Adjectifs à la mode

Le 24 octobre 1931

André CHAUMEIX

ADJECTIFS À LA MODE

PAR

M. ANDRÉ CHAUMEIX
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

Le samedi 24 octobre 1931

 

Un historien m’a jadis assuré qu’il serait possible d’écrire un petit traité de l’esprit public en examinant quels ont été au cours des siècles les adjectifs à la mode. Chaque époque, comme elle a ses costumes, a ses épithètes : c’est sa manière d’habiller et de coiffer les idées ou les sentiments.

Tout le monde garde le souvenir de ces énumérations malicieuses dont s’est servi Alfred de Musset, il y cent ans, dans les Lettres de Dupuis et Cotonet, pour se moquer du dévergondage verbal du siècle et pour décrire les ravages que déchaîna dans la ville de La Ferté-sous-Jouarre l’arrivée de ces termes nouveaux : le rationnel, le stupéfié, l’humanitaire, le pittoresque, l’extatique, l’étoilé, le pyramidal et le tourbillonnant. Moins abondant, le XVIIIe siècle, au temps des lumières, avait produit le sensible et le vertueux, qui lui ont fait cortège sans broncher jusque sous la Terreur. Le grand siècle, c’est le XVIIe que je veux dire, libéré des Précieuses, attentif à ce qui est réel et exact, ne sentit pas le besoin de tant de recherches. Parlant de Corneille, Tallemant écrit simplement qu’on lui doit de bonnes comédies. Et Louis XIV, pour faire l’éloge du plus illustre de nos poètes tragiques, se contente de dire : « Racine a bien de l’esprit. » Seul un auteur modeste serait aujourd’hui satisfait de ces formules qui ont une si noble mesure. Mais chez quel éditeur le secrétaire chargé de la publicité jugerait-il suffisante cette manière d’admirer ?

Nous sommes à l’âge de l’hyperbole. La fortune éclatante du mot « formidable » manifeste nos penchants. Ce terme magique, qui a renoncé à sa mission naturelle, laquelle était d’exprimer la crainte, évoque désormais toutes les variétés de frissons. Il sert à toutes fins. Il est bon pour l’amour comme pour la haine, pour la hausse comme pour la baisse, pour la Société des nations comme pour les cuirassés, pour les dépenses, comme pour les économies. On l’applique indifféremment à une musique nègre et à une maison de vingt étages, à un chapeau et à un ministre. Si nous n’avons pas encore l’école unique, nous avons déjà l’adjectif unique. Les optimistes se réjouissent en pensant que c’est une simplification. Les pessimistes s’affligent en songeant que c’est un appauvrissement.

A la vérité, il existe des équivalents, qui n’ont pas la même généralité. Ce sont comme les provinces de l’empire du formidable. Il y a l’européen, qui ne désigne guère qu’une banlieue un peu étendue, ou un esprit n’ayant pas encore pris tout son développement. Il y a le mondial, qui est réservé aux financiers et aux difficultés économiques. Il y a le planétaire qui convient aux penseurs. Il y a le sublime spécialement affecté aux œuvres des débutants. Il y a le définitif qui est le privilège des entrevues lacustres et des règlements diplomatiques. Il y a le sensationnel qui est destiné aux discours des tribuns et aux télégrammes. Sur la route sinueuse de nos destinées, on ne voit désormais que des écriteaux annonçant des tournants historiques.

L’origine de ces usages nouveaux demeure obscure. Elle fait partie des mystères modernes. Cette incertitude ajoute à la toute-puissance des mots en faveur. On ne saura jamais l’auteur anonyme qui a lancé sur nos contemporains cette nuée d’adjectifs. Il s’ignore peut-être lui-même. La littérature en tout cas paraît tout à fait innocente de ces fantaisies. Elle est faite pour le divertissement des honnêtes gens. N’exerçant pas d’autorité souveraine sur l’esprit public, elle ne peut être chargée de toutes les responsabilités. En général, les auteurs font sentir leur influence sur ceux qui écrivent, non sur ceux qui parlent. L’art de la prose, tel qu’il se présente chez un écrivain qui compte, est quelque chose d’individuel et d’inimitable. Il ravit le lecteur ; il ne pénètre pas le langage usuel et pratique. Quand Rabelais fait sonner comme une joyeuse et puissante volée de cloches son vocabulaire étourdissant, il cède à son amour de la vie, à l’exubérance de son naturalisme, à l’ivresse de mener avec les mots un jeu endiablé. Quand Pascal qui avait tous les droits à un style mortifié, puisqu’il était à la fois géomètre et janséniste, écrit les phrases frémissantes où éclatent sa fougue et sa véhémence irritée, il crée selon son tempérament l’instrument d’une persuasion fervente qui veut convaincre autrui. Ce sont là des dons personnels qui n’ont pas de rapport avec les habitudes collectives. Les grandes richesses verbales des maîtres sont comme l’éclat des étoiles : elles émeuvent l’admiration et éveillent le sens de la beauté, elles peuvent guider le voyageur qui lève la tête, mais au ras du sol elles donnent peu de lumière.

Les écrivains ne paraissent pas avoir plus de pouvoir sur l’usage de la langue parlée quand ils vantent la rigueur et la sobriété. Les restrictions en cette affaire ne se commandent pas plus que les prodigalités. Il y a quelques années Maurice Barrès donna un grand exemple de la critique qu’un artiste exerce sur lui-même. Ce prince des verbes rares et somptueux, passé maître en l’art de développer la valeur esthétique des mots, d’user de leurs résonnances et de leurs reflets, d’exprimer par le rythme toute l’activité de l’âme à la surface de laquelle est le réseau net et ténu de nos conceptions claires, était allé saluer la terre de l’Hellade et, à son retour d’Athènes, il avait pris la résolution de se simplifier. « La déesse, dit-il, m’a donné comme à tous ses pélerins le dégoût de l’enflure dans l’art. Il y avait une erreur dans ma manière d’interpréter ce que j’admirais. Je cherchais un effet, je tournais autour des choses jusqu’à ce qu’elles parussent le fournir. Aujourd’hui j’aborde la vie avec plus de familiarité, et je désire la voir avec des yeux aussi peu faiseurs de complexités théâtrales que l’étaient les yeux grecs ». Austère leçon, retenue sans doute par de jeunes écrivains. Qui oserait dire qu’elle ait eu un effet sur les habitudes du langage courant ?

 

Les aventures des adjectifs à la mode, étrangères à la littérature, n’intéressent que l’histoire des mœurs. Elles révèlent des inclinations plus que des volontés, un état de sensibilité plus qu’un état de la raison. Le public qui adopte un mot fait preuve de cette touchante soumission, sur quoi est fondée la tyrannie des réformateurs et du snobisme. Mais il nous apprend aussi quelque chose sur ses désirs. Les mots favoris enferment un peu de ses rêves secrets. Péremptoire et fulgurant, l’adjectif à la mode, « sensationnel, définitif, historique ou formidable », exprime l’illusion flatteuse de vivre dans une époque fertile en miracles. Il ignore les nuances, les proportions, les rapports nécessaires des choses. Il bannit l’analyse, la réflexion. Il brûle les étapes et annonce des satisfactions instantanées. Il n’exprime plus que des émotions et des commotions. On regrette de ne pas trouver en lui cette grâce sérieuse, qu’on aime dans le langage né du sillon, dans les mots agrestes qui sentent la terre, évoquent les patients labeurs et la poésie rustique. Il est citadin. Il n’est pas sorti des blés, « comme le chant de l’alouette ». Il est contemporain du haut parleur, de la réclame, des fièvres électorales, de la rapidité mécanique. Il est le seigneur des merveilles éphémères qui finissent par joncher pêle-mêle la mémoire, comme à la fin du jour s’entassent dans l’atelier les copeaux que le menuisier en rabotant la planche a rejetés par dessus son épaule. N’est-ce pas là un signe de cette antique démesure contre laquelle, toujours et souvent avec bonheur, a travaillé la tradition française ?

Sur ce sujet troublant, j’ai voulu consulter un sage qui vit dans sa bibliothèque. C’est un savant homme qui a la passion de l’histoire. Il n’y voit pas seulement le poème de l’humanité ; il y discerne l’expérience accumulée par les âges à propos de problèmes vieux comme le monde, à propos des gouvernements des États et de la vie des sociétés. A peine lui avais-je exposé ma requête qu’il prit l’air sérieux du médecin réfléchissant sur son diagnostic et je vis bien que les adjectifs à la mode ne lui inspiraient aucun amour. « Ils sont paresseux et ambitieux, dit-il, ils supposent tout fait l’ouvrage qui ne s’accomplit que par la peine des hommes. Ils méconnaissent les lois de l’esprit ; ils offensent, la terre et le ciel. Par bonheur, l’histoire est l’antidote de toute cette imagerie faussement historique. » Et sur ce propos, il sourit soudain et ajouta : « Je pourrai vous répondre par une anecdote, et j’aurai l’air de m’éloigner de nos adjectifs, mais ce ne sera que pour les mieux retrouver. Savez-vous depuis quand les dames sont admises aux séances solennelles de l’Institut ? Ne cherchez pas. Au début du XVIIIe siècle, le ministre de la guerre Chamillard avait deux filles, de caractère fort enjoué. Elles taquinaient beaucoup leur oncle qui était évêque à Senlis. Quand ce digne prélat dut paraître devant l’Académie pour donner lecture de son remerciement, ces deux filles malicieuses se mirent en tête d’assister à la cérémonie. Ce n’était pas l’effet d’un déférent sentiment de famille. Elles ne voulaient pas perdre une si belle occasion de trouver leur oncle un peu ridicule. Elles intriguèrent si bien qu’au dernier moment, elles furent admises à la séance. Elles s’amusèrent beaucoup et n’y pensèrent plus. Mais elles avaient créé un précédent et d’un petit abus, dont toute idée de vénération était absente, est sortie une tradition vénérable. L’histoire est une grande école de modestie, et j’ai le regret de constater que les partisans des adjectifs à la mode ne paraissent pas s’en douter.

« Mais après vous avoir montré ma sévérité, je vais vous révéler, reprit mon interlocuteur, les trésors de mansuétude qui peuvent habiter le cœur d’un bibliothécaire. Les infirmités verbales qui m’affligent m’inspirent aussi une grande pitié. Elles portent la marque de l’inquiétude humaine. Ce qui rend la destinée des hommes pathétique, c’est leur combat contre le temps qui les emporte. Rien ne compte que ce qui dure et cependant tout s’écoule. Les sages seuls se meuvent entre ces deux nécessités. Les autres se contentent de souffrir. Le langage souvent exprime les tentatives naïves et désespérées des vivants qui veulent échapper au fantôme du temps. Les grands mots leur font croire un instant à la solidité des choses. L’adjectif qu’ils se décernent est l’obole grâce à laquelle leur ombre doit franchir le fleuve de l’oubli. Un de mes amis qui aimait les livres, a écrit que depuis le commencement du monde une figure de femme voilée était en marche et qu’elle se nommait la mélancolie : elle a pour mission de nous rappeler la fuite des jours.

« Dans les âges d’imagination naïve et de foi, les poètes avaient résolu le problème en supprimant le temps. Le monde était comme un beau jardin où la suite des siècles s’écoulait en une vaste journée sous le regard de Dieu.

« Connaissez-vous cette légende orientale, selon laquelle Ève tendit à Adam la pomme fatale pendant quatre-vingts ans ? Elle n’a pas été inventée seulement pour nous faire admirer un mémorable exemple d’obstination féminine ni un exemple beaucoup plus incroyable encore de fermeté masculine. Elle a été inspirée par le désir de proclamer que quatre-vingts ans ne sont rien et qu’au bout de ces années incertaines, une petite main de femme était aussi fraîche que la pomme du paradis. Il y avait bien de la douceur dans cette familiarité avec la notion de l’éternel, et vous ne me croiriez pas si je vous disais qu’elle a duré.

« Plus tard les hommes ont imaginé de se consoler du changement en proclamant qu’il était fatalement une source de bienfaits ; ils ont méconnu le passé, inventé le préjugé du nouveau et créé la foi dans le progrès indéfini. Regardez ce petit livre. Il fait partie de la collection d’une célèbre revue, et il a exactement cent ans. Ouvrez-le là où j’ai laissé une marque. Vous y verrez un article intitulé : « Révolutions de la quinzaine. » Le chroniqueur qui avait de l’esprit avait aussi de la discrétion. Pareil à l’auteur de l’Imitation, il n’a pas dit son nom. Il signait simplement « Revues des Deux Mondes ». Et il raillait avec désinvolture les manies de ses contemporains. « Les révolutions, écrivait-il en 1831, ne se comptent plus de nos jours ; chaque heure nouvelle enfante sa révolution. A présent, la révolution, c’est l’état naturel, c’est l’ordre. Si bien que, voyant toutes ces nouveautés étranges, tous ces progrès dans tous les sens, l’idée nous est venue d’en faire l’histoire, de parler révolution, comme elle se fait, au jour le jour. » Et de l’air le plus sérieux, l’auteur énumérait toutes ces nouveautés, messagères des perfectionnements par où l’époque se glorifiait selon l’expression pompeuse d’un contemporain, de faire succéder « à l’ère des dynasties l’ère définitive des peuples et des grands hommes ». On ne dira plus, annonçait-il, le Château des Tuileries, on dira le Palais, terme plus populaire : belle nouveauté. M. Thiers, esprit réformateur et historien fataliste, n’est plus révolutionnaire : il défend la pairie ; du coup sa taille a paru plus élevée et sa voix tonnante : heureuse nouveauté. Un ministre véhément a donné un coup de pied à un de ses secrétaires : notable renouvellement des procédés de gouvernement. Une affiche apposée à la Bourse a fait connaître que le désarmement général était prochain : magnifique innovation, qui a fait monter la cote immédiatement. M. de Chateaubriand vient d’imaginer une nouvelle nuance politique ; il est royaliste républicain ; invention retentissante qui paraît contenir de grandes promesses de ravages. Au bout de trois mois de cet exercice, le chroniqueur se demandait ce qui restait de tous ces cris perdus dans l’espace. Alors il tournait vers les écrivains, vers les artistes qui lui paraissaient mériter son attention et travailler à quelque chose de durable. Mais il s’apercevait qu’il était seul à penser à ces hommes humblement occupés d’un objet qui change si peu et qui est le cœur humain. La littérature est morte, s’écriait-il avec mélancolie. Dans le numéro même où il écrivait ces mots, il y avait un roman de Balzac, une nouvelle d’Alfred de Vigny, un article de Sainte-Beuve, et des vers de Victor Hugo qui s’excusait de publier les Feuilles d’automne dans un temps si rempli de graves préoccupations : c’était en vérité un assez beau sommaire.

Nos contemporains, eux, sont moins soumis à la fable du bon avenir : mais se croyant affranchis à la fois du passé et du futur, ils poussent la malice jusqu’à avoir le goût du changement pour lui-même. Ils prétendent fonder, avec un scepticisme à la fois théâtral et confortable, la sagesse sur l’oubli et la renommée sur l’improvisation. Les adjectifs à la mode ont l’air d’avoir été inventés par un public qui conçoit l’existence comme un défilé de vedettes de cinéma, réglé par un démiurge pressé. Toute l’histoire atteste, au contraire, la vertu efficace de la continuité, des méthodes permanentes s’accordant à des contingences nouvelles, l’importance des petites causes, le prix de la raison appliquée à la matière des événements. Mais elle oblige les gens à penser. C’est un tort qui n’est pas aisément pardonné. » — Et comme je prenais congé, mon interlocuteur ajouta : « Je vous laisse un sujet de méditation. Il y a eu dans cette année 1831 dont nous parlions un fait considérable qui a été plus tard de grande importance dans nos destinées : examinez-le et vous connaîtrez ce qu’est un véritable fait historique. »

Il n’était pas difficile de le découvrir. En cette année 1831 s’est accompli en effet un grand acte dont M. Pierre de la Gorce a fait le récit dans ce livre récent sur Louis-Philippe qui complète ses magnifiques études de la Restauration. La Belgique venait de déclarer son indépendance. Elle avait offert la couronne au duc de Nemours, et le roi, sachant se limiter lui-même, possédant un sens juste de sa condition, voyant le pays mal remis de plusieurs révolutions, connaissant l’état de l’Europe, eut la sagesse de préférer une politique prudente à une politique de haute allure : il refusa l’offre si tentante. L’ambassadeur de France à Londres était alors M. de Talleyrand. M. Guizot lui trouvait l’air d’un lion mort, mais ce lion mort était capable encore de se redresser pour jouer son rôle. M. de Talleyrand, qui entretenait une correspondance constante avec le roi, contribua à la signature du traité qui créait à notre frontière du Nord un État neutre, gouverné par un prince sage, bientôt rattaché à la France par une alliance de famille. Jamais la Belgique n’oublia que la France avait été son amie dans les temps difficiles et la collaboratrice patiente de son affranchissement. C’est quatre-vingts ans plus tard qu’est apparue toute l’importance morale et politique de l’événement. C’est en 1914 que la Belgique a héroïquement montré ce que représentait pour elle la parole jurée. Dans les sentiments qu’elle a inspirés au monde entier par ses souffrances, en étant le symbole de l’honneur et du droit, il y avait la conséquence lointaine des décisions raisonnables prises par un ambassadeur et par un roi qui avaient fait sans apparat et en conscience leur métier. Nulle parole n’est plus valable pour les louer que de dire simplement qu’ils furent de bons serviteurs de leur pays.

Ce serait grand dommage que l’abus des adjectifs nous fît perdre ce sens de la mesure, de l’équilibre et de la proportion qui sont la marque de la culture et du réalisme français. N’aurions-nous donc tant critiqué le préjugé de la quantité et la doctrine du colossal, n’en aurions-nous subi si durement les effets que pour les retrouver sous la forme du gigantesque, du planétaire et du formidable ? Sur notre terre de France aux beaux horizons et aux justes contours, on a toujours aimé l’ouvrage bien fait, on a toujours honoré le bon ouvrier, on n’a jamais confondu la grandeur avec les agrandissements. La chance de notre pays est dans le monde contemporain si tourmenté, de rester la patrie de la qualité. Réservons nos excès et nos adjectifs pour combattre ce qui la menace. Mais pour nous connaître nous-mêmes, pour définir nos efforts, soutenir notre activité, régler nos forces sans rien en laisser périr, restons fidèles à ce goût de l’ordonnance, des lois de l’esprit et de l’harmonie, qui plaît aux muses décentes, qui convient aux individus comme aux États et qui demeure essentiel à notre esprit national.