Discours sur les prix de vertu 1907

Le 21 novembre 1907

Maurice BARRÈS

DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

MAURICE BARRÈS

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Voici la quatre-vingt-seizième fois que nous nous réunissons pour célébrer et récompenser la vertu. C’est toujours la même moisson : des merveilles de bonté, de sympathie et d’amitié. Saurai-je du moins relever cette sublime monotonie par des arguments imprévus ou des couleurs nouvelles ? Nos prédécesseurs ont tout dit ; en faveur de la vertu, et même ils l’ont dit plusieurs fois. J’ai consulté leurs quatre-vingt-quinze discours, où éclatent les noms des Laplace, Cuvier, Tocqueville, Guizot, Montalembert, Sainte-Beuve, Dumas fils, Renan, Brunetière et Sully Prudhomme..., où le génie reçoit un reflet des vertus qu’il glorifie, et qui nous permettent de suivre d’année en année les mouvements, je n’ose pas dire les modes, de la sensibilité française. Et puisque c’est la coutume que la lecture du palmarès soit précédée d’un développement général, laissez-moi vous tracer, d’après ces rapports, une esquisse des variations de l’idée de vertu à l’Académie.

Quand un généreux anonyme — c’était M. de Montyon — chargea l’Académie de prononcer chaque année l’éloge public de l’action la plus vertueuse, le premier choix de notre Compagnie se porta sur une marchande mercière de Paris, qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille. L’année d’après, nos confrères s’étant trouvé dans l’heureux embarras d’avoir à récompenser deux actions également méritoires, la reine Marie-Antoinette mit un deuxième prix à leur disposition.

La Bastille, la reine, notre Compagnie disparurent ; notre bienfaiteur lui-même avait passé à l’étranger, et durant trente aimées, l’usage de décerner un prix à une belle action fut interrompu.

En 1819, M. de Montyon nous revint. Il n’avait rien perdu de sa confiance dans le, perfectionnement de l’humanité. Il nous choisit, comme devant, pour ses collaborateurs.

Comment servîmes-nous son dessein dans ces années de la Restauration ? Quelles furent à cette date les vertus de notre choix ? Naturellement, celles qui rattachaient la nouvelle France à l’ancienne : des serviteurs sensibles, qui se font inscrire au bureau de bienfaisance, pour en épargner l’affront à leurs maîtres, ruinés par les orages révolutionnaires ; des religieux dépouillés, traqués et qui surent pourtant continuer l’exercice tic leur ministère et les pratiques de hi charité. Cette société qui se reconstitue essaie de s’envelopper d’une atmosphère favorable. Il semble qu’on l’entende dire : « Sous les crimes éclatants duraient mille vertus de loyalisme secret ; le bien a persévéré ; il y avait encore des justes ; nous étions toujours aimés. »

En 1830, l’Académie consacre quinze mille francs aux veuves, orphelins et victimes des journées révolutionnaires. Le rapporteur célèbre la victoire du peuple parisien et l’abnégation du monarque citoyen qui s’est dévoué au trône. Nous faisons l’éloge de ceux que nous nommons déjà les prolétaires. Le régime s’installe et, dans l’année 1835, M. Tissot prononce solennellement ii cette place l’éloge de l’Économie.

À part le de 48, l’Académie a la préoccupation évidente de combattre les idées des révolutionnaires communistes. Un prêtre anglican, fort audacieux dans sa jeunesse, ayant été nominé au chapitre de la cathédrale de Saint Paul, avait coutume de dire : « Je ne désire plus de réforme ; les chanoines de Saint-Paul ne sont pas amis des changements. » Les membres de l’Institut se rangent à l’avis du chanoine de Saint-Paul. Ils acceptent volontiers l’ordre social. Ce n’est pas sécheresse de cœur ; c’est expérience de la vie. Ils se méfient à bon escient de ceux qui pour construire un palais imaginaire veulent détruire la vieille maison qui favorisa l’épanouissement de notre civilisation Pour nous, le grand problème, c’est de maintenir la culture française. Dès les premières années du second Empire, on voit se former, dans nos séances annuelles, l’alliance des deux sentiments les plus capables d’assurer la conservation de notre vie traditionnelle. Tandis que M. Guizot célèbre la rentrée des troupes d’Italie, les Laprade et les Montalembert nous disent éloquemment que l’on ruine une nation, quelle que soit sa prospérité matérielle, si l’on y contrarie le ferment religieux.

Cet éloge alterné de l’idéal chrétien et de l’idéal militaire ne fut pas arrêté, bien on pense, par les événements de 1870. En 1870, il n’y eut pas de discours ; en 1871 le dossier des prix de vertu fut saisi et détruit pal les Prussiens ; mais en 1872, l’Académie proclame que la première des vertus publiques, c’est la vertu militaire, et, sa plus forte somme, elle la consacre à secourir les blessés et les orphelins de la guerre.

L’Académie, Messieurs, a toujours tenu à accueillir tontes les écoles et tous les partis. Tout ce qui se pro­page dans l’esprit public finit un jour par aboutir ici. C’est l’honneur de notre Compagnie qu’un tel accès y soit donné au talent et à la sincérité. Quand M. Renan entra à l’Académie, il y apporta son génie ironique de discrète et prudente personne, plus destructif certes qu’aucune négation dogmatique. Il ne laissa pas une seule de ses opinions à la porte. Nous le vîmes les manier au milieu de vous avec la délicatesse d’un artificier qui place une cartouche de mélinite sous les constructions qu’il a sacrifiées. À cet égard, son rapport de 1881 fait une date académique. Une merveille de conciliation, semble-t-il, mais les lecteurs gagnés par un tel scepticisme et que ne prélu unirait pas la délicatesse de leur cœur risqueraient de s’y infecter d’anarchie. « Parmi les dix ou vingt théories philosophiques sur les fondements dit devoir, il n’y en a pas une, nous dit-il en substance, qui supporte l’examen. Prenons clone la vertu de quelque côté qu’elle vienne et sous quelque costume qu’elle se présente ; ne nous privons d’aucune auxiliaire utile vertu laïque, vertu congréganiste ; vertu philosophique, vertu chrétienne ; vertu d’ancien régime, vertu de régime nouveau ; vertu civique, vertu cléricale ; prenons tout, croyez-moi : il n’y en aura pas trop pour les rudes moments que la conscience humaine peut avoir à traverser... » C’est un véritable sauve-qui-peut : M. Renan sacrifie avec allégresse tous les principes sur lesquels s’appuie la vertu, mais il entend bien ne pas se priver de la vertu elle-même, il le juge nécessaire.

Jamais le principe d’utilité ne fut exposé avec des accents plus sacerdotaux. Il semble qu’aujourd’hui il réunisse des adhésions des points les plus opposés. Vous avez, entendu, l’an dernier, notre confrère M. Paul Bourget, qui, poursuivant ici sa thèse favorite de l’accord entre la tradition et l’observation, nous définissait la vertu comme « une production d’énergie bien faisan ». Il nous initie à la reconnaître à « sa valeur réparatrice », à son pouvoir constructeur ». C’est en acceptant ce point de vue que l’Académie, cette année, pour la première fois, décerne des prix à deux ménages d’ouvriers qui ont élevé honnêtement leurs nombreuses familles.

M. et Mme Verryser (de la commune de Millam), ont eu dix-neuf enfants, tous vivants. M. et Mme Desteirdt (de la commune de Capellebrouck) ont eu vingt et un enfants dont dix-sept survivent. Plusieurs des petits Verryser et Desteirdt sont déjà ouvriers ou soldats. Tous honnêtes, laborieux, respectueux de leurs parents. On m’assure que les pères de cette marmaille vigoureuse n’ont jamais gagné plus de deux francs par jour en moyenne ! C’est vous dire si les mères sont des saintes et des héroïnes : jamais nous n’honorerons assez les obscurs sacrifices dont leurs vies sont faites. Ces braves gens jouissent d’une sorte de renommée villageoise, car c’est encore là-bas, cette vieille Flandre si l’on peut lire dans les cimetières sur les tombes d’antiques époux ce titre de gloire : « Ils procréèrent en légitime mariage et firent baptiser tant de fils et de filles. »

Voilà des ouvriers ruraux, des Flamands français, courageux et pauvres, ayant supporté sans se plaindre le fardeau d’une longue et lourde vie. Leurs vertus ne sont pas de celles qui surprennent et forcent l’admiration ; elles n’ont rien de romanesque ou même de pittoresque ; elles n’attendrissent pas, mais elles renferment de la force, au sens antique du mot virtus. À cette heure, qui méconnaîtrait la beauté simple de ces vies, attachées de tout près au sol natal et qui servent la société dans l’humilité et le silence ? L’Académie fait aujourd’hui ce que n’ont pu obtenir de l’État les efforts des nombreuses ligues contre la dépopulation. Elle honore la vertu dans les pères et mères de famille. Nous inscrivons en tête de notre palmarès, ces deux médailles de 300 francs, que justifient, certes, les circonstances sociales. Trop faible somme, à mon gré, mais d’importance dans ces pauvres ménages. Qu’en feront-ils ? Le plan est déjà limé. Vous êtes assez ruraux, Messieurs, pour l’avoir deviné : on achètera une vache. Puisse-t-elle, cette bête académique, réjouir et bien servir ces honnêtes ira ailleurs !

Cette préoccupation de l’utilité sociale, où nous venons de surprendre l’Académie, se retrouve dans la décision qu’elle a prise, cette année, d’apporter l’appui de son autorité aux Abris du Marin, à l’Office central des Œuvres de Bienfaisance, à un asile d’enfants abandonnés, à trois patronages d’enfants ouvriers et à une École ménagère.

Nous avons attribué le prix Honoré de Sussy, d’une valeur de 8 000 francs, à l’œuvre des Abris du Marin fondée par M. de Thézac.

Les marins que le mauvais temps ou la mauvaise saison empêchent de prendre la mer vivent naturellement sur le port ; ils guettent l’embellie, s’informent des prix de vente, des lieux de meilleure pêche ; mais il fait froid, il pleut : on se réfugie au cabaret, au cabaret, où pourrait bien périr cette noble race bretonne. Avons-nous assez entendu prêcher la croisade contre l’alcoolisme ! M. de Thézac a commencé d’agir. À l’île de Sein, au Guilvinec, à Passage-Limriec, Concarneau, Audierne, Palais, Camaret, Sainte-Marine, il a de ses propres ressources dressé huit abris pour les marins. Et nous savons qu’avec notre prix il en va fonder un neuvième. Voulez-vous que nous entrions, par exemple, dans l’abri de Concarneau ?

Sur la porte, voici une affiche : « L’établissement est exclusivement réservé aux marins. » C’est l’hiver, les mois d’inaction. Dans une vaste salle dont les cinq fenêtres ouvrent sur la mer, sept à huit cents pêcheurs de tous âges jouent aux dames, aux cartes, aux dominos. Au-dessus de leurs têtes se balancent des petits bateaux modèles ; aux murs s’alignent des quantités de cadres, photographies agrandies de sauveteurs héroïques, scènes de la vie maritime, beaucoup de cartes marines, toute une collection d’images et de chansons dirigées contre l’alcool. Les poutres du plafond elles-mêmes veulent parler à leurs hôtes. L’une d’elles nous dit : « On est ici pour s’aimer. »

Parole touchante et bien utile, dans ce rude peuple celtique, toujours prêt à former des clans ennemis. Pour l’entendre, il faut avoir vu ces petites villes de la côte où chaque cabaret, d’ailleurs plein de querelles intérieures, est sur le pied de guerre en face du cabaret voisin. Qui donc irrite ainsi le cœur généreux de ces grands enfants ? Rien que l’alcool. On n’en boit pas une goutte dans l’abri du marin.

Au dehors le vent fait rage, la brume pénètre et glace les plus endurcis. D’instinct héréditaire, il semble ne pourraient se passer de mêler à leur sang les eaux-de-vie, rhum, wisky, vulnéraire, genièvre, punch, schnaps, sans parler des apéritifs, amers, bitters et absinthes. Quelle erreur ! Aujourd’hui la mode est à la bienfaisante tisane d’eucalyptus. Voyez au milieu de l’abri cette marmite aux larges flancs. Elle contient 150 bolées de la fameuse infusion, servie chaude et sucrée. Au cours d’une seule année, les pêcheurs dans les abris en ont absorbé 88 228 tasses. On ne s’arrête que faute de sucre. Leur enthousiasme pour l’eucalyptus s’étend, des feuilles qu’ils prennent en tisane, jusqu’aux fruits qu’ils voudraient mastiquer. Comment vous rendre l’accent d’un vieux loup de mer qui s’écriait : « Je ne chiquerais plus jamais de tabac, si j’avais des chiques d’eucalyptus ! »

Vous ne vous étonnerez pas, Messieurs, que nous donnions la plus belle de nos médailles à l’auteur de ces prodiges. Ces abris du marin, ce n’est rien moins qu’une vaste entreprise de sauvetage. Elle devra son succès à la noblesse morale autant qu’à l’esprit d’organisation de M. de Thézac. Il a bien vu dès le premier instant la grande vérité : que des hommes ne voudraient pas être guidés, prêchés, tenus en tutelle, qu’il fallait qu’ils se sauvassent eux-mêmes. Les intérêts menacés et mille défiances s’amassaient contre l’œuvre nouvelle. M. de Thézac s’est arrangé pour donner la moindre prise au vent : il a voulu que chaque abri fût dirigé par des pêcheurs qu’élisent leurs camarades de la localité. Il remet à ce comité les constructions toutes gréées, et se fait une règle absolue de ne jamais intervenir dans les affaires de ces braves gens. C’est au point qu’il leur est inconnu. Quelqu’un parcourant un jour avec lui les côtes bretonnes se scandalisait qu’aucun pêcheur ne soulevât son béret. Émoi naïf que nous eussions tout d’abord partagé, et bien à tort ! Comment ne pas voir qu’ici l’effacement volontaire de l’apôtre était nécessaire au succès de l’apostolat ?

L’Office central des œuvres de bienfaisance, que vous avez jugé digne du prix Rigot de 4 000 francs, s’est donné pour mission d’éclairer la Charité.

On raconte qu’un de nos confrères, homme excellent, fort charitable, prononçant un jour le discours des prix de vertu, n’hésita pas à malmener la charité. « Elle rend, disait-il, les plus grands services à ceux qui l’exercent, mais son effet, parfois, est tout autre sur ceux qui la reçoivent... Elle crée souvent plus de misères qu’elle n’en guérit. » Il y a du vrai dans cette affirmation qui, lancée en pleine séance de l’Académie, fit quelque peu scandale. Les efforts des bienfaiteurs sont dispersés et confus ; les pauvres ignorent les œuvres spécialement instituées pour chaque cas de misère ; les œuvres s’ignorent entre elles ; bref, la fausse indigence dévore la vraie. L’Offre central remédie à cette situation anarchique. Il démasque les mendiants de profession et relie les œuvres entre elles pour leur faire donner leur plein rendement. Voulez- vous assister un misérable ? Adressez-vous au 175 du boulevard Saint-Germain. On vous renseignera sur la sincérité du besoin qui vous sollicite ; on vous aidera à trouver du travail, si votre protégé est valide, et, s’il est impotent, une fondation charitable appropriée à son infortune.

Quel est donc l’homme qui eut le génie d’organiser ce véritable ministère et qui nous oriente au milieu des misères et au milieu des secours, dans cette double anarchie du malheur et de la bonté ? Vous le connaissez, Messieurs, cet ancien député du Haut-Rhin, puis de Paris, jadis sous-secrétaire d’État aux finances. Il appartient à cette souche d’industriels puissants, tous alliés entre eux, qui ont doté l’Alsace, le Haut-Rhin surtout, des manufactures dont vivent, là-bas, une moitié des populations. C’est à cette origine quasi féodale que M. Léon Lefébure doit son esprit d’entreprise et de commandement. Mais sa vaste pensée elle-même, sa mission d’apôtre, d’où l’a-t-il conçue ? M. Lefébure nous l’a raconté. Un deuil trop douloureux, un foyer détruit m’ont empêché, dit-il, de solliciter le renouvellement de mon mandat législatif. Cette brusque interruption d’une carrière dont les débuts étaient faits pour me séduire ne devait pas aller sans regrets ; mon renoncement devint définitif, à mesure que je voyais mieux l’utilité pour la paix sociale des œuvres charitables. Et puis, avec la marche des années, j’ai subi un travail intérieur dont chacun peut mesurer en soi l’influence. Pour tout homme, quand vient le soir, que les voix aimées se taisent, que les enchantements sont évanouis et que la route envahie d’ombres n’a plus de promesses, la pensée se tourne avec une vivacité singulière vers ceux qui souffrent.

Aujourd’hui, après dix-sept années d’efforts et de réussite, M. Lefébure, pour assurer l’avenir de son œuvre, veut qu’elle soit en pierre et en chaux, qu’elle centralise tous les services dans un abri où chaque jour se rencontreraient ceux qui souffrent de leur propre misère et ceux qui souffrent de la misère des autres, d’où le secours serait envoyé avec la rapidité voulue, sous la forme voulue. Un tel édifice mettrait en rapports tous les offices régionaux créés en province, et, suivant une ambition plus haute encore, il servirait de point de ralliement aux offices de la charité de tous les pays... Souhaitons, Messieurs, que le vœu de M. Lefébure se réalise. Quand nous attribuons un de nos plus grands prix à son œuvre, nous considérons moins la bienfaisance de cette somme que l’indication que nous fournissons au public. Qui sait si le témoignage donné à l’Office central par l’Académie française ne provoquera pas la généreuse intervention d’un donateur qui voudra doter Paris de la maison du pauvre ?

Maintenant, Messieurs, je veux vous présenter trois exemplaires d’un type de bonté qui vous est familier : la bonté féminine inclinée vers l’enfance délaissée.

Voici d’abord Mlles Ramond de la Croisette. Il y a vingt-cinq ans, ces cieux jeunes filles, qui habitaient une petite maison près de la station du Bas-Meudon, s’émouvaient de voir combien les pauvres enfants employés à la verrerie étaient abandonnés à eux-mêmes. À cette époque, la loi n’avait pas encore aboli le travail au-dessous de la treizième année dans les manufactures. De pauvres bambins veillaient la nuit auprès des fours. Mlles de la Croisette en appelèrent d’abord trois des plus chétifs, à qui elles donnèrent des soins de mamans. Mais comment fermer aux autres leur porte ? Peu à peu les parterres du petit jardin furent transformés en cours de récréation, une salle fut aménagée où les enfants jouèrent à l’abri. Les deux jeunes filles, avec des manières douces, sans élever la voix, prirent sur ces petits sauvages une influence extraordinaire : ils sentaient auprès d’elles la douce chaleur morale, la sollicitude dont leurs vraies mères trop écrasées par la misère ne pouvaient les envelopper. Les élèves des écoles communales ont, eux aussi, profité de la bonté de Mlles Marie et Eugénie. Aux uns comme aux autres, elles consacrent leur temps, leurs modestes ressources, enfin toute leur vie sans réserve. Plus de cinq cents gamins ont passé par la petite maison civilisatrice du Bas-Meudon. La plupart, devenus grands, aiment y revenir. L’Académie décerne à l’œuvre de Mlles Ramond de la Croisette un prix de 3 000 francs.

Nous avons donné la même somme à Mlle Joséphine Mougin, pour son œuvre des enfants ouvriers de Plancher-les-Mines, et c’est le même tableau que je dois vous peindre, mais avec des couleurs plus sombres. En décembre 1878, Mlle Mougin fut engagée comme servante par M. le curé de Plancher-les-Mines. Le jour de son arrivée dans cette commune industrielle, elle vit les enfants vaguer à l’abandon, tandis que leurs parents travaillaient aux usines. Une voix intérieure, une vocation irrésistible l’avertit. Elle loue deux chambres à raison de 12 francs par mois et commence son œuvre avec trois bambins. Elle n’avait que 150 francs ; il lui fallut mendier de porte en porte des ressources. Pour vivre d’un pain noir qu’elle partageait avec ses protégés, elle dut vendre même son fourneau. Aujourd’hui, elle se trouve à la tête de 70 enfants. Cette pauvre servante ne sort qu’entourée de ce nombreux troupeau dont la tenue fait l’admiration générale. Ce sont pour la plupart des petits qui n’ont pas encore l’âge d’entrer à l’école primaire. Elle leur enseigne ce qu’un bon enfant doit aimer et vénérer. Afin d’augmenter les ressources de son œuvre, n’a-t-elle pas imaginé de veiller les morts ! Elle passe hors de chez elle plusieurs nuits par semaine ; et l’on assure, que devant sa haute qualité morale, disparaissent peu à peu les beuveries par où cette population ouvrière a coutume d’animer les veillées funèbres.

La troisième médaille de cette série, nous l’avons attribuée à une religieuse sécularisée. Mlle Marie Le Luyer dirigeait, il y a quelques années, une œuvre d’enfants abandonnés à Montmorency. On y recueillait sans rétribution des petites orphelines ; on les instruisait, on leur apprenait à faire le ménage et à coudre ; on les gardait, jusqu’à leur vingt-et-unième année. La communauté de Mlle Le Luyer fut dissoute. Les raisons qui avaient paru décisives à nos hommes politiques ne touchèrent pas son cœur : elle ne prit se résoudre à rejeter à la rue trente-cinq enfants, dont l’aînée avait quatorze ans et la plus jeune deux ans. Elle eut la magnifique hardiesse, quand elle ne pouvait disposer que de ses revenus propres et de quelques secours amis, de racheter la maison jadis donnée à son œuvre et qui venait d’être confisquée. Elle la répara, l’agrandit, pour se conformer aux règlements de la commission d’hygiène. Nous sommes heureux de saluer Mlle Le Luyer et d’attribuer aux Petites Marthes un prix de 3 000 francs.

Enfin, pour en finir avec cette série de services sociaux que nous couronnons, je citerai encore l’école ménagère de Mlle Suzanne Sanseren, où l’on accueille les campagnardes de 13 à 18 ans qui viennent à Paris pour être servantes. La petite arrivante, traitée avec bienveillance, reçoit quelques leçons professionnelles, puis est placée chez des maîtres qui ménageront sa santé physique et morale. Il nous a paru que les services de Mlle Sanseren méritaient d’être encouragés par un prix de 3 000 francs.

Messieurs, vous le voyez à cette énumération d’ailleurs incomplète : nous subventionnons beaucoup d’œuvres. En les accueillant plus nombreuses chaque année, nous écartons-nous des intentions de nos donateurs ? Tel ne serait pas l’avis de l’illustre Cuvier qui possédait la tradition et qui, faisant le discours de la vertu en 1829 (un des. rapports les plus vigoureux et les plus pleins que notre Compagnie ait entendus), déclara qu’une des intentions de M. de Montyon avait été de donner les moyens de faire des actes vertueux aux personnes qui y avaient déjà épuisé leurs ressources. Au reste, je vous donnerais une fausse idée de l’Académie et des travaux de sa commission, si mon discours vous portait à croire que nous sommes guidés par aucun esprit de système. Bien au contraire, je puis le dire, ce pli m’émerveillait, au cours de nos séances, c’était de voir combien nous y portions de liberté. Voilà réunis dans une petite salle, autour d’un tapis vert, huit, dix hommes de pensées très différentes et qui, je crois, feraient difficilement une majorité sur aucune doctrine précise. L’un d’eux feuillette ses notes, analyse des témoignages, met sous nos yeux quelque humble vie et soudain tous s’émeuvent, disant : « Ceci est beau. » Permettez qu’à mon tour je prenne dans mes dossiers, presque au hasard, deux ou trois des variétés qu’a produites la vertu cette année.

M. le curé de Sougy nous raconte délicieusement la vie d’une de ses paroissiennes. Il nous mène dans son petit pays, dont le clocher entouré de vieilles maisons se dresse, tel le mât d’un navire, en plein océan de Beauce. C’est là qu’habite Mlle Marie Sougy, d’une famille aussi vieille que le village de Sougy dont elle porte le nom. Elle a soixante ans et veille depuis trente-six ans sur une étrange maisonnée : une mère octogénaire qui se laisse doucement vivre avec la conviction naïve que sa fille est bien heureuse de l’avoir pour se tirer d’affaire ; une sœur trop nerveuse, Mlle Angélina, qui, depuis l’âge de vingt ans, n’est qu’une ruine vivante ; une autre sœur, une innocente, Mlle Caroline, simple et docile comme un enfant, mais qui n’a guère plus d’esprit qu’une machine à coudre. Levée avant le jour, Mlle Marie fait le ménage, prépare le déjeuner et les repas de ses deux infirmes, puis s’en va, suivie comme de son ombre par Caroline, tirer l’aiguille chez des pratiques. Elle s’installe et tout d’abord prépare l’ouvrage de la bonne Caroline. A-t-elle un moment, c’est pour courir en hâte jeter un coup d’œil à la maison. Elle y trouve sa mère douillettement installée près du feu, tandis qu’Angelina pelote son chat ou tisonne (on n’a jamais pu lui faire admettre que le bois coûte cher dans la Beauce), et toutes deux grommelant : « Qu’est-ce qu’elle a donc, Marie, à être ainsi toujours dehors ? Ne pourrait-elle pas comme nous se tenir paisiblement à la maison ? » La journée finie, longue journée de campagne qui commence avec le jour et que termine, en hiver, une veillée tardive, Mlles Marie et Caroline rapportent trente sous à la maison. Quatre personnes vivent sur cet humble salaire et n’oublient pas, dit-on, les pauvres. Vous ne vous étonnerez pas si cette vertueuse bonne grâce, où brille le courage des modestes familles françaises, a retenu notre attention. L’Académie accorde un prix de 1 000 francs à Mlle Marie Sougy.

Les habitants de Plancoët, si loin que se reportent leurs souvenirs, sont habitués à rencontrer dans leurs rues une vieille petite dame, chaque année plus voûtée, plus réduite, mais toujours inlassable. Point n’est besoin d’être longtemps dans sa compagnie pour sentir l’exquise bonté qui s’échappe de son cœur. Tout le monde là-bas vénère Mme Joséphine Froc, en religion sœur Saint-Vincent, des Trinitaires de Plancoët. Dénombrer les mérites de sœur Saint-Vincent, c’est tracer le tableau des misères d’une petite ville pendant près d’un siècle. Sa besogne quotidienne est de nettoyer et de consoler les pauvres grabataires, qui, clans leurs misérables réduits, espèrent sa venue comme la visite d’un ange. Parfois, malgré son courage, suffoquée par l’odeur, elle est prise de vomissements. Le malaise passé, elle revient à ses malades et termine leur pansement. Et nous, Messieurs, telle est notre indignité que nous ne pourrions supporter même l’image des réalités que respire chaque jour sœur Saint-Vincent. Je les épargnerai à votre délicatesse. Le plus clair des ressources charitables de sœur Saint-Vincent était une somme de mille francs, produit d’une loterie qu’elle organisait chaque année. Je n’ai pas besoin de vous dire que la loterie a été supprimée. La médaille de 1 000 francs que vous décernez à Mme Froc lui sera d’un précieux secours pour qu’elle empêche ses pauvres de souffrir, cette année, de notre politique.

Dois-je avouer que, dans ce monde supérieur de la vertu, un écrivain est encore poursuivi par ses curiosités professionnelles ? Plaisir trop profane, je ne puis me défendre d’admirer dans mes dossiers des ébauches de romans... Et, par exemple, je trouve quelque chose de bizarre et tout à fait favorable à la rêverie dans l’histoire que voici : il y a une trentaine d’années, vivait, au pied des Pyrénées dans une masure effondrée, une naine paralytique. Elle gagna-t-il quelques aumônes en nature à filer la quenouille pour les familles du village. Dans sa détresse, cette paria conçut l’idée de demander à un hospice une petite fille abandonnée. Elle voulait toucher la subvention que l’État alloue à ces mères de fortune. C’est ainsi que la petite Amélie Esbiau, fille de père et de mère inconnus et recueillie à sa naissance dans un hospice de Toulouse, grandit auprès de la naine, Antoinette Dedieu. À 22 ans, la jeune fille se plaça comme servante, niais elle envoyait à la naine des provisions, des vêtements et chaque mois cinq francs. C’était déjà six cents francs que la petite servante avait ainsi prélevés sur ses économies, quand la naine s’alita définitivement. Aussitôt la jeune fille quitte sa place, retire trois cents francs de la caisse d’épargne, s’installe auprès de cette loque gémissante et durant une longue année, sans dégâts, elle accepte une effroyable solitude, au bord d’un bois, dans la demeure de la misère et de la mort.

Le jour qu’Antoinette Dedieu alla chercher une petite fille à l’hospice de Toulouse, elle gagna le gros lot. Elle n’y cherchait qu’une spéculation douteuse, mais l’enfant sur qui elle mit la main possédait dans son cœur un magnifique trésor de bonté. Nous inscrivons Amélie Esbiau pour une médaille de 1 000 francs.

Les naïfs certificats que j’ai maniés pour écrire ce rapport nous manifestent quelquefois d’une manière bien touchante l’émotion ressentie par les spectateurs de ces humbles vies de vertu. C’est ainsi qu’une de nos lauréates, Mlle Eugénie Pérault, nous est désignée par le consentement universel du bourg de Pont-Levoy. Une délibération du Conseil municipal, appuyée par tous les notables, maire et curé en tête, nous demande, au nom de tous les habitants, de couronner, cette institutrice primaire. En voilà une dont l’enseignement ne nous inspire aucune inquiétude ! De santé chétive, et n’ayant de ressources que son modeste traitement, elle fait vivre sa mère, septuagénaire de caractère très difficile, une de ses tantes indigente, les deux enfants orphelins de sa sœur, et encore les deux enfants orphelins de son frère. On peut juger de quelle utilité sera notre prix de 1500 francs aux mains de Mlle Pérault.

Messieurs, le temps nous presse, et veut que nous abrégions la lecture de ce palmarès. Mon rapport n’a prétendu qu’à volis donner quelques échantillons des vertus de l’année. En refermant mes dossiers, je vous prive de connaître beaucoup des braves gens que nous avons couronnés et d’autres encore qui méritaient de l’être. Que de belles actions qui n’ont même pas la récompense d’un regard et qui sont enfouies dans les fondations de notre société française ! Ces modestes m’excuseront, Messieurs, si je crois juste et nécessaire que je dirige maintenant votre amour de la vertu vers cette poignée de braves qui, sur une plage africaine, se groupe autour du drapeau tricolore.

Voyez l’enseigne Ballande et le second-maître Labarte qui, blessés l’ut, et l’autre, entraînent leur petite troupe dans les rues de Casablanca ; le lieutenant Bernard de Teyssier, frappé en défendant contre les pillards un consulat étranger ; le commandant Prévost, tué dans un retour imprévu des cavaliers marocains, au moment même où, soldat chevaleresque, il applaudissait leur furieuse fantasia ; le capitaine Ihler, atteint d’une halle et qu’un camarade maintient sur un cheval jusqu’au bout de la charge où il meurt ; enfin, comme s’il voulait proclamer la fraternité de nos officiers et de nos hommes, le lieutenant Pillot qui se noie en voulant sauver un de ses légionnaires. Et comment ne pas noter quo sur les trois officiers tombés là-bas, au champ d’honneur, deux sont des Français d’Alsace, nés à Thann et à Colmar ! Leur sang répandu parait attester l’intégrité de notre patrie.

Votre rapporteur peut conclure, en reprenant une ancienne formule : « Cette année, il n’y a pas de déficit dans le budget moral de la France. » C’est en vain que des aliénés essaient de corrompre nos sources d’honneur et de courage. Si nous devions mourir, ce serait de la sottise de nos gens d’esprit, mais nous sommes sauvés par les simples et les muets. Ils continuent de se dévouer en dépit des sophistes qui leur conseillent de se réserver. Quand une nation se trouve bien de ses mœurs depuis quatorze siècles, on ne la convainc pas aisément de brûler ce qu’elle a adoré et d’adorer ce qu’elle a brûlé.