Discours de réception de Fernand Gregh

Le 4 juin 1953

Fernand GREGH

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Fernand GREGH, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte Charles de CHAMBRUN, y est venu prendre séance le jeudi 4 juin 1953, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

« J’arrive tard au seuil de tes mystères », disait à Pallas Athéné M. Renan, en lui donnant tour à tour les noms de Cora, de Promachos, d’Area, d’Hygie et même, avec un sourire, celui de Démocratie. Si, comme aurait pu l’y inciter le buste casqué de la déesse qui timbre l’annuaire de l’Institut, M. Renan avait ajouté un nom de plus à sa litanie païenne, celui d’Académie, j’emprunterais volontiers au grand exégète cette phrase de la Prière sur l’Acropole pour m’excuser d’apporter ici le reflet d’un monde qui tend à disparaître, et le reste d’une ardeur trop longtemps dépensée. Au lendemain d’une élection à quoi je dois le grand honneur d’être admis aujourd’hui parmi vous, un célèbre romancier qui est des vôtres écrivait que le mystère académique est impénétrable. La persévérance avec laquelle, sans vouloir le comparer aux desseins de la Providence, j’ai essayé de le pénétrer et que vous avez fini par récompenser en m’accordant vos précieux suffrages, montre l’estime que je faisais depuis longtemps de votre illustre compagnie et combien, en particulier, il me semblait important et nécessaire que la poésie en vers fût ici, même insuffisamment, mais toujours représentée. C’était d’ailleurs le désir de votre glorieux fondateur dont, fidèle à la tradition, je veux, en ce début de mon remerciement, saluer la grande mémoire.

« Pourquoi désirez-vous être de l’Académie ? » me demandait un jour une jeune journaliste avec cette charmante indiscrétion qui est de mise dans les mœurs nouvelles. « Mais, ai-je répondu, parce que cela me ferait plaisir autant qu’honneur d’en être. » Mais ce plaisir dont, paraît-il, on ne se lasse pas — hélas ! s’il est un point de saturation je crains bien de n’avoir pas le temps de l’atteindre — ce plaisir est assis sur des causes profondes pour tous, et surtout pour un poète dont le public connaît plus le nom que l’œuvre, alors que c’est le contraire qui lui importerait. Entrer ici, c’est pour lui, à la fin d’une longue suite d’essais poétiques, la consécration suprême qui peut révéler au public l’étendue et la diversité de son œuvre, avant le travail « d’épuration rigide » pour employer une expression d’Alfred de Vigny qu’accomplit la postérité et dont nul ne devine le résultat. C’est, même si cette épuration doit être sévère, l’espoir d’être lu au moins par curiosité historique quand on ne sera plus là. C’est la demi-certitude d’être vainqueur dans la lutte que la poésie, les lettres, l’art en général, et c’est ce qui en fait le caractère auguste et presque sacré, livrent contre le temps et contre la mort. Permettez-moi donc, Messieurs, de vous rendre grâces simplement mais profondément de m’avoir, en même temps que la porte étroite de cette enceinte, ouvert une fenêtre peut-être azurée sur l’insondable avenir.

 

M. de Chambrun, à qui vous avez bien voulu m’appeler à succéder, était le type du gentilhomme français. D’une noble race qui, tous le savent, a marqué dans l’histoire et qui, fille du plateau central, doit à ses origines je ne sais quel feu dont elle brûle en même temps qu’elle brille, il a été un beau et charmant cavalier, traînant tous les cœurs après soi. Nous l’avons connu encore séduisant par sa prestance, toujours distingué autant que pittoresque par son esprit, simple d’instinct mais fastueux pour son pays, bien fait pour représenter la France victorieuse et pourtant déjà obligée de se défendre et de manœuvrer contre des dangers prochains. Je le revois tel que je l’ai connu, surtout dans ses quinze dernières années, les yeux jeunes sous ses cheveux blancs, grand et droit, la parole vive, abondante et subtile, avec des éclats où l’on sentait la franchise foncière refrénée par la prudence du diplomate, mais fusant parfois en formules irrépressibles. Il y avait en lui, auprès d’un cosmopolite de vocation, un Parisien pratiquant qui ne pouvait garder pour lui de vives répliques et de piquantes allusions. Mais il y avait aussi un cœur généreux, ouvert, libéral, capable d’amitiés dont j’ai senti l’un des derniers le charme, et qui s’était donné tout entier à un fidèle amour qui l’honore comme il honore la femme de très noble sang, intelligente et vaillante qui en a été l’objet.

Libéral, viens-je de dire. Bossuet parle quelque part, dans son style aux familiarités héroïques du « fond d’un Romain ». Être libéral, pourrait-on dire à la façon du grand évêque, c’est le fond de bien des Chambrun. Les membres de cette famille ont hérité ce fond commun du grand aïeul La Fayette. Pour le caractériser il faudrait, à ce beau mot de libéralisme qu’on a défiguré en en détournant l’application à la seule économie politique redonner tout son premier sens d’amour de la liberté et de générosité d’âme, même quand il ne va pas, comme chez La Fayette, à travers un entraînement chevaleresque, jusqu’à un optimisme trop confiant. Cet esprit essentiellement français, Charles de Chambrun l’avait hérité de son ancêtre au point qu’à vingt ans — son vieil ami André Chaumeix en le recevant le rappelait dans son discours d’accueil — sortant d’un très gai dîner avec des amis de son âge, par un de ces soirs de Paris où l’on respire une douceur, une facilité, une légèreté pour tout dire la liberté dans l’air, il s’était écrié lyriquement : « A moi, descendant de La Fayette, cette idée de liberté m’est si chère qu’en ce moment je suis prêt à mourir pour elle. » On peut dire que, même plus calme, il devait rester fidèle à ce noble sentiment, si l’on comprend bien que la liberté n’est pas à sens unique.

De La Fayette, M. de Chambrun avait aussi fait un autre héritage, plus rare : la citoyenneté américaine accordée par le premier Congrès au jeune général français et continuée par une faveur toute spéciale à sa descendance.

C’est elle qui lui avait valu d’être désigné pour accompagner le Maréchal Foch comme ami et comme interprète dans le voyage triomphal que fit aux États-Unis le grand soldat après la victoire de 1918. Mais longtemps avant, elle lui avait déjà valu l’attention et l’amitié du premier des Roosevelt, Théodore Roosevelt, ce Teddy robuste et pittoresque grand voyageur et grand chasseur, cowboy un peu génial qui fait dans l’histoire de son pays une figure originale et qui témoigna au nôtre une loyale amitié : quand le Kaiser voulut nous créer des difficultés au Maroc, il écrivait à Robert Taft, le père du M. Taft actuel : « Je désire faire légitimement tout ce que je peux en faveur de la France, parce que j’aime la France et que je la considère dans son droit. » Théodore Roosevelt avait une fille, celle qu’on appelait la princesse Alice, à qui le charmant Chambrun faisait une cour juvénile. « Un jour, nous conte-t-il dans ses souvenirs, que j’étais assis avec elle dans un bosquet, Théodore Roosevelt nous surprit, mais, au lieu de nous tancer, un large sourire s’épanouit sur son visage : « Charlie, n’êtes-vous pas un citoyen de notre libre Amérique ? — Yes, sir, je crois pouvoir déclarer que je le suis. — Mais, dites-moi, de quel État seriez-vous originaire ? — Du Maryland, sir. — Bravo, dit Roosevelt, c’est ce que j’espérais. Et maintenant écoutez ce que je souhaite de vous : n’hésitez pas à voter pour moi à Baltimore mardi prochain. D’ailleurs Alice vous le rappellera. » Charles de Chambrun ajoute : Je crus pouvoir me dérober. Etait-il possible qu’un secrétaire d’ambassade français apportât sa voix au [‘résident des États-Unis sans encourir les foudres de scrutateurs pointilleux ? » Teddy, dans son indulgence électorale ne s’était pas trompé : il lui manqua une voix dans l’État de Maryland. Mais il ne lui en voulut pas même ils devinrent parents, puisque la princesse Alice épousa un Longwort, ce nom que Mme la générale de Chambrun, en l’ajoutant au nom de son mari, a honoré chez nous par ses beaux travaux sur Shakespeare.

La diplomatie a été une grande famille pour Charles de Chambrun. Il était de la carrière avant de naître. Son grand-père maternel, M. de Corcelle, avait été ambassadeur de France auprès du Saint-Siège au temps de Pie IX. Le pape Léon XIII, dont Charles de Chambrun a tracé un beau portrait dans un de ses livres, « grande figure, écrit-il, dans un petit squelette vêtu de satin blanc, qui dominait la fin du siècle », lui dit à l’audience où le tout jeune aspirant diplomate accompagnait son chef M. Nisard : « Votre grand-père, ce cher M. de Corcelle, je l’ai connu jadis quand j’étais archevêque de Pérouse et lui ambassadeur dans notre Rome. Il n’a pas servi l’Empire, n’est-ce pas ? — Très Saint-Père, mon grand-père fut ambassadeur de la seconde et de la troisième République. — Oui, oui, je me souviens, opina le Pape, en effet c’était sous la République », et se tournant vers M. Nisard « Ambassadeur Nisard, j’aime la République. »

Et M. de Chambrun continue : « L’audience se terminait. Le pontife nonagénaire, dans un noble geste, ouvrit ses bras étiques comme s’il officiait et nous dit dune voix dominatrice : « Ambassadeur Nisard, vous allez retourner près du Gouvernement de la République, notre auguste alliée. Vous direz au très illustre M. Loubet que nous lui donnons, du fond du cœur notre paternelle bénédiction. Vous direz au très éminent M. Waldeck que nous suivons avec le plus grand intérêt le développement de sa politique. Vous direz au très estimable M. Millerand que tout ce qui regarde les ouvriers dont le sort est lié aux puissances spirituelles intéresse notre Saint-Siège. Quant à l’honorable M. Leygues, Ministre des Cultes, dites-lui qu’en ce qui concerne le choix des évêques, notre vœu est qu’ils soient de bons républicains. »

En même temps que l’exactitude avec laquelle les épithètes sont savamment dosées pour descendre sur les lèvres du grand pontife la cascade de la hiérarchie, admirons ici la grandeur du ton et la largeur du point de vue.

Au contraire, c’est sous l’Empire que le père de Charles de Chambrun, le marquis, avait été envoyé, par le ministre Drouyn de Lhuys, sinon comme ambassadeur, du moins comme missus dominicus, aux États-Unis d’où il écrivit à sa femme, restée d’abord en France, des lettres que son fils a publiées et qui préludent aux lettres qu’il a appelées lui-même avec une familiarité tendre : les Lettres à Marie. Les missives la fois diplomatiques et conjugales ou préconjugales sont une tradition dans la famille. La marquise de Chambrun ne tarda d’ailleurs pas à rejoindre son époux, et c’est durant son séjour à Washington qu’elle donna le jour à Charles de Chambrun. Il naquit dans la Washington d’alors, blanche capitale d’un pays de 60 millions d’habitants qui devait en compter un jour 150, et comme telle devenir l’un des centres de la civilisation, sinon le centre du monde. El avait bien choisi le lieu de sa naissance : dès sa venue au jour, il montrait un sens opportun de l’avenir. À côté de notre diplomate, son frère aîné le marquis qui est le sénateur bien connu et universellement respecté, son autre frère le général qui s’est illustré au Maroc, tous deux ont servi l’État. Enfin leur sœur a été mariée à Savorgnan de Brazza, une des plus nobles figures de notre histoire coloniale. Coloniale, je m’excuse d’employer un vocable honni. Mais comment le remplacera Quand Brazza s’avançait sans armes au milieu des peuplades noires du centre de l’Afrique, il n’était pas question d’en faire des nations associées.

Et comment oublier ce que le monde doit à la France, précisément à la France dans ses colonies, qui à travers des erreurs et des torts indiscutables mais inévitables, a fait faire tant de progrès à des peuples sous-développés qu’aujourd’hui certains veulent brûler des étapes nécessaires et se dressent contre elle, semblables à ces enfants drus dont parle La Bruyère qui battent leur nourrice. À elle de ne pas se laisser battre et, en accomplissant les réformes indispensables qu’elle a promises, de rappeler que son lait a nourri de bien autres nations et qu’en lui coule la sève qui de grand pays en grand pays alimente et détermine les mystérieux destins du monde.

Nous venons de dire que la diplomatie était héréditaire chez les Chambrun. Chose curieuse, c’est aussi une sorte d’hérédité qui l’a fait entrer dans votre compagnie. Car le fauteuil où vous avez appelé ce diplomate avait déjà été occupé par un autre diplomate, et qui même avait été son chef. M. Paléologue au nom étrange qui prêtait à des étonnements et suscitait des erreurs et des hypothèses. Une hypothèse romanesque faisait de lui un descendant des empereurs de Constantinople. Une erreur plus modeste avait été commise par un journal allemand qui, à l’enterrement de Zola, à une époque où un bordereau faussement attribué avait allumé des querelles d’experts, citait parmi les principales personnalités présentes : M. Maurice, l’éminent paléologue.

C’est le privilège des longues vies que d’avoir fait connaître à ceux qui les ont vécues des générations superposées. C’est ainsi que j’ai connu, Messieurs, et rencontré souvent le prédécesseur de mon prédécesseur ; je l’ai connu pour l’avoir vu dans les milieux littéraires où il fréquentait et dans ce qu’on appelle « le monde » qu’il aimait fort, entre autres chez nos amies communes, chez la bonne Mme Auber non de Nerville qui, de sa petite sonnette, célébrait à sa table les grandes messes de la mondanité littéraire, chez la belle et ardente Mme de Pierrebourg dont le souvenir est si vivant chez tous ceux qui l’ont approchée, sans compter chez la sœur de M. Paléologue, Mme Dietz, qui réunissait autour de son mari, le rédacteur éminent des Débats, tout ce monde intelligent, spirituel et sage de l’antique journal.

J’ai même assez intimement connu M. Paléologue pour me souvenir d’avoir un jour fait avec lui de la bicyclette au Bois dans les débuts de la petite reine qui était alors un instrument de luxe, une monture noble, quelque chose comme un succédané du cheval sur quoi un homme épris d’élégance comme M. Paléologue, comme aussi, je m’en souviens. Robert de Montesquiou, et bien d’autres, pouvait se risquer au Bois sans déchoir. — sinon sans choir, car des chiens encore inhabitués à ces diaboliques machines venaient souvent se jeter dans les roues des cyclistes et certains d’entre eux, pour les chasser, portaient même en travers du guidon une cravache que saisissait leur main gantée de daim gris cravache qui était à l’époque du cheval supplanté ce que les biologistes appellent une survivance. C’était le temps où, pour rouler à bicyclette l’on s’habillait de vêtements spéciaux où les femmes en particulier montraient pour la première fois, sous des culottes de zouave abondamment ballonnées des mollets jusqu’alors interdits aux regards et comme éblouis du grand jour, tandis que pour lutter contre le vent une longue épingle piquait leur canotier et le fixait dans leurs cheveux tordus en casque. Tempi passati ! passés comme le climat psychologique des célèbres romans d’amour de Paul Bourget où M. Paléologue à son tour a fait vivre ses héroïnes avec une telle ferveur qu’au début d’un de ses romans — M. de Chambrun s’en est souvenu dans son discours de réception avec un fin sourire — trois femmes se succédaient pour venir pleurer sur la tombe du héros.

Mais il y avait en ce prédécesseur de M. de Chambrun bien autre chose qu’un romancier mondain et un essayiste d’ailleurs excellent, il y avait un diplomate actif, imaginatif, à l’esprit assez autoritaire, et qui avait été mêlé aux grandes entreprises d’avant la guerre de 1914, et qui avait instruit, son futur successeur dans les secrets de la carrière dont ses sourcils froncés sur son masque martelé par la passion étaient les évidents dépositaires.

Ah ! Messieurs, quelle grande époque de la diplomatie française que celle où M. de Chambrun y fit ses premiers pas ! Après ceux de ses aînés qui le guidèrent entre autres ce protocolaire et circonlocutoire M. Nisard que Proust a métamorphosé en l’inoubliable M. de Norpois, et le subtil Francis Charmes. — qui devait à la fin de sa vie précéder M. Doumic à la direction de la Revue des Deux Mondes, — ce fut l’époque des deux Cambon, Paul et Jules, le premier fin, élégant, gentleman like, très en faveur à la Cour d’Angleterre, presque populaire à Londres où il est resté vingt-sept ans, le deuxième massif, pondéré, au besoin sévère sous sa bonhomie, respecté même à la Cour d’Allemagne, tous deux sagement sceptiques dans la vie car ils connaissaient les hommes, mais aux cœurs chaleureux tout pleins de la France et qui conjuguaient fraternellement leurs pensées, leurs actions et leurs espoirs ; c’était l’époque aussi de Camille Barrère, long et droit comme un I, ferme, loyal, décidé comme il était droit en face des souples italiens, et du lettré et sportif Jusserand qui pendant la première guerre séduisit les Américains par sa discrétion dans la propagande à côté des grosses entreprises de publicité allemandes. Admirable équipe de diplomates qui, avec l’appui obstiné de Delcassé, donnèrent à notre pays en 1914, sur l’échiquier du monde, une situation incomparable. On l’a dit ici même avec autorité : « L’œuvre diplomatique qui a rempli les vingt premières années de notre siècle et qui a permis la victoire des armées alliées est une des plus brillantes et des plus puissantes de notre histoire. »

C’est durant la longue période qui va de 1900 à 1940 que M. de Chambrun dans le concert européen a joué sa partie au milieu de l’orchestre d’abord, modestement en second violon puis en premier dans divers pays et bientôt en violon solo et même en virtuose au pays de la musique.

Il avait débuté comme stagiaire à nome où nous avons vu Léon XIII lui apparaître dans sa fragile majesté. Puis, ayant passé le concours, il fut nommé attaché d’ambassade à Berlin, où il s’initia aux affaires sous l’égide du marquis de Noailles, un ambassadeur éminent et original, si tranquillement assis dans la gloire de son nom que pour sa promenade quotidienne, quand il n’avait pas le temps d’attacher ses sous-pieds, il faisait son tour à cheval dans les allées du Thiergarten, coiffé d’un chapeau haut de forme gris ainsi qu’il sied, mais chaussé de pantoufles. L’Allemagne « corsetée par la discipline », dit avec esprit M. de Chambrun, lui pardonnait ses distractions, « parce qu’il avait une manière de saluer Guillaume qui lui rappelait le bel air du grand siècle ». De ce dernier, du fol empereur orgueilleux et faible qui a déchaîné la grande catastrophe où se débattent encore l’Europe et le monde, M. de Chambrun a tracé un rapide mais vivant portrait à l’occasion de sa présentation à la cour. « J’ai l’honneur, avait dit le marquis de Noailles de présenter au pied du trône impérial mon jeune collaborateur. Après un plongeon, écrit M. de Chambrun, je regardai l’Empereur si wagnérien dans son uniforme de hussard. Ce soir, était-il Lohengrin ou Siegfried ? Qu’importe. Il voulait imposer et il imposait... Il avait l’œil fixe, le teint envieux, la moustache conquérante et portait triomphalement ses quarante-deux ans... À toutes les portes des soldats à tricorne, qui rappelaient ceux du grand Frédéric, rendaient les honneurs en écartant leur fusil, le bras tendu... » Et il ajoute : « Tandis que je me rassasiais de tartines beurrées — car le buffet impérial étalait une simplicité dans l’apparat qui survivait à l’esprit économe du roi philosophe... »

Ici, Messieurs, je ne puis m’empêcher d’arrêter net la citation... Ces tartines beurrées, quel éclair de vérité dans le faste du décor ! Cette alliance de militarisme conquérant et de simplicité bourgeoise, ce mélange de panache guerrier et de bonhomie gemüthlich, c’est toute l’Allemagne, l’Allemagne éternelle celle dont la naïveté de mœurs au cours du XIXe siècle, cachant le ressentiment prussien et l’ambition pangermanique, avait trompé tout le monde, sauf Edgar Quinet et Henri Heine. Deux guerres perdues peuvent l’avoir assagie. Ne nous laissons pourtant pas trop attendrir. Même si nous essayons de nous entendre avec elle, comme il semble bien qu’il le faille, même s’il nous advient de beurrer ensemble des tartines de pain de soldat, rappelons-nous toujours qu’il lui est arrivé de préférer au beurre les canons.

Après un nouveau séjour à Washington et deux ans passés à la direction de la presse au quai d’Orsay où il se distingua par son objectivité compréhensive, c’est avec son arrivée à Saint-Pétersbourg que commença pour M. de Chambrun l’essentiel de sa carrière : là il entrait dans l’aire de la grande politique et dans le drame de l’histoire. Un rare privilège, pour un bon observateur comme lui, lui était réservé par le destin : il a assisté aux derniers jours du tzarisme et aux débuts de la Révolution russe, de cette Révolution qui va avoir coupé l’histoire du monde en deux comme avait fait pour l’Europe la Révolution française. Il semble, hélas ! que de temps en temps l’histoire des hommes ne puisse se renouveler que par des catastrophes, en prenant ce mot dans son sens étymologique de subversion : la Révolution russe, la Révolution française, la Réforme, la chute de l’Empire grec, les guerres des Croisades, l’invasion des Barbares, la division de l’Empire d’Alexandre — et j’en oublie. C’est comme si l’équilibre et la vie du globe n’étaient assurés que si de temps en temps une Atlantide s’effondrait. Car c’est bien ce qu’a été la Révolution russe, l’effondrement d’un monde, et d’un monde qui déjà nous semble préhistorique. Spectateur des événements. Charles de Chambrun les a notés au jour le jour dans ses lettres à sa future femme dont nous parlions tout à l’heure et qui, de tous ses ouvrages ont, je crois, le plus de chances d’être lues par nos petits-neveux. Il a vu se défaire, lentement d’abord, le régime impérial. L’histoire est si simplificatrice, et la légende encore plus, qu’il semble aujourd’hui que l’Empire soit tombé presque d’un coup. Mais les Lettres à Marie nous montrent le lent processus de ce tremblement de monde et comment il s’est passé, et comment il pourrait, mutatis mutandis, se passer de nouveau, ailleurs. Il y a eu deux révolutions : celle du 6 mars qui amena la chute de Nicolas II, et celle d’octobre-novembre qui mit les bolcheviks au pouvoir. M. de Chambrun n’a vu que la première, mais il l’a bien vue.

Il avait assisté, à côté de Paléologue, quelques jours avant la guerre de 1914, à la visite in extremis que fit Poincaré en Russie. Depuis qu’il avait été nommé à Pétersbourg. Il avait eu le temps d’être ébloui par les splendeurs de la Cour Impériale, les fêtes, les revues militaires, les représentations théâtrales les soirées de ballets d’où nous étaient venus, vers 1909-1910 les spectacles inoubliables qui ont non seulement renouvelé l’art de la danse mais influé sur les autres arts : musique, peinture, sculpture, en les replongeant dans la couleur et la vie.

Il n’avait pu résister à la beauté de ces merveilles dont les plus délicats des artistes étaient émus. J’entends encore le charmant Reynaldo Hahn, qui a séduit les dernières altesses du monde en accompagnant au piano. de sa voix de compositeur, ses légères mélodies, quand il évoquait avec une nuance sensible de regret telle représentation au Théâtre Impérial du Casse-Noisette de Tchaïkowsky, l’immense grande loge tapissée de fleurs, le tsar en gants blancs et grand uniforme, l’Impératrice ruisselante de diamants, les grands-ducs géants, les gardes, les pages, et là-dessus la musique, alors neuve, encore délicieuse bien que démodée, mais récemment réhabilitée par Stravinsky, accompagnant l’entrée de je ne sais quelle fée d’une pluie de notes du glockenspiel qui semblaient s’égrener comme des perles devenues des sons... La réception de Poincaré avait été la dernière fusée de ce feu d’artifice, de ces suprêmes fêtes qu’un régime qui allait mourir s’était données à lui-même, comme pour s’éblouir avant de s’évanouir. Ces jours de 1914 qui ont précédé de quelques heures la guerre ont été vraiment l’apogée de l’Europe. Elle était au bord de l’abîme d’où elle essaie péniblement de ressurgir.

Quelques jours après le départ de Poincaré, M. de Chambrun écrivait à « Marie » : « Les dés sont jetés... » Les empires centraux, qui avaient voulu la guerre, venaient de la déclarer. Et il décrivait l’enthousiasme patriotique du peuple russe, et, à Pétersbourg, qui changeait son nom en Petrograd pour rejeter tout souvenir de l’influence teutonne, cette agitation joyeuse que l’on voit toujours, écrit Tolstoï, au début de toutes les guerres. Il ne l’écrirait plus. Les peuples sont devenus sérieux.

Deux ans après, quand il revint comme premier secrétaire de l’ambassade de France, tout était changé. L’armée résistait péniblement à la poussée ennemie ; le peuple avait faim et froid. La Russie souffrait et doutait. Pourtant Charles de Chambrun assista en arrivant à une joie générale, celle dont avait été saisie la ville entière en apprenant l’assassinat de Raspoutine, ce moine hirsute et salace qui déshonorait la Cour de son ignoble présence et de sa scandaleuse puissance, et qui fut le mauvais génie des Romanoff. Courte joie ! Ce qui semblait la délivrance était pour l’Empire le commencement de la fin.

À partir de ce moment. M. de Chambrun voit et note tout d’une plume rapide imagée et souvent très brillante. La vie d’abord continue à Petrograd comme si de rien n’était : il déjeune et dîne avec les grands-ducs et les grandes-duchesses qui se réjouissent de la mort de celui qu’ils appellent « l’immonde moujik », et s’indignent qu’un Romanoff veuille le venger, sur la demande de la tzarine qui avait attendu du sorcier la guérison de son malheureux enfant. Il rencontre le grand-duc Dimitri, témoin de l’assassinat, que le tzar, harcelé par l’impératrice, exile bientôt aux protestations de la Russie entière. Il rencontre aussi chez le grand-duc Serge le prince Youssoupof, le bel archange vengeur, le Lorenzaccio plus pur de la Neva, que ce grand-duc voulait faire tzar et que plus tard, un soir d’été, dans une ville d’eaux française, je devais entendre sur une terrasse voisine enchanter tristement sa solitude d’une balalaïka nostalgique. Il voit siéger la Douma sous la présidence d’un révolutionnaire, Rodzianko, déclaré réactionnaire huit jours après, la Douma dont la dissolution prononcée par le tzar, qu’aveugle Protopopoff, amène les premiers grands troubles ; il voit le soulèvement de la garnison, le palais de justice en flammes, la garde impériale envahissant les palais,-ouvrant les prisons, le triste Empereur ramené du front, à son tour prisonnier dans Tzarskoie Selo et regard à travers les grilles par le même peuple qui se jetait à genoux sur son passage. Il assiste au vain essai d’un gouvernement socialiste, il entend Kerenski éloquent et généreux, tâchant comme un Lamartine d’arrêter par la parole le peuple déchaîné et relançant dans la bataille, en un sursaut de désespoir, une armée qui élit ses officiers et qui vote ses offensives.

S’il n’a pas aperçu « un certain Lénine », comme il dit. et son futur rival Trotski, il s’est trouvé à Petrograd en même temps qu’eux qui agissaient dans l’ombre ; il aurait même pu voir à côté d’eux encore subalterne, un jeune homme à la moustache noire, à l’air énergique, tel qu’on l’avait vu quelques années avant traverser la ville Mans la chaîne des forçats, son sac sur l’épaule en route pour la Sibérie qui se nommait Djougatchvili, de son vrai nom entre dix autres et qui depuis a fait retentir les échos de l’univers, pendant sa vie et peut-être autant depuis sa mort du nom de Staline.

Ah ! Messieurs, pour parler de ce Cromwell géorgien qui a couronné l’acier de son nom emprunté de l’or d’une grandiose victoire avant de terroriser son peuple et le monde, il faudrait la voix de Bossuet balançant ses fortes antithèses, opposant les immenses travaux accomplis et les exécutions atroces, mettant en face de Stalingrad sauvé les prisons, la Sibérie, la mort pour des millions d’innocents, et après la résistance héroïque l’odieuse et obtuse guerre froide. Mais que dis-je ? la voix de Bossuet, nous pouvons l’entendre décrire l’homme du kremlin en des termes dont pas un ne se trouve inexact : « Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées, enfin un de ces esprits remuants et audacieux, qui semblent nés pour changer le monde. »

Tout n’est-il pas impliqué d’avance dans ce portrait de Cromwell par Bossuet ? la lente conquête du premier rang, la dissimulation sans fond et sans fin, le procès où les inculpés avouent des crimes inconnus d’eux-mêmes, les exploits militaires, la victoire russe, et Téhéran, et Yalta, et le rideau de fer obstinément baissé jusqu’au terme d’une vie extraordinaire.

Chose étrange : si M. de Chambrun avait parlé de Staline à « Marie », elle aurait pu lui répondre : « J’ai failli le connaître. Sa nièce, qui rêvait d’en faire un prêtre, était l’une des innombrables femmes qui m’accueillaient quand j’étais princesse Murat et que je visitais mon fief de » Ainsi va le inonde dans le tohu-bohu prodigieux des hasards.

Je ne veux pas laisser passer l’occasion qui s’offre ici de saluer plus longuement qu’au début cette compagne admirable qui a charmé Paris et qui a joué, dans la vie de M. de Chambrun et en particulier clans son ambassade à home un rôle si important et si heureux.

Son talent réel d’écrivain l’avait introduite clans cette sorte d’Académie féminine qui a renoncé à son nom vraiment trop paradoxal aujourd’hui de La Vie Heureuse pour le vocable plus modestement exact de Femina. Il fallait au milieu de ces femmes intelligentes et quelques-unes illustres, entendre Mme de Chambrun raconter, en ternies pleins d’esprit et de pittoresque, ses voyages quand elle se rendait dans sa principauté. C’était comme du fond d’une autre existence qu’elle évoquait le monde de féerie où elle mettait le pied dès qu’elle arrivait sur ses terres. Le train s’arrêtait loin dans l’intérieur. Mais elle avait encore des lieues et des lieues à faire, emportée dans sa voiture au galop des chevaux avant de parvenir à son palais. Des arcs de triomphe étaient dressés à l’entrée des villages, les populations faisaient la haie pour l’acclamer, des jeunes filles lui apportaient dans leurs bras des jardins de fleurs. Et tout cela était récemment advenu à une femme avec qui nous prenions le thé en supputant les chances de tel ou tel candidat au prix Femina. Et tout cela en même temps était du pur moyen âge.

Messieurs, c’est une des choses qu’une longue vie enseigne. Quand on est jeune, on dit volontiers : « Se peut-il qu’à notre époque... » Il n’y a pas, à vrai dire, il n’y a jamais de « notre époque... ». L’histoire continue. Le passé, sous nos apparences actuelles, nous entoure, nous convient, nous pénètre. Que dis-je ? Il est en nous, invisible, il nous baigne comme notre milieu intérieur, aussi présent que le sang dans veines : on pourrait même dire que le passé, c’est le sang du présent. Ne nous y trompons pas : nous disons tous, et surtout les jeunes : « Nous autres modernes. » Mais nous sommes plongés encore dans le moyen âge. Nous sommes même, si l’on y réfléchit, dans ce qu’on appelle l’antiquité, qui date d’hier. La petite Europe, qu’est-ce ? sinon la petite Grèce, déchiquetée par ses mers, divisée en cités adverses, mais sœurs, intelligente et artiste, cerveau du monde. L’Amérique, c’est Rome, au milieu de l’immense Méditerranée que lui font les deux océans qui la baignent, forte et massive, juriste et organisatrice, sous un président qui a les pouvoirs d’un empereur, tandis qu’à l’est le potentat russe quel qu’il soit, c’est le Grand Roi qui pèse sur nous et nous menace de toute la puissance de ses peuples innombrables et de toutes les richesses de ses immenses territoires, avec en plus derrière lui les profondeurs pullulantes de la mystérieuse Asie. L’histoire continue.

Elle avait continué pour M. de Chambrun lorsque, ambassadeur de Turquie, il avait vu un général victorieux devenir classiquement un dictateur, et Mustapha Kemal se changer en Ataturk. Il l’a décrit en termes sympathiques, il a été séduit par ce guerrier aux yeux gris qu’il a vu danser correctement et mélancoliquement à Ankara, après avoir réformé d’une main de fer les mœurs séculaires de son peuple. L’histoire a encore continué pour Chambrun il son passage par Athènes où il vit les Grecs ingénieux se disputer une fois de plus, deux mille ans après Athènes, Sparte et Thèbes, et par Vienne où il respira, près du chancelier Seipel, l’atmosphère germanique certes mais adoucie par ce souffle d’Italie qui attendrit Mozart, l’atmosphère du limes romanus.

L’histoire enfin devait continuer encore, toujours, plus que jamais, pour M. de Chambrun avec le chef d’État auprès de qui il allait terminer sa carrière d’ambassadeur, avec ce Mussolini qui a fait revivre dans l’Italie de nos jours, pendant vingt ans, un podestat du quattro cento pour finir assassiné et traîné aux gémonies comme tous les empereurs romains abandonnés par leurs légions.

Les deux ans que M. de Chambrun a passés à Rome ont été le couronnement de sa carrière ; ils ont marqué dans l’histoire. Il n’a plus seulement été mêlé à des négociations, il les a menées, et en tant que diplomate, avec un plein succès. Il était chargé d’obtenir un résultat, et il l’a obtenu.

La tâche était pourtant difficile avec un Mussolini au naturel inquiet sous ses allures de condottiere, intelligent, éloquent, mais méfiant, toujours incertain entre plusieurs coups de tête, et déjà traqué par son destin qui le condamnait à un éternel triomphe. J’entends encore Mme de Chambrun, qui avait fait de l’ambassade un des centres les plus attirants de Rome, me dire soucieuse : « Mussolini est si instable, tiraillé dans tant de sens divers, qu’il ne nous faut pas le quitter plus de deux jours. » M. de Chambrun, servi par sa culture étendue, en particulier par sa profonde connaissance de l’histoire romaine qui passionnait Mussolini, parvenait à le maintenir sinon dans notre amitié, du moins encore sous notre influence, malgré l’immense réprobation contre lui que l’affaire Mateotti avait justement créée chez nous, et qu’il sentait.

Il ne fallait pas quitter d’un pas le dictateur. Et pourtant M. de Chambrun dut le quitter brusquement, à la suite d’un changement de ministère. On sait qu’il ne fut pas possible au gouvernement français de lui nommer un successeur à Rome, les lettres de créance du nouvel ambassadeur devant obligatoirement donner au roi d’Italie le titre d’empereur d’Ethiopie et le gouvernement français s’y refusant. Ce fut donc une faute que de l’avoir rappelé, et qui se répercuta sur la conduite du Duce.

Depuis lors, séparé de l’action, M. de Chambrun occupa sa retraite forcée à publier les quatre volumes qu’il a laissés et où il développa son talent d’écrivain qu’il n’avait jusqu’alors révélé que clans ses rapports et ses lettres. Le dernier. Traditions et Souvenirs, plein d’anecdotes savoureuses ou pathétiques, venait de paraître quand il est mort. Il avait été précédé par ces Lettres à Marie dont nous n’avons peut-être pas assez dit les qualités de mémorialiste qu’elles montrent chez leur auteur. Il y a là un déjeuner à la table du grand-duc Nicolas qui est une manière de chef-d’œuvre, quelque chose comme un grand reportage qui rappelle les Choses Vues de Hugo. Un autre déjeuner est également remarquable, celui où le grand-duc Serge ayant prophétisé : « Nous serons tous guillotinés », Arsène Karageorgevitch, qui s’était naguère engagé dans la Légion étrangère et avait vécu en France, lui répond : « Non, ce sont les Français cartésiens qui guillotinent. Pour décapiter avec une mécanique, il faut de la méthode. Les Slaves n’en sont pas capables, vous ne serez pas guillotinés. » Il ne se trompait pas. Le grand-duc Serge devait être assassiné un an après et son corps jeté dans un puits de mine.

M. de Chambrun avait également publié une sorte d’anthologie faite de rapports et de lettres de diplomates célèbres, depuis Commines et Joachim du Bellay jusqu’à Giraudoux et Paul Claudel, extraits présentés sous le titre : l’Esprit de la Diplomatie, et commentée clans des notices excellentes qui instruisent fort le profane.

Mais c’est surtout dans son Vergennes qu’il a donné toute sa mesure d’écrivain précis, parfois un peu crispé, souvent spirituel, toujours élégant, et d’historien lucide à la psychologie informée et aux larges vues. Ce livre est l’hommage éclatant de gratitude rendu par le descendant de La Fayette au grand ministre des Affaires étrangères qui accrédita l’héroïque aventurier auprès de Washington et fit aider victorieusement la jeune Amérique de toute la force française.

Aussi, maintenant que l’Amérique entre dans sa gigantesque maturité, garde-t-elle à la France, entre les nations de l’Europe, une espèce de priorité sentimentale qui subsiste à travers les difficultés et les malentendus. Déjà en 1918 elle avait témoigné à Foch cette gratitude enthousiaste à laquelle nous avons fait allusion ; mais il est bon de nous remémorer ces grandes heures de notre gloire, quand cette France que déjà ses ennemis avaient dite en décadence a sauvé l’univers d’une première tentative d’orgueilleuse hégémonie quand cette République que d’aucuns prétendaient incapable de faire la guerre a, sous l’impulsion de deux grands hommes et sous l’épée de deux grands chefs, fait jaillir du sol de la patrie des légions de soldats-citoyens qui avaient su mourir parce que l’école et les lettres leur avaient enseigné pour quoi ils mouraient. Ce qu’avait été cette glorieuse tournée de Foch en Amérique, certaines pages de M. de Chambrun nous en donnent le climat chaleureux. « De la batterie de New-York où il débarqua le 28 octobre 1921, parmi les ovations enthousiastes de deux millions d’hommes, jusqu’aux portes d’or de San Francisco ouvertes sur l’Océan Pacifique, sur un parcours de quatorze mille milles, la population entière se précipitait à sa rencontre. Les habitants des campagnes affluèrent dans les villes au point qu’elles débordaient : les gares étaient envahies, les personnages officiels avaient peine à se frayer un passage jusqu’au wagon où le Maréchal allait apparaître. Que ce fût à Boston, à Providence, à Hartford, à Philadelphie, à Richmond, dans les capitales des États primitifs, ou à Chicago, Detroit, Cleveland, au bord des Grands Lacs, ou encore dans quelqu’une de ces villes de l’Ouest qui comptent deux à trois cent mille habitants et dont l’Europe ignore le nom, la scène était toujours la même. Sur une estrade tricolore dressée au milieu de la place, le Gouverneur, le Maire haranguait à pleins poumons le Maréchal de France, immobile dans son manteau bleu la canne à la main. » Et lui, le grand soldat qui était en même temps un homme sage sous ses saillies imprévues et, si je puis dire un homme humain, répondait en quelques mots simples et forts.

Mais comme c’était aussi un Français plein de verve et resté modeste dans sa gloire. M. de Chambrun nous confie que « parlant dans l’intimité de ses jambes arquées de cavalier qui ne l’enchantaient guère, il avouait gaîment : « Avec ces jambes-là, du temps de Badinguet, je ne serais pas passé colonel ! Et voici que je suis Maréchal de France et que j’ai chevauché sous l’Arc de Triomphe botte à botte avec Joffre ! » Et il ajoutait sur son vieux camarade de gloire, ce souvenir pittoresque : « Minute solennelle, unique clans la vie d’un soldat... Mon âme planait au-dessus des choses humaines, quand soudain mes yeux s’arrêtèrent sur mon compagnon d’armes qui, toujours impassible et d’une candeur olympienne, tenait le bâton étoilé sous son bras comme un parapluie. »

Messieurs, ces heures où la gloire française était si évidente qu’elle pouvait sourire sont loin. La France traverse depuis la guerre une période critique. Elle a été mêlée à la victoire finale à laquelle elle a contribué par des actions d’éclat sous la direction de chefs dont certains furent des héros grâce à cette admirable armée d’Afrique dont l’organisateur est ici et grâce à un maréchal que vous allez bientôt recevoir, Messieurs, parmi vous. Mais la France qui n’a pas perdu la guerre a perdu une bataille, et ne s’en est pas entièrement remise. Son âme a été blessée. Elle se sent parfois découragée devant le destin, hésitante à la croisée des routes, et comme absente d’elle-même.

Mais déjà en 1870, la France, une première fois trahie par le sort des armes, était considérée par certains comme définitivement abattue et entrée dans un déclin irrémédiable. Et elle devait en ‘pi remporter la plus grande victoire des temps modernes et en 1918 atteindre à Versailles le plus haut sommet de ses destinées.

Oh ! certes, ce n’est pas d’une nouvelle victoire que l’on peut espérer son relèvement. Car la victoire ne pourrait être que la suite d’une nouvelle guerre. Et la guerre, on ne saurait trop le redire, serait cette fois la fin de notre civilisation. Bien qu’il y ait quelque chose de plus atroce encore que la guerre, c’est la servitude, et qu’il faille tout faire, et même la guerre, pour la rejeter, la guerre en soi, nous le savons tous, est un horrible ruai. Et au-dessus d’elle. disait déjà Foch, il y a la paix. Nous savons aussi que depuis longtemps, la France, jadis saturée de gloire militaire, n’a fait de guerres que contrainte et forcée, et que désormais elle n’en fera jamais d’autres.

Mais elle peut, elle doit se relever dans les travaux de la paix par des efforts beaucoup plus vaillants, beaucoup plus concertés et beaucoup plus constants, par une vie plus serrée et, s’il le faut, austère alors que sa nature l’est si peu, bref par ce labor improbus dont parle Virgile et qui, à mesure que les hommes améliorent leur condition devient d’ailleurs pour le monde entier, par une ironie des choses une nécessité grandissante, car la satisfaction des besoins en crée de nouveaux. C’en est la rançon. Payons-la unanimement d’un cœur courageux et ferme, sans récriminations continuelles puisque notre grand malaise présent est le fait d’une guerre que personne n’a voulue chez nous, et sans ces revendications perpétuellement renées de leur propre satisfaction qui font de notre pays le lieu géométrique des mécontentements. Nous maintiendrons ainsi dans la nouvelle constellation des nations la place que nous avons toujours occupée depuis des siècles : celle de la nation inventrice d’idées nouvelles, maîtresse d’humanisme et créatrice de civilisation.

Ce sont les conseils que nous donnerait, s’il était à cette place, l’excellent Français que fut M. de Chambrun. Du fond de mon humble incompétence, je n’ose les prendre à mon compte, et je les propose plutôt comme des suggestions ; mais vous m’approuverez pourtant, j’en suis sûr, de les exprimer ici en citoyen fervent et, selon un vers qui termine un des plus beaux poèmes de Victor Hugo, en Français « pensif pour la patrie ».

Durant la dernière période de sa vie, M. de Chambrun a éprouvé les émotions que nous avons tous connues ; après l’étonnement devant les étranges débuts de la guerre, il a connu la douleur de la défaite : il a vu l’armistice, l’occupation, l’invasion de la zone libre, mais aussi le débarquement en Normandie, le débarquement en Provence, la libération, et la capitulation pour la seconde fois de l’Allemagne. L’histoire continuait.

Et pourtant il devait voir comme nous tous quelque chose d’absolument nouveau, quelque chose d’inimaginable, quelque chose que n’avaient pu prévoir autrefois ni les plus hauts penseurs de l’humanité ni ses plus profonds savants ; il a vu l’atome infrangible éclater dans les mains de l’homme stupéfait, et libérer une force immense capable, si elle n’était pas freinée à temps, de propager sa puissance de destruction jusqu’à risquer d’anéantir le globe. Il a vu commencer l’ère atomique. Ni Aristote, ni Descartes, ni Leibniz, ni Copernic, ni Newton, ni Laplace n’avaient conçu une chose semblable : la planète susceptible d’être réduite en poussière par l’effet d’une invention humaine ; à peine les astronomes pouvaient-ils imaginer qu’un autre astre heurtant la terre la fit voler en éclats ; mais aucun ne l’avait senti trembler sous ses pieds, et pourtant c’est ce que nous sentons. C’est la grande nouveauté assez tragique de notre époque, et qui incite à des réflexions infinies car à la rigueur elle met en cause directement nos existences, et indirectement le sens même du monde.

Vous savez en effet, Messieurs, que selon une des plus récentes hypothèses de la science, le système solaire serait un phénomène unique dans l’immensité de l’univers. Par l’effet d’un hasard presque impossible, qui n’avait qu’une chance de se produire entre des milliards d’autres et qui pourtant a eu lieu, un astre serait passé assez près du soleil pour aspirer une part de sa substance dans une énorme marée de lumière et de chaleur, et cette matière dispersée puis peu à peu condensée dans l’espace aurait constitué les planètes.

Sur une seule des planètes de ce système solaire unique — car toutes les autres sont déclarées inhabitables à toute forme d’existence organisée — sur notre petite Terre, refroidie au cours de quelques milliards d’années, se serait lentement produit un miracle, la vie. Et de la vie, transmise depuis la monère primitive jusqu’aux animaux et à l’homme, serait issu, au cours d’autres innombrables années, un nouveau miracle, un miracle à la puissance 2, la pensée.

Et voilà que cette Terre, seul habitat dans l’univers de la vie et de la pensée, et qui l’empêche de n’être rien que matière, voilà que, par un étonnant retour des choses, la pensée de l’homme qui en est issue, ayant libéré l’énergie atomique, est en mesure de la dissoudre. Le globe terrestre une fois volatilisé dans l’éther, l’univers ne serait plus composé que de ces innombrables bulles de gaz incandescents, les astres, qui continueraient à se croiser, brûlants et étincelants, dans l’espace noir et glacé, sans la moindre trace de pensée ni même de vie, et se réduirait à une éternelle et vaine promenade d’enfers aveugles dans les ténèbres.

Ah ! certes, nous le savons, il n’est pas impossible en principe que l’énergie atomique, employée maladroitement ou même, qui sait ? aux fins de ce suicide cosmique que prêchait le philosophe allemand Hartmann, puisse, par la réaction en chaîne non freinée détruire notre globe. Il est même probable que Hitler, du fond de son bunker, aurait, s’il l’avait pu, fait sauter la terre plutôt que de s’avouer vaincu. L’existence de la planète est à la merci d’un savant imprudent ou d’un despote fou.

Mais est-il possible que, dans l’immensité de l’univers, ces révolutions de milliards d’astres, ces millions de galaxies qui s’échelonnent dans des profondeurs inépuisables au calcul, ces nébuleuses en suspens qui composent lentement de nouvelles galaxies d’où jailliront indéfiniment des astres nouveaux pour des éternités futures, que tout cela ne réponde pas à quelque chose que, dans notre petitesse, nous ne pouvons deviner, et que tous nous pressentons en levant avec stupeur nos fronts vers le ciel étoilé quelque chose qu’explore la science, qu’éprouve la poésie que scrute la philosophie et qu’adore la religion ? Est-il possible que l’univers plus peuplé que ne le croit l’hypothèse énoncée, ne travaille pas à quelque grand œuvre où collaborent le plus petit grain d’énergie perdu dans la plus lointaine nébuleuse et le plus lumineux cerveau d’homme qu’ait enfanté notre globe ? Devant ces mystères, il n’y a qu’à se courber sous le poids de l’inconnu et qu’à garder le silence, — à moins de répéter, en l’élargissant jusqu’au sens même du monde, le mot simple et sublime que Lamartine avait fait graver sur la pierre de son tombeau : Speravit anima mea.

Nous disions : l’histoire continue. Nous vivons à une époque où la continuité de l’histoire a subi une rupture soudaine, la plus importante peut-être depuis l’invention du feu, et où est apparu véritablement quelque chose d’inédit et d’inouï dans la vie des hommes, une époque dont ce n’est pas la moindre singularité que l’éloge d’un diplomate écrivain y aboutisse naturellement à poser de telles questions. M. de Chambrun n’en serait pas étonné, car il avait le goût des idées, et il se rallierait, je le sais, à cette espérance finale dans une raison mystérieuse du monde, espérance intuitive et d’autant plus invincible, par laquelle, après l’expérience de toute une vie et sur le bord de la grande énigme, je yeux avec confiance terminer.