Discours prononcé pour le 70e anniversaire de la publication du Feu d’Henri Barbusse, à Aumont.

Le 21 juin 1986

Edgar FAURE

Commémorer, ce n’est pas seulement célébrer. S’il intéresse le cœur, l’hommage en l’occurrence intéresse aussi la mémoire avec les rigueurs qui lui sont propres. Le Feu est senti comme un témoignage sur la guerre de 1914 prise dans son ensemble, ou même sur toute guerre moderne. En fait, prendre aujourd’hui la parole pour en commémorer, dans son exactitude, le 70e anniversaire, c’est dire aussi, et de façon indissociable : Le Feu est publié en 1916.

Ni 1915, ni 1917. S’il devait y avoir une tolérance de dates, elle s’exercerait au profit du passé : pour publier un roman en 1916, il faut l’avoir écrit en 1915, et lui reconnaître encore des racines antérieures : de toute façon, un passé aussi proche demeurait, pour l’auteur, largement accessible. Ce qui, en revanche, était impénétrable, surtout en temps de guerre, c’était l’avenir. Mais il viendra, nous le verrons.

1915-1916, donc, tout d’abord. On ne comprend vraiment Le Feu que si l’on mesure qu’il se situe en plein milieu de la guerre. Les premières ferveurs et les premières illusions sont désormais dissipées. Celles qu’ont nourries tous les Français. (Qui voudrait recenser dans ce long texte les mots de « patrie », « France » ou « victoire » aurait bien des surprises.) Mais aussi, plus précisément, les illusions qu’a nourries cette nuance de l’échiquier politique dont nous avons perdu jusqu’au sentiment, la vieille gauche militariste qui a déjà animé 1793 aussi bien que 1871 : cette gauche nourrissait la conviction d’une victoire rapide, l’ambition d’une « guerre sociale », qui devait instaurer l’égalité, celle aussi d’une guerre définitive, qui devait tuer la guerre. Tout cela a fait place dans les faits à un enlisement secoué convulsivement d’offensives ruineuses et inutiles. Ce livre qui emprunte à son principal chapitre son titre, Le Feu, devrait plutôt s’appeler L’Eau. La pluie, la boue, en voilà le véritable « milieu ». Relisons seulement le début du dernier chapitre et cette formule où se déroule en fait aussi la chronologie même des années 1914 à 1916 :

« À une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtemps que c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l’enfer c’est l’eau. »

Belle succession des éléments ! Bachelard aurait dit : « Après le feu, la terre ; après la terre, l’eau ». Ce n’est pas amoindrir cette œuvre que de s’abandonner à l’impression qu’elle laisse dans l’esprit et dans le cœur : une étendue plate pénétrée de pluie. Étrange mimétisme : le texte est à l’image du pays des tranchées ; il est, substantiellement, 1915-1916. Après la guerre de mouvement, l’enlisement.

Or, la boue, c’est l’égalité ; et, de fait, Le Feu, c’est l’égalité boueuse.

Qu’on en juge. Dès le premier chapitre, au moment de présenter l’escouade, la diversité se fond en son contraire, l’indifférenciation à force d’être divers, on est pareil.

« Nos âges ? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avec de la territoriale. Côte à côte, trois générations. (... )

« Nos races ? Nous sommes toutes les races » (c’est-à-dire, selon le contexte, nous sommes venus des diverses provinces de France).

« Nos métiers ? Un peu de tout, dans le tas Pas de profession libérale parmi ceux qui m’entourent. »

Sinon, sans doute, dira-t-on, celui-là même qu’ils entourent, l’écrivain, directeur littéraire aux publications Hachette ? Même pas : « Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant, ou sous des képis galonnés. » Toute la présence possible de Barbusse tient ici dans un « presque » : on n’est pas plus modeste. Et l’auteur lui-même qui a cru, naïvement, proposer cette énumération comme un témoignage de diversité est acculé à la véritable conclusion :

« Oui, c’est vrai, on diffère profondément. Mais pourtant on se ressemble. »

Différents mais semblables ! Qu’est cela, sinon la formule même du tragique quotidien dans les grandes épreuves.

Quel étrange statut ce nivellement boueux impose aussi, dans Le Feu, à la souffrance physique elle-même. Elle est essentiellement présente sous la forme de la fatigue, de la marche et de la pluie. Mais dans ce livre plein de blessés et de morts, on meurt et l’on souffre très peu : ce qui s’appelle mourir ou souffrir, avec la durée, les convulsions, les cris, les épouvantes. Voici le grand chapitre de l’attaque, celui dont le titre deviendra celui du roman (le vingtième, avec ses soixante pages) : c’est là (et peut-être là seulement) qu’on voit mourir à côté de soi. Or, si l’escouade y perd quatre membres, leur mort est exemplaire de discrétion : ils souffrent moins qu’ils ne « disparaissent » : « On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation, les coups secs et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds et mous suivis de geignements, d’un petit cri et, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis a graduellement baissé » (p. 245-246). En regard de ces brèves notations, qu’on lise les deux pages où l’on peut, après l’engagement, dénombrer et détailler les blessures (p. 247-248). On se dit alors : « Comme ils ont dû souffrir ! » Mais c’est fini : la souffrance est devenue chose, c’est-à-dire cadavre. C’est la souffrance au passé. Pas de mourants : des morts. Il est à la fois aussi juste que dérisoire d’invoquer ici des raisons de perspective littéraire : le combat vu par un homme isolé qui doit lui-même se protéger et n’aperçoit pas ses camarades. Précisément : pourquoi choisir cette perspective ? Le souci même de la chose vue évacue ici ce qui devrait être l’essentiel du livre, la blessure et l’agonie.

On trouverait bien d’autres exemples de ce nivellement visqueux, ne serait-ce que dans le rythme temporel de l’œuvre. On a pu dire que la vie du soldat se résumait ainsi : « attendre » et « oublier ». Le roman aussi.

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Où est donc l’auteur ? On ne saurait en faire totalement l’économie. Témoignage pathétique, Le Feu est né, aussi, d’un souci d’utiliser les compétences : avoir au front, et en première ligne, un de ses auteurs, quelle aubaine pour le directeur du journal L’Œuvre ! Dès 1915, il a demandé à Barbusse des impressions de guerre. Et, à chaque envoi du front, le journal, moins soucieux de la susceptibilité de l’auteur que de ses propres intérêts, devancera allégrement une censure officielle qui ne trouvera presque plus où mordre !

Soldat anonyme, Barbusse demeure donc écrivain. Le seul chapitre où il apparaisse ès qualités, le treizième, est très court (deux pages). Son titre le résume : Les Gros Mots, et désigne le scrupule de vérité qui lui fera reproduire tous les « gros mots » dont est jonché le discours du poilu. Mais pour nous, avec le recul, l’intérêt stylistique du Feu, c’est peut-être plutôt tout ce qu’il garde de langage littéraire ou même « artiste ». Barbusse a eu le prix Goncourt : mais on dirait parfois que ce sont les frères Goncourt eux-mêmes qui sont descendus dans la tranchée. Dans ces étendues de discours quotidien sourd tout à coup une touche artiste qui vient des choses mais que Barbusse ne peut leur emprunter de façon directe ; alors surgit indiscrètement un sourcier littérateur : « La conversation continue à bâtons rompus au sein de cette grange fantastique, traversée de grandes ombres mouvantes, avec des entassements de nuit aux coins et les points souffreteux de quelques chandelles disséminées » (p. 192). Personne dans l’escouade n’a jamais parlé ainsi, sinon l’écrivain. Très caractéristique à cet égard, le chapitre qui est consacré au tir d’artillerie contemplé à l’horizon (chap. xix) mêle constamment le discours technique du soldat (l’identification des divers calibres) à des effets de feu d’artifice, qui sont d’un romancier.

C’est donc l’écrivain qui résiste le mieux à l’usure des tranchées. C’est encore lui qui en éprouvera le contrecoup.

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C’est ici que les dates deviennent décisives : si quelque chose doit éclairer ce roman, c’est l’année qui en suit la publication. Que 1917 succède à 1916 n’est pas un simple écoulement de mois. 1917, et plus précisément son mois d’avril, apporte au conflit ces nouveautés qui s’appellent défaitisme, révoltes, attaques de la droite. Or toutes ces difficultés agissent comme un « révélateur » sur un texte dont l’épaisseur de boue a jusqu’à présent nivelé les aspérités ; mieux, les virtualités. Ce texte, qui ne s’inscrivait plus dans la ferveur initiale, ne s’inscrivait pas encore dans la crise. C’est la crise qui le révélera. C’est lorsque certaines neutralités ne peuvent plus être tenues qu’elles prennent leur véritable visage.

Dès février 1917, Barbusse rédige le manifeste de l’Association républicaine des anciens combattants, orientée à gauche. C’est alors aussi que la droite peut dénoncer le lien qui unit Le Feu au roman socialiste et anarchisant qu’il a suivi, et, provisoirement, offusqué, L’Enfer. C’est alors que commence l’évolution de Barbusse vers l’extrême gauche, remarquable choc en retour de l’œuvre sur son auteur, que Jacques Meyer a si bien souligné dans son article de la revue Europe en 1969. C’est alors surtout que le mouvement de l’histoire apporte, comme par un fait exprès, la révolution russe dont Barbusse deviendra un des hérauts. La réalisation des virtualités du Feu s’opérera enfin définitivement dans le prochain roman qui doit se lire comme une sorte de corrigé de l’auteur par lui-même : Clarté. Étrange concentration, où resurgit l’écrivain, où se renouent et se dépassent ses premiers engagements politiques alors qu’à la tragédie du Chemin des Dames fait écho l’épopée de la révolution d’Octobre.

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Un dernier mot, peut-être, pour suggérer un rapprochement dont je ne sais s’il a déjà été fait. Ce messianisme s’exprime seulement, dans Le Feu, lors du dernier chapitre, « L’aube », où Barbusse renoue avec ses ambitions du début. Sur un spectacle de désolation le jour se lève, avec ses amères promesses : faire la guerre pour tuer la guerre. Arrêtons-nous où s’arrête l’œuvre, en ses tout derniers mots.

« Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle a l’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe. »

Ainsi vont les rêves avant la fin de la guerre de 1914, et le chapitre s’appelle « L’aube ». N’est-ce pas un écho, ou une parodie qu’il faut en sentir, avant le début de la guerre suivante, en 1937, dans ce qui est aussi une toute dernière page, celle de l’Électre de Giraudoux :

« Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

« ÉLECTRE. – Demande au mendiant. Il le sait.

« LE MENDIANT. – Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. »