Inauguration d'une plaque sur la maison d'Eugène Brieux, à Paris

Le 2 décembre 1935

Maurice DONNAY

Inauguration d’une plaque sur la maison de M. Brieux

26, RUE VICTOR MASSÉ, PARIS
Le lundi 2 décembre 1935

DISCOURS

DE

M. MAURICE DONNAY
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Madame,
Mesdames
Messieurs,

La première vision que j’ai eue d’Eugène Brieux, ce fut un soir de répétition générale au Théâtre libre qui donnait alors ses représentations sur la scène des Menus Plaisirs, boulevard de Sébastopol. On me montre dans la salle un jeune homme ou plutôt un homme très jeune encore portant les cheveux et la barbe assez longs, cravate dite lavallière, « à l’artiste ». Un grand air de bonté est répandu sur sa figure et ses yeux clairs sont tout pleins d’une ingénuité bleue. On me dit que ce jeune spectateur est l’auteur de la pièce Ménage d’artistes que l’on joue ce soir. Quand le rideau tombe sur la fin du troisième acte, l’auteur doit être content, car le succès est très grand. Et cependant la pièce a de quoi surprendre le public habitué en ce lieu à bien des hardiesses ; car la comédie qu’on vient de représenter les dépasse toutes. Transportant sur la scène des bourgeois et des artistes, Brieux, ce débutant, cet inconnu, n’a pas craint de rendre les bourgeois sympathiques tandis qu’il faut bien le reconnaître, les artistes n’ont pas même l’excuse du génie ou simplement du talent pour ne pas se conduire admirablement. Les bourgeois se sont vus rarement à pareille fête ; d’ordinaire, au Théâtre libre, avec la nouvelle école dramatique, ils passent de mauvais quarts d’heure, sur la scène, j’entends, car dans la salle, ils sont toujours très heureux. Mais ce soir, l’auteur ne les traîne pas dans le ridicule ou dans le mépris. C’est d’une grande originalité. Le succès est très vif et Antoine lui aussi doit être content. Et peut-on rendre hommage à Brieux sans saluer le directeur, l’inventeur et l’animateur du Théâtre libre ? Et comme Antoine doit se féliciter, ce soir, d’avoir reçu et monté la première pièce de Brieux, d’avoir découvert un auteur dramatique tel que Brieux. Sans le Théâtre libre et sans Antoine, malgré son talent et sa vocation véritable, combien de temps Brieux aurait-il attendu, avant qu’un autre directeur jouât sa première pièce ?

La dernière fois que j’ai vu Brieux, c’était en 1929, au banquet donné pour le centenaire de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques. Quarante ans se sont écoulés. Brieux est président de cette Société, il est chargé d’œuvres et de gloire ; ses cheveux qu’il porte très courts maintenant ont blanchi ; mais sur son visage complètement rasé toujours le même air de bonté ; et la même candeur dans ses yeux bleus. Au dessert, M. Raymond Poincaré qui préside le banquet remet à Brieux la plaque de grand officier de la Légion d’honneur, aux applaudissements enthousiastes de tous ses confrères. Et je pense à la soirée du 21 mars 1890, au jeune auteur de Ménage d’artistes, dont le nom et la figure étaient alors tellement inconnus du Tout Paris qu’il pouvait assister comme un simple spectateur, assis aux fauteuils d’orchestre, à la répétition générale de sa propre pièce.

Quel chemin parcouru, que de succès retentissants, quelle carrière heureuse et bien remplie, mais quel travail aussi !

Le 12 mai 1910, dans son discours de réception à l’Académie française, Brieux rappelait qu’il était sorti de la classe ouvrière et, dans un tel aveu, il y avait à la fois de la simplicité, de la modestie et un légitime orgueil. « Je suis sorti de la classe ouvrière », prononcer une telle phrase dans un pareil jour sous l’habit vert, cela ne signifiait-il pas : « la route est longue et difficile de l’atelier à l’Académie ; pourtant, fils de mes œuvres, je l’ai parcourue, cette route, d’un pas sûr et rapide et je suis arrivé parmi vous, jeune encore, comme vous le voyez ». Brieux avait, en effet, dépassé à peine la cinquantaine, il avait déjà écrit la plus retentissante partie de son œuvre, et son œuvre il l’avait écrite sous ce double signe : volonté et pitié ; une infatigable volonté ; dès l’âge le plus tendre, il en avait donné des preuves.

Ses parents étaient d’humbles artisans, établis au faubourg du Temple ; il avait reçu une instruction primaire chez les Frères de la doctrine chrétienne, puis, à l’école Turgot, il avait commencé des études commerciales. A quatorze ans, il avait dû les interrompre et gagner son pain, pas toujours quotidien. Il avait, fait d’abord de petits métiers ; il avait ciré des chaussures qui n’étaient pas les siennes ; puis il avait été commis chez un marchand de dentelles, puis employé chez un banquier. Le démon d’écrire le hantait : « A quinze ans, nous dit-il encore dans son discours de réception, à l’âge où les ambitions ont le droit d’être déraisonnables, je me promettais d’occuper la place où je suis en ce moment. » Pourquoi pas ? En attendant, il savait bien ce qui lui manquait ; il avait le goût de s’instruire et d’apprendre : il lisait beaucoup. Heureux ceux qui ont faim et soif de lecture : le royaume des idées est à eux. Il achetait, à raison de cinq sous le volume, les petits livres d’une collection populaire que l’on appelait la Bibliothèque nationale et qui, sous une couverture lilas, mettait à la portée de chacun les chefs-d’œuvre des littératures de tous les pays, France, Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie. Admirable alliance intellectuelle. Après le travail de la journée, il passait ses soirées et parfois les nuits à lire. En ces temps-là, on n’avait pas qu’à presser sur un bouton pour que la lumière se fît ; la bougie coûtait cher et Brieux m’a raconté que souvent, quand il était, si je puis dire, à bout de bougie, il sortait de sa petite chambre et, sur le palier, à la lueur du bec de gaz dont la flamme s’étalait en papillon, il lisait jusqu’au matin. Et, en évoquant le futur auteur de Blanchette et de la Robe rouge lisant Faust ou l’Iliade, sur son palier, à la lueur d’un bec de gaz, on pense à ces enfants devenus hommes illustres et dont les traits d’application et de curiosité studieuses sont relatés dans ces recueils édifiants qui ont pour titre : les Enfances célèbres.

Ce désir de s’instruire, Brieux l’eut durant toute sa vie ; cet humanitaire fit, à sa façon, ses humanités. Il apprit tout seul le latin et il n’arrêta jamais de lire des ouvrages d’histoire, de médecine et de philosophie.

« Volonté et pitié » aurait pu être sa devise. Sorti du peuple, il était resté par le cœur tout près du peuple, avec le peuple.

Il était né dans un quartier populeux ; rien de tel pour comprendre le peuple que d’avoir vécu au milieu de lui. Brieux avait connu la misère, il avait une âme généreuse, le don sacré de la pitié ; une charité vivante, agissante, emplissait son cœur et cette pitié et cette charité enveloppent et pénètrent toute son œuvre. Il ne pouvait pas voir souffrir ; il ne pouvait pas se résigner à la souffrance des autres. Il ne brûlait pas d’une foi théologale, mais sa foi était personnelle et sociale. C’était un fils spirituel du XVIIIe siècle, un arrière-petit-fils de Jean-Jacques. Il croyait à la bonté naturelle de l’homme. C’est une tendance que l’on constate d’ordinaire chez les hommes qui sont eux-mêmes sincères, désintéressés et compatissants ; ces hommes-là sont enclins à créer l’homme à leur image. De tels hommes, dira-t-on, sont des exceptions qui confirment la règle, et cette règle est la méchanceté ; mais de tels hommes sont aussi la preuve qu’il peut, y avoir de la bonté sur la terre. Brieux n’était pas un naïf, il ne croyait pas à cette bonté, sans réserve et sans discernement. Mais il pensait que les hommes tout à fait méchants sont aussi rares que les hommes tout à fait bons, qu’il y a dans les cœurs les plus sombres des lueurs de bonté et que de ces lueurs fugitives, il s’agit de faire une lumière constante. C’étaient là, je crois, les idées de Brieux et le but qu’il s’était proposé. Tout enfant, il rêvait d’aller dans des contrées lointaines catéchiser les sauvages. Auteur dramatique, sans sortir de son pays, il a assumé cette mission auprès des civilisés ; Evangéliste sans Evangile, a-t-on dit de lui, mais pénétré de la philosophie de Stuart Mill, de Malthus, de Renan, surtout de la philosophie d’Herbert : Spencer, adepte par conséquent des doctrines de l’inconnaissable et de l’Évolution. Un moment, ses livres préférés furent les ouvrages de Gayau, l’Irréligion de l’avenir et l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.

Il croyait fermement qu’un jour, après des siècles d’évolution, l’humanité serait « apte à faire le bien, à atteindre la Vérité et la Beauté, sans n’avoir plus besoin de s’appuyer sur aucune illusion imaginaire ». Mais pour amener une société à cet état idéal d’irréligion philosophique, esthétique et morale, il faut l’enseigner et, en quelque sorte, la catéchiser. C’est pourquoi Brieux, dans ses pièces de théâtre, ne veut pas bercer son public par des mensonges qui rassurent, mais lui montrer ses injustices, ses hypocrisies et ses vices dans toute leur réalité, afin de le tirer de son indifférence, le contraindre à penser, le forcer à s’émouvoir, l’inciter à se corriger.

Tout cela fait que son théâtre n’est pas un théâtre bien parisien, comme on dit, mais un théâtre humain ; non plus un théâtre de société, mais contre la société. Théâtre à thèses, théâtre d’idées d’où sont bannies les ordinaires complications sentimentales, théâtre d’amour cependant, mais du plus grand amour, l’amour du prochain.

Ce n’est pas ici le lieu d’analyser toutes les pièces qui ont rendu son nom célèbre : Manchette, les Remplaçantes, l’Évasion, la Robe Rouge, les Avariés, etc. On oublie généralement dans cette énumération les Trois filles de M. Dupont qui sont cependant une de ses meilleures comédies.

J’entends encore le ton dont, lors de ses premiers succès, quelques-uns de ses confrères, ses aînés ou ses cadets, disaient de lui : « l’honnête Brieux ». C’était le temps où le mot russe florissait, où l’expression « fin de siècle », qui ne veut rien dire, était à la mode. Ces décadents et ces dilettantes pensaient que Brieux n’était pas fin de siècle. Mais, au commencement comme à la fin des siècles, être honnête, c’est, dans tous les domaines, avoir le sentiment de l’honneur-probité. Ce sentiment, Brieux l’avait au plus haut degré, soit dans ses écrits, soit dans les actes de sa vie. Ce n’est pas seulement sur le papier qu’il exposait ses idées, mais, pour les défendre, il savait payer de sa personne.

Il aimait voyager. On raconte qu’un jour, à la Nouvelle-Orléans, ayant pris un tramway, il s’était assis dans le compartiment réservé aux nègres ; un ami, un Français qui l’accompagnait, le lui fit observer. Le conducteur voulut le faire déloger, Brieux ne voulut pas obéir ; il ne trouvait pas du tout gênante cette promiscuité qu’un citoyen de la libre Amérique n’aurait pu tolérer. Le conducteur insistait, Brieux s’entêtait. « Apprenez-lui, disait-il à son compagnon, que je viens du pays qui a promulgué la Déclaration des droits de l’homme. » L’égalité et la fraternité n’étaient pas, pour lui, de vains mots ; il avait le courage de ses opinions et il ne connaissait pas ce qu’on appelle, improprement dans bien des cas, le respect humain.

Il détestait la guerre, mais lorsqu’en 1914, la guerre nous fut déclarée, imposée, il ressentit profondément les malheurs et les souffrances de la patrie. Il considérait que le rôle de l’écrivain âgé et qui n’est pas soldat n’est pas de prendre sa plume et de crier : « avant » à ceux qui se battent, mais que son rôle, à l’arrière, est de tâcher à soulager les maux de la guerre. Il voulut servir et il devint l’apôtre des soldats blessés aux yeux de tous ces hommes plongés, avant la mort, dans l’éternelle nuit. « Puissiez-vous jouir de vos yeux ! » disait la sagesse antique et, dans l’idée que les hommes se font de la mort, la pensée qui domine, c’est qu’ils ne verront plus la lumière du jour. Brieux vint au secours de ces malheureux et parfois de ces désespérés. Il se dévoua à eux corps et âme. Durant une semaine il porta un épais bandeau sur les yeux, afin de se rendre compte, dans cette nuit factice, de ce que pouvait être la vie de ses protégés. C’est par un procédé de conscience analogue qu’avant d’écrire Résultat complet des courses, cette pièce dans laquelle il a montré que, dans l’intérêt du peuple, le pari mutuel n’est pas le plus pur symbole de mutualité, voulant être en contact avec les milieux qu’il allait représenter, il s’était fait introduire dans un atelier de ciseleurs et qu’il était entré un matin comme dessinateur dans une fabrique du quartier Poissonnière.

Telles étaient la conscience, la probité et le courage dans tout ce qu’il entreprenait de cet écrivain réellement sorti du peuple, et fils de ses œuvres, de celui qui aurait voulu qu’on inscrivît sur sa tombe : « Il a fait de son mieux » la plus belle épitaphe quand ce mieux est ce qu’a fait Brieux.