Discours prononcé à l’occasion de la 11e Biennale de la langue française, Tours

Le 14 mai 1985

Jacques de BOURBON BUSSET

La langue française

 

Je suis particulièrement heureux de participer à cette fête de la langue française, d’abord parce que votre président Alain Guillermou est un ami de toujours, ensuite parce que l’Académie française, chargée de défendre la langue française par son illustre fondateur, m’a désigné pour la représenter auprès de vous, enfin parce que j’ai passé sept années de ma vie à la direction des Relations culturelles du quai d’Orsay, trois années comme sous-directeur, quatre années comme directeur et que ma tâche principale, dans cette dernière fonction a été de promouvoir dans le monde entier la défense de la langue française. Pendant quatre ans, j’ai été le commis-voyageur officiel de la langue française à travers la planète. Ce fut une tâche difficile et exaltante où j’ai pu mesurer à la fois les atouts dont dispose la langue française et les périls qui la menacent.

L’éloge de la langue française, de ses qualités de clarté, de précision, de souplesse a été fait tant de fois que je ne me risquerai pas à le renouveler. Qu’il me suffise de citer le nom de Rivarol. Je voudrais plutôt vous livrer quelques réflexions décousues que m’inspire votre réunion.

Votre président, mon confrère de l’Académie française Léopold Senghor, l’a très bien dit : « La culture, c’est le dépassement des déterminismes par la volonté consciente ». Cette définition d’une des notions les plus vagues de l’époque est précieuse, d’abord parce qu’elle est précise et ensuite parce qu’elle met l’accent sur le rôle essentiel de la volonté et de la lucidité, par opposition au snobisme de la spontanéité aveugle.

Il n’y a pas culture, donc il n’y a pas langue, au sens culturel du mot, là où il n’y a pas effort, effort pour enseigner la langue, effort pour la lire, effort pour la diffuser.

C’est dire que la défense et l’illustration de la langue sont l’affaire et l’œuvre de tous. Aucune institution, aucun groupe n’en ont le monopole. Il appartient à chacun de nous, quand il parle, quand il écrit de bien traiter la langue, comme on dit qu’on traite bien ses amis. Notre langue n’est pas un de ces objets qu’on jette après s’en être servi, c’est une amie à notre service. Nous lui devons les égards qu’on a pour qui veut bien nous rendre service.

Le français n’est pas la propriété des Français, mais de tous ceux qui le parlent. La francophonie est mondiale. Ce n’est pas une tâche hexagonale de préserver la langue française.

Une culture, c’est une langue. Toute traduction est une trahison. Le génie de la langue, c’est le génie d’une race, d’un peuple qui s’est constitué peu à peu, dont le passé subsiste dans le présent, structure le présent. Il n’y a pas de culture sans une langue.

La langue est la structure qui permet à une culture de s’affirmer et de se renouveler. La langue française n’est pas la structure de la seule culture française, mais de toutes les cultures qui se sont enracinées dans la langue française et pour lesquelles cette langue reste la colonne vertébrale de leur manière de penser et de s’exprimer. Cette structure essentielle, il est donc nécessaire de la protéger, de conserver sa pureté et ses qualités spécifiques. Cette tâche de protection ne répond pas à une nostalgie du passé mais au désir de fortifier l’acquis que représente une langue. Une langue, c’est une forme dont les contenus ne cessent de changer. Sans aller jusqu’à dire avec Paul Valéry que le fond est une forme impure, il est vrai d’affirmer que la forme agit sur le fond, qu’une forme imprécise, sans rigueur, sans stabilité finit par contaminer les idées qu’elle véhicule. Il n’y a pas de pensée rigoureuse si le langage est relâché. Ainsi la langue française est la structure même de ce qu’on appelle l’esprit français. Et il n’y aura d’avenir pour l’esprit français que s’il y a un avenir pour la langue française.

Précisément je voudrais maintenant vous proposer quelques réflexions sur l’avenir. Je me suis beaucoup occupé jadis de prospective.

J’ai fait partie du centre d’études prospectives, fondé en 1957 par Gaston Berger, quia fait de l’adjectif un nom. Je suis arrivé à la conclusion provisoire qu’il fallait certes distinguer le probable du souhaitable, mais qu’il fallait cependant les unir, toute réflexion active sur l’avenir ne pouvant avoir d’autre but que de tâcher de rendre probable le souhaitable. Mais, auparavant, il faut, je pense, détruire l’idée fausse du pouvoir exclusivement destructeur du temps, idée qui mine les énergies et décourage les esprits. Ceci vaut pour l’avenir de la langue française aussi bien que pour d’autres valeurs. A côté du pouvoir destructeur du temps il existe un pouvoir créateur du temps qui est à l’œuvre dans la nature où nous voyons une évolution permanente vers la complexité par la différenciation. Comme l’a très bien dit Bergson, « le temps est invention ou il n’est rien du tout ». Le pouvoir créateur du temps permet d’éviter la morne homogénéité de l’entropie dont l’équivalent linguistique serait l’anglais basique, tel qu’il est baragouiné un peu partout sur la planète. Si l’on fait confiance au pouvoir créateur du temps, on peut espérer que la langue française continuera sa mission dans le monde, en s’enrichissant des apports de la civilisation scientifique et technique. Sans renouvellement, les structures figées meurent. La nature ne cesse de se renouveler pour durer. Elle change pour durer. Ainsi doivent faire une culture et une langue.

Auguste Comte disait : « L’humanité est faite de plus de morts que de vivants ». Cela est vrai aussi d’une langue mais cela ne veut pas dire qu’une langue doit être un musée. Une langue est un organisme vivant qui grandit et s’adapte.

De même que la langue française a été un intermédiaire d’une puissante efficacité entre les différentes races qui peuplaient notre pays, on peut penser qu’elle pourrait être un instrument de valeur pour faire communiquer des cultures qui sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus jalouses de leur singularité et de plus en plus ombrageuses vis-à-vis de la langue de la nation la plus puissante de la planète, les États-Unis. Vous me direz : voilà bien le rêve d’un ancien directeur des relations culturelles du quai d’Orsay. J’en conviens.

Néanmoins il existe une hypothèse où ma rêverie aurait des chances de devenir réalité, mais je reconnais que ces chances sont faibles, ce serait au cas où la France se montrerait capable de dégager les valeurs qui permettraient de rendre la modernité vivable, de concilier le progrès scientifique et technique avec l’aspiration au bonheur. Dans une telle hypothèse la langue française apparaîtrait comme le moyen le plus sûr d’appréhender ces valeurs salvatrices. Mais y a-t-il une chance qu’une telle hypothèse se réalise ?

Les raisons pour qu’elle se réalise en France existent, la principale, sinon l’unique, étant que l’esprit français tend naturellement à l’uni

versel et, devant un problème donné,, s’empresse de trouver une formule concise pour tâcher de le résoudre. Etant Français, je ne puis résister à la tentation de me risquer à un tel exercice.

Je pense que la façon même dont la France s’est constituée donne lieu à réflexion. Nous voyons se mêler dans un même territoire les races les plus diverses, Celtes, Latins, Germains. Cette diversité s’organise et devient, grâce à la dynastie des Capétiens, cette étrange communauté de destin qu’on appelle une nation. Cette expérience qui est la nôtre, qui est inscrite dans notre mémoire peut-elle être transposée à d’autres domaines, à d’autres espaces ?

En d’autres termes, l’union dans la diversité, plus exactement l’alliance dans la différence est-elle un concept qui peut être universalisé ? L’exemple des couples durables montre que l’alliance dans la différence qui unit sans confondre et distingue sans séparer n’est pas une chimère, contrairement à l’illusoire fusion. Est-ce possible à l’échelle de la planète ? La France, il me semble, de par sa tradition, a vocation à poser la question, sinon à la résoudre.

Bien sûr, il n’est question partout que de respect de la différence, du droit à la différence, mais tout cela reste très verbal. La différence reste ressentie comme une agression alors qu’elle est un enrichissement. La France, par son attitude, devrait démontrer au monde qu’il est possible, pour un pays de haute et vieille civilisation, de pratiquer l’encouragement à la différence, ce qui va beaucoup plus loin que le respect. La France devrait être l’espace où l’on arriverait le plus facilement à étudier toutes les civilisations, toutes les cultures. L’université française devrait être une exposition universelle permanente, non pas de la culture mondiale (ce qui n’a pas de sens), mais de toutes les cultures du monde. Un tel exemple serait sans doute contagieux. L’humanité comprendrait enfin que la différence distingue mais ne sépare pas. Et, tout naturellement, la langue du pays qui aurait donné un tel exemple serait adoptée par ceux qui désireraient communiquer entre eux au lieu de s’isoler dans leur identité nationale, identité cependant indispensable. « Pour assimiler une autre culture, il faut d’abord être soi-même », a dit Léopold Senghor.

On parlera, bien sûr, d’impérialisme culturel, mais le langage de la vérité, chaque fois qu’il s’exprime, peut être considéré comme un coup de force, comme une tentative de dominer l’interlocuteur. Il n’y a pas impérialisme pour autant, car celui qui dit ce qu’il croit être la vérité s’efface devant elle, il laisse parler la vérité dont il est seulement le serviteur.

J’aimerais que la langue française pût remplir un tel usage. Je songe à elle, comme à un moyen de faire connaître à tous une certaine

manière de penser et de vivre, non pas propres à la France mais qui peut-être a trouvé, en France, sa terre d’élection.

L’anglais, c’est un fait, est la langue des ordinateurs et ce n’est pas sans conséquence pour la diffusion de cette langue, qui est déjà, je l’ai déjà dit, celle du plus puissant pays de la terre. De quoi le français est-il la langue ? Telle est la question à laquelle il faut répondre, si l’on ne veut pas -se borner à des combats d’arrière-garde. On apprend une langue pour des raisons politiques et économiques, parce que c’est la langue d’un pays puissant et riche. Y a-t-il d’autres motivations ? Ces motivations ni politiques, ni économiques sont évidemment culturelles. Sont-elles décisives aujourd’hui ? Je crois malheureusement que non, mais ce n’est pas par dédain de la culture, je crois que c’est plutôt par absence d’un modèle culturel qui donnerait envie de connaître la langue qui en est la clé.

Rêvons donc un peu à ce que pourrait être ce modèle. Je pense que c’est une chance pour un pays d’avoir perdu sa prédominance politique et économique, s’il a su conserver sa culture. Celle-ci apparaît, dès lors, purifiée de toute volonté ou velléité de domination. Cette situation est celle de la France aujourd’hui. Encore faut-il que sa culture apparaisse comme autre chose qu’un mot.

Ce qui, me semble-t-il, distingue l’esprit français, c’est qu’il est à la foi très libre et très enraciné. Liberté et enracinement sont le plus souvent opposés. Parfois même on fait de ces deux mots les symboles de l’opposition entre gauche et droite. Le libertaire André Gide affronte Maurice Barrès, chantre de l’enracinement. Curieusement, la culture française associe liberté et enracinement au point de fabriquer de la liberté à partir d’un enracinement et de l’invention à partir d’une structure. La liberté dans les limites d’un enracinement, l’invention dans les limites d’une structure, c’est la leçon commune que nous donnent Jean Racine et Paul Valéry, dont on peut dire, toutes question de valeur littéraire mise à part, qu’ils sont extraordinairement représentatifs de l’esprit français et de la racine de cet esprit, qui est la langue française.

En une fin de siècle où le déracinement, fruit de l’accélération du progrès technique, cause un désarroi général et où la liberté se trouve de tous côtés menacée, un modèle qui permettrait d’espérer retrouver la liberté par un enracinement réconcilierait modernité et tradition. Cet enracinement inventif me paraît l’essence même de l’esprit français et de la langue française.

Peut-être peut-on aller un peu plus loin et tirer de ces réflexions une observation plus générale. On peut penser que l’enracinement est créateur et suggérer, en conclusion, que, de même que la rive est la chance du fleuve qu’elle empêche de se perdre, l’enracinement est la chance de la liberté.