Discours sur les prix de vertu 1914

Le 17 décembre 1914

Maurice DONNAY

DISCOURS

DE

M. MAURICE DONNAY
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE ‘FRANÇAISE

Prononcé dans la séance publique annuelle du 17 décembre 1914.

 

MESSIEURS,

En l’année 1881, M. Renan commençait son rapport sur les prix de vertu par cette phrase fameuse : « Il y a un jour dans l’année où la vertu est récompensée. » Il aurait pu ajouter : et où elle est définie. Plus d’un, en effet, à cette place et quand son tour est venu, a contribué à définir la vertu. Aussi je ne m’y efforcerai pas ou, plutôt, je ne m’y hasarderai pas : je ne viens pas apporter ici une définition nouvelle et les anciennes définitions me semblent excellentes. Et, d’abord, vertu, force morale, courage (c’est le sens propre du mot latin virtus), courage de lutter, de combattre pour une cause dont on est sûr qu’elle est belle, pour le droit, pour la justice, pour la foi, pour la patrie, en un mot pour un idéal ; de combattre, sans craindre les disgrâces, les coups, le ridicule et la mort même, sans craindre le martyre. Vertu, c’est encore une ferme disposition de l’âme, au XVIIe siècle on disait simplement une habitude de l’âme, qui la porte à fuir le mal et à faire le bien. Les causes de cette disposition ou habitude, nous les trouvons abondamment dans la religion ; mais aussi dans la conscience et dans l’honneur, deux sentiments qu’ont créés en nous l’éducation et l’hérédité ; nous les trouvons encore dans un sentiment de pitié et de justice sociales ; un proverbe dit : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. » Voilà pour le commun des hommes. Est-ce donc une charité désordonnée que celle qui commence par autrui ? Heureusement pour l’humanité, quelques hommes pensent et agissent le contraire ; ils forment une humanité supérieure que leur exemple tend à élargir : une certaine vertu, c’est l’altruisme. Enfin la vie de quelques personnes parmi les plus humbles et sans excessives préoccupations religieuses, ni morales, ni sociales, cette vie dans sa continuité d’abnégation, est si surprenante que l’on est tenté de dire que, comme certaines plantes, ces personnes ont des vertus, propriétés singulières, quasi instinctives et pourtant surhumaines de se priver, de se dévouer, de se sacrifier, de consoler et de compatir. Mais, puisque l’Académie, chaque année, récompense la vertu, donne des prix à des œuvres et à des personnes bienfaisantes, en signalant quelques-unes de ces œuvres et de ces personnes, ne verrons-nous pas, au fur et à mesure, se définir elle-même la vertu ?

Sur la fondation Montyon, l’Académie a attribué cette année un prix de 10 000 francs aux Filles de Saint-Vincent-de-Paul à Salonique, pour leurs œuvres de charité et de dévouement, pendant les deux guerres des Balkans.

Il y a deux ans, lorsque la première guerre éclata, guerre des Bulgares, Serbes, Grecs et Monténégrins contre les Turcs, en France, on fut intéressé et ému, mais peut-être pas autant que cela le méritait, pas autant qu’il aurait fallu. Quand ils lisaient les récits de batailles longues et meurtrières, d’atrocités commises, d’enfants, de femmes et de vieillards massacrés, de villes pillées et incendiées, de populations entières fuyant devant l’ennemi, de blessés emplissant les hôpitaux et les ambulances, de réfugiés entassés dans les écoles et les mosquées, la plupart des Français étaient étonnés et contrariés que l’on pût voir de telles choses au XXe siècle : mais, malgré les récits el les images, ils n’en réalisaient pas toute l’horreur, Cela se passait loin, entre des peuples balkaniques, venus tard à la civilisation, auxquels on accordait une âme rude et différente. Cela se passait loin, on n’entendait pas le canon, et tant de gens ont besoin d’entendre et de voir pour croire, pour comprendre, de toucher pour être touchés. L’homme est myope et égoïste ; et son égoïsme, comme a dit Taine, ne s’arme pas d’une longue-vue ; il n’entend pas à de grandes distances les ondes de sa sensibilité. En outre, on pensait que, par son excès même, la fureur de cette guerre où la science, avec ses dernières et merveilleuses découvertes, collaborait à la tuerie, marquerait la fin des guerres. Aujourd’hui, nous suivons les péripéties d’une guerre plus furieuse, plus savante et plus barbare encore ; nous avons réalisé les contrées dévastées, les troupeaux humains fuyant devant l’envahisseur ; nous avons vu les réfugiés aux abords des gares ; nous voyons, chaque jour, dans les ambulances, les blessés du champ de bataille, et alors, nous allons mieux comprendre quel fut, dans les Balkans, le rôle des Filles de la Charité.

J’ai sous les yeux un extrait du journal d’une Sœur de la Maison de Salonique.

En octobre 1912, les Serbes approchent d’Uskub ; la population turque s’est enfuie précipitamment, prenant d’assaut les derniers trains. Onze cents familles arrivent ainsi que l’on entasse pêle-mêle, dans les mosquées, à la municipalité. Les réfugiés arrivent de tous les villages, les plus riches emportant toute leur fortune dans une charrette, les autres sur un âne ; ils sont affamés, déguenillés, couverts de boue, dans la plus noire misère ; des femmes accouchent dans ce désordre : la mère et l’enfant se portent bien. Quelle race que ces Turcs ! observe la Sœur qui a écrit le rapport. Puis ce sont les premiers blessés à l’Hôpital Militaire. Les Sœurs se partagent entre tous ces pauvres gens et se multiplient : elles pansent les blessés, soignent les malades, portent des secours aux réfugiés. Sur la demande du Consul de France, elles ouvrent leur maison aux Français de la ville, les installent dans la salle d’étude, le réfectoire, le parloir, la salle d’asile. On leur envoie les bébés de la crèche des enfants trouvés de Zeintenlik ; elles installent les bébés dans le dispensaire. Un soir, on entend un grand fracas : c’est la poudrière de Zeintenlik qui saute ; le lendemain matin, à la première heure, une Sœur part avec une compagne pour porter des secours. Les réfugiés pullulent ; on les met partout où il y a un endroit inoccupé ; chaque jour, les Sœurs leur portent des provisions, du riz, des légumes secs, du pain surtout ; du pain, il en faut par charrettes. Elles ont établi un fourneau économique dans les caves de la Banque ottomane et distribuent aux affamés plus de mille portions quotidiennes, sous l’œil bienveillant des gendarmes crétois. Le nombre des malades augmente ; on transforme en ambulance l’école Sélimié et, naturellement, ce sont les Sœurs qui s’en occupent. Un jour, on apporte une vieille femme déjà couchée dans le cercueil commun, parce qu’elle n’avait plus que quelques heures à vivre ! On n’en sauve guère, de ces malades qui arrivent dans un état pitoyable. Ils sont couchés sur une paillasse par terre ; pour les soigner, il faut se mettre à genoux. Ils sont là, quatre-vingt-quatre. Comptez combien d’agenouillements dans une journée et après quatre mois ! Les Sœurs, elles, ne comptent pas ; aussi elles tombent toutes de fatigues, les unes après les autres ; une Sœur meurt de la fièvre typhoïde.

Dans la seconde guerre balkanique, les Sœurs de Salonique font pour les Grecs et les Bulgares ce qu’elles ont fait dans la première guerre pour les Turcs. Soixante-douze soldats blessés passent dans leur hôpital. Leur charité s’exerce particulièrement à l’égard des prisonniers bulgares. Elles pénètrent dans la prison où sont les comitadjis ; depuis cinq mois, personne n’a pu obtenir cette permission. Là, elles voient des vieillards mourants, des jeunes gens hâves, terreux, la peau tirée sur les os, « une vision d’Ézéchiel ! » Elles distribuent des couvertures, des chemises, des caleçons ; on est à Noël et ils n’ont pas changé de linge depuis la Saint-Pierre. Ces pauvres gens pleurent en demandant ce que sont devenus leurs villages, leurs familles, et les Sœurs ne peuvent que pleurer avec eux :

Ce que les Filles de la Charité ont accompli à Salonique, leurs compagnes l’ont fait à Kilkitch, surtout pendant la seconde guerre, quand la ville fut prise par les Grecs. Là encore une Sœur meurt de la fièvre typhoïde. En juillet, ce sont de terribles jours ; on entend au loin gronder le canon ; la population s’est enfuie, il ne reste que cinq cents personnes. Bientôt, les obus obligent les Sœurs à descendre dans les caves, avec les habitants qui se sont réfugiés à la Maison Saint-Joseph ; il y a là des catholiques, des exarchistes, des protestants, des israélites, des musulmans, une famille grecque.

Pareillement, à Monastir, les Filles de la Charité secourent les réfugiés venus dans la ville de tous les points du villayet. Leur établissement scolaire devient l’ambulance française destinée aux officiers blessés. Un soir, un blessé turc est apporté à l’ambulance. Tous les hôpitaux militaires l’ont refusé. Malgré son grade (il n’est que caporal), les Sœurs le reçoivent. L’homme est atteint aux deux jambes par un éclat d’obus ; la gangrène s’est mise aux plaies ; il a gardé pendant dix jours le pansement provisoire fait sur le champ de bataille. Le cas est désespéré, les médecins s’en désintéressent ; mais les Sœurs le soignent et le guérissent.

Salonique, Kilkitch, Monastir, Constantinople, dans toutes ces villes, fidèle à sa mission, la femme de France formée à l’école de la charité par saint Vincent de Paul, nous dit, le Révérend Père Lodde, a fait connaître, aimer et bénir notre pays.

Dans la plupart des hôpitaux, à Constantinople, pendant ces guerres des Balkans, ce sont les Sœurs qui soignent les malades et les blessés. Trois Sœurs séjournent au lazaret installé par le docteur Delamarre, médecin sanitaire français, pour les cholériques et les varioleux.

Mme Bompard, ambassadrice de France, demande l’aide des Sœurs pour distribuer soupes, vêtements et médicaments à sept cents émigrés de Thrace, tandis que les docteurs Barthélemy, Lecœur et Parennia, médecins des bateaux de guerre français, font, chaque jour, la visite médicale. À Stamboul, M. de la Boulinière organise des secours pour des milliers de réfugiés et, là encore, appelle des Sœurs à ces secours. Mmes de la Boulinière, Pissard et Gilbert sont à leurs côtés, ainsi que les docteurs Condiotti et Couraud. Des grandes marmites sont installées dans la cour des mosquées et des imans entretiennent le feu, pendant que les Sœurs veillent à la cuisson des légumes.

La Croix-Rouge de France fait appel aux Filles de saint Vincent de Paul pour les ambulances du Monténégro et de Serbie : huit sœurs quittent Paris, quatre pour Podgoritza et quatre pour Uskub. Elles y demeurent jusqu’à la fin de janvier 1913. À Podgoritza, le gouvernement les remercie au nom du Monténégro tout entier et, en les remerciant, il remercie la France. À Uskub, un général anglais, directeur de l’ambulance britannique, fait cette réflexion : « Avec quatre Sœurs, l’ambulance française fait plus que moi avec vingt infirmières. »

Et, partout, soldats blessés, paysans réfugiés, tous ces musulmans n’ont que de la reconnaissance et du respect pour les filles chrétiennes qui les ont soignés. Cette reconnaissance s’exprime même parfois d’une façon ingénue. À Constantinople, à Haïdar Pacha, un Circassien demande à la Sœur qui s’est chargée de lui : « Pourquoi faites-vous tout cela, ma Sœur ?’ Combien êtes-vous payée ? — Je ne me préoccupe pas du paiement, c’est Dieu qui se charge de me rendre ce que je fais pour lui. — Ce n’est pas possible ! Oh ! que c’est beau ! Ma Sœur, guérissez-moi bien vite, pour que je retourne à la guerre et que j’en tue au moins cent de ces yaours (chiens de chrétiens) ! » Et la Sœur, doucement : « Alors, vous me tuerez peut-être avec, car, moi aussi, je suis chrétienne. » Et le Circassien de se récrier.

Ces farouches soldats, circassiens, arabes, turcs, kurdes, anatoliens, ce sont de grands enfants, doux comme des agneaux : avec une sucrerie, une cigarette, on gagne leur cœur. Toutes les dames qui, en ce moment, chez nous soignent les Sidis, le savent bien. Mais, là-bas, beaucoup de ces soldats n’avaient jamais vu palpiter les ailes de la cornette blanche. Toujours à Haïdar Pacha le personnel infirmier, presque entièrement musulman, était fort intrigué. Écoutez le délicieux dialogue entre Fatma, infirmière, et Sœur Reisenthel, directrice de l’ambulance : « Ma Sœur, est-ce que vous avez un effendi (un mari) ? — C’est Allah qui est notre effendi à toutes », répond la Sœur. Fatma reste bouche bée et va redire cette réponse aux autres, comme une merveille.

Ce qui les étonne, tous ces braves gens, c’est que les Sœurs se donnent toute cette peine non pour gagner des paras, de l’argent, comme Fatma et ses camarades, mais pour l’amour de Dieu. Aussi leur admiration est grande et leur reconnaissance filiale. On demande à un Kurde : « Aimes-tu Sadié (une infirmière musulmane) ? — Oui, Sadié est ma sœur. — Et Achalous (une infirmière arménienne) ? » Le Kurde fait une horrible grimace pour Achalous, signifiant sa haine du chrétien. « Et la Sœur, tu es content quand elle vient auprès de toi ? — Oui, elle, c’est ma mère ; elle m’a si bien soigné ! » Ana, mère, c’est le doux nom dont ces rudes gens accueillent les Sœurs qui les soignent. Le médecin passe vite, regarde à peine, de loin, écrit quelque chose et c’est fini ! Mais la Sœur reste plus longtemps auprès de chaque lit : elle se penche, elle prend dans sa main une main fiévreuse, caresse un front brûlant... de douces paroles, une petite tape sur l’épaule, et les natures les plus farouches, les plus difficiles à apprivoiser sont conquises.

Pendant ces guerres des Balkans, les Sœurs de l’Assomption ont fait aussi un excellent travail. La Mission des Augustins de l’Assomption en Orient fondée par le R. P. d’Alzon il y a soixante ans, comprend actuellement 31 établissements répartis à Constantinople, dans les deux Turquies d’Europe et d’Asie et en Bulgarie. (J’emploie la géographie de 1912 ; la géographie va vite par le temps qui court !) Les Pères sont aidés dans leur apostolat par des religieuses, Sœurs Oblates au nombre de 186 et qui ont 14 établissements dont 13 écoles dans différentes villes, Constantinople, Andrinople et Kara-Agateh, Gallipoli, Ismidt, Varna, et un hôpital à Andrinople. En 1911-1912, les écoles de filles comptèrent 1775 élèves. Dans toutes leurs maisons, à côté de l’école, les Sœurs ont installé un dispensaire où les malades, à quelque nationalité et à quelque religion qu’ils appartiennent, reçoivent des soins gratuits. Les musulmans désignent les Sœurs sous le nom de Kéz-Kéhim, femmes médecins, et, dans des rues où les Européens ne pourraient s’aventurer sans risques, les femmes médecins vont et viennent, protégées par la plus grande sympathie.

Arrivent les événements tragiques de 1912 : à Gallipoli, sous la direction du R. P. Clément, à Coum-Capou, sous l’initiative de la R. M. Laurent, à Ismidt, où la R. M. Jeanne de Chantal les conseille, les Sœurs Oblates de l’Assomption soignent les blessés, les malades, et se dévouent aux mojadirs (réfugiés) ; mais à Andrinople et à Kara-Agatch, elles supportent toutes les tribulations, toutes les privations et sont exposées à tous les périls d’un siège. Il y a, à Andrinople, trois établissements assomptionnistes : une maison de religieux et les religieuses ont une école et l’hôpital français ; à Kara-Agatch, qui est un faubourg de la ville, les Sœurs ont aussi une école. Les Oblates de l’Assomption ont écrit un journal du siège d’Andrinople. J’ignore qui a tenu la plume ; mais ces feuilles toutes pleines de fines observations, de visions pittoresques et pathétiques, toutes pleines de bravoure, de gaieté, de charité et de pitié, de vertu, ces feuilles sont singulièrement françaises et mériteraient d’être publiées.

Le 4 octobre 1912, quinze jours après la rentrée des classes, à Kara-Agatch, les élèves commencent à quitter l’école : la guerre est imminente entre la Bulgarie et la Turquie. On veut faire partir les Sœurs que l’on juge moins capables d’affronter les dangers d’un siège, mais, « chez nous, dit le journal, tout le monde est brave. Personne ne veut déserter son poste à l’heure du péril ». Une Sœur de quatre-vingts ans ne veut pas partir ; pourquoi l’envoyer à Constantinople ? Elle en a vu bien d’autres pendant la guerre russo-turque, il y a trente-quatre ans ! On cède à sa bravoure et elle demeurera.

Le 26 octobre, la ville est investie. Le R. P. Saturnin, par l’intermédiaire du Consul de France, met à la disposition du vali les quatre établissements qu’il dirige ; le drapeau du Croissant-Rouge qui a, chez les musulmans, la même signification que la Croix-Rouge, flotte sur l’immeuble des Pères à Kara-Agatch. Bientôt on leur amène des blessés. Les Sœurs dont la maison est voisine offrent quatre-vingts Lits ; elles assistent à des opérations affreuses au bruit d’une violente canonnade qui fait trembler les vitres. « On a le cœur serré et la tête assourdie. » Un colonel turc, blessé, loue avec enthousiasme le dévouement des Pères et des Sœurs français ; il prononce même ces paroles : « Si la France fait la guerre avec l’Allemagne, ce ne sont pas les Allemands que les Turcs iront aider, mais les Français. » Enfin ! l’intention y était.

22 novembre... quatre heures du matin. Ici, il faut citer le journal : « Nous n’avons qu’à regarder aux fenêtres du dortoir pour voir les obus, si nombreux par moments qu’ils forment comme des gerbes de feu. Le ciel, noir encore, en est tout illuminé. La messe de Sainte-Cécile se célèbre au milieu de ce concert qui n’a rien de céleste, lorsque, au moment de la communion, nous entendons, au-dessus de nos têtes, un sifflement suivi d’une détonation très rapprochée. Chacun se demande : qu’est-ce ? un obus, peut-être ? Mais on va communier. Pendant la fin de la messe, la même chose se reproduit. L’action de grâces ne se fait pas certainement sans distractions, mais personne ne bronche. » Comme c’est simple !

Le bombardement devient plus grave. Dans la ville, le consul anglais ayant installé à ses frais une ambulance, ce sont les Sœurs de l’externat Sainte-Hélène qui acceptent d’être infirmières. Maintenant, l’ambulance anglaise est arrosée d’obus... tout le personnel se sauve ; mais les Sœurs restent auprès des malades, la Mère Borromée déclare qu’elle ne quittera pas son poste, à aucun prix. Grande a été la joie des blessés qui craignaient d’être abandonnés, toutes les autres personnes de la société s’étant éloignées.

À Kara-Agatch, les Sœurs sont obligées de descendre dans les caves... l’installation est parfaite : on s’enveloppe dans des châles et des couvertures, pour se garantir de la fraîcheur du souterrain qui fait songer aux Catacombes, et on s’endort côte à côte, les matelas étant serrés les uns contre les autres. À 1a guerre comme à la guerre ! Après quelques jours, on dirait que le bombardement a cessé ; on remonte les matelas et les couvertures. Allons bon ! cela recommence le feu des obus se met à briller de plus belle. Que faire ? Retourner à la cave ? On n’en est pas à cela près ! On en a entendu bien d’autres ! On restera donc au dortoir. Mais cela devient très sérieux, il faut tout de même descendre. Adieu le repos de la cellule ! Jamais on ne fut plus promptement habillées. On reprend son ballot de couvertures et, en avant pour la cave. Ces scènes sont inoubliables ! on ne sait ce qui domine du tragique ou du comique ! »

Comme elles sont gaies ! En quelques jours, ces saintes filles sont devenues guerrières. Un médecin anglais, le docteur Haigh, qui les a vues à l’œuvre, a constaté leur dévouement joyeux. La gaieté dans le courage, quelle chose charmante, nécessaire, et, chez certaines natures, naturelle ! Gaieté des religieuses et des soldats, gaieté des chirurgiens et des dames blanches, gaieté de tous ceux qui combattent contre l’ennemi, la blessure, la maladie ou la misère, gaieté de tous ceux qui agissent, qui font quelque chose, qui font tout ce qu’ils peuvent. Les gens pessimistes, les gens sans aucun espoir sont, le plus souvent, ceux qui ne font rien du tout. Oui, la vertu peut sourire et, même, elle doit sourire.

Depuis que j’ai l’honneur d’être parmi les vôtres, Messieurs, je n’ai jamais manqué à regarder, dans cette salle, une tête charmante, au visage souriant, aux cheveux bouclés ; depuis près d’un siècle, elle assiste à toutes vos séances, toujours jeune nonobstant. Aujourd’hui, elle est juste en face de moi ; elle est en marbre et porte ces mots écrits : À la vertu. À qui s’étonnerait que l’Académie n’ait pas choisi pour représenter la vertu une figure plus austère, on répondrait que c’est M. de Montyon lui-même, qui a désiré, par testament, que cet aimable buste regardât toujours votre bureau. Si le marbre venait à s’animer tout à coup, nul doute que ce visage ne se penchât sur les blessés, les malades et les pauvres, avec son doux sourire ; c’est bien la vertu que Montaigne ne voulait pas avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé : c’est bien la femme française qui garde toute sa grâce dans toute la charité.

Mais revenons à Kara-Agatch, voici l’armistice : on est délivré du fracas de la mitraille. On dit maintenant que la guerre va éclater entre la France et l’Allemagne. « Ah ! dit un soldat grec, quelle guerre ce sera ! La nôtre n’est qu’un jeu auprès de celle-là. Pourvu que ce soient les Français qui gagnent ; mais ils gagneront, ils sont si intelligents ! »

Les jours passent, les vivres deviennent rares, le pain manque : l’hiver est rude, le bombardement recommence. Les Sœurs qui, de la maison de Kara-Agatch, vont en ville à l’ambulance anglaise, toute la journée, à pied ou en voiture, risquent, à chaque instant, d’être tuées par les obus ; par un miracle, elles n’ont rien. Un jour, un obus vient s’enfoncer dans la terre à quatre mètres de leur voiture ; elles n’ont eu ni mal ni frayeur : Sœur Immaculée et Sœur Régina « sont d’ailleurs deux braves entre les braves ». Ces mots sont soulignés dans le journal et, dès lors, nous sommes assurés que ce n’est ni Sœur Immaculée ni Sœur Régina qui l’a rédigé. Le temps du carême arrive ; jamais carême ne fut plus riche en occasions de mortifications ; mais le soir du dimanche des Rameaux, la conférence sur la Foi se termine par une discussion animée sur les conditions auxquelles le sacrifice de la vie devient le martyre et, alors, dans le journal, je lis cette phrase : « Qui sait si la vie que nous menons ne se terminera pas par la conquête de cette belle palme ? » La noble ambition ! Et cette vie continue, au bruit des canons, auprès des blessés, des malades et des réfugiés misérables, parmi les occupations secourables et pieuses. Enfin les 25 et 26 mars 1913, c’est l’assaut suprême ! les Bulgares et les Serbes sont entrés dans Andrinople ; les soldats turcs, harassés, tombent sans pouvoir se relever ; des soldats bulgares veulent les forcer à se relever, à avancer ; la Mère Cyrille s’y oppose et, à plusieurs reprises, se place devant les baïonnettes. Aussi, quand, le 31 mars, l’attaché de la légation française vient rendre visite aux Sœurs Assomptionnistes, il déclare que leur conduite en ces circonstances est un honneur pour la France, et il est convaincu que le dévouement des religieux est la principale cause de l’influence française, en Orient. L’Académie a attribué aux Sœurs Oblates de l’Assomption, à Andrinople et à Kara-Agatch, le prix Broquette, de la valeur de 6 000 francs.

Cette influence morale, dix fois séculaire, nous est activement disputée, depuis quelques années, par l’Allemagne qui voudrait la remplacer par sa lourde « Kultur », inséparable de son militarisme. Nous en voyons actuellement les effets : les Turcs combattent contre nous, contre le droit et la civilisation. Nous savons ce que serait en Orient et dans le monde l’hégémonie allemande. Dans les circonstances difficiles, un homme, par la façon dont il réagit, nous renseigne sur son véritable caractère ; de même un peuple, par la façon dont il fait la guerre, nous révèle ses composantes ethniques. Or nous voyons les Allemands mener une guerre pour laquelle des savant des philosophes, des littérateurs, des artistes, des intellectuels se solidarisent avec des chefs militaires dont cruauté est un outrage à la profession des armes. Chose significative, en un demi-siècle, ce peuple, bien que victorieux, n’a pas eu un grand poète ; mais il honore, à l’égal des poètes, des constructeurs de canons formidables de monstrueux dirigeables. Ses diplomates ont proclamé les formules les plus abjectes de l’utilitarisme ; depuis quarante-quatre ans, ce peuple guettait le « moment psychologique » du bombardement, de l’incendie, du massacre, du cambriolage et du viol.

L’influence française, en Orient, est douce comme mot lui-même ; l’influence, étymologiquement, c’est quelque chose de fluide ; c’est une conquête, mais pas l’instruction, par l’éducation, par des exemples de charité, de sacrifice, d’honneur, de vertu ; c’est une conquête par la persuasion, par un langage qui est parmi les plu, harmonieux et les plus nuancés, par une littérature qui contient de belles maximes, de nobles et claires idées, et propose à l’humanité les plus hautes raisons de vivre. Cette année, comme si elle avait prévu l’aventure tragique qui bouleverse l’Europe et changera sans doute la facture du monde, l’Académie a voulu spécialement reconnaître les efforts de nos religieux en Orient. C’est ainsi qu’elle a encore attribué un prix de mille francs au R. P. Gervais, directeur du Collège Saint-Augustin, à Philippopoli, en Bulgarie, dans cette Roumélie Orientale où les Francs se sont taillé jadis de si belles principautés.

Si, à Philippopoli, une grande partie de la population parle notre langue, cette œuvre de propagande française est due au Collège Saint-Augustin, fondé il y a cinquante ans, par les Assomptionnistes, au milieu de difficultés de toutes sortes, aujourd’hui collège régulier, aux programmes officiels bulgares et français ; quarante-cinq professeurs, quelques-uns laïques, tous munis de leurs grades universitaires, y distribuent l’enseignement. Une revue imprimée au Collège, la Revue franco-bulgare, relie entre eux les anciens élèves dont un grand nombre est disséminé en Albanie, en Macédoine et dans l’Asie Mineure. C’est surtout depuis l’arrivée du Père Gervais à Philippopoli que le Collège a pris une grande extension matérielle et morale. Pendant la guerre des Balkans, dès le premier jour de la mobilisation, le Père Gervais a offert son Collège au gouvernement bulgare pour installer une ambulance et, malgré de terribles souffrances, il n’a pas cessé un jour de s’occuper de tous les détails de l’organisation.

Enfin, dans une contrée où jaillirent, il y a dix-neuf cents ans, les sources du plus pur amour, où s’élabora le programme d’un socialisme idéal, dans une contrée que parcoururent les apôtres et où combattirent les croisés, Monseigneur Grigorios Haggear, archevêque catholique melkite de Galilée, par l’école et par l’Église, surtout par un véritable génie de charité, s’efforce à transformer des populations ignorantes et misérables. Dans douze localités de son diocèse se sont élevés des églises et des presbytères ; de nombreuses conversions au catholicisme se sont produites et, dans ces pays, catholique et Français, ces deux mots sont synonymes. Monseigneur Haggear a fondé, pour les deux sexes, quarante écoles absolument gratuites où l’on instruit les enfants sans distinction de religion ni de nationalité. Pour rattacher ces écoles à la France, Monseigneur Haggear voudrait fonder une école normale à Caïfa ou à Nazareth. En attendant, il distribue, annuellement, dans ces deux villes et à Saint-Jean-d’Acre, plusieurs milliers de francs aux pauvres de toute religion ; mais, pour soulager des misères nombreuses, les secours qu’envoient à cet apôtre quelques amis d’Europe ne sont pas toujours suffisants. Alors Monseigneur Haggear prélève sur son strict nécessaire et ne recule devant aucun sacrifice. Vous avez voulu vous compter. Messieurs, parmi ces amis d’Europe, et vous avez attribué au Directeur des œuvres de Galilée, sur la fondation Argut, un prix de huit mille francs.

L’été dernier, quand M. Frédéric Masson me proposa de faire avec lui la tournée des grandes œuvres, plus simplement, la tournée des œuvres, nous ne pouvions pas aller jusqu’en Orient. Nous restâmes en France, mais il désira que nous commencions par l’œuvre de Villepinte. M. Frédéric Masson est un guide incomparable : œil clairvoyant, intelligence documentée, cœur chaud, quelque rudesse et une grande bonté, il m’apparaît, si j’ose dire, comme un vieux loup d’œuvres. Donc nous commençâmes par Villepinte. C’est, à quelques kilomètres de Paris, en Seine-et-Oise, un établissement réservé à des femmes ; là, avec l’aide de médecins dont le dévouement est à la hauteur du savoir, des Sœurs de Marie Auxiliatrice luttent contre un mal qui, chaque année, cause en France plus de morts que la plus grande guerre, la tuberculose. Ces Sœurs de Marie Auxiliatrice ont établi chez nous le premier sanatorium hôpital, devançant ainsi les découvertes et les enseignements de la science ; les établissements officiels vinrent plus tard.

Le premier asile de poitrinaires, comme on disait en ces temps-là, fut d’abord ouvert à Livry ; bientôt il devint trop petit. Alors ces phtisiques, on les installa à Villepinte, dans un château, au milieu d’un pare de onze hectares ; construction Louis XIII, parc séculaire, grands arbres, vertes prairies, fleurs à profusion, par ce matin d’été, Villepinte est un riant séjour. Mais attendons ! La directrice, la Révérende Mère Marie-Angèle, et une autre religieuse nous font visiter l’établissement. Dans une galerie aux grandes baies ouvertes, construction neuve au milieu de la verdure, une cinquantaine de jeunes filles sont étendues sur des chaises longues. Une jeune Sœur les surveille. Ce sont les non bacillaires, les menacées ; on les guérit par la cure d’air, le repos, sans suralimentation. Elles sont là, tranquilles, les doigts s’exercent à des petits ouvrages de laine ou de crochet. Où vont leurs pensées ? Elles n’ont pas l’air triste, elles ne souffrent pas. Nous traversons le jardin d’hiver où des palmiers tendent vers un ciel de verre des palmes nostalgiques. Sur une table, des oripeaux : c’est que demain les jeunes filles de la rue de Maubeuge vont venir jouer la comédie, distribuer de la gaieté ou de l’émotion : la comédie a aussi ses vertus. Maintenant, nous arrivons dans le nouveau bâtiment, où sont les bacillaires du premier, du deuxième et du troisième degré. À chaque degré correspond un étage : l’étage où l’on espère, l’étage où l’on doute, l’étage où l’on meurt, comme l’a dit, en une belle et juste formule, M. Sabatier. À chaque étage, celles qui peuvent se lever sont dans les salles où elles lisent, travaillent, ou jouent à des jeux tranquilles. En face, plaine verte et ensoleillée, ce matin, s’étend, bordée par les bois plus sombres. Mais dans les dortoirs aux murs ripolinés, dans les dortoirs tout blancs, au parquet luisant comme une glace, on voit de pauvres créatures décharnées, figures pâles de consomption ou rouges O fièvre, avec des yeux agrandis, inoubliables. Au troisième étage, laissons toute espérance ! ce sont les condamnées ; la science ne peut plus rien pour elles ; elles n’ont plus que quinze jours à vivre, trois semaines au plus. Le savent-elles ? Les Mères nous disent que non, qu’elles espèrent jusqu’au dernier moment. Mais celle-là, assise sur son lit, celle-là qui en est au dernier période, qui tousse sa pauvre toux qui vous arrache la poitrine, qu’est-ce qu’elle espère ? Qu’est-ce qu’elle croit ? Eh ! bien, elle croit. Toutes d’ailleurs croient. Il y a là plus d’une petite cousine pathologique et faubourienne de la Mimi d’Henri Murger et ce n’est pas pour celles-là que les Mères ont le moins de sollicitude spirituelle. Toute, sont résignées, elles ne se révoltent pas. On leur montre le ciel, et si quelqu’une s’étonne que le Créateur permette que de tels maux détruisent lentement et cruellement tan de ses créatures, on lui promet, pour prix de ses souffrances, la félicité éternelle. Sans cela, pour accepter une telle mort, il faudrait une intelligence, une raison, une philosophie dont ces pauvres filles ne sont pas capables. Et quelles consolations laïques peut-on leur donner ? On ne peut même pas leur dire qu’elles sont les dernières victimes et que l’État s’efforce à supprimer, parmi tant de causes de leur mal, l’alcoolisme dévastateur.

Des jeunes religieuses, des Sœurs converses vivent avec ces bacillaires. Elles peuvent, malgré toutes les précautions, être contaminées ; elles le savent, on les avertit ; elles répondent : « Ça nous est égal. » Parfois, une Sœur devient phtisique, on la sauve ou elle meurt, une autre la remplace. Mères et Sœurs prodiguent à ces malheureuses les soins les plus scientifiques et les consolations religieuses, et cette union de la science et de la religion est une chose très belle. La prière et les pieux exercices n’empêchent pas d’ozoniser l’eau, de formaliser les dortoirs, d’appliquer les traitements par les récentes tuberculines, la keptine, l’azotyl ou le pneumothorax : nul obscurantisme ! Au-dessus de l’étage où l’on meurt, tous les jours et tout le long du jour, dans un petit laboratoire, une jeune Sœur, vêtue de blanc, au milieu de fioles contenant des réactifs aux diverses couleurs, examine au microscope les crachats des bacillaires ; elle établit des fiches, signale la multiplication plus ou moins grande du bacille rouge, de l’infiniment petit, de l’ennemi... et elle prie. Cette Sœur blanche, dans son laboratoire, cette Sœur au microscope, c’est le symbole de Villepinte. L’Académie a attribué le prix Honoré de Sussy, de la valeur de 8 000 francs, à l’œuvre de Villepinte.

C’est encore aux environs de Paris, dans un beau domaine, qu’est installé le Refuge du Plessis-Piquet. Le Refuge de Neuilly, pour les jeunes filles israélites, avait déjà donné de très bons résultats. La Société du Refuge du Plessis-Piquet a pour but de recueillir, élever et moraliser les enfants abandonnés ou moralement abandonnés du sexe masculin, appartenant au culte israélite, de la circonscription consistoriale de Paris ; elle reçoit, en outre, les mineurs israélites qui lui sont confiés par les autorités administrative et judiciaire. C’est une école horticole et professionnelle, installée dans un ancien château ayant appartenu à Colbert. Les salons ont été transformés en classes, la salle à manger est devenue le réfectoire et la bibliothèque le dortoir ; des lits s’alignent encore dans une annexe, plus moderne, fin du XIXe ou commencement du XXe, construite avec l’argent prélevé sur le pari mutuel. Car notre siècle est témoin de transmutations impressionnantes : des chevaux courent, des gens parient et voilà un bâtiment qui s’élève, pour abriter de jeunes Israélites. Ces garçons qui étudient dans les anciens salons d’un ministre de Louis XIV, ils viennent de toutes les contrées de l’Europe, de Russie, de Roumanie, de Galicie, etc. Depuis quelques années, beaucoup d’Israélites malheureux viennent de ces pays chercher une vie et des lois plus douces en France, dans le pays qui les a faits, il y a plus d’un siècle, citoyens ; mais, parfois, leurs enfants sont nés avec les tares de la misère, avec les atavismes d’une race orientale, persécutée et dispersée. Plessis-Piquet recueille ces enfants ; il y a dans ce jeune troupeau plus d’un agneau inquiétant. La plupart arrivent avec une mine sournoise et sombre, une attitude déprimée et douloureuse ; mais, bientôt, la gymnastique et le travail au grand air les transforment : le corps se redresse, le visage s’éclaire. Autour du château, le domaine, d’une étendue de plusieurs hectares, comprend un parc aux allées seigneuriales, un étang, des parterres, une roseraie, un grand verger, un grand potager et des serres magnifiques. Parterres, roseraie, verger et potager sont cultivés par les élèves : Plessis-Piquet inscrit principalement sur ses programmes les travaux des champs et le jardinage. Ainsi les fondateurs de cette œuvre ont voulu que ces enfants fussent sauvés par la terre et, comme leurs lointains ancêtres étaient des pasteurs et des agriculteurs, ils ont désiré que leurs pupilles fussent au moins jardiniers. La terre est la nourrice et l’éducatrice ; qui se penche sur la terre se relève et la moindre plate-bande est une valeur salutaire dont on ne détache les coupons qu’à la sueur de son front. Le malheur. nous confiait l’aimable président, M. René Dreyfus qui nous faisait faire le tour du président, c’est que lorsque nos anciens élèves veulent se placer à la campagne, chez des maîtres qui demandent un ménage, ils ne trouvent pas, parmi leurs coreligionnaires, une femme pour être jardinière. Espérons que, dans l’avenir, les jeunes filles israélites ne marqueront pas cette répugnance pour un métier, pour une vie qui sont parmi les plus sains Il est à souhaiter qu’en France, après la grande guerre, les villes soient décongestionnées et que, dans toutes les confessions, l’on revienne beaucoup à la terre.

À côté de l’enseignement horticole ou professionnel, travaux du fer et du bois, des instituteurs dispensent aux élèves l’enseignement primaire, conformément aux programmes officiels. Chaque année, soixante-dix élèves environ sortent du Refuge avec le certificat d’études. L’instruction religieuse et les cérémonies du culte soi, dirigées par un rabbin. Ces jeunes gens sont naturalisés Français, font leur service militaire, et deviennent des hommes irréprochables au point de vue de la conduite, dans la proportion de 95 p. 100. L’Académie a reconnu dans cette œuvre une intelligente protection de l’enfance, et elle a donné, au Refuge du Plessis-Piquet, le prix Mary Hyland (1 000 francs).

Depuis déjà plusieurs années, les personnes qui ont le désir et volonté de faire le bien sont dans le train de fonder ou d’aider des œuvres collectives ; on constate de plus en plus les louables efforts d’une charité qui ne veut pas être toujours l’aumône, et qui laisse sauve la dignité de ceux- qu’elle oblige. Des groupements se forment chaque jour, dans un but d’assistance et de prévoyance. La mutualité est une vertu de notre temps. Ces œuvres sont nombreuses et diverses : on les compte par centaines et l’Académie en a récompensé cette année plus de vingt. Je ne les énumérerai pas toutes, mais en signaler quelques-unes, c’est montrer l’activité ingénieuse de l’aide sociale : c’est montrer aussi que les besoins sont grands et qu’il y a beaucoup à faire pour les classes fortunées envers les classes moins comblées.

L’Académie a accordé un prix de 2 000 francs, sur la fondation Buisson, à une association charitable qui, sous la présidence du général Poulléau, a pour but de venir en aide aux veuves et aux filles des anciens officiers de terre et de mer et des anciens fonctionnaires de l’État. Vous avez jugé, Messieurs, une telle Association utile et belle en des temps ordinaires : combien plus utile et plus belle encore elle apparaît dans le présent et dans l’avenir ! Chaque jour, nous lisons une longue liste d’officiers tombés au champ d’honneur ; vous savez qu’il y a parmi les soldats ennemis des spécialistes, tireurs d’officiers ; ils n’ont pas besoin de les chercher longtemps ; ils n’ont qu’à viser ceux qui se détachent les premiers, entraînant leurs hommes, toujours en avant ! L’Association compte de nombreuses dames bienfaitrices ou sociétaires ; il faut penser que, demain, ces dames seront légion : ce ne sera que justice et reconnaissance.

Sur le prix Agemoglu, 1 300 francs sont attribués à la Société d’Infirmiers et Infirmières mutualistes du département de la Seine, fondée en 1900, par Madame Marchand, et qui compte aujourd’hui 5532 participants. Cette Société procure aux malades chez eux des soins rapides et complets et leur évite ainsi l’hospitalisation, c’est-à-dire l’abandon forcé du foyer. Que la mère soit obligée d’aller à l’hôpital, elle laissera donc ses enfants dans le désordre, la malpropreté, le vagabondage. Le père, qui a le plus souvent travaillé toute la journée au dehors, appréhende de rentrer le soir au logis sans femme, et il s’attarde au cabaret. Si c’est l’homme qui va à l’hôpital, voilà une femme seule, sans ressources, bientôt découragée et, si elle est encore jeune, exposée à des tentations. La Société s’appuie sur la mutualité : en versant une cotisation annuelle de deux francs, ou de cinquante centimes quand il fait partie déjà d’une des trente Sociétés affiliées, l’ouvrier, le petit employé, obligé de s’aliter, voit aussitôt arriver chez lui une garde religieuse ou laïque, et il reçoit la visite des Dames inspectrices. En 1910, le chiffre des malades soignés fut de 1605, parmi lesquels tuberculeux à qui avait été refusée l’entrée des hôpitaux. Grâce à la Société, ils furent soignés jusqu’au dernier moment et ne connurent pas, du moins, le cruel désespoir de l’abandon.

Dans une famille ouvrière, si elle est nombreuse, les économistes exigent qu’elle soit nombreuse, sous le salaire de l’homme est insuffisant pour subvenir aux besoins des enfants et de la femme ; celle-ci doit alors négliger les travaux du ménage et laisser les enfants sa surveillance, pour aller elle-même à l’usine. Si elle reste à la maison, si elle demande à son aiguille le surplus indispensable, les intermédiaires, entrepreneurs et sous-entrepreneurs, prélèvent un bénéfice sur son travail, et elle peine pour un salaire de famine. Dans certains quartiers de Paris ; des dames se sont groupées autour de Madame Pérodeaud ; intermédiaires idéales et commerçantes désintéressées, elles achètent directement aux fabriques les matières premières, répartissent le travail entre les ouvrières et vendent les objets confectionnés à d’autres dames qui, parfois, nous dit-on, entendent faire une bonne affaire et payer quelques sous moins cher que dans les grands magasins. L’œuvre n’en est pas moins intéressante qui s’efforce d’obvier à la dissociation de la famille ouvrière et, sur la fondation Argut, l’Académie a accordé un prix de 1 000 francs à l’œuvre d’Assistance par le travail des VIIe et XVe arrondissements.

La Société amicale et de Prévoyance de la Préfecture de police est une Société de secours mutuels et de retraites. Les soldats de l’ordre, les braves gens qui gardent et défendent la propriété sont rarement propriétaires. Aux qualités qu’on exige chez un gardien de la paix, combien de capitalistes seraient dignes d’être sous-brigadiers. La Société, dont le président est M.A. Rebondin, commissaire de police, eut des débuts difficiles. Le personnel, peu rétribué, hésitait à adhérer à une œuvre qui lui imposait, des charges assez lourdes, vu les appointements modiques. En 1901, dix-huit ans après la fondation de la Société, on ne comptait que 6 000 sociétaires, la moitié du personnel environ. Les idées mutualistes ont fait de tels progrès que le chiffre des sociétaires s’élève aujourd’hui à 10792, c’est-à-dire à la presque totalité du personnel. L’Académie donne à cette Société un prix de 1 000 francs.

Nous constatons de plus en plus, chez la femme, le désir de s’instruire, de s’évader des spécialisations du plaisir ou du ménage dans lesquelles on l’avait longtemps enfermée. Au théâtre, un personnage qui n’aurait pas l’excuse de la perruque, du costume et des vers classiques, un personnage en veston et en prose, qui viendrait dire à peu près ce que Molière fait dire au bonhomme Chrysale, n’aurait aucun succès auprès du public féminin, ni auprès d’une partie du public masculin. À l’heure actuelle, nombreuses sont les jeunes filles qui, avant le goût des sciences ou des lettres, le sens de la philosophie et de l’histoire, prétendent faire, à études égales, dans le domaine de l’intelligence tout ce que font les hommes, et réclament pour cela l’émancipation intellectuelle ; de plus en plus nombreuses sont les femmes qui ont la volonté de gagner leur vie, elles-mêmes, dans toutes les professions libérales. Fondée en 1900 sur l’initiative de Mme Marie Pâris, femme de grande intelligence, et de grand cœur, qui s’est placée parmi les meilleures éducatrices, la Mutualité Maintenon se propose de rassembler, en un groupe familial et social, les jeunes filles éprises de culture classique au delà des études scolaires, et d’acheminer des candidates vers les concours et les grades de l’État ; c’est une École normale libre et libérale où les élèves, nous dit le vice-président, M. le professeur Rocheblave, sont instruites dans un esprit de tradition sans réaction et de science moderne sans intention sectaire ; en outre c’est une œuvre de prévoyance et d’assistance. Tout cela est admirablement contenu, semble-t il, dans le titre : Mutualité Maintenon. Mutualité, représente le moderne : ou ne trouve pas le mot dans le dictionnaire de l’Académie, au temps de Mme de Maintenon, et Maintenon maintient la tradition, une belle tradition qui fait penser à Fénelon, catéchiste des demoiselles de Saint-Cyr, et à Racine, qui écrivit pour elles Esther et Athalie. La Mutualité Maintenon a obtenu de fort grands succès : elle a même, en la personne de sa vice-présidente, un docteur ès lettres en Sorbonne, le premier docteur femme en matière de philosophie, et c’est une belle thèse sur la renaissance du stoïcisme qui a valu cette toque à Mlle Zanta. M. Rocheblave demande à l’Académie si elle peut s’intéresser à une œuvre qui n’est pas, au sens ordinaire du terme, une œuvre de charité, mais une œuvre de culture intellectuelle et morale, une œuvre surtout sociale, dont la devise est : Tradition et progrès, respect et liberté. Vous avez répondu, Messieurs, en accordant, sur le prix Buisson, une récompense de 1 000 francs, à la Mutualité Maintenon.

L’instruction primaire est gratuite et obligatoire ; mais il est telle profession flottante, roulante, errante où les parents ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l’école : par exemple les forains et les bélandriers. Les bélandriers sont les hommes qui mènent les bélandres et les bélandres sont les péniches, les lourds bateaux qui transportent les marchandises par canaux et rivières. Ces mariniers d’eau douce ont de l’histoire et Jean Bart, un jour qu’il manquait de matelots, les fit passer sur l’eau salée. Braves gens d’une grande solidarité professionnelle et serviables entre eux, quand la maladie ou la mort vient visiter une bélandre. Au mois de décembre 1897, M. l’abbé Marcaut qui prêchait une mission à Pont-à-Vendin, dans le Pas-de-Calais, où se trouvent les quais d’embarquement à charbon des mines de Lens, entra pour la première fois en contact avec les mariniers, très nombreux en ce lieu. Les bateliers et surtout les batelières lui firent leurs confidences. Les uns, chargés de famille, se trouvaient, malgré un rude labeur, dans une indigence extrême ; les autres déploraient que leurs enfants ne pussent aller à l’école. L’abbé Marcaut fut ému : il résolut de fonder une œuvre qui s’occuperait des parents, et d’installer une école où seraient instruits les enfants, pendant que les parents gagneraient leur vie, sur les routes d’eau : c’est l’œuvre des Mariniers de Dunkerque, à laquelle l’Académie accorde, sur le prix Davillier, une récompense de 2000 francs.

À Rouen, Mlle Augustine Bazire s’occupe de l’œuvre hospitalière de nuit et de l’œuvre des forains, fondées l’une en 1882, l’autre en 1888 par son frère, l’abbé Bazire, que notre confrère M. Émile Faguet appelait l’apôtre des forains. À Rouen où passent tant de gens, où abondent les pauvres voyageurs, les nomades, les trimardeurs, l’hospitalité de nuit abrite, bon an mal an, des centaines de sans abri ; en 1900, on arrivait, depuis la fondation, au chiffre de 300 649 individus, pour un total de 722 371 nuits, gens de toute sorte, déclassés de toute espèce, de toute nationalité et de toute profession : on y vit un marquis ruiné par les courses ; un ancien juge de paix, heureux en ménage comme Socrate, qui avait mis la paix partout, excepté chez lui-même, un ancien président d’une République africaine. À Rouen, où il y a un grand champ de foire, l’abbé Bazire était en rapport avec des acrobates, des artistes, pauvres diables en maillot clair et en paillettes, dont la vie n’est pas toujours claire ni pailletée. Le cœur de l’abbé Bazire fut encore sollicité et l’œuvre des forains, fut créée. L’abbé Bazire est mort ; mais sa sœur. Mlle Augustine Bazire, qui fut toujours son associée, continue de gérer et d’animer ces deux œuvres auxquelles l’Académie accorde, sur le prix Rigot, un prix de 1 000 francs. À l’âge de 82 ans, Mlle Bazire circule au milieu des forains, à la recherche du bien à faire, des enfants sans instruction pour qu’ils soient instruits et des parents sans mariage, pour qu’ils soient mariés. Les membres du Conseil d’administration l’appellent « l’étonnante Mlle Bazire », et il n’y a pas, dans toute la France, un « enfant de la balle » qui ignore son nom.

Enfin, Messieurs, il faudrait bien plus de temps que l’heure dont votre rapporteur dispose, pour entrer dans le détail d’œuvres considérables comme le Chantier, la Colonie de vacances de Notre-Dame du Travail de Plaisance, la Société d’Enseignement moderne, auxquelles l’Académie accorde respectivement des prix de 2 500, de 2 000 et de 1 000 francs.

À la Société d’Enseignement moderne, le président, M. Léopold Bellan, ancien président du Conseil municipal, veut aider les humbles. Il a créé. en 1884, l’œuvre populaire qui aide, en effet, ces humbles s’instruire, à se perfectionner dans leur métier ou leur profession, à mieux gagner leur vie.

Au Chantier, faubourg Saint-Antoine, le directeur M. l’abbé Poivrel a pris pour devise : « Aimons-nous, aidons-nous. » Et le Chantier, œuvre chrétienne et sociale, extension de la famille, est devenu une des associations populaires de Paris les plus prospères.

Dans un autre quartier populeux, à Plaisance, M. l’abbé Chaptal, curé de Notre-Dame-du-Travail, a organisé sa paroisse d’une façon qui lui a attiré l’admiration et la reconnaissance publiques et même municipales. M. l’abbé Chaptal a inscrit dans son cœur la belle parole : Misereor turbam, j’ai compassion de ce peuple.

On éprouve un véritable remords de mentionner en quelques mots des entreprises animées du plus paternel et du plus fraternel esprit, qui sont en outre des modèles d’organisation, d’administration, dont les programmes très modernes sont tout pleins d’intelligence, de morale et de sagesse, auxquelles enfin des hommes chrétiennement et socialement passionnés, de véritables apôtres, consacrent toute leur vie.

 

Si l’on arrive aux cas individuels, on est plus en embarrassé encore. L’exemple de M. de Montyon a été suivi ; chaque année nous apporte un legs pour la vertu ; les bienfaiteurs sont nombreux, j’en compte plus de quarante ; vous distribuez un peu plus de cent mille francs de prix et vous récompensez, en dehors des œuvres, cent quatorze personnes. On ne peut pas les nommer toutes ; d’un autre côté, comment choisir entre tant de mérites ? Un scrupule s’élève à chaque dossier.

Voici la vertu paternelle et maternelle, et ce sont de pauvres ouvriers qui ont élevé une nombreuse famille ; on leur conseille de faire des enfants, il ne faut pas que la France se dépeuple, et les époux Normand en élèvent seize ; le père, charpentier, gagne 3 francs par jour ouvrable. Quels prodiges d’économie la mère a dû faire pour nourrir et vêtir tout ce monde, quelle activité, quelle ingéniosité cela représente ! Mais si je cite les époux Normand, ne dois-je pas citer, pour ne pas être injuste, les époux Martel qui ont eu vingt-trois enfants dont treize sont vivants et sont élevés dans de bonnes conditions morales et physiques, avec le modeste salaire du père qui est couvreur plombier ? On ne peut pas nommer tous les lauréats, dans chaque branche de la vertu : ils apparaissent sur le même plan vertueux ; en détacher quelques-uns, c’est glisser à du hasard.

Nourrir ses enfants, les élever, même s’ils sont nombreux, même si l’on dispose de faibles ressources, est une vertu naturelle : mais la vertu filiale est plus belle encore. Je ne veux pas dire qu’elle remonte le cours de la nature, mais qu’elle est une des vertus qui distinguent l’humanité. Les antiques législateurs qui ont gravé les lois morales sur les tables de pierre n’ont pas eu besoin d’écrire : que la mère allaite ses petits et que le père les protège ; mais ils ont écrit : « Honore ton père et ta mère. » Pour que cette loi soit plus qu’un commandement extérieur et prenne toute la force d’un impératif intérieur, il a fallu sans doute des siècles. Et encore, je lis aujourd’hui dans un rapport une phrase effrayante. Parlant d’une brave femme, d’une marchande de légumes qui soutient ses vieux parents, le rapporteur dit : « Elle n’a pas voulu, comme tant d’autres, renvoyer ses parents infirmes. » Heureusement, l’amour filial n’est pas rare qui va jusqu’au sacrifice. Chaque année vous en récompensez plusieurs exemples et, cette année encore, vous ne pouvez pas les récompenser tous et vous devez choisir entre les plus émouvants.

Que les parents viennent à disparaître, que la mère surtout vienne à mourir, souvent l’aînée des enfants la remplace véritablement et élève ses petits frères et ses petites sœurs. Parfois, elle-même est encore une enfant : elle n’a pas quinze ans et, pourtant, elle devient la compagne morale du père, sa sauvegarde contre le découragement, contre l’alcool, contre la marâtre possible.

Sacrifice des parents aux enfants, des enfants aux parents, d’une orpheline à ses frères et à ses sœurs plus jeunes, c’est la vertu familiale que nous admirons, mais que nous expliquons, parce qu’elle a des racines physiologiques et sociales, parce qu’elle est la vertu des mêmes intérêts et du même sang. Il y a une vertu plus désintéressée. Et, dans cette revue édifiante de fin d’année, voici le chœur attendu des servantes dévouées et fidèles. L’aventure commune est qu’elles entrent chez des maîtres qui, un jour, ont des malheurs, sont ruinés. Alors elles restent à leur service, sans gages, et de salariées deviennent pourvoyeuses. L’une d’elles est entrée, à vingt-trois ans, comme nourrice, chez une dame qui écrit : « Je ne suis pas familière avec les domestiques, mais je suis très juste et très bonne et patiente ; je préfère leur donne du bien-être moi-même que de leur en voir prendre. » Voyons donc ce que la nourrice va prendre pour son bien-être. Eh ! bien, après deux ans, le mari de la dame est ruiné, la dame enceinte. Nounou reste ; elle retire 600 francs de la caisse d’épargne pour payer le terme ; il y a trois enfants, c’est elle qui paie les pensions et les cours de la petite fille ; qui donne au petit garçon une montre pour sa première communion, etc. Depuis vingt ans, elle consacre à ses maîtres son temps, son argent, sa santé, sans qu’on puisse la récompenser en rien. Et la dame écrit enfin : « Nous ne la considérons plus comme une domestique, mais elle a toujours le tact de rester à sa place. » Seulement, elle ne peut pas s’empêcher de tutoyer Olga, la jeune fille qu’elle a nourrie pendant vingt-trois mois. Ah ! qu’elle tutoie donc Olga ! elle l’a bien mérité.

Cette vertu ancillaire se rattache à la vertu familiale : ces domestiques font vraiment partie de la famille, de la maison, et leur fidélité admirable s’explique par la cohabitation, l’accoutumance aux choses qui, elles-mêmes, sont des larmes dans les jours d’infortune ; par l’attachement aux enfants qu’on a élevés, aux maîtres qui ont été humains dans les jours heureux, aussi par cette noble pudeur qui défend d’abandonner ceux que le malheur a frappés.

Voici, maintenant, la vertu toute pure, la charité commune et l’amour du prochain, et c’est la longue théorie de ces véritables saintes laïques, de ces créatures d’abnégation qui vivent dans le siècle, dans le monde, mais dans le monde des malheureux et des malades ; mères sans époux, et servantes sans maîtres de l’humanité faible et souffrante. Avec de petites rentes, un petit bien, un modique salaire, elles pouvaient vivre tranquilles : afin de secourir les misérables, elles ont fait vœu de misère. Pour les riches, faire vœu de simplicité, c’est louable ; de pauvreté, c’est très beau ; mais, pour les pauvres, faire vœu de misère, c’est sublime, car si la simplicité n’est rien auprès de la pauvreté, la pauvreté n’est rien auprès de la misère. Vertu qui ne connaît ni les obstacles, ni les répugnances, qui pense : quand il y en a pour dix, il y en a pour vingt ; qui ensevelit les morts et soigne les cancéreux. Vertu sans éclat, bien cachée et que vous récompensez parfois, à l’ancienneté, tant les demandes sont nombreuses, quand elle est usée à force de travail, de dévouement et de sacrifices, quand elle est à bout de forces et n’en peut plus, quand elle a quatre-vingts ans, par exemple, et qu’elle a soigné les cholériques, pendant l’épidémie de 1849, et les blessés, pendant la guerre de 1870.

On dit que la vertu est monotone mais non, ce sont les rapports qui sont monotones, et c’est forcé ! Je parcours plus de cent dossiers, bien secs pour la plupart. Pourtant, chacune de ces personnes doit avoir sa physionomie et son originalité. Il faudrait pouvoir les situer dans leur milieu, les interroger, les faire se raconter. Combien d’existences dont un romancier, ami des humbles, ferait un roman comme l’Histoire d’une âme ! Combien d’actions comme celle qui a inspiré à Victor Hugo ce poème pathétique, Les Pauvres gens !

Elle n’est donc pas qu’un nom, cette vertu : elle existe, avant la grande guerre, au fond des campagnes et dans les villes, à Paris même. L’abbé Galiani écrivait en 1772 : « Il y a encore bien des mœurs, des vertus, de l’héroïsme, dans votre Paris ; il y en a plus qu’ailleurs, croyez-moi. » Oui ; l’année du tango, du luxe effréné, de l’extravagant dans les modes et dans les arts, des spectacles grossiers, des revues toutes nues, pis que toutes nues, aux neuf-dixièmes nues, l’année d’un procès scandaleux qui se termine par un acquittement cynique, toutes ces choses font croire à notre décadence, cette année-là, il y a dans notre pays de la vertu. La corruption n’est que superficielle : corruption d’une caste de politiciens, de parvenus et de cosmopolites, mais qui n’atteint pas les couches profondes de la nation. Tous ces actes que vous récompensez une fois par an, ce sont des cristaux de vertu : survienne la guerre vitale, et toute la France cristallise ! Un souffle généreux régénère le pays : les théories déprimantes et les sophismes haineux sont dispersés ; l’ironie, le scepticisme le dilettantisme dissipés ; les nuées sont balayées, le ciel redevient pur. Honneur, patrie, foi, devoir, courage, espoir, revanche, tous ces mots dont quelques-uns avaient inventé le ridicule, tous ces mots éclatent dans l’air. Cela se fait soudain, du jour au lendemain. L’avis de mobilisation est affiché ; ce n’est pas chez nous le caporalisme qui ordonne, c’est le droit, la justice, la liberté qui appellent, et chacun répond : on y va ! Nos soldats s’en vont, l’éclair aux yeux, le sourire aux lèvres, des roses au fusil ; ils s’en vont, dans la lumière du bel été, sans cris, sans bravades ; ils ont seulement l’ambition d’être des héros anonymes : ils savent qu’ils n’emportent pas le bâton de maréchal dans leur sac, mais ils savent que la médaille militaire récompense le simple soldat et le généralissime. Vertu : force, courage ; ils se battent, et l’Alsace au large ruban noir frémit d’espérance. Ils vont au secours de la Belgique violée et, contre un ennemi supérieur en nombre, ils se battent avec un courage qui va jusqu’à la témérité, une témérité jusqu’à la folie, avec cette furie française qui ne s’est pas perdue. Cependant, plus d’un homme que l’âge a réformé réclame un poste et, selon ses capacités, veut servir. Albert de Mun écrit des articles qui sont des appels de trompettes et de cloches ; il porte la main à son cœur, pour le contenir près d’éclater, et il meurt de son cœur. Vertu : dévouement, consolation, douceur, charité ; des femmes se mobilisent pour les ambulances ; elles renoncent au monde, prennent le voile et les vêtements blancs ; elles ont une croix rouge au front, comme une étoile, et une croix rouge au sein, comme une fleur. Des soldats sont partis, laissant des femmes et des enfants ; des usines, des ateliers sont fermés, des milliers de réfugiés arrivent de la Belgique et du Nord ; il faut s’occuper de tous ces gens sans travail et sans pain. Cent œuvres se créent. Là encore, à côté d’hommes de bonne volonté, des femmes s’emploient, se dévouent, s’ingénient, distribuent. Dans les ambulances, les hôpitaux, les ouvroirs, les soupes, elles voient de près le peuple, elles apprennent à le connaître. Tout de suite, avec leur intelligence, elles ont compris que ce miracle français dont nous sommes émerveillés, c’est au peuple que nous le devons. Certes, aux armées, il y a, confondus, des nobles, des bourgeois, des artistes, des prêtres, mais combien plus nombreux les paysans et les ouvriers : ceux-ci, le plus souvent, n’ont pas une pierre à eux, pas un mètre de terrain, et ils sont partis pour défendre la somme de tous les terrains, le territoire. Les femmes causent avec les blessés, les chômeurs, les ouvrières ; un sentiment triste emplit leur cœur ; plus d’une déplore sa vie oisive et frivole d’autrefois ; elle ne savait pas, mais elle sait maintenant ; elle a pour ce peuple autant d’admiration que de pitié et elle pense : il faudra faire beaucoup pour lui, nous lui devons tant ! Vertu : justice, reconnaissance, amour !

L’été a passé et les chaleurs torrides, puis l’automne et les pluies. Quand le soleil ardait, nous n’avions quune pensée : « Comme Ils doivent avoir chaud ! » Quand la pluie tombait : « Comme Ils doivent être trempés ! » Voici l’hiver, les neiges et les glaces. « Mon Dieu ! qu’ils n’aient pas froid. » Aussitôt, chaque femme tricote. Ah ! comme les doigts sont agiles : il ne s’agit pas de payer la rançon de Du Guesclin ; mais, au front, tous sont nos chevaliers. Ces hommes partis avec l’élan des soldats de 1792, en quatre mois, ils sont devenus de vieux soldats, avec une endurance et une expérience de grognards ; ils s’adaptent au genre de guerre le plus contraire à leur tempérament, car, de la guerre, cette chose terrible mais qui a ses beautés, l’ennemi a fait une chose compliquée, longue, lourde, semblable aux ouvrages de ses savants, ces ouvrages d’exégèse et de critique où le texte est submergé par les notes, et les notes par les sous-notes. Guerre inouïe on l’on combat sur terre, sur mer, dans les airs, sous la terre et sous la mer, où les batailles commencent par des duels d’artillerie, à douze kilomètres, et se terminent par des corps à corps, parfois avec de l’eau jusqu’à la ceinture, dans des plaines inondées : guerre incroyable où il faut tuer aussi le temps et combattre l’ennui. Eh bien ! ce combat contre l’ennui, nos soldats l’ont accepté : dans les tranchées, ils sont gais, ils ont de l’esprit, des mots à l’emporte-boche, ils chantent la Marseillaise et Rosalie. Là, encore, la bourgeoisie apprend à connaître le peuple, et de la camaraderie dans le danger de la liaison entre les soldats et leurs officiers, entre gens qui s’estiment, naîtront des amitiés durables. Et, quand vient l’heure désirée de la bataille, officiers et soldats sont des héros, dignes de leurs chefs, dignes de ces généraux dont on ne nous dit pas assez les noms que passent sous silence, dans leur chaleur peu communicative, les officiels communiqués. Mais les citations à l’ordre du jour sont un livre magnifique, livre d’or de l’honneur français, l’honneur qu’un pur poète, Alfred de Vigny, a défini : la conscience exaltée et la vertu de la vie. Et le pays s’adapte aussi à cette guerre, à ses conditions, à sa durée ; il a une foi inébranlable. Vertu : patience, espérance. Si la misère monte, la charité monte avec elle, et comme la mort est héroïque, le deuil que l’on porte est héroïque aussi. Les pensées s’élèvent, les églises s’emplissent, la grande voix des poètes est écoutée ; on a besoin d’idéal : les uns le cherchent au ciel et les autres sur la terre, et tous le rencontrent dans l’amour de la patrie. Quelle France nouvelle tout cela nous prépare ! N’écoutons pas ceux qui prétendent que rien ne sera changé après ; non, ceux qui se sont battus auront le droit de parler, et les morts parleront aussi ; rien ne pourra désunir ce que l’amour de la patrie a uni, rien ne pourra abaisser ce que cet amour a élevé. Et ce rapport sur la vertu qui prend aujourd’hui un sens singulier, puis-je mieux le terminer, Messieurs, que par ces mots que crie le soldat qui tombe au champ d’honneur, que répète, plus bas et dans les larmes, la femme, mère, épouse, fille, sœur, amante, douloureuse mais fière que l’homme soit mort glorieusement, ces trois mots qui résument, en ce moment, toutes les vertus : Vive la France !