Discours sur les prix de vertu 1912

Le 21 novembre 1912

Alexandre RIBOT

DISCOURS

DE

M. ALEXANDRE RIBOT
Directeur de l’Académie française

Prononcé dans la séance publique annuelle
du 21 novembre 1912.

 

Messieurs,

Ceux qui m’ont précédé dans la tâche que j’ai à remplir aujourd’hui ont souvent expliqué qu’après tant de discours sur la vertu il n’y a plus rien d’original à dire. C’était de leur part une façon de réclamer l’indulgence pour le rôle ingrat qu’ils devaient à la bienveillance de l’Académie. Mais ne pensez-vous pas que des précautions oratoires soient ici superflues ? Il ne s’agit pas de trouver des choses neuves, ni de faire de l’esprit, ni des exercer à l’éloquence. Ce jour appartient à la vertu et non pas à celui qui est chargé de la louer. En parcourant les dossiers de tant de braves gens, l’orateur que vous avez désigné éprouve surtout le besoin de s’effacer. Plus il mettra de simplicité dans son discours, moins il songera à l’effet qu’il peut produire et plus il entrera, ce me semble, dans l’esprit de son sujet.

Je ne puis pas ne pas me rappeler, en ce moment, la lettre que Bossuet écrivait au maréchal de Bellefonds, à l’occasion de l’entrée de Mlle de La Vallière aux Carmélites. Mlle de La Vallière n’avait pas toujours suivi les sentiers les plus rudes de la vertu ; mais elle avait fait l’admiration et l’étonnement de la Cour par la manière dont elle s’était préparée aux plus grandes austérités. « Cela me ravit, écrivait Bossuet, et me confond ; je parle et elle fait ; j’ai les discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses, j’entre dans le désir de me taire et de me cacher et je ne prononce pas un seul mot où je ne croie prononcer ma condamnation. » Ces paroles un peu singulières et tout de même admirables sous la plume d’un évêque, nous pouvons, Messieurs, nous les appliquer à nous-mêmes ; nous faisons des discours, tandis que ceux que nous récompensons ont les œuvres, ont les mérites. On voudrait pouvoir se taire et se recueillir pour écouter les leçons qui se dégagent de ces existences si humbles et si dignes de servir d’exemples.

Il y a, dans le contraste entre nos occupations habituelles et l’office que nous remplissons une fois l’an, pour nous conformer aux intentions de M. de Montyon, quelque chose d’assez piquant, mais aussi comme une sorte d’avertissement. En racontant ces actions si simples, si dénuées de tout ce qui peut piquer la curiosité littéraire, nous nous mettons en garde contre la tentation de croire que l’intelligence, le talent, le génie sont tout dans ce monde.

L’humanité ne vit pas seulement en effet du génie des inventeurs, des poètes, des hommes d’État ; elle ne vit pas seulement de tout ce qu’il y a d’exquis, de délicieux dans la culture littéraire. Elle vit aussi de ces vertus modestes, de ces dévouements obscurs, de ces sacrifices ignorés qu’aucun rayon de gloire n’illuminera jamais. Peut-être n’est-il pas inutile que des hommes habitués à toutes les délicatesses, à tous les raffinements de l’esprit, prennent ainsi le contact avec les réalités les plus humbles. Je ne vois rien qui soit plus propre à les préserver de tout sentiment d’orgueil ou de vanité.

Depuis le jour où, en 1783, M. de Montyon a fondé un prix pour une belle action d’une personne sans fortune, de nombreuses libéralités ont élargi le champ où croissent les vertus que nous devons honorer. Malgré tout, nous sommes loin de nous ériger en dispensateurs de louanges pour tous les genres de dévouement. Ce n’est pas ici que le soldat qui meurt pour la patrie trouve sa récompense, ni le marin qui risque sa vie sur un navire de guerre ou dans les flancs d’un submersible, ni ces héros de l’aviation toujours prêts à braver la mort, ni le médecin qui va au-devant du sacrifice, tel ce médecin français qui, atteint de la peste qu’il est allé soigner et étudier en Extrême-Orient, dit simplement adieu à ses camarades et se rend, le sourire aux lèvres, au lazaret d’où il ne sortira pas vivant. Les plus grands actes d’héroïsme, les plus nobles sacrifices faits à l’humanité, à la science, échappent aux pauvres récompenses que nous avons à distribuer. Même ces dévouements modestes et obscurs que nous nous efforçons de distinguer, nous ne les connaissons d’ordinaire que par les témoignages spontanés qui nous sont adressés, nous n’instituons pas de recherches pour les découvrir. Quels moyens aurions-nous de faire ces enquêtes ? Aussi combien de belles actions, de vies admirables resteront toujours ignorées de l’Académie !

Deux traits de courage héroïque nous ont été signalés cette année. Un jeune élève du lycée Gambetta, à Cahors, Raymond Marmiesse, voit venir à lui un chien enragé qui a déjà blessé plusieurs enfants. Il saisit l’animal et, malgré des morsures cruelles, il le retient de toutes ses forces. On lui crie de le lâcher. « Non, non, répond-il, il en mordrait d’autres ! » Et il ne cède pas, tant que l’animal n’a pas été mis hors d’état de faire de nouvelles victimes. Ce jeune homme a donné un bel exemple de sang-froid et de simplicité dans le courage le plus intrépide. L’Académie lui décerne un prix de 500 francs. Vous avez lu sans doute l’histoire de cet abbé, professeur à l’institution Lamartine à Belley, dans l’Ain, qui, le 29 septembre de l’année dernière, revenait dans un autobus du Jardin des Plantes où il avait fait des études de botanique. La lourde voiture, mal dirigée dans la traversée d’un pont, rompt le parapet et tombe dans la Seine, entraînant vingt-six personnes. L’abbé Richard parvient à se dégager ; habile nageur il plonge six fois pour tirer de leur prison et ramener au rivage des femmes et des enfants. Ses forces sont épuisées ; il est près de défaillir. On l’entoure, on le félicite. Il s’étonne en disant qu’il n’a fait que ce que tout le monde aurait fait à sa place. Voilà le véritable héroïsme qui s’ignore lui-même, qui ne sait pas pourquoi il provoque l’admiration. L’Académie accorde à M. l’abbé Richard un prix de 2 000 francs.

Ce n’est pas, si l’on veut, un héros que ce paysan de Savoie, Maxime Martin, âgé de 77 ans, à qui l’Académie attribue une modeste somme de 300 francs. Et pourtant, quel bel exemple d’énergie humaine que celui de ce mineur, victime à l’âge de 25 ans d’un accident qui le prive de la vue ! Son courage ne l’abandonne pas. Il se marie avec une fiancée restée fidèle à son infortune ; il se fait agriculteur, tire la charrue avec l’aide de sa femme dans un champ qu’il a conquis sur la friche de la montagne. L’hiver, il parcourt, avec la hotte du colporteur, les chemins qu’il a autrefois connus. Il a élevé sept enfants. Aujourd’hui ses forces l’ont trahi et les notables de la commune de Monthion, témoins de sa vaillance, ont demandé pour lui une récompense que l’Académie n’a pas pu leur refuser.

La famille a partout, de nos jours, des ennemis redoutables : l’égoïsme que l’aisance et la facilité de la vie contribuent à développer, l’esprit d’indépendance, l’individualisme poussé au point où il est un danger et un dissolvant, les progrès de l’industrie qui sépare trop souvent la femme de son foyer et de ses enfants, l’état déplorable du logement populaire qui favorise l’alcoolisme et livre l’enfant au vagabondage et aux promiscuités les plus dangereuses, enfin la facilité croissante du divorce et le déclin des anciennes croyances qui n’ont pas été remplacées. Mais la famille française est si riche de souvenirs, de traditions de probité, d’union, de forte simplicité, qu’elle résiste à toutes ces causes de destruction. Elle est toujours bien vivante, elle donne toujours des exemples admirables et elle inspire les plus beaux sacrifices dont l’humanité soit capable.

Je ne puis pas citer tous les actes de dévouement familial que l’Académie a récompensés, la liste en serait trop longue. Quelques noms sont à retenir : Marie Lonjon, de Gignac (Hérault), âgée de 71 ans, a passé sa vie à soigner ses vieux parents ; elle ouvre ensuite sa maison aux personnes âgées et sans ressources. Marie-Louise Cotin, couturière à Fougères, fait toutes les semaines huit kilomètres à pied pour aller aider sa belle-sœur, devenue veuve, à élever ses enfants ; puis elle est garde-malade d’un frère atteint de phtisie et d’une autre belle-sœur également malade ; et après leur mort, elle adopte leurs enfants, qu’elle nourrit avec son faible salaire. Hélène Carsin, ouvrière repasseuse à Saint-Brieuc, aînée de dix enfants, fait vivre, après la mort de ses parents, les plus jeunes de ses frères et sœurs. Elle ne gagne que 1 fr. 25 par jour ; et quand son salaire s’élève à 1 fr. 50, elle reprend deux petites sœurs dont elle avait dû se séparer. Cela ne l’empêche pas de s’occuper d’une vieille tante et d’un oncle âgé de 80 ans, et d’être en même temps secrétaire d’une Société de secours mutuels, qui la signale à l’Académie comme digne d’une de nos récompenses. On trouve le même dévouement chez Perrine Collet, de Morlaix, ouvrière, depuis 1871, à la manufacture de tabacs ; chez Marie et Marie-Louise Dauphin, de Pontcharraud, dans la Creuse ; chez Hélène Borély, receveuse des postes à Plouaret (Côtes-du-Nord), fille d’un capitaine d’artillerie, qui adopte les cinq enfants de sa sœur, fait de l’un d’eux un marin, et de l’autre un élève de l’École de santé de Bordeaux.

Un facteur rural de Plumelec (Morbihan), Mathurin Besnard, ancien soldat décoré de la médaille coloniale, a recueilli, avec l’aide de sa femme, un neveu âgé de trois ans, dont le père était mort de la tuberculose. L’enfant était malade, presque aveugle. À force de soins il a été guéri. Ces pauvres gens ont dépensé tout leur petit avoir pour le placer au collège Jules-Simon, de Lorient. Le professeur de l’enfant, qui donne les meilleures espérances, nous a écrit pour nous signaler ce beau dévouement, que l’Académie est heureuse de récompenser.

Transportons-nous par la pensée dans un petit village de la Loire, à Parigny, où achève de mourir un paysan. Il cultivait un domaine assez important ; il a eu dix-sept enfants, dont quatorze sont encore vivants, et dix en bas âge. La mère a disparu avant le père, et ce dernier, sachant qu’il va mourir, songe à remettre son autorité à l’aîné de ses fils. Cela est dans la règle, dans la tradition. Il fait venir le notaire. Celui-ci raconte la scène dont il a été le témoin. Sur un lit de fer, dans une pièce du rez-de-chaussée de la ferme, le père est étendu, pendant que dans la pièce voisine on vaque aux affaires du ménage. Le paysan dicte sa volonté : le fils aîné, Joseph-Antoine Chaize, âgé de 26 ans, sera le tuteur de ses frères et de ses sœurs ; il prendra soin d’eux avec l’aide de l’aînée de ses sœurs, Léonie, âgée de 25 ans, et il ne devra pas se marier tant que le plus jeune des enfants, qui a 6 ans, n’aura pas atteint l’âge de 15 ans. Il n’y a ni discussion, ni scène d’attendrissement. C’est le notaire, semble-t-il, qui est le plus ému. Le fils aîné a promis simplement d’obéir, et il a tenu sa promesse. Que dites-vous de l’idée que se fait ce paysan de sa magistrature domestique, de la manière grave dont il l’exerce, et de la soumission de cet homme de 26 ans qui, en devenant chef, cesse de s’appartenir, qui n’a pas une hésitation, qui voit devant lui le devoir, et s’y applique de si bon cœur ? Cela en dit long sur les mœurs de ces braves gens. Il y a beaucoup de familles françaises où le même esprit se retrouve, le même souvenir de la discipline antique, le même sentiment de piété envers l’ancêtre et envers l’enfant, le même souci religieux de ne pas laisser s’éteindre le foyer domestique.

M. Louis Bigot a demandé à l’Académie de décerner en son nom, tous les deux ans, un prix de 6 000 francs « à un homme de lettres, de préférence à un journaliste, ayant honoré, soutenu par son travail et recueilli sous son toit ses père et mère tombés dans l’infortune ». Cette définition s’applique bien à M. Eugène Ripault, secrétaire de la rédaction du Journal des Débats, à qui vont naturellement toutes les sympathies. La vie n’a pas été clémente pour lui ; malade lui-même, il a perdu, après une longue maladie, un enfant qu’il chérissait. Il a recueilli et soigné avec piété sa mère décédée en 1902, à 79 ans, et son père mort en 1907, dans sa centième année.

Les domestiques font souvent partie de la famille et les vertus qu’ils montrent dans leur modeste condition s’alimentent à la même source que tous ces dévouements dont nous venons de parler, avec je ne sais quoi de plus touchant, parce qu’ici le dévouement est encore plus volontaire et plus désintéressé. Nous devons une mention particulière à Marie Desbois, âgée de 82 ans, qui compte soixante-huit ans de services dans une famille modeste de tisseurs de la Croix-Rousse, à Lyon, où elle a élevé douze enfants. Elle est aujourd’hui chez le plus jeune de ces enfants, et depuis longtemps elle ne touche plus de gages, parce qu’elle se considère comme étant de la famille. Marguerite Lavergne a soigné avec dévouement et soutenu du produit de ses économies sa maîtresse, veuve d’un artiste distingué, qui était tombée dans la détresse. Même empressement à se dévouer chez Marie-Thérèse Coste, à Fayence (Var), et aussi chez Marie Genauzeau, au Grand-Pré (Charente-Inférieure), qui est restée quarante-deux ans dans la même famille, et ne touche plus de gages depuis plus de trente-cinq ans.

Jeanne Fourezon, âgée aujourd’hui de 80 ans, est un parfait exemplaire de la servante de presbytère à la campagne. Elle a aidé sa mère, veuve, à élever ses frères et sœurs, puis elle est entrée, en 1861, au presbytère de Saint-Genis-Terre-Noire (Loire), qu’elle n’a plus quitté. Trois curés s’y sont succédé pendant un demi-siècle. Elle ne prend pas soin seulement de leur ménage et du jardin, elle accueille les pauvres et tous ceux qui viennent chercher au presbytère un secours, un conseil ou une consolation. Un des curés a l’idée d’établir au presbytère une école où il reçoit jusqu’à dix pensionnaires. Jeanne Fou­rezon se lèvera un peu plus tôt et se couchera plus tard dans la nuit, mais elle ne veut pas être aidée dans sa besogne écrasante. Elle se fait garde-malade, quand le presbytère, d’école, devient hôpital pour la mère infirme et la sœur estropiée du curé qui a succédé au premier.

Le village tout entier s’est mis en branle pour solliciter en sa faveur une récompense.

Un autre type intéressant est celui de Georges-Dieudonné Charpentier, qui compte aujourd’hui soixante-douze ans de services dans la même famille de cultivateurs, à St Charmois-l’Orgueilleux, dans les Vosges. Le père et la mère sont morts, laissant quatre enfants mineurs. Charpentier prend la direction de la ferme, se fait obéir des autres domestiques, étant toujours le premier au travail et ne touchant pas de gages. Quand la fille aînée se marie, treize ans plus tard, il reprend modestement sa place de premier domestique. Il est aimé, respecté dans le pays, où on le choisit souvent pour arbitre. Tous les électeurs du hameau ont signé une pétition pour le recommander à l’Académie. L’un d’eux, âgé de 83 ans, écrit : « C’était un rude travailleur, il savait commander avec tant de bonne grâce, qu’on lui obéissait sans peine. On était même fier de travailler à ses côtés ; je lui garde toujours la meilleure affection. »

Parmi les personnes que nous récompensons, cette année, pour des actes de dévouement, nous sommes heureux de distinguer un instituteur et trois institutrices publiques. Pierre Peyronnet, âgé de 72 ans, exerce ses fonctions depuis 1861 dans la commune de Gueugnon (Saône-et-Loire) de telle façon que 700 électeurs et le conseil municipal tout entier demandent pour lui un témoignage de reconnaissance que nous lui accordons volontiers. Mlle Amélie Moreau, institutrice à Saint-Quentin-lès-Beaurepaire (Maine-et-Loire), a élevé ses trois frères orphelins, avec l’aide de l’Orphelinat de l’enseignement primaire dont notre confrère M. Mézières est le président ; un de ses frères est élève à l’École normale d’instituteurs d’Angers. Ainsi se continuent ces familles d’instituteurs où le dévouement est traditionnel, où la vertu n’est pas seulement enseignée, mais pratiquée. Ce n’est pas à ses frères que Mlle Marie-Rose Gambier, institutrice à Amiens, est venue en aide, mais aux filles d’une directrice d’école dont elle a été la collaboratrice et qui, en mourant, les lui a léguées. L’une de ces enfants est entrée à l’École normale d’institutrices de la Somme.

Mlle Orcier est institutrice depuis 28 ans au hameau de Charance près de Gap. Sœur aînée de onze enfants, elle s’est vouée à l’enseignement public pour venir en aide à son père, à sa mère et à une dizaine de neveux et nièces. Elle sait se faire aimer de ses élèves et de leurs parents, si bien qu’il n’y a pas, nous dit-on, au hameau de Charance une enfant qui n’aille à l’école. C’est une manière de faire respecter la loi scolaire qui n’est pas à dédaigner : rendre l’école aimable. Les notables des environs qui nous recommandent Mlle Orcier ne manquent pas de nous dire que l’école est située près d’un site superbe. Ces braves gens ne sont pas insensibles aux beautés de leur pays, mais je suppose que la douceur et le dévouement de la maîtresse ont fait plus pour le succès de l’école que les charmes sévères de ce paysage de montagne.

Ajoutons à ces noms celui de Mlle Léonie Reynaud qui ne tient pas une école mais qui, dans son pays natal, à Romans (Drôme) s’occupe, avec un grand dévouement des élèves des écoles laïques et de ceux qui ne fréquentent aucune école pour leur donner une éducation morale et religieuse.

L’année prochaine, l’Académie aura à distribuer pour la première fois deux prix de 4000 francs que M. Alexandre Broquette-Gonin a fondés en faveur « des instituteurs et des institutrices qui se seront fait remarquer par leur excellente conduite, par leur bienveillance et par leurs efforts pour développer dans leurs élèves l’amour du prochain et le sentiment du devoir ». L’Académie est assurée de trouver parmi les instituteurs de nombreux exemples de dévouement qu’elle puisse proposer à ceux qui entrent dans la carrière. On chercherait en vain, hors de France, un corps d’instituteurs et d’institutrices plus digne de confiance, plus capable, plus à la hauteur de ses fonctions. Nos maîtres d’école ne mesurent pas leur peine à ce que les règlements exigent. Plus on leur demande pour toutes ces œuvres qui sont comme le soutien et le prolongement de l’école, plus ils donnent d’eux-mêmes. Gardons-nous de juger, d’après ceux qui font trop parler d’eux, l’ensemble de nos instituteurs.

Les maîtres de l’enfance ne sont pas seulement chargés d’enseigner aux petits Français les premiers rudiments des connaissances humaines. Ils doivent aider les parents à faire de ces enfants des hommes, des citoyens, des patriotes, et par là leur tâche s’élève, prend du relief, dans un temps où tout le monde comprend que l’avenir du pays dépend pour une grande part de la direction donnée à l’éducation publique. Il est bon que l’instituteur sente tout ce qu’il y a de noblesse dans sa fonction, lorsqu’elle est bien remplie, mais il a été trop longtemps tenu à un rang inférieur pour qu’il ne soit pas un peu surpris de l’importance sociale qu’il a acquise, des égards souvent intéressés qu’on a pour lui, de la crainte même qu’il inspire parce qu’il prépare les électeurs de demain et qu’il peut donner des conseils aux électeurs d’aujourd’hui. Comment s’étonner qu’une bouffée d’orgueil lui monte parfois à la tête qui est restée bonne chez lui, comme le cœur est de meurébien français ? Il lui arrive quelquefois d’oublier qu’il est chargé d’enseigner au nom de la nation tout entière et qu’il doit obéir au gouvernement responsable envers le pays de la manière dont il s’acquitte de ses fonctions. Mais a-t-on fait tout ce qu’il fallait pour dissiper ses illusions ? La liberté d’association, dont il use non seulement comme citoyen, mais comme fonctionnaire pour la défense de ses intérêts professionnels, et à laquelle il a raison de tenir, a, ses frontières naturelles ; on a trop longtemps négligé de les lui montrer comme il montre lui-même à ses élèves sur la carte les limites des provinces et des pays. En ce qui concerne les simples citoyens la liberté d’association doit s’accorder avec le respect des lois et celui des droits d’autrui, mais en ce qui touche les citoyens chargés de fonctions publiques, elle doit en outre se concilier avec le respect de la discipline et l’observation des devoirs professionnels, et au premier rang de ces devoirs on a toujours mis une certaine réserve, une certaine attention à ne pas froisser l’opinion publique, à se tenir à l’écart des disputes sociales et politiques. Que deviendrions-nous, bon Dieu, si les fonctionnaires partaient en guerre pour réformer le monde et si les instituteurs aimaient mieux faire la leçon aux ministres qu’aux petits Français ? Ce n’est pas que les ministres n’aient quelque chose à apprendre, ne fût-ce que l’on doit moins compter sur des définitions législatives que sur une constante fermeté de vues de la part de ceux qui sont chargés de commander et qu’on a d’autant moins besoin de faire sentir son autorité que celle-ci n’aura pas eu dans le passé trop de défaillances ni de trop longs sommeils.

L’Académie s’attache de plus en plus à diriger ses récompenses vers les œuvres collectives de patronage, d’assistance et de relèvement qui sont l’honneur de notre temps. Si, dans ces formes nouvelles qu’a prises la charité, le lien est moins étroit entre celui qui donne et celui qui reçoit, il n’en existe pas moins. Les hommes ou les femmes qui sont à la tète de ces œuvres s’y dépensent souvent tout entiers. Ils y mettent toute leur âme. À côté d’eux, combien de collaborateurs, le plus souvent obscurs, se font les soldats volontaires de l’œuvre, travaillent à réunir les fonds de son budget, se plient aux besognes parfois les plus ingrates sans autre récompense que d’avoir fait un peu de bien ? Ces associations viennent en aide à la bienfaisance officielle qui ne peut suffire à tout et qui s’acquitte mal de certaines tâches où il faut de l’ingéniosité pour tirer parti des moindres ressources et pour apporter à chaque misère le baume ou le remède approprié. Quelle floraison admirable de ces œuvres sur notre sol ! Quels services rendus à l’humanité et en même temps que de services rendus à ceux qui ont des loisirs et qui ne trouveraient peut-être pas en eux-mêmes l’inspiration salutaire ! Ces œuvres ne font pas seulement du bien à ceux qu’elles assistent, mais aussi à ceux qui sont les dispensateurs de leurs charités. Elles ne combattent pas seulement la misère, mais encore l’égoïsme, la sécheresse de cœur, l’ennui inexorable que la richesse trame avec elle, quand elle ne sait pas s’employer à diminuer les souffrances d’autrui.

L’enfance n’a jamais été l’objet de préoccupations plus inquiètes que de notre temps. Quand les berceaux sont moins nombreux, nous sentons davantage le devoir de veiller sur l’existence fragile de ces petits êtres qui sont l’espoir de la France. Aussi les œuvres se multiplient pour la protection du premier âge. L’Académie accorde une récompense de 5oo francs à a l’Union maternelle » du XIVe arrondissement de Paris qui, fondée en 1905, avec de modestes ressources, développe d’année en année son action bienfaisante, et un prix de 1 000 francs à l’« Œuvre nouvelle des Crèches parisiennes » reconnue d’utilité publique depuis 1907. Sauver l’enfant pour la famille et pour le pays, telle est la devise de cette œuvre toute laïque qui a pour président d’honneur M. Paul Strauss, pour présidente-fondatrice Mme Max-Cremnitz et pour secrétaire général M. Jacques Bertillon. La Société a déjà établi cinq crèches dans divers quartiers de Paris et elle à créé une école de bonnes d’enfants dont les services sont appréciés.

Une somme de 1 000 francs est également accordée à l’école de Vaujours (Seine-et-Oise) où l’enseignement est donné à environ 500 enfants. Fondée en 1844 par des hommes de bien et d’esprit libéral comme Augustin Cochin, Liouville, Marbeau, Gomel. Pépin-Lehalleur, elle est administrée par la Société Fénelon et demeure fidèle à ses traditions.

L’abbé Damlencour dirige, depuis plus de trente ans, l’orphelinat créé à Calais par l’abbé Boudringhem. Il y a institué un enseignement professionnel qui donne de beaux résultats. Il a adjoint à l’établissement de Calais une ferme et un second orphelinat à Dohem. Vivant avec ses enfants au nombre de 300, partageant leurs jeux et couchant dans leur dortoir, l’abbé Damlencour se fait aimer d’eux comme un père. Il les réunit tous les ans à l’occasion de la fête nationale du 14 juillet qui est aussi la fête de l’orphelinat. L’Académie lui décerne une récompense de 500 francs.

Un autre prix de 1 500 francs est accordé à la fille d’un ancien receveur des finances, Mlle de Mellanville, qui a créé à Rahart (Loir-et-Cher) un orphelinat et une école où elle a usé ses forces et dépensé toute sa fortune.

M. l’abbé Lecomte, curé de Biffontaine (Vosges), fait vivre de ses seules ressources un orphelinat qu’il dirige lui-même. Une récompense de 1 000 francs lui est attribuée. M. Yperman est un artiste-peintre que le gouvernement avait envoyé dans un village de la Charente-Inférieure pour y relever, des fresques récemment mises au jour dans l’église. Il y avait dans ce village une maison hospitalière où étaient recueillis des vieillards et des orphelins. Cette maison était menacée de disparaître avec sa fondatrice Mlle Van Eslande, M. Yperman est touché à la vue de ces malheureux. Il décide sur-le-champ de les emmener et de les installer, au nombre de vingt, dans sa propre maison de Gif (Seine-et-Oise) où il ne s’est réservé que son atelier. L’Académie reconnaît, par un prix de 1 000 francs, ce beau dévouement.

Quel problème que celui d’arracher à la misère et au vice les jeunes vagabonds ! L’œuvre des petites mendiantes fondée en 1896 par M. l’intendant général Roux de Montlebert abrite 4o enfants dans deux maisons, à Paris, rue de la Sauté et au Raincy. Elle est obligée de refuser toutes les semaines l’entrée de ces maisons à une dizaine de malheureux enfants qui viennent frapper à la porte. C’est de grand cœur que l’Académie décerne un prix de 2 000 francs à cette œuvre intéressante. Une même somme est accordée à l’œuvre du Bon-Pasteur de la rue Denfert-Rochereau, reconnue d’utilité publique, et administrée par un comité de dames charitables qui abrite 150 jeunes filles de 18 à 20 ans, ainsi qu’à la maison du Bon-Pasteur d’Aurillac en la personne de sa supérieure Mme Françoise Carrière, et à l’asile des sourdes-muettes du Val-Marie (Puy-de-Dôme) dirigé par Mme Clair.

On s’efforce depuis quelques années de venir en aide aux jeunes filles isolées, qui trouvent si difficilement à se loger à Paris dans des conditions convenables, qui ont si grand besoin d’être protégées contre des voisinages dangereux ou répugnants. L’œuvre des « maisons de famille pour jeunes filles isolées » de la rue de Lille, fondée en 1891, ne peut disposer que de 90 places et les demandes s’élèvent à plus de 700. L’Académie lui décerne un prix de 2 000 francs. Elle accorde les mêmes encouragements à un cercle féminin, « l’Oasis » qui offre aux jeunes filles et aux femmes sortant du bureau ou de l’atelier un lieu de repos et de récréation, une bibliothèque, un restaurant économique, des conférences et une caisse de prêts. L’initiative de la création de cette œuvre revient surtout à une fille d’ouvriers, Mlle Dubant, employée au bureau central des téléphones. Mlle Dubant, toujours en quête de bonnes œuvres à accomplir, a fait adopter par ses compagnes du bureau central une orpheline de dix ans et chaque employée paie régulièrement 25 centimes par mois pour l’entretien et l’éducation de cette enfant.

Quelques jeunes gens qui achevaient leurs études dans un lycée de Paris ont eu l’idée de réunir des élèves des écoles primaires du quartier, de leur apprendre la musique vocale et de leur faire interpréter les plus beaux chants de la musique Palestrinienne. Cela s’appelle « la manécanterie des petits chanteurs à la Croix de Bois de la rue Lecourbe ». L’Académie accorde 1 000 francs, avec ses félicitations, à M. Pierre Martin, l’un des fondateurs de cette œuvre originale.

Un prix de 1 000 francs encouragera « l’Union centrale des syndicats professionnels de femmes » établie dans la rue de l’Abbaye et qui compte environ 5 000 adhérentes à continuer et à développer les services qu’elle rend par l’organisation de cours professionnels, d’un office de placement, d’une société de secours mutuels, etc. La « Société des œuvres de mer », que vous connaissez bien, reçoit un prix de même somme, dans la personne du frère Eugène Bergé qui depuis 18 ans se consacre, malgré l’altération dans sa santé, à l’œuvre de la société, sous le dur climat de Saint-Pierre-et-Miquelon. L’« Assistance Rochefortaise » a établi une maison de retraite, un asile de nuit pour les marins, un fourneau économique et une goutte de lait. Elle a été reconnue d’utilité publique et notre confrère M. Loti a présidé une de ses réunions. Comment aurions-nous pu lui refuser un témoignage de sympathie ? Elle reçoit un prix de 1 500 francs. L’Académie se plaît à reconnaître par un prix de 5oo francs la manière remarquable dont la société civile des fondations Isaac Pereire a organisé et entretient à Levallois-Perret un hôpital qui est un modèle de simplicité dans les constructions, de bonne installation, de parfaite tenue et d’économie ; un prix de 5oo francs est également accordé à Mme Delloux, présidente de l’œuvre des Jardins ouvriers à Croix, dans le département du Nord.

Trois jeunes ouvrières de Toulouse ont eu, un jour, la pensée charmante de donner en quelque sorte une Antigone à tout vieillard délaissé et malheureux. C’est une de ces idées qui plaisent à l’imagination en rappelant les souvenirs les plus purs de la tragédie antique. Mais combien n’est-elle pas difficile à réaliser ! L’œuvre des vieillards délaissés ne fait appel qu’à des jeunes filles qui vivent de leur travail et qui s’engagent à visiter tous les jours, au sortir de l’atelier, le vieillard qu’elles ont adopté, à le soigner, à le consoler de ses misères morales en mettant un peu de gaîté et de mouvement dans sa vie monotone. N’est-ce pas un miracle de la charité qu’une pareille œuvre ait pu vivre depuis 1886, et qu’elle compte plus de 600 collaboratrices prises toutes parmi les ouvrières ? L’Académie décerne une récompense de 3 000 francs à la présidente de l’œuvre, Mme de Puymaurin. Elle accorde la même récompense à Mlle Fourcade, présidente d’une œuvre créée à Bordeaux, sous le même nom, il y a quatorze ans, et qui rend les mêmes services.

La France a, dans tous les temps, éprouvé le besoin d’étendre au dehors son influence. Nous sommes une race idéaliste qui ne dédaigne pas les réalités de la puissance, mais qui est capable d’un effort désintéressé pour porter au loin sa langue et son génie. Quels missionnaires la France n’a-t-elle pas eus toujours à son service pour cette œuvre d’expansion ! Qu’ils portent la croix du religieux ou l’épée du soldat, ou la boussole de l’explorateur, ils ont même hardiesse, même entrain, même dédain du danger, et même emprise sur les âmes. Ils s’appellent, au XVIIe et au XVIIIe siècle, La Salle ou Champlain ou Montcalm, et leur souvenir est resté si vivant que nos confrères, dans leur pieux pèlerinage aux États-Unis, ont retrouvé avec émotion la trace de leurs pas et le culte de leur mémoire. Au XIXe siècle, pour ne citer que deux noms, ils s’appellent, en Afrique, Brazza et Lavigerie. Mais c’est en Orient que, depuis les croisades, nous avons surtout imprimé l’image de la France. Ces régions d’Orient n’ont longtemps connu la chrétienté que par nous, à travers nous, et la longue accoutumance, aussi bien que les traités, nous y a conservé des privilèges qui sont surtout des devoirs et dont l’abandon serait de notre part une grande faute. Aussi, malgré les variations de notre politique, le gouvernement français a-t-il continué de soutenir les congrégations françaises, en même temps qu’il encourage la mission laïque à créer des collèges français. L’Académie, comme le gouvernement, ne fait pas de distinction entre les œuvres d’après la profession de foi de ceux qui les dirigent ; elle ne voit que les services rendus à la France et à la civilisation.

C’est à ce titre qu’elle accorde une récompense de 6 000 francs à un frère des Écoles chrétiennes qui lui a été signalé par notre consul général à Jérusalem comme un des ouvriers qui ont le mieux travaillé là-bas pour notre pays. M. Henri Longuenesse, en religion frère Évagre, est né à Saint- Omer (Pas-de-Calais), en 1831. Il a, pendant douze ans, fait, en France, la classe aux petits enfants ; en 1862, il a été envoyé en Égypte où il s’est fait remarquer par ses qualités de professeur et d’administrateur. En 1873, on lui confia la mission de créer une école à Jérusalem. Il n’existait, à cette époque, aucune école française en Palestine. Les Franciscains, établis depuis longtemps à Jérusalem, ne voyaient pas d’un œil favorable qu’une congrégation française vint faire brèche à leur monopole. Ce qu’il a fallu de tact, d’habileté, de ténacité au frère Évagre pour mener à bien cette affaire, avec l’assistance du Consul de France, M. Patrimonio, vous pouvez le deviner. Enfin, en 1878, la première école gratuite où le français sera enseigné ouvre ses portes à Jérusalem, et tout de suite les autres écoles sont obligées de créer elles-mêmes des cours de langue française. Le frère Évagre ne tarde pas à établir un collège, bientôt florissant. Il étend son action à toute la Palestine, à Jaffa, à Bethléem, à Nazareth. Sa réputation de tact, de bonté et aussi de gaîté souriante s’est répandue dans tout le Levant. Il aide à la construction d’autres écoles à Tripoli, à Rhodes, à Beyrouth. Depuis qu’il est en Palestine, le frère Évagre a vu passer dans ces écoles plus de 40 000 enfants. Aussi quels témoignages éloquents nous sont arrivés de la part de ses anciens élèves, de notre Consul et de l’Alliance française ! Celle-ci n’hésite pas à dire que « c’est à lui qu’on doit la prééminence du français, encore à l’heure présente et malgré tant de traverses et de concurrences, à Jérusalem et en Palestine ». L’Académie acquitte en partie la dette de la France envers un des hommes qui ont bien servi au dehors la cause de son influence.

Elle récompense par un prix de 2 000 francs l’œuvre importante accomplie au Japon par un marianiste, l’abbé Heinrich, qui a fondé, en 1888, des écoles françaises que le gouvernement japonais reconnaît et protège. Un collège, également créé et dirigé par l’abbé Heinrich, à Tokio, compte plus de 800 élèves. Une souscription ouverte pour l’agrandir a été l’occasion d’une démonstration de sympathie du Président du Conseil des ministres et de ses collègues, qui ont tenu à mettre leurs noms en tête des listes, et leur exemple a été suivi par tout ce que Tokio compte de personnages les plus élevés.

Enfin, l’Académie décerne cette année sa plus haute récompense, le prix de Sussy, de 8 000 francs, à Mlle Génin, directrice de l’hôpital-école de la Croix-Rouge, créé en 1908, par la Société française de secours aux blessés. C’est parmi les infirmières instruites à cette école que vient d’être recrutée la première mission chargée d’assurer le service de surveillance d’un hôpital militaire au Tonkin. De là aussi sont sorties quelques-unes des infirmières qui, au Maroc, soignent nos blessés, et font aimer la France en prodiguant leur assistance aux femmes et aux enfants des indigènes. Si vous pouviez lire les « Souvenirs de la campagne du Maroc en 1907-1908 » écrits d’une plume si alerte, avec une verve si primesautière, vous seriez émus de voir tout ce qu’il y a de vaillance, de bonne humeur, de gaîté française chez ces femmes et jeunes filles du monde qui s’en vont là-bas, toutes joyeuses de leur tâche, parce qu’elle leur permet de dépenser un peu des trésors de bonté qu’elles ont au fond du cœur, et aussi parce qu’elle n’est pas sans danger. Il y a quelques semaines, nous apprenions qu’une de ces nobles femmes, appartenant à la Société des Femmes de France, était morte à l’hôpital de Meknès. Elle portait un nom illustre dans les lettres et toujours cher à l’Académie. Le général d’Amade, assistant au départ des infirmières de la Société française de secours aux blessés, leur disait : « ... Depuis longtemps vous nous aurez quittés que votre souvenir, le bruit discret de vos pas flotteront encore dans nos salles de blessés et de malades. Vous laisserez derrière vous, comme un parfum, comme un arome bienfaisant et consolateur, la vision de votre grâce, le souvenir de votre bonté. » Sur cette terre du Maroc, que la France s’est donné la mission de gagner à la civilisation, les infirmières de la Croix-Rouge seront longtemps encore les auxiliaires du commandement. Elles mettront tout leur cœur à seconder l’œuvre si bien conduite par un général que nous sommes fers de saluer comme un des nôtres, et en adoucissant les souffrances de nos soldats, en montrant la France aux indigènes sous sa forme la plus aimable, elles auront, elles aussi, leurs bulletins de victoire.

Pour préparer à leur tâche ces sœurs de charité laïques, la Société française de secours aux blessés a institué des cours et fondé l’hôpital du square des Peupliers, où des femmes et des jeunes filles de la société parisienne, et aussi des filles de Saint-Vincent-de-Paul viennent chercher l’instruction professionnelle. C’est une merveille que cet hôpital dont notre confrère de l’Académie des Sciences, M. Guyon, a surveillé l’aménagement. Vous seriez charmés de voir les élèves infirmières, dans leur costume blanc, glisser silencieusement à travers les vastes salles où la lumière entre à flots. Tout y parle du devoir avec une grâce qui en adoucit la sévérité. Mlle Génin préside à tous les exercices, et son intelligence, son tact, sa distinction aisée rendent facile l’obéissance aux jeunes filles et aux femmes du monde qui se pressent autour d’elle. La discipline est presque militaire ; il faut être à l’hôpital avant huit heures du matin, en hiver, et si on manque plus de trois fois pendant les quatre mois d’études, on ne peut pas se présenter aux examens pour le brevet simple d’infirmière. Quant au brevet supérieur, il ne peut être conquis qu’à la suite de nouvelles études et d’un stage plus long, soit à l’hôpital-école, soit au Val-de-Grâce. La Société française de secours aux blessés dispose aujourd’hui de près de 600 infirmières pourvues du brevet supérieur, et de près de 6 500 infirmières ayant le brevet simple, sans parler des auxiliaires, ni des dames munies du certificat d’aptitude pour diriger un hôpital. Comme le disait récemment le secrétaire général de la Société, c’est une division, toujours prête à entrer en campagne, de près de 9 000 femmes ou jeunes filles instruites, disciplinées, encadrées dans un bel état-major. Que ne peut-on obtenir, Messieurs, de nos Françaises, de nos Parisiennes ! Le tout est de savoir s’y prendre. C’est un secret que n’ignorent ni le président de la Société française de secours aux blessés, notre cher confrère M. le marquis de Vogüé, ni la présidente du Comité des dames, dont le nom appartient aussi à notre Académie et qui met tant de cœur, tant de ressources d’esprit et de fine diplomatie dans le maniement parfois délicat des affaires de la Société. Une part importante du succès revient à Mlle Génin ; sa vocation est évidemment de former des infirmières et de leur communiquer l’ardeur au bien qui l’anime. Nous avons voulu, en lui décernant le prix de Sussy, non pas récompenser mais honorer tout ce travail qui s’accomplit discrètement pour la France. Le pays doit savoir qu’à côté de son armée qui s’entraîne avec zèle, qui n’a jamais été plus attachée à son devoir ni plus confiante en elle-même, il y a une autre milice, celle de la charité et du dévouement féminin sur qui la France a le droit de compter.

Comment, Messieurs, en présence de toutes ces actions généreuses ou héroïques, de tous ces dévouements qui jaillissent comme d’une source inépuisable, pourrait-on se laisser aller au découragement ? L’égoïsme peut faire des progrès, il n’étouffera pas ce besoin de se sacrifier qui est au fond des âmes les plus nobles. C’est par elles -que notre civilisation conserve sa fleur et son éclat le plus pur. Les moralistes qui observent de près nos misères peuvent s’attrister et s’inquiéter ; ils n’ont pas le droit de perdre confiance. Quand on voit, à certains moments, faiblir le culte de l’idéal et devenir plus violent le goût des plaisirs grossiers qui abaissent et menacent la vitalité de la race, quand la Société paraît se laisser aller à un sentimentalisme qui n’est trop souvent que la peur de l’effort nécessaire, quand cela est presque une élégance de souffrir qu’on tourne en raillerie l’esprit de sacrifice, quand la discipline est partout relâchée, dans la famille, dans le gouvernement, dans l’armée, on est parfois pris de doute. On se demande où va le monde. Combien de grands esprits se sont posé cette question à toutes les époques critiques de notre histoire ! Et puis, sans qu’on se rende compte d’où il vient, un souffle passe sur ce peuple qui semblait se résigner à tous les abandons. Il réveille les énergies, ranime les vertus engourdies. Les égoïstes d’hier ont senti que la France pouvait être menacée et demain, s’il le faut, ils seront prêts à sacrifier leur vie pour la défendre.

La génération qui monte joint à la recherche inquiète des conditions de la vie une confiance que n’avaient pas ses devancières. Elle n’est pas vaincue d’avance. Elle veut être sérieuse et sincère avec elle-même. On dit aussi qu’elle est moins disposée à croire que l’intelligence suffise à la vie individuelle et à la vie des nations. Ce n’est pas assez de tout comprendre pour être apte aux grandes entreprises. Ce renouveau de faveur pour les doctrines morales ou philosophiques qui préparent à la vie intense, cette disposition à chercher la pierre de touche de la vérité de telle doctrine, dans la force qu’elle communique à l’âme pour l’action féconde, tout cela semble être l’annonce d’un temps où l’on aimera mieux agir que disserter. Les braves gens que nous avons vus à l’œuvre rie se sont pas embarrassés de raisonnements, ni de théories. Ils ne se sont pas demandé si la science, qui est aujourd’hui une des maîtresses de la vie humaine, une grande éducatrice, pourrait nous révéler un jour le secret de notre destinée, si le devoir pourrait être ramené à des lois scientifiques, si la morale avait son fondement en dehors de nous-mêmes et de notre conscience. Ils ont agi et ils ont senti que leur action était bonne, parce qu’elle leur a donné la paix du cœur. Cela a été pour eux le critère infaillible. Faisons comme eux. Messieurs, avons foi dans la vertu du sacrifice, ne croyons pas que ces héros obscurs de la charité ont perdu leur vie en se donnant tout entiers à l’ouvre, si humble qu’elle fût, qu’ils ont voulu accomplir. Ils ont travaillé, pour leur part à faire vivre la France, à la rendre immortelle.