, fçavoit bien à qui il commettoit un foin fi important. Allez, dit-il, mon fils & foyez vainqueur. Qu’il y a de grandeur dans cette façon de commander ! Que de fublimité dans ce peu de paroles ! Et à qui appartient-il de parler de la forte qu’à celuy qui peut procurer la victoire en ordonnant de vaincre ? Mais que cet ordre a efté exécuté fîdellement ! Le Dauphin part dans un temps où les pluyes de l’Automne fembloient s’oppofer à fes deffeins. Il furmonte à l’exemple de fon Pere les obftacles des faifons. Il attaque une Place réputée imprenable, & s’en rend maiftre en peu de jours. En ce Siege le Fils de Louis LE GRAND fait la fonction de Soldat. II vifite la Tranchée ; Il s’expofe au feu des ennemis, & hazarde une vie pour qui nous devons prodiguer la noftre. Trente autres Fortereffes luy ouvrent enfuite leurs portes, & le Palatinat entier fournis à ce jeune Vainqueur, ne tient plus à fon Prince, que par le regret qui luy refte d’avoir attiré les armes du Roy dans fes Eftats, par l’influence de fon procedé. Louis DAUPHIN ne pouvoit pas moins faire pour venger les droits d’une Princeffe, de la tres-Glorieufe, tres-Haute, & tres-Illuftre Maifon de Baviere, avec qui la France a depuis quelque années pris deux alliances qui contribuent fi avantageufement à la profperité de l’Eftat.

La premiere nous a donné cette mefme Princeffe, par l’heureux mariage de laquelle avec Monfieur Le Duc d’Orleans, la Maifon Royale fe trouve augmentée d’un Prince, dont on ne peut affez louer la nobleffe des inclinations, la vivacité de l’Efprit, la diverfité des connoiffances, & la grandeur du courage qui luy a desja fait regarder avec douleur fon âge trop peu avancé pour eftre admis aux pénibles fonctions de la Guerre. C’eft du mefme Mariage que nous tenons encore une charmante Princeffe, en qui toutes les graces font raffemblées. Beauté, Efprit, Vertu, Amour du bien, Sentimens dignes de la Couronne. Princeffe que toute l’Europe regarde comme l’unique & l’infaillible moyen de rejoindre dans une bonne & fincere concorde la Maifon de France avec la Maifon d’Autriche d’Allemagne. Ce font-là les biens que nous a procuré cette premiere alliance.

Que diray-je de la feconde ? Quel Orateur ne feroit esblouï de l’éclat de fa matiere ? En quels termes peut-on parler d’un Mariage, dont l’Epoux eft le Fils unique de Louis LE GRAND ? Fils tout couvert de gloire, moins par la fplendeur de fa Naiffance que par la grandeur de fes vertus. Qui par fon attachement aux volontez de fon Pere, a fait voir une Sageffe dont tous les fiecles paffez auroient peine à nous fournir un exemple. Prince doué de toutes les qualitez neceffaires à un grand Roy, Soldat, Capitaine, General, Vaillant, Magnanime, Vigilant, Libéral, plein de tendreffe pour les Soldats, fenfible à tous leurs befoins. L’Epoufe eft une Princeffe iffuë du Sang Royal de France, & du Sang Impérial, en qui la Majefté, la Bonté, la Nobleffe d’ame, l’Humeur bien-faifante, fe font remarquer éminemment, & de qui l’heureufe Fecondité a donné à la France trois gages affurez de l’Eternité de l’Empire François.

Grands & Magnifiques Princes de qui le nom a fait autrefois tant de bruit dans le monde, & qui fous le titre de Ducs avez poffedé une des plus redoutables puiffances de l’Europe. Cadets de la Maifon de France qui avez fi fouvent fait trembler vos Aifnez, Vaillans & Intrépides Ducs de Bourgogne, regardez de l’eftat de gloire où vous eftes, ce tendre rejetton de tant de Rois, ce jeune Duc de Bourgogne, qui réunit à la tige de l’Augufte Maifon de France, ce Titre qui en avoit efté détaché, & qui demeuroit enfeveli dans vos tombeaux. Réjouiffez-vous de voir encore un Prince de voftre nom, & que vous pouvez regarder comme de voftre Sang aprés les fréquentes alliances de la Maifon de France avec les defcendans de voftre Heritiere. N’appercevez-vous point en luy, vous de qui les ames dépouillées de la matiere penetrent plus aifément que les noftres au travers des ombres de l’avenir ; N’apercevez-vous rien, dis-je, en ce Royal Enfant, qui vous donne lieu de croire qu’il raffemblera quelque jour voftre fucceflion difperfée & qu’il rejoindra fous une mefme domination vos fameufes dix-fept Provinces, fi fon Ayeul ou fon pere ne le previennent.

Et vous, puiffants Rois qui avez tenu le Sceptre de Naples & de Sicile, genereux Princes de la Maison d’Anjou, réjouïffez-vous de revoir en France un fils de Louis DAUPHIN, un nouveau Duc d’Anjou, digne de fucceder à vos Couronnes, quand la Providence divine aura marqué le temps au Sang Royal de France de remonter fur voftre Trofne.

Enfin Braves & Magnanimes Ducs de Berry, dont la bonté a esté fi fignalée, tournez vos regards fur la France, que vous n’avez jamais quittée, & voyez y renaiftre un jeune Duc de Berry, qui va faire revivre avec éclat la memoire de vos vertus. Ce font-là, MESSIEURS, les precieux fruits de l’Auguste Mariage de Louis DAUPHIN, & de la Sereniffime Princesse VICTOIRE DE BAVIERE, Nom fortuné, Nom qui porte avec foy l’augure des victoires de fon Epoux & de fes Enfans. Vous entrez, MESSIEURS, dans l’Académie Françoise, lorsque tous ces grands sujets s’offrent à vos fçavantes plumes, & cela ne vous fait-il point penser que c’est une autre caufe qu’un heureux hazard qui a mis cette Compagnie fous la protection fpeciale de Louis LE GRAND. Laissez-le moy dire, MESSIEURS,

Non hæc fine numine Divûm.

Le Ciel ne fait point naiftre des Princes extraordinaires, qu’il ne prenne le foin d’en conferver la memoire. Ce font des Modeles qu’il propofe aux Souverains, non pour arriver neceffairement au mefme degré de vertu par une imitation parfaite ; mais du moins pour empefcher qu’ils ne s’en éloignent trop, par une nonchalance vicieuse. Il falloit donc que Louis LE GRAND euft des tefmoins tels que vous de fes actions heroïques, pour le mettre en eftat de faire du bien dans d’autres fiecles que le noftre. C’eft dans vos Ouvrages que les Rois viendront eftudier fon exemple. C’eft-là que vous repréfenterez ce Regne de Grandeur, de Pieté, de Justice, ce Regne de Bonheur pour la France, que dis-je pour la France ? il faut dire pour toute la Chreftienté, fi les saintes & salutaires intentions de ce Monarque incomparable font suivies, à la confufion de ceux qui par leur ambition dereglée s’efforcent d’y apporter des obftacles.

Mais, MESSIEURS, quand vous aurez parlé de Louis le Triomphateur, le Vainqueur perpetuel, le Deftructeur des Puissances injustes, ne le fuivrez-vous point fous des idées plus tranquilles & plus convenables à vos exercices ? Ne le reprefenterez-vous point auffi fous l’Image de l’Apollon du Parnasse François, & tel qu’il paroift à vos yeux dans cet auguste tableau dont il a voulu honorer l’Académie ? II n’eft point reveftu de fes armes terribles dont l’afpect fait tomber fes ennemis à fes pieds. Il n’a point fon foudre à la main preft à lancer ; Il tient fon Sceptre qui eft une marque pacifique de fa Dignité ; Il tient la main de justice, & selon les Poëtes anciens, Aftrée, où la Juftice eft la fœur des Mufes. De quelque cofté que vous le confideriez vous le trouverez tousjours Grand, tousjours Magnifique, tousjours caufe de quelque bien qu’on n’auroit ofé efperer.

Quel changement dans le Royaume depuis que les favorables influences de ce grand Aftre fe font refpanduës fur les beaux Arts ! La Peinture, la Sculpture, l’Architecture tant civile que militaire, l’art du Jardinage, la Culture des plantes, la Conduite des eaux, les Manufactures des étoffes precieufes, la belle Entente des Habits & des Meubles ; Tout s’eft perfectionné. On a veu la France prendre une face nouvelle. Paris eft devenu le centre de la Politeffe & de l’Elegance. C’eft d’icy que toutes les Cours eftrangeres tirent ce qu’elles veulent avoir de plus exquis, foit pour des Feftes galantes, foit pour les plus importantes Ceremonies. Les Arts plus fpirituels, l’Eloquence, la Poëfie, la Mufique ont receu encore une augmentation prefque incroyable. On parle mieux que jamais, foit au Barreau, foit dans la Chaire. On a banni du Barreau ces Éruditions fuperfluës, ces Citations inutiles, qui faifoient perdre tant de temps aux Juges, & qui contribuoient fi peu à l’éclairciffement de la Caufe. On a banni de la Chaire les Amplifications importunes, cette vaine Oftentation d’une lecture mal digerée des Auteurs profanes, & le plus fouvent indignes d’eftre alleguez, dans un Difcours Evangelique. Les Orateurs de l’un & de l’autre Tribunal ont efté plus fidelles à leur fujet, & s’y font attachez de meilleure foy. La Poëfie a efté plus auftere, plus pure, plus chaftiée. Elle n’a pas feulement renoncé au libertinage des mœurs, mais mefme au libertinage des expreffions ; Toutes ces hardieffes outrées à qui on donnoit fauffement le nom d’Enthoufiafme, ont efté releguées dans le pais du Cacozele & l’on a reconnu que la Poëfie pour eftre le langage des Dieux, n’en devoit pas eftre moins raifonnable. La Mufique s’eft encore diftinguée infiniment ; au lieu de ces Concerts languiffans, qui endormoient nos peres par l’uniformité de leurs fymphonies, par la froideur de leurs mouvemens, elle eft devenuë vive & animée, elle eft entrée dans le caractere de toutes les paffions ; elle les a toutes imitées ; elle a caufé de l’émotion & du trouble dans l’efprit des Auditeurs, & les fameux fpectacles dont elle eft le principal ornement, ont montré qu’elle eftoit capable de produire encore de nos jours ces miracles de l’harmonie que l’Antiquité nous a tant vantez. Que diray-je, MESSIEURS, de ce qui nous regarde de plus prés, de ces Compagnies de gens de lettres, qui à l’imitation de la voftre, ont pris le nom d’Académie, & fe font attachées à cultiver les Lettres Françoifes. Les Villes d’Arles, de Soiffons, de Nifmes, d’Angers, de Ville-Franche, de Grenoble, fe fouviendront éternellement des avantages que ces louables Inftitutions leur apporteront. Paris en a desja recueilli le fruit ; & de quelle utilité penfez-vous que font encore ces Prix d’Éloquence & de Poëfie que vous diftribuez de temps en temps ? Car il n’y a rien qui échauffe, qui anime, qui pique davantage l’efprit que l’émulation. C’eft donc à la veritable affection que LOUIS LE GRAND a conceuë pour les beaux Arts ; c’est à fa liberalité, ou pour mieux dire à fon difcernement & à fon bon gouft qu’ils font redevables de leur perfection & de leur efclat. C’eft à fa glorieufe protection que nous devons attribuer auffi l’heureufe deftinée de l’Académie, qui fans fon fecours ne feroit peut-eftre plus rien, ou feroit indubitablement beaucoup moins floriffante. Ce n’eft pas que le grand Cardinal de Richelieu n’euft cherché tous les moyens d’en affeurer la durée ; mais il eft mort trop toft après en avoir jetté les fondemens, & les dernieres années de fa vie n’ont pas efté affez paifibles pour pouvoir donner à ce nouvel édifice fon entier accompliffement. C’eft un Pere qui a laiffé fon enfant en bas âge, & qui ne lui a laiffé que des biens douteux. Véritablement le grand Chancelier Seguier luy a fervi de tuteur dans fa minorité. Mais enfin nul ne peut dire ce que l’Académie feroit devenuë après cette feconde perte. C’eft vous feul, ô grand Roy ! qui avez donné un eftabliffement feur & inébranlable à cette Compagnie, & qui l’attachant à voftre facrée Majefté par une efpece d’adoption, avez fait qu’il n’y a plus de perfonnes de fi grand merite ou dignité qu’elles puiffent eftre, qui ne fe doivent faire un honneur de s’y joindre.

Mais, MESSIEURS, je ne m’apperçois pas, que j’irrite l’envie en parlant du bonheur de l’Académie comme je fais. Il me femble que j’entens desja dire que c’eft trop faire de cas des Minuties Grammaticales qui compofent le premier fonds de ce Dictionnaire qu’on regarde comme voftre principal ouvrage. Je veux bien, MESSIEURS, qu’on le dife ; Je ne m’en eftonneray point ; il n’y a rien de fi beau dans le monde qui ne puiffe eftre l’objet d’un mefpris injufte. Mais que l’envie ou l’ignorance en fremiffent ; je ne craindrai point d’avancer que ce que ces gens-là appellent Minuties de Grammaire, eft à le bien prendre la partie de la Littérature la plus neceffaire & la plus excellente. C’eft ce qui nous fait entrer dans la connoiffance des plus fecrets refforts de la raifon, qui a tant de rapport avec la parole, que dans la Langue la plus fçavante de l’Univers, la parole & la raifon n’ont qu’un mefme nom. Les plus ftupides d’entre les hommes fcavent bien qu’ils marchent, qu’ils voyent, qu’ils entendent ; mais il n’y a que les grands génies qui veulent connoiftre la ftructure & l’entrelaffement admirable des os, des nerfs, & des mufcles, par qui fe font tant de mouvemens & de fenfations differentes. Ainfi l’homme le plus groffier fçait bien qu’il parle, & qu’il fe fait entendre aux autres ; mais il n’y a que les efprits du premier ordre, qui veulent connoiftre les différentes idées fur lefquelles nos paroles fe forment, ce qui en fait la jufteffe ou l’irrégularité, la beauté ou l’imperfection, la certitude ou le doute. Il n’eft pas donné à tout le monde de defmeler les mouvemens prefqu’infinis de cette Faculté toute divine qui agit en nous, & qui nous fait faire tant de reflexions, & qui fe manifefte en tant de manieres. Cependant c’eft ce que font ceux qui s’appliquent à ces pretenduës Minuties. Leur occupation n’eft qu’une attention continuelle fur les premiers & les plus intimes organes de la raifon, & tandis que le vulgaire s’imagine qu’ils perdent leur temps à des fpeculations frivoles & inutiles, les fages admirent ces profondes méditations qui les font pénétrer dans l’artifice du plus merveilleux ouvrage de la Divinité. Ainfi nous voyons les plus grands perfonnages, s’eftre tres-férieufement attachez à l’eftude des mots. Le Fondateur de l’Empire Romain Jule Cefar, au milieu de fes plus importantes affaires, fit deux Livres de remarques fur la Langue Latine qu’il adreffa à Ciceron & dont il paroift encore quelques fragmens. Charlemagne ce fameux Roy de France de qui la grandeur s’eft incorporée avec le nom propre, travailla pareillement à l’embelliffement de fa Langue qu’il reduifit fous de certaines regles, & dont il compofa luy-mefme une Grammaire. Après cela faut-il s’eftonner fi voftre travail trouve de l’appuy & de l’agrément fous un Roy du fang de Charlemagne, & qui fe montrant fi digne heritier de ce grand Empereur, par fa valeur & par l’eftenduë de fa domination, n’eft pas moins fon fucceffeur dans cet amour de fa Langue naturelle.

C’eft fous les aufpices de ce Pere de la Patrie que l’Académie acheve ce fameux Dictionnaire, dont on ne peut affez louer la beauté & l’utilité. Athenes ny Rome ne nous ont rien laiffé de fi parfait en ce genre. Car les Dictionnaires de leurs Langues que nous avons aujourd’huy, n’ont point efté compofez par les anciens dans les bons fiecles ; dans les fiecles à faire autorité ; mais par des Modernes, ou bien par des Auteurs qui ont veritablement vefcu en des temps où l’on parloit encore Latin & Grec ; mais c’eftoit en des temps où l’on avoit desja perdu le bel ufage de ces Langues. L’Académie au contraire nous donne une image de la Langue Françoife, en fon eftat de perfection ; non point comme elle eftoit autrefois ; c’eft pourquoy elle rejette les mots qui font entierement hors d’ufage, ny comme elle eft dans la bouche des Artifans ou de ceux qui enfeignent les Sciences ; c’eft pourquoy elle rejette les mots d’Arts & de Sciences, la plufpart defquels mefme ne font pas François ; mais Grecs ou Arabes. Elle s’eft retranchée à la Langue commune telle qu’elle eft dans le commerce ordinaire des honneftes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l’employent. Par ce moyen elle embraffe tout ce qui peut fervir à la nobleffe & à l’élegance du difcours. Elle définit les mots les plus communs, dont les idées font fort fimples, ce qui eft infiniment plus mal-aifé que de définir les mots des Arts & des Sciences dont les idées font fort compofées. Ainfi il eft bien plus aifé de définir le mot de Telefcope, qui eft une Lunette à voir de loin, que de définir le mot de Voir. Chacun en peut faire l’experience. Cela laiffe à juger quelle prodigieufe entreprife a efté celle de l’Académie quand elle s’eft chargée de définir tous les mots communs de la Langue Francoife & quand elle n’auroit pas réüffi en tous, ne luy eft-ce pas une grande gloire que d’avoir réüffi en plufieurs ? Le Dictionnaire de l’Académie n’eft pas feulement eftimable par les définitions de tous les mots, mais par la quantité des belles façons de parler, où chaque mot eft employé, & par l’explication des divers fens qu’il peut recevoir. De forte qu’il n’y a point de François qui ne foit eftonné & ravi de trouver tant de richeffes dans fa Langue. Il y a mefme un agrément infini refpandu par tout. Quand on cherche un mot dans les autres Dictionnaires, on ferme le livre dés qu’on s’en eft éclairci. Il n’en eft pas de mefme du Dictionnaire de l’Académie ; on n’entame gueres un mot tel qu’il puiffe eftre, qu’on ne foit tenté de le lire tout entier, parce qu’on voit l’hiftoire du mot, s’il, faut ainfi dire, & qu’on en remarque la naiffance & le progrez. Mais, MESSIEURS, qu’ay-je affaire de vous entretenir plus long-temps d’un travail dont vous allez eftre tefmoins. Il ne me refte qu’à vous exhorter de refpondre à l’attente de l’Académie, qui vous ayant donné tous fes fuffrages, ne peut pas vous diffimuler qu’elle s’eft promis un grand fecours de voftre affiduité & de vos lumieres.