Rapport sur les prix de vertu 1935

Le 19 décembre 1935

André CHAUMEIX

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. ANDRÉ CHAUMEIX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Jeudi 19 décembre 1935

 

Messieurs,

Notre séance publique, qui a la réputation d’être un peu austère, est consacrée à honorer ce qu’il y a ici-bas de plus précieux et de plus noble : la pensée et le sacrifice. La tradition veut que, après avoir applaudi le discours de notre secrétaire perpétuel sur les prix littéraires, vous écoutiez tous les ans le rapport d’un de vos confrères sur les actes les plus méritants qui sont venus à notre connaissance. La tradition a raison. Elle rapproche ainsi les ouvrages de l’esprit et les ouvrages du cœur. Ce sont les deux sortes de poèmes que l’homme a créés et qui donnent à l’existence sa signification et sa dignité.

Ces manifestations de la vie supérieure de l’humanité ont un trait commun. Elles sont une preuve de puissance. Les imaginations appauvries croient seules que la rêverie est la principale occupation des écrivains et que la vertu consiste en fades abstentions. Comme toutes les grandes choses, les œuvres de la raison et les œuvres de la charité exigent une qualité d’ardeur qui passe l’ordre commun. Les royaumes du beau et du bien appartiennent aux violents. Les saints les plus illustres, ceux qui ont tenu dans les origines de notre histoire une place éminente, et dont tant de sanctuaires répandus sur le sol national portent le nom, ne passaient pas leurs jours en tentations et en luttes contre le démon. C’étaient des seigneurs de l’énergie. Même quand ils ne prenaient pas les armes, ils avaient des armes de soldats. Ils étaient des fondateurs de cités ou de monastères, des organisateurs, des constructeurs. Ils ne confondaient pas la vertu avec l’innocence. Ils savaient seulement qu’elle demeure pure parmi les orages de la terre. Ils n’ignoraient pas qu’à vivre parmi les passions du siècle et à remuer tant de flammes, elle courait des risques dont elle triompherait sans superbe. Ils avaient le génie des chefs et ne craignaient pas de vivre dangereusement. La vertu est la force généreuse de la vie.

Il lui arrive de déranger l’ordre accoutumé des petites affaires humaines. Elle a de l’emportement dans sa douceur tenace. Elle peut paraître déraisonnable, comme si, dans notre planète si riche d’incohérences, le train habituel des choses était raisonnable. Elle est imprudente. Elle a l’air de tenter l’impossible. Et finalement, c’est elle la victorieuse, c’est elle qui crée quelque chose, qui sème les promesses d’une vie meilleure, qui laisse aux hommes un message d’espérance.

Taudis que j’écoutais notre secrétaire perpétuel nous entretenir des prix littéraires, je faisais réflexion que la moisson des belles actions est beaucoup plus abondante que celle des beaux livres. Et c’est là un très sage décret du destin. L’art de bien penser est réservé au petit nombre, et la civilisation est un don de l’élite à la multitude. L’intelligence est facilement orgueilleuse, elle a conduit Satan à la révolte, et je ne suis pas sûr que le monde serait plus habitable si tous les hommes se mettaient à penser. C’est, il est vrai, un danger dont nous ne sommes pas menacés. Mais il est indispensable que la vertu soit très répandue, et l’univers serait beaucoup plus agréable si beaucoup d’hommes devenaient bons. « Le progrès n’a de valeur, disait M. Renan, que si, en mettant l’homme au-dessus des obstacles que lui oppose la nature, il contribue à lui faciliter l’accomplissement de sa mission idéale. » Une belle pensée, ajoutait un noble sentiment, un acte de vertu font bien mieux de l’homme le roi de la création que la faculté de faire parvenir instantanément au bout du monde ses commandes et ses désirs. Cette royauté est dans notre âme.

Je songeais aussi qu’il est beaucoup plus aisé de louer les actes de vertu que les ouvrages de l’esprit. Les auteurs passent pour une race irritable, mais il y a quelque malice à accuser leur vanité. Leur sensibilité tient à une cause plus délicate et plus pathétique : ils ont assez de goût pour discerner eux-mêmes ce qu’il y a de relatif dans leur réussite, et pour mesurer avec mélancolie l’inégalité qui subsiste entre ce qu’ils ont imaginé et ce qu’ils ont accompli. Au contraire, les bonnes actions se passent de louanges et il n’est au pouvoir de personne ici-bas de leur accorder une récompense. Elles ont tout de suite quelque chose d’absolu, de complet et d’achevé, à quoi s’ajoute comme une floraison naturelle ce contentement plein de sérénité, qui est la joie parfaite.

C’est peut-être ce qui vaut à notre séance sa légende de sévérité. Cette joie ne participe en rien de ce que les hommes nomment plaisir et elle n’est pas un divertissement au sens pascalien du mot. Je dois avouer que pendant trois quarts d’heure j’ai mission de vous raconter des épisodes où vous ne trouverez rien de ce qui occupe d’ordinaire la curiosité publique. Vous ne découvrirez aucun des calculs de l’intérêt, aucune des luttes insignifiantes de la vanité. Vous ne découvrirez pas la moindre histoire de vols ou de crimes, pas la moindre escroquerie, pas le moindre péché mortel. Vous entendrez parler d’enquêtes où les témoins disent tous spontanément la vérité, où les héros se dérobent aux éloges, où la lumière est complète. Faut-il s’en excuser ? Mais non, certes. Vivons au contraire un instant dans ce monde des hauteurs, à la fois tendre et puissant, et respirons sur ces sommets l’air salubre qui souffle sur la France réelle.

Ces vainqueurs, ces lauréats qui sont aujourd’hui l’objet de notre attention sont le cortège splendide qui garde la grande tradition du bien. Ils ne réussissent pas toujours du premier coup. Ils sont parfois blessés. Ils persévèrent, sachant que quelque chose de sacré surgit de leurs efforts. Dans le Journal d’un Poète, Alfred de Vigny nous parle d’un symbole qu’il avait imaginé. « Une jeune fille, écrit-il, joue avec le compas. Descartes lui dit : « Enfant, n’y touche pas. L’une de ces branches est appuyée au centre, mais elle le perce et le détruit, tandis que l’autre trace un cercle mystérieux. Moi j’ai servi de centre à ce poignard savant, il m’a tué. Et il regarda la mer et les vertes îles de Stockholm. » Ainsi parfois l’homme est meurtri, mais le cercle mystérieux qui est l’effet de son labeur reste gravé pour le bien des races futures.

Voici un magnifique dossier concernant le jeune William Cunningham de Paris. C’était un garçon de dix-sept ans, quand, à la mort de son père, il est devenu soutien de famille. Sa mère est complètement aveugle. Il a un jeune frère et une petite sœur. Il est représentant de commerce, et avec ce qu’il gagne, il suffit à la lourde tâche de faire vivre tous les siens. Aujourd’hui, il a vingt ans. Il a renoncé avec simplicité à tous les divertissements de son âge. Il s’est consacré tout entier à sa mission de jeune chef. Il donne tout le temps que sort travail lui permet à l’entretien et à la surveillance de son foyer. Il fait tout non seulement avec une abnégation constante, mais avec une bonne humeur qui met un peu de joie dans la maison. Pour cette mère dont les yeux sont éteints, pour les enfants qui restent auprès d’elle, il y aurait bien des heures tristes sans le grand frère qui, dès qu’il est de retour, apporte à tous un réconfort merveilleux. Avec le courage, il a le naturel dans la sollicitude, l’égalité d’âme, la délicatesse. Et comme il a du goût, il emploie ses rares loisirs à bien entretenir et à rendre attrayante la modeste demeure dont il est rame. Vous jugerez avec nous assurément que William Cunningham est digne d’une de nos récompenses les plus importantes.

Il est un autre exemple de dévouement aussi beau et qui rivalise avec celui dont je viens de parler. C’est Paul Madelaine, ouvrier spécialisé aux usines de Billancourt, âgé de vingt-quatre ans, qui nous l’offre. Sur lui seul repose toute la vie de la famille, la mère et deux jumeaux de dix ans. Paul Madelaine avait un frère du même âge que lui, et qui l’aidait à faire vivre toute cette maisonnée sans père. Ce frère s’est marié, non sans débat de conscience, mais sans que la mère lui fasse un reproche, et, dès ce jour, il n’a rien pu pour aider les siens. Après ce drame intime, Paul Madelaine s’est trouvé seul pour gagner l’existence de tous. Avec une tranquille résolution, il a tout pris en charge. Il a pour sa part tout sacrifié. Mais il a de l’ambition pour les deux jeunes ; il veut, qu’ils reçoivent une bonne éducation. Il fait des travaux supplémentaires, le soir, chez lui, peut accroître les ressources communes. Ce surmenage a fini par atteindre sa santé, sans qu’il veuille se reposer. La maladie seule l’a arrêté et désolé. Son dévouement, son énergie, son abnégation ont fait l’admiration de tous ceux qui l’ont vu, et par des attestations émouvantes, ses camarades, ses amis, les témoins de sa vie ont demandé pour lui la récompense qu’il a si bien méritée.

Le sentiment de la famille inspire un très grand nombre de sacrifices, dont l’histoire est inscrite dans les dossiers qui nous sont soumis. Mlle Lucie Demolon, de Paris, s’est consacrée à faire vivre sa mère dans des conditions si dures qu’elle a poussé jusqu’à leur extrême limite l’oubli de soi-même et trouvé dans sa piété filiale une sublime énergie. Elle était de famille aisée et jusqu’à trente-neuf ans elle avait vécu heureuse avec ses parents. A la mort de son père, homme excellent qui ne laissait en vérité que ce qu’il avait donné, elle se trouva sans ressources. Elle s’improvisa vendeuse dans un magasin pendant quatorze ans, et elle put faire vivre sa mère qu’elle adorait. Elle ne déjeunait pas tous les jours, mais cette mère fragile ne manquait de rien. Son état s’aggrava. Mlle Demolon dut demander un congé, et perdit sa place. Alors commença la vie douloureuse. Mlle Demolon avait plus de cinquante ans ; elle ne trouva plus d’emploi ; elle se mit à faire de petits travaux de peintures et d’enluminures ; elle a cependant la force de sortir chaque jour à l’heure où elle allait jadis à son magasin, pour épargner à la malade octogénaire dont elle a la charge, le tourment de la savoir sans situation et sans ressources.

Mlle Léontine Mallet, qui habite la commune de Charmant (Charente), est l’image même du courage, de la résignation et du dévouement. A l’âge de neuf ans, elle est devenue subitement aveugle. Elle a aujourd’hui vingt-cinq ans ; elle est l’aînée de douze enfants. Très énergique et très pieuse, elle n’a pas voulu être une charge pour les siens. Tout au contraire, elle a décidé de se vouer à tous ; elle assume tous les travaux du ménage ; elle entretient la maison ; elle est active et diligente, comme si elle voyait ; elle élève et elle garde ses frères et sœurs plus jeunes ; elle est en vérité le génie vigilant et, bienfaisant de toute la maison. Un de ses frères étant devenu aveugle comme elle, par son exemple et par ses conseils elle l’a tiré du désespoir, elle l’a décidé à entrer dans une école spéciale : elle lui a donné un métier. Toute la commune la respecte et l’honore, et toute la commune accueillera comme un acte juste la récompense qui lui est accordée.

Mlle Niquet, de Paris, a un frère ancien combattant qui est paralysé complètement et ne peut même plus parler ; elle a une mère très âgée qui est atteinte d’une maladie des os et qui ne peut plus poser les pieds à terre. Non seulement elle les fait vivre, mais elle est tout le long des jours et des nuits leur infirmière. Elle les soigne ; elle les entoure ; elle maintient dans le modeste logement où sont étendus les cieux infirmes, la propreté et la dignité. Elle est d’une simplicité qui touche tous ceux qui la visitent. Les locataires de la maison qu’elle habite, dans le XVe arrondissement, ayant su qu’il était question de lui donner une récompense, ont offert spontanément leur témoignage, avec une ardeur où il y avait de la générosité et de l’admiration. Une des personnes qui nous ont signalé cette vie d’abnégation écrit : « Il y a de la sainteté en elle. » Que peut-on ajouter ?

MlleGeorgette Germillon, de Paris, avait vingt ans quand elle a perdu son frère tué à Morhange et sa mère qui a suivi de près la disparition de son fils. Elle avait vingt-trois ans quand son père ne survécut pas à ces deuils. A son lit de mort, ce père demanda à Georgette Germillon de ne jamais abandonner ses trois petits frères et sœurs âgés de douze, de neuf et de six ans, et de les élever de son mieux. Mlle Georgette Germillon a tenu cette promesse avec un dévouement magnifique. Son salaire de sténo-dactylographe suffisait à peine à nourrir les trois orphelins. Elle s’est mise à travailler le soir à des écritures. Et comme si le destin la savait capable de faire toujours plus, il mit sur son chemin un orphelin de treize ans qui n’avait d’autre famille qu’une grand-mère de quatre-vingt-dix ans. Mlle Georgette Germillon n’a pas hésité à accroître sa mission déjà lourde ; elle s’occupe de l’orphelin, qui est clans une pension ; elle aide la vieille arrière-grand-mère. Les frères et sœurs, devenus grands, ont moins besoin d’elle : mais elle n’a pas cessé d’avoir l’habitude du dévouement.

Que de parents soutenus par leurs enfants ! Et que d’enfants nourris et élevés par leurs aînés ! Mlle Pauline Blaise, du Havre, s’est trouvée, toute jeune, dans l’obligation de s’occuper de six frères et sœurs. La mère était morte. Le père était déchu de sa puissance paternelle. L’une des sœurs de Mlle Blaise était infirme ; une autre, souffrante, était dans un dispensaire. Restait deux petits garçons de douze et sept ans, deux petites filles de neuf et quatre ans. Mlle Pauline Blaise, avec la somme modique qu’elle gagnait dans un magasin où elle était vendeuse, a trouvé le moyen de subvenir aux besoins de tous, et la bonne tenue de cette famille fait l’admiration des voisins et des amis. — Mlle Marie Rossat, de Paris, travaille depuis qu’elle a douze ans et, depuis l’âge de dix-huit ans, après la mort de sa mère, a tout sacrifié pour diriger le foyer, achever l’éducation de ses frères et sœurs, et elle a même pris à sa charge, quand il avait douze ans, un neveu orphelin. — Mlle Renée Roussel, de Paris, fait vivre sa mère infirme et sa grand-mère âgée de quatre-vingts ans, et elle trouve encore le temps d’assurer la direction d’un groupe de guides de France. — Mlle Henriette Mothré, de Versailles, s’est dévouée à sa mère paralysée depuis vingt-deux ans et a soigné ses deux sœurs malades. — Mlle Cécile Warin, de Paris, soutient depuis plus de vingt ans sa mère atteinte d’une maladie qui l’empêche de travailler et même de s’occuper du ménage. Elle a donné des leçons, et même de très bonnes leçons. Atteinte elle-même d’une maladie des yeux, elle ne peut plus lire ni écrire, elle donne des leçons orales, et le soir, à la clarté adoucie d’une lampe, elle dicte à sa mère la correction des devoirs. — Mlle Marie Georgi, de Tasso (Corse), âgée aujourd’hui de soixante-quatorze ans, a passé sa vie à se dévouer : aînée de cinq enfants, orpheline de mère à seize ans, elle a élevé ses frères et sœurs, un neveu et une nièce orphelins, soigné son père et son oncle très urgé, et secouru une pauvre vieille malade, qui était seule et abandonnée dans une maison de campagne. — Céline Périgord, de Condette (Pas-de-Calais), a eu à sa charge son père et sa mère qui sont morts à plus de quatre-vingts ans ; elle a recueilli et élevé une petite orpheline, et soutient ses deux sœurs malades. — Mlle Françoise Fadat, de Brive (Corrèze), a soigné une vieille voisine qui se mourait, et recueilli une petite fille orpheline et malade ; depuis de longues années, elle s’occupe d’elle, elle gagne sa vie en faisant des journées de couturière, et sacrifie tout pour faire l’existence plus douce à la petite orpheline souffrant qui est son enfant d’adoption.

Nombreux sont les cas où ce n’est pas le sentiment de la famille qui inspire le sacrifice. Des existences entières sont vouées à soulager le prochain. Telle est la vie de Mlle Germond, de qui Mme la maréchale Lyautey écrit que c’est une femme admirable. Mlle Germond s’est occupée des vieillards sans famille de l’hôpital de Bicêtre, elle s’est ingéniée à donner à chacun des parrains et des marraines qui s’intéressent à eux et adoucissent leur fin misérable. Elle s’est consacrée en même temps à un groupe d’enfants malades et incurables, elle les entoure, les console, les moralise et réussit cette chose charmante qui est de donner un peu de bonheur à ces petits infortunés. — Mlle Marceline Baldot, qui est pauvre, s’occupe de trois enfants avec lesquels elle n’a aucun lien de parenté, et qu’elle veut arracher à leur misère matérielle et morale.

Rien n’est plus touchant que la requête adressée à l’Académie par les habitants de la commune de Plaisance dans l’Aveyron, en faveur de Sœur Cécile, des Dominicaines de Gramond. Il y a cinquante-sept ans que Sœur Cécile est parmi eux, elle a fait la classe à trois générations. Depuis ceux qui ont l’âge d’être grands-pères jusqu’aux petits-enfants, tout le monde a éprouvé sa bonté. On ne parle d’elle qu’avec reconnaissance, on la vénère. Bien qu’elle ait droit au repos, elle poursuit sa mission, et en la récompensant, nous avons conscience de répondre au vœu du village tout entier.

Les habitants de Maurs, dans le Cantal, ont eux aussi adressé une demande très émouvante en faveur de Sœur Philippine, supérieure des Petites Sœurs des malades, qui, depuis plus de cinquante ans, soigne les pauvres à domicile. Elle est allée non seulement partout dans la ville, mais dans les villages avoisinants ; elle a battu le linge et fait le ménage ; elle a bravé les épidémies ; elle s’est penchée sur les maladies les plus dangereuses et parfois les plus repoussantes avec une bonté douce. En un demi-siècle, elle a fait plus de vingt-cinq mille visites et passé plus de dix mille nuits. D’un mot, la pétition dit tout. Son titre, nous écrivent les habitants de Maurs, est un oubli absolu de soi pour le service continuel des malheureux. Et tout le monde, sans distinction de parti ni d’opinion, a signé de grand cœur.

La bonne sœur Saint-Vincent est âgée de quatre-vingt-trois ans, et depuis plus de soixante ans, se dévoue dans un petit village montagnard de l’Isère, à Veurey. Elle est venue des Filles de la Charité de Bretagne, en 1873, et elle n’a plus jamais quitté le pays. Elle a fait la classe jusqu’à la fermeture des écoles, en 1903. Elle s’est consacrée depuis lors à l’œuvre principale de la maison Regina Coeli, où l’on reçoit pour des prix modiques des jeunes filles en convalescence ou qui ont besoin de repos. Les centaines d’élèves qu’elle a formées, les centaines à qui elle a fait le catéchisme, tout le pays la connaît et la respecte.

Et voici, enfin, M. Victor-Édouard Decorde, directeur du pensionnat Saint-Joseph, à Caen, qui a voué toute son existence à l’éducation de la jeunesse qu’il aime et sur laquelle il exerce un remarquable ascendant. Il a travaillé soixante-quatre ans avec une merveilleuse activité et une merveilleuse ardeur. A quatre-vingt-quatre ans, il continue sa belle œuvre d’éducation, dirigeant tout, visitant les classes, remplaçant les professeurs quand ils sont absents, donnant ses conseils aux élèves, devenant leur ami et les suivant dans la vie. Son dossier est plein de lettres de reconnaissance et d’affection qu’ont écrites les hommes qui ont passé par son école et qui se sentent redevables envers lui. Il est très vieux. Il est très pauvre. Mais comme il a bien vécu !

Que de noms et que d’honorables exemples il faudrait encore citer ! Il y a les employés fidèles, comme Mlle Proské, de Strasbourg, qui est depuis soixante ans dans la même maison, qui y a rendu les plus grands services, qui a élevé les enfants orphelins de mère, qui s’est dévouée dans le pays aux pauvres, et qui, bonne patriote, a trouvé le moyen avant 1914 d’exercer autant qu’elle le pouvait une influence française. Il y a les servantes au grand cœur, comme Mlle Maury, qui ne touche aucun salaire depuis trente ans et qui a même abandonné à ses maîtres dans la gêne ses modestes économies ; comme Pillet, qui est depuis trente-deux ans au service d’une vieille dame aujourd’hui appauvrie, et qui continue de la servir sans gages, en travaillant même à des travaux de couture pour augmenter les ressources de sa maîtresse. Et puis, il a aussi celles qui, s’étant dépensées toute leur existence pour autrui, se trouvent, quand vient la vieillesse, dans le dénuement. Mlle Segretier avait quitté sa petite situation pour venir en aide à une vieille amie, son ancien professeur, qui ne pouvait plus travailler. Elle l’a secourue jusqu’à son dernier jour, et aujourd’hui seule, à bout de forces, elle est sans emploi et sans ressources. Mlle Vantillard, elle aussi, s’est dévouée pendant vingt ans à une vieille amie, et l’a assistée jusqu’à son dernier moment. Sa santé l’a obligée à quitter l’enseignement. Elle s’est occupée à faire du bien tant qu’elle a eu des ressources et aujourd’hui elle est dans une grande détresse. C’est le cas aussi de Mlle Horn, qui a élevé sa famille, puis a passé vingt ans en Russie comme institutrice, soutenant son père et une vieille tante, dépensant tout ce qu’elle avait pour ses compatriotes durant la révolution, et qui, revenue en France, âgée de près de soixante-dix ans, est sans ressources. C’est le cas de M. et Mme Sautet, qui ont consacré leur fortune à soulager les soldats pendant la guerre et ensuite les associations d’anciens combattants.

 

Ce qu’une nomenclature rapide ne dit pas, c’est toutes les privations, les humbles soucis, les peines quotidiennes, l’ingéniosité, la fermeté morale que de telles vies exigent. La plus belle qualité de ces dévouements, c’est l’intrépidité. Rien ne les lasse, rien ne les limite, rien ne les détourne. Chaque jour semble promettre la revanche des échecs de la veille. Il y a là une splendide confiance dans la force de la foi et de l’amour. Jamais aucun de ces êtres bienfaisants ne répète le mot de l’Ecclésiaste : « Quel fruit revient à l’homme de tout l’ouvrage ? » Mais tous semblent entendre la parole de l’Évangile : « Ne soyez pas en peine du lendemain. »

C’est notre honneur d’être, une fois par an, ce lendemain. Nous devons ce privilège à la générosité des donateurs. Nous, nous ne sommes que les dépositaires éphémères d’un bien qui vient de plus haut que nous. Eux, ils sont l’instrument conscient, — par lequel ce bien nous échoit. Nous leur rendons ici l’hommage de notre gratitude. Le premier en date a été ce M. de Montyon, dont il est d’usage d’honorer la mémoire. Depuis cent quinze années qu’il est loué et qu’il est étudié, il reste un mystère. C’était un grand bourgeois, assez galant dans le privé, et pourvu de mérites solides plutôt qu’orné de vertus. Il était économe et adroit ; il gérait bien sa fortune ; il faisait des placements prudents et excellents, qui, dans nos temps difficiles, sont dignes d’autant d’admiration que de reconnaissance. Il était, ponctuel, et même un peu maniaque, puisque tons les 1er mai, et quelle que soit la température, il inaugurait avec exactitude sa tenue d’été. Tous ces traits ne révèlent pas un homme exceptionnel. En quoi M. de Montyon s’est montré à la fois plein de tact et de prévoyance. Ne nous obligeant pas à inscrire en tête de la liste des donateurs un homme d’un trop haut mérite, il n’a intimidé personne ; il n’a découragé par avarice aucune bonne volonté. Il a établi discrètement, dès l’origine et par son propre exemple, un principe très riche d’heureuses conséquences : il a fait une distinction définitive entre les titres requis pour obtenir des prix de vertu et les titres requis pour en fonder un.

Il semble bien que, sous ses apparences correctes et placides, il connut cette inquiétude de l’âme qui prédispose aux grandes décisions. Il a hésité sur sa voie. Il avait commencé par écrire un éloge du chancelier Michel de l’Hospital. Il a songé ensuite à favoriser les progrès des sciences. Il a encore pensé à aider les perfectionnements de l’art médical. Il a aussi rêvé de la découverte d’instruments destinés à remplacer la main-d’œuvre des nègres. Sa sollicitude enfin s’est même étendue aux ministres des Finances, auxquels il a consacré un petit opuscule et pour lesquels il a peut-être songé à fonder un prix de pitié. Après ces longs détours, il a jugé que le plus sûr était encore d’encourager la vertu. Dès qu’il a pris ce parti, il a été d’une fermeté très remarquable dans son propos. Aucune objection ne l’a arrêté. Aucune disgrâce ne l’a dépris. La Révolution lui ayant volé les fonds qu’il avait déposés pour assurer l’avenir de ses prix, il s’est contenté de penser, avec une modération bien méritoire, que la morale et la politique étaient probablement deux choses différentes. Mais, pour si peu, il ne perdit confiance ni dans la vertu ni dans l’Académie. Quand Louis XVIII rétablit l’ordre et la paix, M. de Montyon déposa de nouveaux fonds et rédigea son testament. Il prit même la peine d’exprimer un vœu bien curieux. Il demanda que le récit des actes de vertu récompensés fût présenté au Dauphin, afin que ce jeune prince apprît que, loin de la puissance souveraine, il existait de grands mérites parmi les hommes. Cette disposition atteste une charmante liberté d’esprit qui n’a pas été imitée dans notre démocratie respectueuse. Nous ne désespérons pas cependant de voir un jour, quand sera accomplie la réforme de l’État, ce qui ne saurait manquer d’arriver, de hardis donateurs prescrire que l’exemple des vertus soit porté à la connaissance des futurs maîtres du pouvoir. Ce qui est sûr, c’est que cet ami de la vertu pensa que l’initiative privée était seule capable de la récompenser, et ainsi il tâcha de préserver les temps modernes de cette notion exagérée de l’État qui a ruiné les sociétés antiques.

Quelle pensée secrète habita l’esprit de M. de Montyon ? Quelle voie impérieuse lui donna le commandement auquel il a obéi ? Nous n’en savons rien. Il reste le héros d’une fable à laquelle notre fabuliste n’avait pas songé. Il est la fourmi léguant son bien aux cigales de la charité. Il a fait école. Le nombre des donateurs s’accroit tous les ans. Ils nous sont en général inconnus : ils ne se révèlent à nous que lorsqu’ils ne sont plus, par la confiance qu’ils nous manifestent. Les sources de leur inspiration sont parfois faciles à deviner, parfois impénétrables. La foi religieuse ne cesse pas d’être la conseillère sacrée du plus grand nombre. D’autres agissent en souvenir d’un être cher et font en son nom une offrande à la douleur. Il y a aussi des moralistes, des philosophes et d’honnêtes gens qui ne donnent aucune explication.

J’ai eu occasion de connaître une de ces personnes qui formaient le dessein de laisser une fondation. C’était un homme qui avait de grands biens et qui pensait faiblement. Un jour qu’il me faisait les honneurs de ses terres et de ses fermes, j’ai eu, devant la maison des pigeons, qui s’ennuyaient au logis, l’indiscrétion toute philosophique de l’interroger sur les sentiments qui l’agitaient. Il s’expliquait peu et il avait plus de franchise que d’humilité. Il m’assura de ses mérites expliquaient assez son sort privilégié, mais que, cependant, ils n’expliquaient pas tout : «J ai été certainement favorisé, me dit-il, alors, vous comprenez, je crois bon de rendre. » Ainsi cet homme simple retrouvait spontanément la vieille doctrine de la Némésis qui n’aime pas la démesure et qui considère le bonheur comme une insolence, dans le sens exact du mot, quelque chose de contraire à l’ordre accoutumé et même d’un peu coupable.

Ne demandons pas avec trop d’insistance à tous ces pèlerins de la bienfaisance d’où ils arrivent. Laissons-les surgir de tous les points de l’horizon. Et accueillons avec respect, avec gratitude, la mission dont ils nous chargent. Ils forment un cercle infini, dont je dirais volontiers, si cette géométrie métaphysique peut trouver grâce devant nos savants confrères, que le centre est partout et la circonférence nulle part. Ils constituent une ligue impérissable, une ligue que rien ne peut dissoudre, car elle a pour objet de combattre le mal éternel de la souffrance humaine. C’est grâce à eux que nous pouvons, chaque année, récompenser et aider quelques-unes des œuvres innombrables qui couvent la terre de France. II en est de toutes sortes, elles s’appliquent à toutes les circonstances et à toutes les infortunes. Elles prennent l’homme au berceau et le secourent jusqu’à la tombe.

Le grand développement qu’elles ont reçu a été l’objet d’études documentaires très intéressantes et très utiles. Il existe une littérature comparée des œuvres, qui a été heureusement portée à la connaissance du public par une femme écrivain. Mme Marc Hélys a une grande expérience des problèmes sociaux et une rare science des littératures étrangères. Depuis trente ans, elle s’est intéressée à toutes les causes qui touchent l’éducation des femmes, l’apprentissage, les métiers. Par ses articles de revue, par ses livres documentaires, elle a manifesté un dévouement qui s’est étendu à toutes les œuvres. Les Sœurs Blanches d’abord, la Maison du Missionnaire ensuite ont eu en elle une amie active qui a travaillé au rayonnement de la charité française.

En quoi consistent exactement ces œuvres que nous avons le souci de récompenser ? Il s’agit d’abord de préserver les vies naissantes et l’on ne sait que trop les ravages de la mortalité infantile. Mme Émile Halphen a pris l’initiative, il y a vingt-deux ans, d’ouvrir un premier dispensaire pour soigner les femmes sur le point de devenir mères, et les enfants du premier âge. Aujourd’hui, il existe dans les quartiers populeux de Paris et dans les localités suburbaines industrielles, neuf dispensaires groupés sous le titre de Protection du Nourrisson. Cette œuvre a entrepris de mener, avec une intelligente activité, une lutte nécessaire, et elle a été victorieuse. Les résultats sont admirables, Depuis la fondation de l’œuvre, il y a eu 32 719 nourrissons inscrits, représentant un total de 378 069 consultations médicales ; 5 959 femmes inscrites, représentant 14 412 consultations prénatales ; 208 771 soins ont été donnés dans les dispensaires ; 150 551 visites ont été faites à domicile par les infirmières diplômées attachées à l’œuvre. Dans la seule année 1934, plus de quatre mille enfants ont été sauvés ; et la mortalité qui, jadis, atteignait, dépassait même 50 p. 100, n’a pas été de 1 p.100. L’œuvre est à la fois charitable et nationale, elle conserve à notre pays des milliers de petits enfants qui sont en danger de mort s’ils n’ont pas une surveillance médicale éclairée ; elle mérite grandement d’être encouragée et soutenue, et l’Académie l’a jugée digne d’une de ses plus hautes récompenses.

C’est cette même préoccupation de sauver les enfants naissants qui a inspiré une des œuvres les plus intéressantes qui nous aient été signalées, celle des Dames Mauloises, fondée en Seine-et-Oise, en 1897, créée et animée par le docteur et Mme Pecker. Elle a pour objet d’aider les mères nécessiteuses en leur donnant des soins à domicile, en leur procurant du linge et des secours. Elle a répandu les bienfaits dans toute la région où elle s’exerce. Ses mérites étaient déjà reconnus il y a vingt-cinq ans par notre regretté confrère de l’Académie des sciences morales, Henri Welschinger, et par le professeur Pinard. Le docteur Pecker a facilité de son mieux les sociétés similaires qui, à l’exemple de l’Association des Dames Mauloises, se sont formées au Havre et dans le Rhône. Il a fait plus. Il a donné à la fois la théorie et l’explication pratique dans de remarquables ouvrages, dans des mémoires consacrés à la Puériculture par l’assistance à domicile, et la Puériculture par l’assistance scientifique et maternelle, par une série d’études savantes et sociales qui ont eu la plus heureuse influence sur la lutte engagée contre la mortalité infantile et qui justifient à la fois tous les encouragements et une récompense.

Mais voici que l’enfant grandit. Tandis que la mère travaille, qui gardera l’enfant ? Ici, intervient la Société crèches, qui a plus de quatre-vingt-dix ans d’existence. Elle a commencé modestement en ouvrant une crèche dans le quartier de Chaillot en l’année 1844. Aujourd’hui, elle en compte six cents, tant en France colonies. L’enfant n’est pas seulement gardé : il est sous le contrôle continu d’un médecin qui veille aux conditions d’hygiène, et les dames patronnesses transmettent aux mères les prescriptions utiles, donnent des conseils aux familles et les assistent.

Plus tard, tous ces enfants pauvres auront besoin qu’on s’occupe d’eux moralement et matériellement. Ils auront besoin qu’on assure leur repos et leurs divertissements du jeudi et du dimanche ; ils auront besoin d’être surveillés par des médecins ; ils auront besoin de vacances ; ils auront besoin d’apprendre un métier. Dans la banlieue de Paris et dans les provinces, d’innombrables œuvres ont cet objet : l’Union des familles de la Chaussée-du-Maine, l’Association Ozanam, les Colonies de Vacances du diocèse d’Orléans si réputées dans la région, l’Union des familles, los Foyers pour jeunes filles, l’Apprentissage de Saint-Vincent de Paul, l’Association catholique des chefs de famille, le Patronage des garçons d’Évreux, les Résidences de Montmartre, de Saint-Denis et de Plaisance.

Et puis il y a les orphelins. La floraison des orphelinats sur notre terre de France est admirable. il y en a partout, pour tous les âges, comme la Maîtrise de Dijon, l’Adoption familiale des orphelins de la mer qui a secouru, depuis 1897, quatre mille cinq cents orphelins, l’orphelinat de garçons des Bons-Enfants, dans la Charente-Inférieure, qui se consacre spécialement aux enfants abandonnés ou aux enfants qui ont perdu leurs parents du fait de la guerre. Voici une initiative individuelle qui est digne d’être signalée, celle de Mlle Largillier, qui recueille, depuis de nombreuses années, en Seine-et-Oise, des orphelins et des enfants abandonnés. Elle les prend dès leur naissance, leur donne une éducation, les met à même de gagner leur vie. Et, pour se procurer les ressources nécessaires, Mme Largillier a repris son métier, d’infirmière et fait des gardes de nuit.

L’une des œuvres les plus originales et les plus vantes parmi celles qui s’occupent de l’enfance est la Providence du Prado, créé en 1860 dans cette région lyonnaise à la fois si sérieuse et si un stique. Elle a son histoire qui a l’air d’être tirée d’une légende très ancienne. Elle doit tout à son fondateur, le vénérable Père Chevrier, auxiliaire de l’abbé Rambaud, dont le souvenir demeure à Lyon, qui s’était mis en tête de recueillir et d’élever des garçons indisciplinés et arriérés. Un jour, le Père Chevrier loua, pour quatre mille francs par an, un local qui avait été une maison de danse assez mal réputée, situé à la Guillotière. Il n’avait pas le premier sou. Mais c’était un homme qui croyait à la puissance de la pauvreté. Il la connaissait bien, pour la subir chaque jour. Après Pascal, il répétait volontiers : « J’aime la pauvreté parce que Jésus-Christ l’a aimée. » Il lui arrivait, après les jours d’enthousiasme, de se demander comment il paierait la maison et comment il subviendrait aux besoins des garçons qu’il hospitalisait. « Je tremble alors », disait-il parfois. Une petite ouvrière lui donna une chasuble et lui dit avec humour : « Mon Père, ne tremblez pas. Quand vous aurez de quoi dire la messe, on vous donnera bien de quoi dire les vêpres. » Et les aumônes permirent au Père Chevrier de créer non seulement le Prado, mais plusieurs établissements. Les demandes d’admission affluèrent, et il choisissait selon une méthode qui déconcertait, la sagesse humaine. Quand on lui demandait les conditions requises pour qu’un garçon fila accepté, il répondait avec bonne humeur : « Il y en a trois : ne rien avoir, ne rien savoir, ne rien valoir. » Et c’est de ce recrutement inattendu qu’il tirait par son prestige ; sa douceur, sa force de persuasion, au bout de quelque temps, des élèves fort convenables, dont quelques-uns ont eu, plus tard, la vocation. De ces forces terribles et farouches, il faisait des forces bienfaisantes.

A l’orphelinat dom Bosco, situé à Guines, dans le Pas-de-Calais, les religieuses salésiennes recueillent les orphelins et les enfants abandonnés et leur donnent, avec l’instruction et l’éducation, une formation professionnelle qui leur permettra de gagner honnêtement leur vie. Elles reçoivent les enfants depuis deux ans jusqu’à vingt et un ans, et s’efforcent de remplacer auprès d’eux leur famille. Jusqu’à six ans, elles restent au jardin d’enfants, vont en classe de six à quatorze ans, apprennent ensuite la couture, la lingerie ou la broderie selon leurs aptitudes. Les religieuses s’emploient aussi à les placer, restent en relations avec elles et sont heureuses quand elles reçoivent des éloges des établissements où leurs protégées travaillent. Plus de huit cent jeunes filles sont sorties de l’orphelinat avec un métier et gagnent leur vie. Est-il besoin de dire que si modique soit le prix de la pension, la plupart ne peuvent pas payer et sont reçues pour rien ! En toit deux personnes seulement pouvaient verser la somme de cent francs par mois. Les religieuses acceptaient toutes les autres gratuitement.

L’enfance malheureuse, physiquement et moralement abandonnée, demeure l’objet d’un grand nombre d’institutions charitables. Elle est le souci constant de l’œuvre des Petits Orphelins de la Zone, qui fut fondée pendant la guerre sons le nom d’œuvre des petits chiffonniers de la banlieue par Mlle Blanche Lasternas. Des milliers de familles ont été visitées dans ces quartiers, où il y a tant de misères matérielles et morales. Ln vestiaire a permis des secours immédiats. Les enfants débiles et mal soignés ont été recueillis. A la fin de l’année, des arbres de Noël, souvent des vêtements ont été distribués à plus de quatre cents enfants, tandis que quatre-vingts enfants chétifs ont été sauvés par l’œuvre depuis 1921.

Les religieuses de Saint-Vincent de Paul du Petit Clamart se sont vouées avec un zèle splendide aux enfants du lotissement de la banlieue. Là où il n’y avait que des enfants errants dans la boue du plateau ou dans les bois voisins, elles ont peu à peu réuni tous ces petits qui vagabondaient au hasard, elles ont fait construire un modeste local, elles ont organisé des jeux, une bibliothèque, des apprentissages, des travaux manuels. Elles donnent quelques leçons, des conseils ; elles exercent une bienfaisante influence morale et sont arrivées à grouper autour d’elles toute une jeunesse, qui est, grâce à elles, moins malheureuse.

Les Œuvres de Saint-Jean-des-Grésillons, que dirige M. l’abbé Paul Masson, sont multiples. Elles ont commencé en 1900, à Gennevilliers, dans une région où n’avait que des chiffonniers et des maraîchers. Aujourd’hui, dans cette même région, fonctionne toute une organisation de patronages, de cercles, de colonies de vacances. Les enfants y viennent dès l’âge de six ans et jusqu’à la fin de leurs classes. Quand ils sont plus grands, d’autres cercles accueillent les jeunes gens et les jeunes filles, et l’œuvre leur assure, ainsi qu’à leur famille, quelques jours de vacances en Bretagne.

De toute cette jeunesse, il faut ensuite assurer le rétablissement en cas de maladie. Elle est souvent fragile. Presque toutes les œuvres s’occupent d’envoyer à la campagne les enfants, les jeunes gens et les jeunes filles quand il le faut. Le préventorium est, hélas ! souvent nécessaire. Les Filles de la Charité dirigent celui du Bon Accueil, à Andernos (Gironde), et hospitalise deux cent cinquante jeunes filles. Le Comité de secours de Drancy-Nord, l’Association « Le Repos pour les Jeunes Parisiennes », l’Établissement d’Argelès-Gazost, dans les Hautes-Pyrénées, rendent de grands services. Le préventorium Brugnon-Agache reçoit des petites filles de cinq à dix ans menacées de tuberculose et hospitalise cent enfants. L’œuvre de secours aux tuberculeux de Seine-et-Oise a été créée par Mme Wharton. Tout le monde connaît la personnalité de Mme Wharton. Elle n’est pas seulement un grand écrivain qui a publié en France des romans émouvants et profonds. C’est une femme de cœur, et énergique qui pendant la guerre a fondé une œuvre destinée à secourir les réfugiés belges et français, dont, le développement a été considérable. Après la guerre, elle a continué à s’occuper des maisons franco-américaines de convalescence. Elle a eu la pensée de compléter ce qui était déjà accompli par une œuvre nouvelle, dont l’objet est de secourir les tuberculeux, pendant la période qui précède leur entrée au sanatorium, de secourir leur famille, de secourir enfin les malades à leur sortie du sanatorium quand leur état de santé ne leur permet pas encore de se remettre au travail. De nombreuses libéralités ont permis à cette belle œuvre de vivre et de se développer. Mais les temps sont difficiles, et, malgré tous les sacrifices consentis, ils sont même parfois inquiétants.

Ces enfants-là, souvent on les sauve. Il y a plus douloureux, ce sont les anormaux, les déficients, les incurables. Sur ceux-là la charité se penche avec une sollicitude navrée. Il s’agit de les empêcher de souffrir, et si possible de les préserver contre une trop lourde tristesse. Admirons entre toutes ces œuvres délicates et émouvantes, cette Aide aux Enfants paralysés, ce Comité français d’éducation et d’assistance de l’Enfance déficiente, qui s’occupe des nerveux, cette Communauté des Sœurs aveugles de Saint-Paul qui recueille les jeunes filles aveugles et s’occupe de leur avenir ; cette œuvre d’éducation des enfants anormaux, que l’abbé Michel Denevers entretient avec tant de dévouement à Bicêtre. Inclinons-nous devant l’œuvre de N.D. des Sept Douleurs à Neuilly qui est une des plus touchantes créations de la charité parisienne. Elle a plus de quatre-vingts ans d’existence. Elle reçoit des petites filles incurables, et les garde parfois toute leur vie. Tous les âges y sont confondus. Sous la direction des sœurs de charité, cette maison, qui abrite tant d’infortune, garde de l’animation et un admirable esprit de confraternité qui adoucit les vies douloureuses.

Depuis le jour déjà lointain où l’abbé Moret ramassa dans la rue deux petites infirmes à peine vêtues et entreprit de les recueillir, l’œuvre s’est beaucoup développée ; elle hospitalise deux cents pensionnaires ; elle en a soigné près de deux mille cinq cents depuis qu’elle existe. Elle a paru, dès son origine, particulièrement attachante, et elle a eu longtemps pour protectrice Mme la princesse Mathilde. Lorsque la princesse mourut en 1904, le dernier bouquet de violettes qu’elle respira sur son lit d’agonie venait des petites incurables de Neuilly, qu’elle nommait ses enfants.

Et comment vous citer toutes les maisons de secours et de retraite, tous les foyers pour les jeunes filles, pour les marins, pour les soldats, pour les artistes que nous récompensons tous les ans, sans pouvoir les récompenser tous ? Parmi ces fondations, il en est une que vous connaissez bien et qui a socialement une importance toute spéciale. C’est celle de M. et Mme Cognacq-Jay en faveur des familles nombreuses. Ces deux grands travailleurs, qui étaient deux grands cœurs, nous permettent de donner dans chaque département un prix de vingt mille francs aux parents les plus chargés d’enfants, et en outre plus de deux cents prix de huit mille francs à des familles de phis de cinq enfants et dont le père a moins de trente-cinq ans. Cette libéralité magnifique est aussi très intelligente. Le nombre n’est pas en effet le seul élément d’appréciation. Les donateurs ont eu la très haute pensée d’accorder une aide pécuniaire aux familles les plus capables de donner à leurs enfants une éducation qu’elles ne peuvent pas leur assurer faute de moyens financiers, et qui serve la nation. Ils n’ont pas prétendu favoriser en toutes circonstances la famille la plus nombreuse, mais aussi bien les artisans, les fermiers, les ouvriers, les petits boutiquiers, les employés, les titulaires de professions libérales les plus aptes à porter leur famille au plus haut degré de valeur sociale.

C’est la une mission extrêmement délicate, et même, comme le pensaient M. et Mme Cognacq-Jay, extraordinairement difficile, parce qu’elle suppose une documentation toute morale, un discernement si sûr, qu’avec la meilleure volonté du monde notre Compagnie éprouve bien des scrupules et même quelque embarras. La confiance sans limite que lui ont accordée M. et Mme Cognacq-Jay ajoute à sa responsabilité. Elle fait de son mieux. Elle est puissamment secondée par le travail qu’accomplit toute l’année son secrétaire, M. Robert Regnier, qui, avec le concours intelligent des bonnes volontés qui l’entourent, tient les dossiers à jour et, avec impartialité et désintéressement, facilite notre recherche de ce qui est juste. Il faut au moins citer, parmi les lauréats du prix Cognacq, la famille Olmi, de neuf enfants ; la famille Sarrou, de onze enfants ; la famille Lambert, de douze enfants ; la famille Sallette, de quatorze enfants Ici les pères ont de magnifiques états de service de guerre ; là les mères ont donné l’exemple des vertus les plus hautes. Et les enfants sont tous très bien élevés et ont les meilleures attestations de leurs maîtres ; ils sont la douce espérance.

 

Les temps difficiles où nous vivons ne ralentissent pas de zèle de tant de cœurs généreux. Au contraire, ils exaltent. Il n’y a pas de crise pour la bienfaisance. Par que conséquence pathétique du rapport entre les causes les effets, plus les moyens deviennent restreints et plus l’action est nécessaire. Elle se développe à travers tous ces obstacles.

Le trouble universel qui a suivi la guerre est considéré tantôt comme politique, tantôt comme social et économique. Il est aussi et surtout moral. Des théoriciens qui ont plus d’ardeur que de science proposent des plans, des ordres nouveaux où ils reprennent sous une forme moderne des systèmes très anciens dont le monde a fait jadis la pénible expérience. Ils méconnaissent des lois qui sont à la base de la civilisation et dont l’humanité ne s’est jamais éloignée sans régression. Ils vont jusqu’à faire de l’État une divinité barbare, un pouvoir matériel, monstrueux et dévorant, qui instaure le règne de la contrainte et ruine le spirituel.

Dans la tempête de toutes ces notions bouleversées, les gens de bien, dont nous venons de parcourir l’histoire, gardent avec fermeté la croyance dans la force des âmes individuelles, source inépuisable d’énergie. Ils connaissent mieux que personne, pour la voir chaque jour, ce qu’est la misère du monde, ce que sont, suivant une belle expression de l’Église, les membres souffrants de Jésus-Christ. Ils savent que la condition humaine est dure. Mais pour l’honneur de l’humanité, cette douleur même, terrible puissance, se trouve être la cause de ce qu’il y a de meilleur en nous. Elle a fait naître la pitié, le dévouement, la passion, le courage, et peut-être, selon un sage, le génie même n’est que l’art de charmer la souffrance.

Sous les formes multiples que nous avons regardées, se découvre l’unité de l’effort humain. Nous tenons, ici, selon nos facultés, le registre du bien, et nous faisons une fois l’an le dictionnaire du mérite. Mais à toutes les pages nous trouvons inscrites en lettres qui flambloient la même vérité. C’est que si, dans l’ordre de l’esprit, il y a des choses qui sont jeunes en ce monde, dans l’ordre moral il n’y a rien à inventer ni à découvrir. La nature ne nous offre jamais que la contemplation de la faim, du désir, de la souffrance et de la mort. Elle n’y met ni méchanceté, ni parti pris d’immoralité. Elle est féroce avec impassibilité et brutale avec candeur. Le destin de l’humanité est d’y avoir ajouté quelque chose, un reflet divin. Si déchue qu’elle soit, si incapable qu’elle se montre de se perfectionner, si prompte qu’elle paraisse à se flétrir, dans l’étroit horizon de cette terre où elle s’arrête un jour, elle a comme la réminiscence d’un autre univers. Elle poursuit une insaisissable victoire sur le mal. Et elle n’a d’autre arme que la charité, mais c’est cette charité qui est devenue sa raison d’être, sa noblesse, sa dignité. « O la vile chose que l’homme, dit Montaigne, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité. » C’est par la force du sacrifice qu’il se dépasse.

Il a retenu la grande parole d’amour qui a retenti il y a deux mille ans et dont le monde continue de vivre. Lorsque l’illustre philosophe qui étudiait saint Paul eut visité Ephèse et Antioche, Philippes et Thessalonique, Athenes et Corinthe, Colosses et Laodicée, il s’arrêta dans le port d’où partit Paul. « A Séleucie, sur les blocs disjoints du vieux môle, écrit-il, nous portâmes quelque envie aux apôtres qui s’embarquèrent là pour la conquête du moncle, pleins d’une foi si ardente au royaume de Dieu. » Alors commença cette vie apostolique toute d’activité et de passion. Et quelle maxime la domine ? « Quand même je parlerais toutes les langues des hommes et même des anges, dit saint Paul, si je n’ai point la charité, je suis comme l’airain qui résonne et comme la cymbale qui retentit. Et quand même j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères de la science de toutes choses, et quand même j’aurais toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai point la charité je ne suis rien. Et quand même je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que même je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai point la charité cela ne sert de rien. » Et il ajoutait : « La charité ne périt jamais. »