Hommage prononcé en séance à l’occasion de la mort de M. Pierre Emmanuel

Le 27 septembre 1984

Jacques de BOURBON BUSSET

 

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. Jacques de BOURBON BUSSET
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. Pierre EMMANUEL[1]

Séance du jeudi 27 septembre 1984

 

 

Messieurs,

Les amis de Pierre Emmanuel ont reçu, il y a quelques semaines, un gros volume intitulé Le grand œuvre, en sous-titre, Cosmogonie. Au livre était jointe une carte de l’éditeur indiquant que l’auteur n’avait pu signer son service de presse en raison de son état de santé. Cette précision inhabituelle m’avait alarmé, mais je ne me doutais pas que ce livre serait son testament. Je lui ai écrit que, dans cet ouvrage, son ambition était la plus haute qui fût et qu’il pouvait être fier du résultat atteint. Pierre Emmanuel, dans cette œuvre, orchestre une genèse du monde. Il s’y montre, plus que jamais, poète prophète. Heureux l’écrivain qui, avant de gagner son éternité, peut, dans sa dernière œuvre, rassembler l’essentiel de son message !

Notre confrère était une âme généreuse et tourmentée. Dauphinois et Béarnais, ce chrétien, élevé catholique, avait certaines racines calvinistes. Il était, instinctivement, l’homme de la protestation et du refus. Tout naturellement il fut un résistant, à la fois par les actes et la parole.

C’est à Dieulefit, nom prédestiné, dans la Drôme, qu’il passe la guerre, comme enseignant et comme résistant. Il a rejoint là son vrai maître en poésie, le rigoureux et mystérieux Pierre-Jean Jouve. Paraissent alors les textes clandestins tels que Jours de colère d’où j’extrais ces vers :

Ô mes frères, dans les prisons, vous êtes libres
Libres les yeux brûlés, les membres enchaînés
Le visage troué, les lèvres mutilées
Vous êtes ces arbres violents et torturés
Qui croissent plus puissants parce qu’on les émonde.

Ceux qui ont vécu les jours et les nuits de l’occupation, ceux qui ont vu disparaître, cueillis au petit matin par la gestapo et conduits aux chambres de torture, leurs compagnons de la veille, ceux qui se demandaient combien d’entre eux seraient encore là au jour de la victoire, ceux-là savent que de tels textes, si limitée que fût leur diffusion, les aidaient à combattre et à vivre. Maurice Genevoix, dans son discours sur les prix littéraires de l’Académie en 1963, indiquant que le grand prix de poésie avait été attribué à Pierre Emmanuel, déclare que celui-ci a « retrouvé naturellement la véhémence justicière des Tragiques et des Châtiments ». Ce n’est pas un mince éloge que de comparer un poète à d’Aubigné et à Victor Hugo, mais, en vérité, si Emmanuel a commencé son œuvre comme poète engagé, si jusqu’à la fin il a combattu pour les causes qui lui paraissent justes, en particulier celle des droits de l’homme, son ambition la plus profonde est d’un autre ordre. Il veut, si j’ose dire, s’expliquer avec Dieu.

« La guerre mondiale, écrit-il, fut une guerre intérieure de l’homme contre soi et contre l’image de Dieu en lui ; comme le disait si bien le poète Pierre-Jean Jouve : « Dieu souffre et la face humaine est offensée ».

Or, pour Emmanuel, si la foi en Dieu et la foi dans la poésie sont inséparables, il existe, cependant, entre les deux exigences sinon une contradiction du moins une opposition, source de déchirements. Ce déchirement, il le vivra jusqu’au bout et d’autant plus cruellement qu’il est assoiffé d’unité. Son livre Le goût de l’un aurait pu aussi bien s’intituler « La soif de l’un ».

Pour Emmanuel, la poésie, qui est d’autant plus nécessaire qu’elle paraît inutile, est la gardienne non seulement du sens des mots mais aussi de la forme humaine, cette forme humaine que la barbarie ne cesse de menacer. Et c’est pourquoi le poète n’a cessé de lutter en faveur des intellectuels persécuté. Il m’en parlait, chez lui, rue de Varenne, il y a plus de vingt ans et, jusqu’au dernier jour, il a soutenu de toutes ses forces la fondation pour une entraide intellectuelle européenne, mais, ici encore, nous retrouvons le déchirement qui donne à toute l’œuvre de notre confrère sa palpitation unique.

Il s’en explique en juin 1983, il y a un peu plus d’un an.

« Être un tout petit Christ, écrit-il, est à la portée de n’importe quel défenseur des droits de l’homme tant qu’il n’a pas à les défendre en sacrifiant ce qui lui est essentiel ».

L’essentiel, pour lui, c’est son œuvre, c’est, dit-il « le travail sur soi le l’être intérieur en quête de la vérité qui le fonde ». Ce travail-là, il l’a cessé de le poursuivre, et sa recherche de l’unité l’a mené, à certains moments, pas loirs de la pensée orientale et du monisme indien.

Pourtant, nul, plus qu’Emmanuel, n’a été sensible à ce qu’il y a de duel dans l’être humain. Dans Le livre de l’homme et de la femme, il se montre soucieux de réconcilier la sexualité et la métaphysique, une des tâches essentielles qui se présentent à notre temps. Le chrétien Emmanuel savait bien que la mystique chrétienne n’est pas une mystique de la fusion, comme le sont les mysticismes orientaux, mais une mystique de la différence créatrice, de l’altérité, de l’alliance dans la différence qui unit sans confondre et distingue sans séparer. Dans sa dernière œuvre il m’affirme nettement :

« Tu es l’Autre que moi qui suis l’Autre que toi ».

Le visage de la vérité, c’est sans doute la vérité d’un visage. La vérité de Pierre Emmanuel, c’était la vérité d’un visage, tel que je l’ai vu il y a quelques mois pour la dernière fois, tendu et souriant, traversé le courants contradictoires, recherchant ardemment la sérénité qu’il a maintenant trouvée.

 

[1] Mort le 24 septembre 1984, à Paris.