Discours de réception de M. Raphaël Gaillard

Le 22 mai 2025

Raphaël GAILLARD

 

DISCOURS

DE

M. Raphaël GAILLARD

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Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Sous cette Coupole, remercier n’est pas délier, mais recueillir : recueillir une parole, une présence, une destinée. C’est reconnaître dans la liberté de ceux qui m’ont précédé un don précieux, et faire de ma gratitude un signe de révérence à leur mémoire. Remercier, c’est ici rendre pleinement hommage à celui qui occupa ce fauteuil, le fauteuil 16, et à ses illustres prédécesseurs, auprès desquels je ressens l’humilité de ma condition.

En 1761 fut élu au fauteuil 16 un homme d’Église, Jean-Gilles du Coëtlosquet. Il s’était résigné à quitter l’évêché de Limoges pour occuper la charge de précepteur des petits-fils de Louis XV, c’est-à-dire des futurs rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. Il ne laissa aucune œuvre, mais assuma cette fonction, ô combien noble, de l’éducation des Enfants de France.

Devant cette alternative entre l’œuvre et la fonction, je songe aux mots de Montaigne, lorsqu’il cherchait à « forger son âme plutôt que la meubler ». Voilà une bien belle ambition, ce d’autant qu’il s’agit ici des âmes dont ce précepteur avait la charge plus encore que de la sienne, fût-il évêque, ce qui ne peut laisser indifférent le psychiatre qui s’adresse à vous aujourd’hui.

C’est à cette même époque que François-Georges Maréchal, marquis de Bièvre, devint célèbre par ses jeux de mots. Ce prince du calembour, auteur en 1777 de l’article dédié dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, fut enfin reçu à la cour. Jean-Gilles de Coëtlosquet veillait à l’instruction, et se défendait probablement du calembour, ce calembour que Victor Hugo osera plus tard désigner comme « fiente de l’esprit qui vole[1] ». Le roi n’en fut pas moins intrigué par le talent de notre marquis, et il lui demanda de faire un jeu sur sa personne.

Mesurez le danger ! Si François-Georges Maréchal ne se montrait pas à la hauteur de sa réputation, il se déconsidérait. S’il s’exécutait, il risquait de blesser, c’est-à-dire de se voir accusé de crime de lèse-majesté.

La minute était grave. Il réunit ses esprits, en convoqua peut-être, et s’élança :

« Sire, le roi n’est pas un sujet ! »

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Le roi n’est pas un sujet.

Je me demande si la mission qui m’est confiée, remercier le dernier titulaire du fauteuil 16, le président Valéry Giscard d’Estaing, ne relève pas d’une pareille gageure. Notre régime politique n’est pas seulement quasi présidentiel, les réformes successives de la Ve République ayant concentré sur la personne du président de la République l’essentiel des pouvoirs. Il porte en lui toute l’histoire de France, ses ruptures mais aussi sa continuité symbolique, au point qu’il convient pour certains de qualifier notre régime de monarchie républicaine. Le Roi n’est pas un sujet, et il me faut pourtant faire ici d’un ancien Président le sujet de mon remerciement.

Paradoxe de l’exercice, paradoxe des fonctions.

Mesdames et Messieurs de l’Académie, pour relever ce défi vous auriez pu élire un romancier ou un critique littéraire.

Vous auriez ainsi cultivé les codes d’une Compagnie marquée par la violence des débats littéraires, dans le droit fil de Sainte-Beuve, maniant cette épée qu’il qualifiait, je cite, de « courte et fréquente », menant ses campagnes et expéditions littéraires comme un art de la guerre, ou peut-être une érotique. Ou vous auriez pu vous tourner vers quelque héritier de Proust, revendiquant avec son Contre Sainte-Beuve non ces duels à la plume, mais l’autorité de l’œuvre elle-même.

C’est un médecin que vous avez élu.

L’anecdote suivante résume ce pas de côté.

En amoureux des bibliothèques, je déambulais dans la petite bibliothèque de l’Académie nationale de médecine, cette belle institution sise rue Bonaparte où mes maîtres et prédécesseurs m’ont plus qu’à l’accoutumée demandé d’intervenir, lorsque je tombai subitement en arrêt devant trois pierres, grosses et lisses, posées derrière une vitrine et accompagnées du cartel suivant :

« calculs trouvés dans la vessie de Sainte-Beuve lors de son autopsie ».

Ainsi, à quelques mètres du quai Conti, les médecins, dans leur plus haute distinction académique, se rangeaient non derrière la plume de Sainte-Beuve, ni contre Sainte-Beuve, mais derrière ce qui lesta sa vessie, ces pierres en forme de galets.

Les médecins sont toujours du côté de ce qui rend possible mais menace d’empêcher, du côté de ce qui rappelle à l’ordre animal, notre corps.

Rôle parfois ingrat, mais indispensable pour tout un chacun.

Même auprès de celui qui se rêve immortel.

Cette nécessité se double d’une vertu essentielle pour le colloque singulier qui réunit patient et médecin : le sens du secret.

« Il n’y a pas de médecine sans confiance, de confiance sans confidences, de confidences sans secret », a pu écrire Louis Portes, un ancien président du Conseil national de l’Ordre des médecins.

Voilà une année que Valéry Giscard d’Estaing occupe mes pensées, par sa lecture, par la fréquentation de ses proches, par sa rencontre chaque jour renouvelée au travers des archives de l’INA. Voilà donc une année que je suis à ses côtés, et il me faut vous en parler.

Certes, il n’est pas pour autant devenu mon patient, de sorte que je ne suis pas formellement tenu au secret. Pourtant quelque chose du médecin en moi a pu se sentir convoqué par l’exercice, tant et si bien que je serai devant vous tenu non par le secret mais par une forme de discrétion.

J’ai parlé d’un roi, et aussitôt le goût du sang est sur toutes les langues, celles qui s’affutent comme les épées que nous portons, et celles qui dans l’auditoire s’en délectent. Certains se souviennent encore des mots de Jean-Marie Rouart lors de la réception du président Giscard d’Estaing. Brillant, comme à son habitude, il n’en fut pas moins rosse à l’endroit des romans de mon prédécesseur.

Et si l’enjeu était ailleurs ? C’est par son éloquence que Valéry Giscard d’Estaing fit honneur à la langue française. Il faut lire le récit de ses interventions, à l’Assemblée nationale en tant que député, comme ministre des Finances pendant plus d’une décennie, et bien sûr comme candidat à la présidentielle puis président de la République.

Ses opposants politiques se faisaient un devoir et un plaisir de l’écouter, tant il savait se montrer convaincant. Mitterrand put ainsi dire de lui qu’il était « l’un des deux ou trois premiers orateurs parlementaires des vingt dernières années ». Je reviendrai sur cette éloquence singulière, marquée par son souci de la démonstration, mais je n’éviterai pas pour autant la question du roman. L’hypothèse que je voudrais devant vous formuler, c’est qu’il y a quelque chose d’impossible pour un ancien Président. Comment peut-on participer activement à l’écriture du roman national, en l’incarnant par ce rôle de président sinon de monarque, et se livrer ensuite à l’écriture d’un roman ? Comment passer de l’Histoire, avec sa majuscule et sa grande hache, pour citer Perec, et Pascal Ory, aux petites histoires qui lient entre eux les êtres humains ? La discordance est telle qu’elle rend le projet illusoire.

Écrire ses mémoires, ce qui constitue un tout autre projet, se heurte à bien des secrets, de sorte qu’il faut écrire en creux ou autour de l’essentiel, condamnant à n’être jamais là où le lecteur aspire à rencontrer l’auteur. À moins d’être soi-même l’historiographe du royaume ou de la nation, d’en écrire le roman national, à l’image des Mémoires de guerre du général de Gaulle. Il faut souligner que le général de Gaulle écrivit avant l’essentiel de ses fonctions présidentielles, c’est-à-dire entre sa démission du gouvernement en 1946 et son retour en 1958. La belle Anthologie de la poésie française de Georges Pompidou date de 1961, c’est-à-dire bien avant sa présidence, qui s’achève avec cette œuvre testamentaire au titre évocateur, Le Nœud gordien. Autre titulaire de ce fauteuil 16, Leopold Senghor écrivit ses plus beaux poèmes, exaltant la négritude, avant ses fonctions de président de la République du Sénégal. Nous pourrions même dire qu’ils fondent son identité politique, qui n’est alors qu’à venir.

C’est pendant son septennat que Valéry Giscard d’Estaing publia quant à lui Démocratie française, et cette seule contemporanéité montre que l’écriture peut être consubstantielle à l’exercice présidentiel. Au décours, il publie Le Pouvoir et la Vie, les trois tomes de ses mémoires, édités en 1988, 1991 et 2006 par sa fille Valérie-Anne.

Ce récit circonstancié est en ceci remarquable qu’il permet tout à la fois de l’accompagner dans la maturation des décisions prises et l’analyse des événements, et de comprendre ce qui anime sa pensée, en disciple de Poincaré et de Tocqueville, respectivement titulaires des fauteuils 34 et 18. Que peut-il donc écrire d’autre en quittant ses fonctions à la présidence de la République en 1981 ? Une forme alternative du destin national peut-être, à l’instar de La Victoire de la Grande Armée, cette uchronie romanesque dans laquelle il imagine Napoléon repartir pour la France dès qu’il a atteint Moscou en septembre 1812. La Grande Armée sort victorieuse de la bataille menée cette fois en Pologne, notre Empereur, évitant ainsi le piège de l’hiver russe, conforte son pouvoir et garantit sa succession. Il en va donc du roman national, sous forme ici d’uchronie mais pour dire mieux encore ce qui irrigue pour Valéry Giscard d’Estaing le destin de la France, et qui passe ici par la succession de l’Empereur plutôt que son exil. L’orléaniste sait se montrer bonapartiste.

Je considérerai toute autre forme romanesque comme une tentative d’échapper à son sort. Il lui faudrait alors s’essayer à être tout autre que lui-même, dans des registres aussi inattendus que le roman d’aventures ou le roman érotique. Non bien sûr qu’il ne soit pas question dans ces romans de ses inclinations. Mais j’y vois avant tout le symptôme non d’un homme mais d’une charge, celle d’une nation, une charge dont la puissance symbolique marque à jamais les exercices futurs, dont celui de l’écriture.

Il y aura bien, en dehors de cette Compagnie, quelques littérateurs pour n’en rien comprendre, ceux-là même qui par leur état, qui est tout sauf la responsabilité d’un homme d’État, n’ont jamais ressenti la façon dont répondre d’autrui modifie en profondeur l’être, le verticalise selon une perspective qui n’est plus celle de l’individu, mais celle de l’autre que soi.

Encore faut-il avoir conscience des femmes et des hommes qui nous ont précédés et viendront après nous. Pour ce qui est de la généalogie de Valéry Giscard d’Estaing, je me contenterai d’esquisser ici certains axes dont je devine l’effet structurant sur sa personnalité.

Bien sûr, il faut compter comme personnage principal l’Auvergne. Le père de Valéry Giscard d’Estaing s’était attaché à montrer que sur les 128 personnes que sont ses ascendants au huitième degré, 95 % relèvent de ces volcans éteints.

Au-delà de l’inscription dans ces terres, nous devrions, ici plus qu’en tout autre lieu, considérer la portée des écrits. Ils posent les fondations de l’identité de notre futur Président : l’aristocratie et la bourgeoisie. Nous devons à son père ce livre ayant valeur de credo, La Monarchie intérieure. J’avais, à l’adolescence, été marqué par la lecture de La Statue intérieure, de François Jacob, titulaire du fauteuil 38, et voilà qu’il me faut ajouter à cette statuaire intime la monarchie elle-même. Les mots ont cette fonction étrange de tisser l’imaginaire. Il faut comprendre de ce titre, La Monarchie intérieure, l’attachement à un régime politique au sein duquel le pouvoir est détenu par un seul chef, le monarque, légitimé par sa relation spirituelle avec Dieu. Et partant, l’attachement à l’aristocratie. Le sous-titre, Essai sur la seigneurie de soi-même, accentue cette affiliation, peut-être devrais-je dire cette inféodation, tout en précisant la vocation éthique de l’ouvrage. Voilà un homme très pieux, d’une grande autorité, avec lequel son fils entretint une relation qui ne tolérait guère l’effusion des affects, ni d’ailleurs les paroles auxquelles ne répondent pas des actes.

Voici les mots que le fils écrivit à son père le 31 mars 1948, lorsqu’il décida, en marchant ainsi sur ses pas, de rejoindre l’ENA puis l’Inspection des finances :

« Je vous écris à vous-même parce que je l’ai fait trop peu jusqu’ici. Sans doute était-ce naturel ? Vous n’aimez entendre, je crois, que le langage des enfants ou de ceux qui ont appris à parler, et non le bavardage intermédiaire. J’espère que mes efforts iront bientôt assez loin pour que s’établisse entre vous et moi un véritable dialogue, que l’affection du cœur connaît déjà. »

Du côté de sa mère, figure ô combien essentielle pour Valéry, le livre s’intitule La Bourgeoisie française, 1789-1848. Il est l’œuvre d’Agénor Bardoux, son arrière-grand-père, que son action comme cet écrit inscrivent résolument dans la tradition orléaniste. D’un côté La Monarchie intérieure, de l’autre La Bourgeoisie française. Voilà comment au sein de cette famille patricienne, la famille Giscard, notre homme s’avance sur deux jambes, l’aristocratie et la bourgeoisie, ces longues jambes sur lesquelles la France claudique au cours des siècles. Comment en faire le style VGE, cette élégance tant à ski qu’à la tribune d’une convention politique ?

Si vous voulez connaître une personne, faites-la donc parler de ses grands-parents. Vous entendrez les idéaux qui ont forgé son ambition, vous percevrez le creuset de sa sensibilité. Pour certains, il vous faudra chercher du côté de quelque tante, ou parrain, l’important étant de s’écarter de la vulgate freudienne du triangle œdipien, pour mieux faire parler l’oracle. Du côté paternel, le grand-père Valéry Giscard fut un magistrat de grande culture humaniste, dont les deux fils René et Edmond réussirent brillamment à Paris. Ils obtinrent le droit de relever le nom et les armes d’Estaing, qu’ils ajoutèrent à leur patronyme, quelques années avant la naissance de Valéry. Du côté maternel, Jacques Bardoux fut un homme politique marqué par ses études à Oxford et conservant à l’égard de la Grande-Bretagne un attachement qui irriguait son libéralisme.

Valéry Giscard d’Estaing lui succéda en 1956, âgé de seulement trente ans, dans sa propre circonscription à l’Assemblée nationale. C’est dire sa filiation politique. Sa propre fonction de père est marquée par cette atavisme libéral, dont témoignent volontiers ses enfants Valérie-Anne, Henri et Louis.

Dans Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert développait la théorie littéraire, inspirée par la psychanalyse et à mes yeux remarquable, selon laquelle toute forme romanesque procède du roman familial. On désigne sous ce nom de roman familial cette propension que nous avons à imaginer une autre filiation que la nôtre, au moment où nous découvrons que nous ne sommes pas l’enfant-roi, régnant sans partage sur ses sujets que constituent nos propres parents.

Lesquels n’en sont pas plus rois et reines, car l’enfant découvre également qu’il existe une foule de parents parmi lesquels, écrit Marthe Robert, "beaucoup sont en quelque façon supérieurs aux siens, ayant plus d’esprit, plus de bonté, plus de fortune ou de rang ». Les yeux dessillés mais sans renoncer totalement à son règne, c’est une « fable biographique » que tout un chacun rêve, se regardant, je cite, « comme un enfant trouvé, ou adopté, auquel sa vraie famille, royale, bien entendu, ou noble, ou puissante en quelque façon, se révélera un jour avec éclat pour le mettre enfin à son rang ». Tout est donc affaire d’ascendance rêvée, qui crée pour l’enfant une perspective dans le passé comme dans l’avenir.

Je m’interroge sur cette forme bien singulière de roman familial dans la famille Giscard, qui fit naître par le choix du père la perspective d’une ascendance remarquable. L’enjeu n’est pas tant celui de la particule, dont seuls quelques chroniqueurs mondains purent faire des gorges chaudes, comme si l’ambition résidait dans un hypothétique bal des débutantes plutôt que dans la présidence de la République. La question est d’essence psychologique.

Songez que l’écriture du roman familial précède ici la naissance de l’enfant Valéry et, par ce seul acte, transforme le nom du grand-père, Valéry Giscard, en celui de Valéry Giscard d’Estaing. L’ambition est d’ajouter ce d’Estaing par ce passé : entendez ce signifiant, et l’effet de contradiction qu’il procure, en forgeant ce destin par ce choix du passé.

C’est ce que perçut François Mauriac, titulaire du fauteuil 22, dans son Bloc-notes du Figaro Littéraire le 8 juin 1967, quelques décennies plus tard mais avec prescience tout de même :

« Un jeune être comblé dès le départ de tous les dons, ceux de la naissance, de l’intelligence, de l’argent, au degré où ce fut, ce Giscard n’en est même plus à se demander “Jusqu’où ne monterai-je pas ?” car il sait très bien où il va, où il ne doute pas de parvenir et qu’il n’y a qu’une place à sa mesure en France et qui est la première. »

Plus encore, l’homme qui concède ainsi son nom, l’amiral d’Estaing, gagne à être connu pour son rôle dans la guerre d’indépendance des États-Unis, s’emparant notamment de l’île de Grenade en 1779. Ainsi converge en Valéry Giscard d’Estaing l’anglomanie de son grand-père maternel avec cet héritage issu du Nouveau Monde. Tocqueville donna ses lettres de noblesse, si je puis dire, à cette inclination pour le monde anglo-saxon, qui trouva toutes sortes d’accomplissements. En matière politique, la culture de Valéry Giscard d’Estaing ne fut pas seulement celle du parlementarisme, et donc des corps intermédiaires, elle se teinta des couleurs d’outre-Manche lorsqu’il mit en place les questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, sur le modèle de la Chambre des communes, ou d’outre-Atlantique lorsqu’il mit en place la saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires. Le candidat à la présidentielle de 1974 fut inspiré par ses rencontres américaines, notamment celle de John Kennedy. Si son désir était de « regarder la France au fond des yeux », comme il l’affirma depuis la mairie de Chamalières, n’imaginez pas quelque langueur.

L’homme était fringant, toujours en mouvement, à ski en 1975 ou chaussé de crampons pour courir après un ballon en 1973. « Un ministre des Finances, c'est un Français comme les autres », avait-il alors concédé, non sans avoir marqué un but. Il sut s’entourer de vedettes, allant jusqu’à s’asseoir au piano pour accompagner lui-même Claude François : pour le Noël de l’Élysée en 1975, le Président apparaît la tête auréolée de confettis, devant des centaines d’enfants galvanisés par un numéro de dressage de chiens et la perspective d’écouter le chanteur fredonner « Douce nuit » dans un costume scintillant. Si le slogan de son affiche de campagne en 1974, « La paix et la sécurité », n’évoquait guère Woodstock ni l’essor des psychédéliques, y faire figurer à ses côtés sa fille cadette Jacinte, alors âgée de treize ans, était une promesse pour les futures générations. En réponse, la jeunesse arborait, tout comme Jacinte, le tee-shirt Giscard à la barre ! L’homme savait lui-même échapper à la rigueur de l’étiquette. Élu à la Présidence à l’âge de quarante-huit ans, c’est en complet-veston et à pied, et non en jaquette et limousine qu’il remonte les Champs-Élysées. Et quelques mois plus tard, c’est dans une piscine à la Martinique qu’il se laisse photographier, lors d’une rencontre avec le président américain Gerald Ford.

Un tel gage de l’amitié franco-américaine suscite aujourd’hui une pointe de nostalgie. Valéry Giscard d’Estaing ne cessa de cultiver cette amitié, en adoptant certains codes de la société américaine dans son exercice de Président, et au travers de différentes institutions qu’il sut promouvoir, dont la French-American Foundation. Je me demande si ce n’est pas la juste grille de lecture de son ambition pour l’Europe. Né en Allemagne à Coblence, ses faits d’armes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui lui valurent d’être décoré, purent lui faire mesurer l’ampleur de cette catastrophe européenne, et pour construire une solide alliance franco-allemande il trouva en Helmut Schmidt un partenaire – il alla jusqu’à évoquer Montaigne et La Boétie pour rendre compte de leur amitié. Mais au-delà de ces déterminants, c’est une autre Europe qu’il dessina en cultivant les liens de la France avec l’Otan, ce qui n’en fit pas un atlantiste inconsistant mais au contraire l’artisan d’un Europe forte.

On imagine sous son regard de Jefferson du Vieux Continent, non les États-Unis d’Europe mais « l’Union des États de l’Europe », et c’est ainsi qu’il faut comprendre la mise en place du suffrage universel pour le Parlement européen, et plus encore la création du Conseil européen. Assurément il s’émancipa ainsi de l’héritage gaulliste, et il le fit plus encore par une série de réformes libérales. Faut-il y voir la réponse à la lame de fond dont Mai 68 ne fut que l’écume ?

Le droit n’avait pas évolué aussi vite que la croissance des Trente Glorieuses, et il fallait y remédier. C’était la conviction de Valéry Giscard d’Estaing, qui rendit ces grandes réformes possibles, dont l’IVG, la Loi sur le handicap – le médecin que je suis sait combien ces réformes furent décisives –, et, entre autres, l’abaissement de la majorité à dix-huit ans, le divorce par consentement mutuel – mettant fin à des simagrées dont les femmes étaient les premières victimes –, la fin des écoutes, ou encore le démantèlement de l’ORTF.

Marie-France Garaud, en gardienne du temple gaulliste, vestale ou bacchante peut-être, se scandalisa d’une pareille chienlit, qu’elle résuma ainsi[2] :

« L’on assista à une capitulation sans phrases face aux desiderata de la société. »

Laquelle société se transformait au rythme palpitant des années soixante-dix.

Le triomphe du plastique, trésor de la pétrochimie, s’incarnait dans les sous-pulls acryliques, les Playmobil et le Rubik’s cube, la libération sexuelle hésitait entre la violence couleur Orange mécanique en 1971 et le fauteuil en osier d’Emmanuelle en 1974, une jeunesse décomplexée s’affichait dans Les Valseuses en 1974, mais déjà le banquet des Trente Glorieuses menaçait de tourner au Buffet froid en 1979, la saga de La Guerre des étoiles fut lancée en 1977 au-dessus d’une France qui préférait pourtant ses propres stars Alain Delon, Mireille Darc, Louis de Funès ou le commandant Cousteau.

Modiano reçut en 1972 le grand prix du Roman de l’Académie française pour Les Boulevards de ceinture, année de publication de La Valse aux adieux, de Kundera, pendant que Roland Barthes et Michel Foucault étendaient leur magistère sur la rue des Écoles.

Né pendant cette décennie, je ne cesse d’y revenir, ce que mes confrères d’origine, psy en tous genres, ne manqueront pas de qualifier de quête des origines, recherche d’une scène primitive. Je suis fasciné par cette liberté, ce jardin d’Éden sans sida, parsemé de puits de pétrole et animé par cette foi dans la modernité qui m’a laissé la conviction que tout est chimie, dont mon exercice de « chimiatre ». Dans le même temps, je ne peux me départir de ce structuralisme qui dominait alors la vie intellectuelle, et que je persiste à cultiver, en normalien qui ne parvient guère à s’éloigner de la rue d’Ulm. Au-delà de ce goût pour les formes et les structures, tout l’enjeu est du côté de leur combinaison et des propriétés qui en émergent, à l’instar de l’orgue à bouche dont le personnage des Esseintes s’enivre chez Huysmans[3]. Ce curieux appareil délivre diverses liqueurs par le jeu complexe de barils et de pistons. Une symphonie gustative naît ainsi « sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle ; avec l’alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd ; avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle ». Point d’alcool dans mon exercice bien sûr, mais l’intuition qu’il s’agit d’accorder entre elles des molécules suivant une musique que composent ensemble patient et médecin, en quête d’une harmonie qui leur est singulière.

Pour ce qui est du septennat du président Giscard d’Estaing, je perçois une oscillation entre deux rythmes, deux accords distincts.

D’un côté, les tambours de la Garde républicaine et les ors de la République imposent leur gravité, cette marche solennelle du pouvoir et de l’Histoire de France. Lully ou Rameau peut-être. De l’autre, le pas rapide et les grandes foulées de VGE permettent des échappées belles, des allegros et des accords à la fluidité d’un Debussy ou d’un Ravel. Lors des vœux du 31 décembre 1975, quelques mois avant ma naissance, le Président et son épouse s’adressent à la France au coin d’une majestueuse cheminée dont les crépitements de l’âtre prennent toute leur place tant la scansion du Président s’étire.

Sous les lambris de l’Élysée, sur de larges fauteuils en guise de trônes, ils incarnent l’Ancien Régime qui persiste à couler dans les veines de la République française. Anne-Aymone laisse toutefois entendre, quelques secondes seulement, une autre musique, par son élégance à la Jacky Kennedy, son apparente et si touchante fragilité. Le septennat du président Giscard d’Estaing est marqué par ce paradoxe, cette hésitation entre l’Ancien Régime et le Nouveau Monde, entre ces vœux à l’Élysée, les chasses, la solennité qu’inspire notre passé, et la tentation de l’Amérique, ce grand plongeon dans notre futur comme dans cette piscine au bord de laquelle il discourt si librement avec le président Ford.

Pour rendre compte de l’énergie réformatrice de VGE pendant les premières années de son septennat, il faut également souligner un trait décisif de son caractère. Ce n’était pas seulement un être de raison, c’était un ingénieur.

Ainsi le mot qu’il employait à l’envi pour rendre compte de sa tâche, y compris les nombreuses réformes que je viens d’évoquer, est celui de « modernisation de la France ». Il les concevait donc comme une ingénierie.

L’ENA ne fut pour lui qu’une école d’application de Polytechnique, et il fut d’ailleurs le premier à bénéficier de cette passerelle de l’une à l’autre. Il resta avant tout marqué par son passage à l’X, qui imprégna chacun de ses exercices. Le modèle, c’est la construction d’un pont, c’est-à-dire non pas l’idée, dans un univers platonicien, mais la réalité des calculs et des matériaux qui permettent en effet à ce pont de tenir entre deux rives. L’exercice du grand argentier que Valéry Giscard d’Estaing avait été pendant près de douze années avant sa présidence fut ainsi déterminé par ces mathématiques appliquées qui forment la matière de la macro-économie. C’est également le sens du développement de l’informatique pendant son septennat, y compris dans ses usages domestiques, à l’image de la diffusion massive du Minitel, préfigurée par le rapport Nora-Minc intitulé L’informatisation de la société.

L’essor de la filière nucléaire, soit quarante-cinq réacteurs construits au sein de dix-neuf centrales nucléaires, doit également beaucoup à cet esprit, ainsi que nombre de grands projets – citons l’inauguration de la ligne à grande vitesse Paris-Lyon en septembre 1981.

Pour prendre la mesure de la continuité entre ces grands projets et les réformes sociales menées par VGE, il me faut citer l’expérience d’un camarade, qui résume mon propos par la seule juxtaposition de trois acronymes.

En colle à Henri-IV, il s’était en effet vu proposer l’énigmatique sujet suivant :

« IVG - TGV - VGE ».

Mais il faut aller plus loin encore que ce seul constat. Cette culture d’ingénieur fit dédaigner à Valéry Giscard d’Estaing d’autres registres intellectuels. Du normalien Pompidou, il décréta que c’était un « littéraire », et le qualificatif n’a semble-t-il rien de flatteur.

La culture trouva avec VGE son écrin dans un lieu phare de l’ingénierie, par la transformation de la gare d’Orsay en musée, dont il écrivit[4] au président Mitterrand :

« J’avais souhaité en effet que la création artistique du xixe siècle puisse être enfin présentée dans un cadre qui mette en valeur son extraordinaire vitalité. »

Au conseiller d’État Édouard Philippe, il affirma que la France comptait trop de juristes, et qu’à l’instar de la Chine elle fonctionnerait beaucoup mieux avec des ingénieurs à son état-major.

Même dans ses mots d’esprit, que son intelligence étincelante savait rendre particulièrement blessants, l’esprit de géométrie ne dédaignant pas l’esprit de finesse, il s’ingénia à détourner le vocabulaire des mathématiques, celui des conditions nécessaires et suffisantes, pour qualifier un candidat à l’Académie française trop sûr de son fait :

« Il est suffisant, mais est-il bien nécessaire ? »

Tout chez Valéry Giscard d’Estaing procédait de cette méthode. Son éloquence était ainsi marquée par un style direct, une forme de transparence du propos, une pédagogie oserais-je dire, et d’ailleurs la fréquence des démonstrations. Pour un peu, on s’attendait à l’entendre conclure CQFD, avec la tranquille assurance – je n’ai pas dit la force tranquille – d’un professeur de mathématiques satisfait d’avoir recouvert le tableau noir de formules élégantes et définitives. Je viens d’évoquer François Mitterrand, et lui laisserai le soin de conclure concernant l’éloquence de VGE. Ainsi écrivit-il dans ses chroniques dans L’Unité[5] :

« Giscard d’Estaing a, je ne sais comment, échappé au galimatias de ses pairs. […] J’ai reçu sa présentation du Budget 1971 comme on écoute un chef-d’œuvre d’éloquence. »

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Quelles sont les forces à l’œuvre qui, par la suite, déterminèrent la diction si particulière, et de plus en plus marquée, de Giscard, au point de lui valoir quelques caricatures ? Qu’est-ce qui vint ainsi obscurcir cette clarté dans la démonstration et dans l’élocution, saluée comme un chef-d’œuvre par Mitterrand en 1971 ?

La première hypothèse tient à la nature de l’exercice politique. Giscard d’Estaing fut successivement un parlementaire, un ministre capable d’en découdre avec ses contradicteurs, puis un candidat aux élections présidentielles. Dans ces différentes fonctions, il s’adressait à un interlocuteur, il était tendu vers un but, la rencontre de l’autre, notamment cet électeur qui lui accorderait sa voix. L’enjeu n’est pas seulement ce galop au travers de la France qu’impose une campagne présidentielle, par monts et par vaux, de villes en villages, de gigantesques meetings en minuscules salles des fêtes. L’enjeu, c’est la rencontre de l’autre. L’expression consacrée, « prendre langue avec quelqu’un », dit bien ce que la rencontre doit au langage, mais aussi à ce partage des mots, et cet accordage des langues. Pour rendre compte de ce que l’interlocution requiert, l’érotique du baiser amoureux n’est pas si loin. Pour VGE, ce qui prédominait alors, c’est sa subordination à l’électeur, ou du moins la désignation de cet alter ego, sur un pied d’égalité donc, en prise directe avec l’autre.

Or l’accès à la magistrature suprême, c’est la perte de cet autre. Selon le protocole, le président Giscard d’Estaing n’eut désormais plus de vis-à-vis lors des dîners officiels, la table en U laissant un vide en face de lui, un trou.

Le galop de la campagne était un lointain souvenir, les horloges de l’Élysée s’avéraient même dépourvues de trotteuse. La solitude du roi le priva d’authentiques interlocuteurs, les visiteurs du soir n’étaient que de simples courtisans, l’interlocution s’enraya, et en conséquence l’élocution du Président se transforma de l’intérieur.

La langue du Président se mit à faire le tour du palais.

Valéry Giscard d’Estaing avait vis-à-vis de ce grand corps un rapport ambivalent, ce dont il témoigna dans Le Pouvoir et la Vie, en écrivant[6] :

« C’est pendant que j’étais président que j’ai commencé à enlaidir. […] Je ne me regarde jamais dans un miroir sauf pour me raser, et encore je veille à ce que la lumière soit le plus faible possible. Quand je marche dans la rue, je prends la précaution de ne jamais regarder les vitrines qui pourraient renvoyer mon image. […] Je conserve mes anciens costumes, je les porte indéfiniment. Ils contribuent à m’enfermer dans l’illusion où je vis, celle d’un corps que le passage du temps ignorerait, sans chercher à conduire sa lente démolition. »

Ses années de jeunesse lui furent de fait volées par cette vocation politique, ce d’autant qu’elle empesa ses gestes, et sa diction, de la charge d’une nation, de la gravité de la fonction de président de la République.

À cette mutation interne s’ajoute le fait que VGE persista à penser le monde en ingénieur. N’y voyez pas de ma part un jugement, pas même un jugement clinique, mais plutôt l’intérêt pour un mode de fonctionnement. L’enjeu n’est pas la dissection d’un être, mais la compréhension de ce qui le détermine, la perception de ces lignes de faille qui donnent à une personnalité sa profondeur.

Et, voyez-vous, cette rationalité d’ingénieur, qui vise à s’imposer par sa seule cohérence, dessine une ellipse entre le passé et le futur, comme un pont construit pour enjamber certaines contrées plutôt que les fréquenter. Du passé, Valéry Giscard d’Estaing ne fit pas table rase, mais il préférait que quelques siècles de recul permettent de s’assurer de la valeur des hommes. Au reste, pendant son septennat il ne panthéonisa point, je m’autorise ce néologisme.

Quant au futur, il l’observait comme un général balaie du regard le champ de la bataille qu’il faudra bientôt livrer, et dont il est le stratège. Le regard portait donc loin, en visionnaire, vers le passé comme vers le futur. Parfois en ignorant les calculs politiques de ses contemporains. Lesquels étaient embarqués dans ce tournant qu’empruntait la France vers ce qui n’était pas un nouvel ordre, mais plutôt le désordre d’une société post-moderne, c’est-à-dire échappant à la modernisation. Certains virent dans l’échec de 1981 et l’impossible retour en 1988 la « trahison Chirac », selon l’expression des proches de Valéry Giscard d’Estaing, et surtout, reconnaissons-le, selon la vocation des anciens Premiers ministres à devenir les Brutus de leurs présidents.

D’autres, le mouvement naturel du peuple français, qui aspire bien vite à décapiter ceux qu’il a portés au pouvoir, ou à les oublier – « perdre bientôt la mémoire d’un bienfait est le vice des Français », a cruellement conclu Richelieu –, quand ce peuple n’est pas seulement frappé de « convulsionnisme immobiliste », suivant le mot d’Alain Peyrefitte, titulaire du fauteuil 11. Il faut surtout prendre la mesure de ce que furent ces années soixante-dix : le dérèglement de la mécanique des Trente Glorieuses, après son été indien du début de la décennie. L’essoufflement de l’économie, asphyxiée, si l’on peut dire, par les deux premiers chocs pétroliers de 1973 et 1979, rencontrait une inflation difficile à juguler, en même temps que se développait le chômage de masse.

Raymond Barre eut beau être qualifié à son arrivée à Matignon de « meilleur économiste de France », les restrictions budgétaires que professait cet « esprit carré dans un corps rond », comme il se qualifiait lui-même, devinrent vite insupportables aux Français, qui par la suite connurent pour la dette, je m’autorise cette fois un pléonasme, une stupéfiante addiction. La question n’est plus celle de la juste solution, c’est celle du constat de son impossibilité.

Il ne s’agit certes pas de renoncer aux lumières de la raison, pour laquelle il faut d’ailleurs redoubler d’efforts. Valéry Giscard d’Estaing s’y consacra après son mandat de Président, au Parlement européen et à l’Assemblée nationale, au conseil régional d’Auvergne, dans son investissement sans faille pour la construction européenne et, bien sûr, en tant qu’académicien, dans cette Compagnie où vous fîtes chaque semaine l’expérience de sa sagacité.

L’avant-propos de son avant-dernier livre, Dans cinq ans l’an 2000, est un moment d’anthologie, qui condense toute sa lucidité. L’économie n’est pas assez dynamique pour, selon le credo libéral, réduire les tensions sociales. L’Europe devient une zone de libre-échange, sur laquelle veille une bureaucratie internationale, sans ambition politique. En regard, je cite, « la rive sud de la Méditerranée, sous la double poussée de l’explosion démographique et de l’intégrisme islamique, connaîtra des secousses violentes. La Russie sera tentée, comme elle le montre déjà en Tchétchénie, de réorganiser son “environnement proche”, au besoin par la force. Et les États-Unis, lassés des échecs répétés du “nouvel ordre mondial”, se concentreront davantage sur leurs difficiles problèmes intérieurs et leur relation avec les voisins immédiats ». Nous sommes alors en 1995, c’est-à-dire il y a trente ans.

Reconnaissons que la plupart des termes de l’équation sont réunis, avec un effet d’anticipation tout à fait saisissant, et même magistral.

Et VGE de conclure : « Le monde gronde autour de nous, comme une sorte de magma en gestation qui cherche son principe d’unité et qui n’a pas encore trouvé sa règle de conduite. »

Peut-on seulement aspirer à une telle « règle de conduite », en forme de solution de l’équation pour l’ingénieur VGE ? Cette quête est-elle encore légitime ? Il faudrait plutôt accepter qu’il n’en existe plus, se résigner à tolérer une incertitude largement irréductible, et considérer que le monde devient inintelligible, au sens plein du terme.

C’est un constat qui ne pouvait laisser indemne un homme dont la vocation est celle de l’exercice de l’intelligence, aux prises avec les défis à relever. Il en fut profondément affecté.

Le sympôme, c’est sa diction.

Et puisque c’est un symptôme, il faut en percevoir non l’objet d’une caricature, mais ce qui rend l’homme touchant.

Sa diction portait certes en germe ce qu’elle est devenue, au travers de ce qui la déterminait dans sa propre généalogie, dans sa genèse, et qu’il avait toutes les raisons personnelles de revendiquer plus encore. La solitude du pouvoir contribua à l’accentuer, ai-je avancé.

Mais ce qui fut le plus déterminant, c’est le sentiment que quelque chose s’enrayait dans sa compréhension du monde. La mécanique de l’économie qu’il pensait maîtriser par son intelligence s’avérait absconse. Un vertige saisit Valéry Giscard d’Estaing, désarmé par cette dissonance.

Car c’est une forme d’harmonie dans l’ordre des choses qu’il avait toujours cherchée, ce dont témoigne même son choix du centre, et ses deux Français sur trois, pour construire son axe politique. Même sa passion, sincère, pour Maupassant put lui faire négliger les excès et le pessimisme de l’écrivain. Le Monde[7] titrait ainsi sa recension de cette émission Apostrophes en 1979 : « Quand M. Giscard d’Estaing tempère la véhémence de Maupassant ». Plus encore, c’était chez le président Giscard une mystique qui procède de l’ingénierie, de l’ordre de l’univers, telle qu’il la décrivit bien plus tard, en 2015 dans la Revue des Deux Mondes, en affirmant que « les civilisations chinoises sont des civilisations du Ciel » et en faisant de saint Jean un philosophe du cosmos.

L’expérience du désordre de l’univers vint heurter cette perspective et l’harmonie qu’elle suppose. Devant cette résistance du réel aux forces de l’esprit, Valéry Giscard d’Estaing prit lui-même ses distances, et sa parole en rendit compte.

Dans les premiers temps de son exercice présidentiel, et avant celui-ci plus encore, son expression était d’une clarté à l’image de sa compréhension du monde. Elle devint par la suite moins directe, comme encombrée, presque maniérée. Ce n’est pas la marque du mépris, mais plutôt celle d’une méprise, consistant à avoir désiré substituer l’intelligence au réel, ou du moins subordonner le second à la première. Cette méprise devint pour Valéry Giscard d’Estaing déception, au sens de la langue française ainsi qu’à celui de la langue anglaise, c’est-à-dire de tromperie, une tromperie subie, et il se mit à garder en bouche ses mots comme on se replie sur ses terres, à l’abri des lèvres et des remparts qui séparent du vaste monde.

VGE sembla désormais s’adresser à lui-même, en aparté, de l’intérieur.

Le langage ne nous donne pas le fin mot de l’histoire, puisqu’il a sa propre opacité, mais paradoxalement il nous éclaire. C’est par sa forme, diction et scansion, adverbes et tournures, qu’il révèle notre fonctionnement psychique.

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La suite, vous la connaissez.

Valéry Giscard d’Estaing fut le dernier président, le dernier roi peut-être, d’une autre époque, d’un autre régime. Pendant les décennies suivantes, la société française se désagrégea, au point d’être aujourd’hui qualifiée d’« archipel français[8] ». Ce n’est plus le goulag qu’il faut craindre depuis cet archipel, ce sont les eaux qui montent, et, avec elles, la manière dont la société devient liquide[9], marquée par l’ébranlement des institutions et la fluidité des affiliations. Le programme nucléaire nous promettait l’autonomie énergétique, c’est la France qui s’avère atomisée. Les ingénieurs travaillent eux-mêmes à cette désorganisation, en ingénieurs du chaos[10]. Que peut devenir la parole présidentielle ? Si la politique faisait la part belle aux petites phrases, elle se réduit désormais aux phrases tronquées, décontextualisées, détournées pour mieux tourner sur les réseaux sociaux et nous assourdir par leur tintamarre.

La seule et pure intelligence d’une femme ou d’un homme ne peuvent plus l’emporter.

« Tout ce qui est excessif est insignifiant », pouvait affirmer Talleyrand, en stratège sachant que le temps long jouait pour lui. Certains hommes politiques aiment encore le citer, quand ils font pourtant aujourd’hui l’amère expérience du contraire. Non que ce qui est excessif ait aujourd’hui davantage de sens, mais parce que c’est justement de cet excès que se repaissent les observateurs de la vie politique, et chacun derrière son écran, un excès monté en épingle pour mieux piquer, c’est-à-dire blesser, volontiers mortellement, et surtout épingler comme l’entomologiste condamne le papillon à ne plus jamais voler.

Ce n’est pas la vocation de la langue. Dans l’intimité de mes consultations, je suis frappé par la façon dont nous nous essayons, patient et praticien, à trouver les mots justes, parfois un seul mot, sur lequel nous retrouver vraiment.

Comme si deux âmes résonnaient alors à la même fréquence, celle du mot par lequel elles se reconnaissent, un schibboleth en somme. En nous accordant sur les mots, nous en garantissons le partage, nous nouons un pacte de confiance.

Est-ce possible à l’échelle d’une nation ?

À l’évidence, les mots qui consacrent l’imaginaire d’un peuple viennent en écho à son histoire, comme ce qui se dessine dans la relation thérapeutique donne une perspective à la biographie. Je ne saurais l’ignorer, avant d’écouter un historien, et non des moindres, Pascal Ory. Par-delà la seule question de la vérité, c’est aussi l’enjeu d’une fiction, pour, selon son étymologie, donner forme, façonner ici un destin, en empruntant aux mythes leur puissance fondatrice.

Ce n’est pas s’abandonner aux provocations des tribuns, aux mensonges éhontés, aux grossières manipulations visant à galvaniser les fièvres et les peurs, comme autant de paroxysmes, de feux de paille qui consument les femmes et les hommes. C’est faire le pari d’un ordre qui domine l’air du temps, qui dessine une architecture pérenne des pensées, des sociétés et des États.

Il faut pour ce faire compter sur une propriété du langage, l’émergence d’un ordre symbolique, qui traverse le discours politique comme le colloque singulier d’une consultation, selon une perspective dont personne ne peut prétendre à la possession exclusive. C’est peut-être ici que réside l’espoir, ténu, d’une écriture médiatique qui, d’une intervention à l’autre, d’un acte à l’autre, puisse instaurer un cadre qui structure l’exercice présidentiel comme la vie d’un peuple.

Encore faudrait-il avoir la patience de poser ces jalons s’inscrivant dans la durée, comme une ligne mélodique qui traverse l’actualité, la patience de s’y tenir également, tant l’enjeu de cet axe symbolique est autant de le cultiver que de s’y subordonner.

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Le roi n’est pas un sujet.

Voilà ce qui m’a mobilisé devant vous, paradoxal sujet donc de ce remerciement.

Il est temps, pour conclure, d’inverser la proposition : le sujet n’est pas davantage roi.

Je pourrais, une fois n’est pas coutume, me ranger derrière Freud, lorsqu’il considérait que le moi n’est pas maître en son royaume. Mais encore faut-il préciser que ce n’est pas tant du fait de forces inconscientes à l’œuvre : l’essentiel est dans la structure même de la langue, dont personne ne saurait revendiquer d’en être roi, ni même sujet.

Nous sommes l’objet du langage, tant et si bien que rien n’épuise le sujet.

Umberto Eco s’irritait de se voir demander auquel des personnages du Nom de la rose il s’identifiait.

Il finit un jour par répondre[11] :

« Mon Dieu, mais à qui s’identifie un auteur ?

Aux adverbes, bien sûr. »

Flaubert était, précise Paul Bourget[12], titulaire du fauteuil 33, « très fier d’avoir terminé son Hérodias par l’adverbe alternativement.

Ce mot, auquel les deux accents mis sur ter et sur ti donnent une allure comme déhanchée, lui paraissait rendre perceptible la marche des deux esclaves qui à tour de rôle portaient la tête coupée de saint Jean Baptiste. »

Il faut savoir s’éloigner du sujet comme du verbe qu’il prétend commander, pour mieux rendre compte de la primauté du langage, en ceci qu’il donne forme à notre vie psychique plus encore qu’il la laisse entendre.

À l’écoute de la parole comme à la rencontre de ces petits mots qui s’interposent, presque sans mot dire, nous sommes au plus près de notre mission.

Voilà l’essentiel : ces seuls mots.

Mesdames et Messieurs de l’Académie, peut-être faut-il se résoudre à considérer que c’est dans le discours lui-même que réside sa finalité.

 

[1] Victor Hugo, Les Misérables (1862), I, III, 7 (« Sagesse de Tholomyès »).

[2] Marie-France Garaud, La Fête des fous, p. 121.

[3] Huysmans, À rebours, 1884.

[4] Lettre du 23 novembre 1986.

[5] Chronique dans L’Unité, n° 3, 11 février 1972.

[6] Le Pouvoir et la Vie, Livre de Poche, pages 653 à 655.

[7] Le Monde, François Bott, 30 juillet 1979.

[8] Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Le Seuil, Paris, 2019.

[9] Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006.

[10] Giuliano da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, JC Lattès, Paris, 2019.

[11] Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose, Biblio essais, 1987.

[12] Paul Bourget, "M. Gustave Flaubert", Le Parlement, 13 mai 1880