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L’orthographe : histoire d’une longue querelle (3)

Le 3 novembre 2016

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3. Au xviiie siècle

 

En 1771, Voltaire, militant pour une simplification de l’orthographe, posait que l’écriture étant « la peinture de la voix », elle se devait de lui être ressemblante. Plus facile à dire qu’à faire : probablement impossible et passablement dangereux. Rien n’interdirait en effet d’appliquer à Voltaire, aujourd’hui, sous couleur de respecter sa consigne, les pratiques en usage pour les textos, ce qui donnerait « Je c o ci di kandid kil fo kulti v notre jard1. » Ce qui aurait pour inconvénients, entre autres, l’étrangeté absolue d’une langue venue de nulle part, et l’impossibilité de distinguer par exemple entre le verbe « sais » et le possessif « ses ». Voir là-dessus les judicieuses remarques du site « Sauvez les lettres » d’août 2007.

Voltaire entendait autre chose, comme en témoignent les grands changements qui ont lieu avec l’entrée des Philosophes à l’Académie : une simplification raisonnable. Dans l’édition de 1762 de son Dictionnaire, des lettres inutiles sont supprimées : le h d’autheur et d’authorité. Des consonnes muettes disparaissent, le d d’adjouster, d’adveu et le b de debvoir. Reste cependant quelques inutilités dans sculpteur et baptême. Voltaire fait adopter l’orthographe ai au lieu de oi (françois, anglois), et fait corriger les formes verbales j’estois, je feroi, je finirois, etc.

Mais peu de temps après survient ce que les manuels appellent « la tourmente révolutionnaire », qui n’est pas sans avoir de grands effets et sur la langue et sur la manière de l’écrire. La préface de la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie en témoigne.

En réalité, la 5e édition était terminée depuis 1793, mais l’Académie ayant été dissoute par la Convention nationale le 8 août 1793, la publication effective du Dictionnaire avait été reportée. En 1795, un Institut national des sciences et des arts est créé par le Directoire et réparti en trois classes, dont celle de la Littérature et des Beaux-Arts. La nouvelle édition du Dictionnaire, incluant le « Supplément contenant les mots nouveaux en usage depuis la Révolution », est publiée en 1798, mais non par des membres de l’Académie : par « des Hommes-de-Lettres, que l’Académie Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés ».

La préface de cette édition fixe au Dictionnaire une mission : celle de définir les mots que requiert la « Nation » – le mot est ancien, mais employé ici dans un sens nouveau, et pour cela doté d’une majuscule. C’est désormais la Nation qui « sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne s’en écarte point dans l’usage des mots ». Le Dictionnaire a une fonction législative, car « les lois de la parole » sont « plus importantes peut-être que les lois même de l’organisation sociale ». Et seuls disposent de cette « espèce d’autorité législative » des hommes qui ont à la fois « l’autorité des lumières auprès des esprits éclairés, et l’autorité de certaines distinctions littéraires auprès de la Nation entière ». De nouvelles simplifications orthographiques sont introduites, ainsi qu’un glossaire des termes révolutionnaires : mais l’essentiel n’est pas là. C’est une nouvelle langue qui émerge, la 5e édition est à la transition des mondes, elle incarne le passage entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la nouvelle République.

Dès lors, ce qui est clair et vaut jusqu’à nos jours, c’est un glissement vers le politique. En matière d’usage, l’autorité, c’est la Nation, le peuple éclairé, et non plus la « meilleure partie de la ville et de la cour ». À cela s’ajoutera, très rapidement, une autre mission, fixée, celle-là, par les progrès et l’extension du système éducatif : l’école, avec ses besoins propres, et ses propres demandes.

En 1788, le grammairien Domergue a déjà proposé une réforme de l’Académie, afin qu’elle s’augmente d’une « classe de théoriciens » et d’une « classe de grammairiens » s’ajoutant à celles des « écrivains » et des « amateurs ». En 1791, il fonde et préside la « Société des amateurs de la langue françoise », qui va se consacrer à cette « régénération de la langue » que l’époque impose, avec un « Dictionnaire vraiment philosophique de notre idiome ». Et il poursuit par-delà les épisodes révolutionnaires, adressant à Napoléon en 1805 une lettre sur la réforme de l’orthographe (Napoléon aurait eu grand besoin de réformer la sienne).

Le mouvement s’amplifie à partir de la Restauration, c’est une pluie de propositions visant à la simplification de l’orthographe. 1827-1828 : une « Société pour la propagation de la réforme orthographique » reçoit 33 000 lettres d’adhésion. Paraît ensuite un Appel aux Français (1829), où on lit que « L’éqriture n’a été invantée qe […] pour pindre la parole ». (Voltaire, tes mânes en ont-elles frémi ?) Son auteur L.-C. Marle, grammairien né à Tournus en 1795, était cependant plus prudent qu’il n’y paraît ici : il avait commencé par proposer des réformes de détail, comme la suppression des consonnes doubles, de certaines lettres étymologiques. Car, disait-il avec une sagesse qu’il conviendrait d’imiter, « il ne faut renvoyer personne à l’école ; il faut que celui qui savait lire avant la réforme sache lire après la réforme à quelque degré qu’elle soit arrivée ».

Les évènements de 1830 mettent fin à toute initiative de réforme. Mais dès 1833, Guizot, promoteur des premières lois sur l’enseignement primaire, prend une première mesure qui institue l’orthographe comme épreuve du brevet des maîtres. La loi Guizot, note André Chervel dans son article « L’école républicaine et la réforme de l’orthographe (1879-1891) », « correspond aux exigences nouvelles apparues dans les profondeurs de la société française ». Il s’opère en effet « dans tout le pays une transformation décisive, encore mal connue, du monde de l’instruction primaire : les maîtres d’école se lancent dans l’étude de l’orthographe. »

L’Académie se voit ainsi, deux ans plus tard, avec sa 6e édition, investie « d’une responsabilité qu’elle n’avait jamais eue […] : car les imprimeurs, en particulier, font de l’orthographe du Dictionnaire de 1835 l’étalon suprême du français écrit ». Or, selon Nina Catach, c’est « une erreur dont encore à l’heure actuelle, nous payons doublement les frais, par le mauvais choix de l’étalon, et par le principe même d’un étalon en la matière ». En effet, les lettres dites grecques, qui avaient été réduites au xviiie siècle, sont réintroduites dans cette 6e édition. Par exemple : anthropophage, diphthongue, rhythme. Et d’importantes modifications ont lieu en matière d’orthographe grammaticale : adoption des lettres « ramistes » (cf. « Une longue querelle », 2), de la graphie « voltairienne » en ai (« avais », au lieu de « avois »), rajout du t dans les pluriels en ant (« enfants » au lieu d’« enfans »).

La question de la simplification de l’orthographe est dès lors une question récurrente : en 1837, Émile Littré propose des régularisations et simplifications. Combattu avec passion par Mgr Dupanloup pour son positivisme athée, Littré est élu à l’Académie en 1871. Dans son propre dictionnaire, composé entre 1863 et 1873, il souligne les inconséquences de l’orthographe française et propose des changements : les académiciens ne soutiennent pas ses propositions de réforme. La 7e édition du Dictionnaire de l’Académie (1877-1878) n’introduit que quelques tolérances.

Or ces questions vont de nouveau se poser lorsque Jules Ferry arrive au ministère de l’Instruction publique, le 4 février 1879. Le 10 février il nomme Ferdinand Buisson à la Direction de l’Instruction primaire. « C’est au cours de ces années décisives, note André Chervel dans l’article déjà cité, « que se joue le sort de l’orthographe dans l’enseignement primaire et sans doute aussi dans l’opinion publique. Le nouvel enseignement du français qu’on préconise pour l’école primaire implique qu’on impose des bornes strictes à l’enseignement de l’orthographe ».

C’est au fond dans cette redoutable question de la norme en matière de langue, que la place et le rôle de l’Académie sont en cause, et en jeu ; et il est clair que pour André Chervel ils sont abusifs. Et brouillent la perception qu’on a communément de l’école de Jules Ferry : pour André Chervel, Jules Ferry ne souhaite pas qu’elle soit centrée sur l’orthographe. « La rénovation pédagogique ne peut en effet s’imposer dans les écoles que si l’orthographe et la grammaire s’y font plus petites. » Ce qu’annonce, en 1880, la lettre de Jules Ferry aux inspecteurs primaires et aux directeurs d’écoles normales : « Aussi, Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! [...] Oui, vous avez compris qu’il faut réduire dans les programmes la part des matières qui y tiennent une part excessive ; vous avez compris qu’aux anciens procédés, qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée – il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant et plus substantiel [...]. C’est une bonne chose, assurément, et même une chose essentielle, pour les maîtres-adjoints, que d’apprendre l’orthographe. Mais il y a deux parts à faire dans ce savoir éminemment français : qu’on soit mis au courant des règles fondamentales ; mais épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les vétilles de l’orthographe, dans les règles de la dictée qui font de cet exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois. »

André Chervel poursuit : « Pendant dix-sept ans, F. Buisson mènera pied à pied la lutte pour tenter de desserrer l’emprise de l’orthographe sur l’instruction primaire et pour venir à bout des résistances. Pour cela, il lui faudra réduire la place de cet enseignement dans les programmes, mais surtout limiter l’effet pervers de la dictée du certificat et du brevet sur les pratiques des maîtres à tous les niveaux. Devant les résistances rencontrées, et en désespoir de cause, il enverra, le 27 avril 1891, une circulaire de tolérances orthographiques, mesure littéralement inouïe pour un ministère chargé par la loi non de modifier l’orthographe mais de l’enseigner. »

Mais selon lui, ce sont les écoles normales, novatrices sur bien d’autres points, qui vont constituer un « noyau dur de la résistance à toute réforme de l’orthographe au tournant du xxe siècle ». Il faudrait se demander les raisons de ce soutien paradoxal à l’Académie. Car il y a peut-être là une convergence qui vaudrait qu’on y réfléchisse un moment. En tout cas l’Académie tient bon : elle ne réagit pas lorsqu’elle reçoit en 1889 une pétition émanant de la « Société de réforme orthographique » portant les signatures de 7 000 personnes. La pétition demandait, en vue de « simplifier l’orthographe », la suppression des accents muets (où, là, gîte, qu’il fût), celle de quelques signes muets (rythme, fils, faon), et qu’on uniformise dixième et dizaine, genoux et fous. Pas davantage lorsque Léon Clédat, docteur ès lettres, suggère de simplifier les règles de l’accord du participe passé, de façon, il est vrai, un peu compliquée !

Mais le mouvement est en marche, et de nouveau le conflit menace entre elle et l’instruction publique : en 1900, deux membres du Conseil supérieur de l’instruction publique, Henri Bernès, agrégé des lettres et Paul Clarin, agrégé de grammaire, demandent à former une commission composée de deux membres de chaque degré scolaire – enseignement primaire, secondaire et supérieur – pour « préparer la simplification de la syntaxe française dans les écoles primaires et secondaires ». Le 1er août 1900, les décisions de la commission sont publiées dans le Journal officiel sous le titre d’« Arrêté relatif à la simplification de la syntaxe française ». Il s’agit de tolérer des graphies qui s’éloignent de la norme, c’est-à-dire de ne pas les compter comme des fautes. L’Académie proteste par la voix de Ferdinand Brunetière : « C’est la première fois que le gouvernement s’occupe de régenter la langue française et qu’il tient si peu de compte de ce qu’on peut regarder comme un droit de l’Académie. »

À suivre.

Danièle Sallenave
de l’Académie française

L’orthographe : histoire d’une longue querelle (2)

Le 6 octobre 2016

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Danièle Sallenave
2. Au xviiie siècle

 

On l’a dit précédemment : la 1re édition du Dictionnaire de l’Académie (1694) était plutôt conservatrice, étymologisante ; mais Corneille, académicien depuis 1647, répandra l’usage des « lettres ramistes ». Du nom de Pierre de La Ramée, dit Ramus, auteur d’une « Gramere » où il se montre partisan d’un phonétisme généralisé, qui pose la distinction I / J et U / V. Corneille y ajoute la distinction entre « l’e simple, l’é aigu et l’è grave »).

Au début du xviiie siècle, une question s’invite régulièrement : comment rendre dans l’écrit la langue parlée ? Elle aboutit en 1709 à la tentative de proposer une écriture phonétique. Claude Buffier était l’auteur d’une Grammaire française, qui fut lue dans les réunions de l’Académie française avant sa publication.

C’est une question qui se dit dans des termes voisins chez tous ceux que préoccupent l’établissement d’une « orthographe » – tantôt avec « ph » et tantôt avec un « f » : 1716, traité de l’abbé Girard, L’Ortografe française sans équivoques et dans ses principes naturels. Il faut « fuir l’équivoque, se reposer sur la nature ». L’Académie est moins explicite, mais se demande tout de même : « Qu’est-ce qui doit dicter la graphie des mots ? » La raison, c’est-à-dire l’origine, l’étymologie, ou l’usage, qui tend à imposer ce que suggère la langue telle qu’on la parle ?

L’Académie procède avec une sage lenteur et ne donne une 2e édition qu’en 1718. Sa préface, dans la deuxième partie, expose ses recommandations en matière d’orthographe. Il est intéressant d’en suivre et d’en commenter le détail. Elle continue de suivre « en beaucoup de mots l’ancienne maniere d’escrire, mais sans prendre aucun parti dans la dispute qui dure depuis si long-temps sur cette matiere ». (Nous respectons ici la graphie d’origine.) Pourquoi ne « prendre aucun parti » ? C’est pour demeurer fidèle à une loi, qu’elle a posée dès ses débuts et qui s’imposera jusqu’à nos jours : tenir compte de l’usage. L’ancienne manière d’écrire était certes fondée « en raison » (étymologique) ; mais l’usage introduit « peu à peu » des manières nouvelles, et, « en matière de langue », usage est plus fort que raison. Ce qui n’entraîne aucune précipitation : il faut observer ce que le temps va entériner parmi les nouveautés que l’usage introduit. Hâtons-nous avec lenteur. Il ne faut pas trop se presser de rejeter l’ancien usage, mais ne pas non plus « faire de trop grands efforts pour le retenir ». Ainsi, dans la préface de la 4e édition (1762), l’Académie donnera de l’usage une définition à laquelle elle s’est tenue jusqu’à ce jour : il faut se soumettre « non pas à l’usage qui commence, mais à l’usage généralement établi ».

Dans sa 2e édition, l’Académie était encore soumise à la doctrine « étymologisante », mais elle ne souhaite pas, en cette matière, se faire l’écho des « partisans rigides » de son application stricte – et c’est heureux, nous l’avons déjà noté, car l’étymologie est alors loin d’être une science exacte ! Ce serait le point de départ de bien « des disputes inutiles » : car ce qui compte est la vraie signification d’un mot ; or, celle-ci « ne despend que de l’usage » (orthographe du temps). Conclusion : ne pas retenir les lettres que l’usage a bannies, mais ne pas « en bannir par avance celles qu’il y tolère encore ».

D’où quelques conclusions de bon sens et si justes qu’on souhaiterait qu’elles inspirent les réformateurs d’aujourd’hui. Nos yeux et nos oreilles, dit la préface, sont tellement habitués à certains « arangements de lettres » (orthographe du temps, un seul r), et aux sons qui leur sont attachés, « qu’on perdrait son temps à vouloir en imposer d’autres ».

L’usage est l’effet de l’ignorance ? Sans doute, mais la commodité qui en résulte doit avoir droit de cité. Elle est faite d’un « consentement tacite » dont les causes, pour être inconnues, n’en sont pas moins réelles. Et les exemples que donne la préface nous éclairent sur un point souvent controversé : de quand date, par exemple, le décalage entre la graphie et la prononciation dans les terminaisons en « oient » devenues, plus tard « aient » ? Réponse : du début du xviiie siècle. « Nous avons cessé, dit la préface, de les prononcer comme les prononçoient nos peres, quoique nous les escrivions encore comme eux ».

Un an plus tard, en 1701, les Jésuites, établis à Trévoux dans la principauté de Dombes alors indépendante, prennent l’initiative de publier un dictionnaire rival de celui de Furetière. Ils essaient de tarir ainsi l’importante source de revenus que sa publication est pour les protestants de Hollande.

Ce qui fait la différence avec le dictionnaire de Furetière, note Michel Le Guern dans un article de 1983, c’est la présentation typographique des entrées. L’orthographe française est en pleine évolution : faut-il garder l’orthographe traditionnelle, celle de Furetière, ou opter pour l’orthographe nouvelle, et supprimer les lettres qu’on ne prononce plus (ce que fait Richelet) ? Le parti des Jésuites est ingénieux : les lettres rejetées sont écrites en minuscules, et le reste du mot en majuscules. Ainsi « collation » est noté COLLATION pour les acceptions juridiques et COLLATION quand il s’agit d’un léger repas.

En 1719, les Jésuites de Trévoux publieront en complément un Plan d’une orthographe suivie pour les imprimeurs, avec des simplifications et un usage généralisé des accents.

1740-1762 : 3e et 4e éditions du Dictionnaire de l’Académie. Toutes deux font état de nombreuses et importantes simplifications orthographiques. Et la préface de la 3e s’engage sur la voie délicate de la prononciation : « Nous ne laissons pas de marquer quelles sont les diverses prononciations des vingt-trois lettres de l’Alphabet François », et même de certains mots, lorsqu’elle est éloignée de la manière de les écrire. On apprendra ainsi, avec surprise et plaisir « qu’on doit prononcer “Cangrène”, quoiqu’on écrive Gangrène ». Rien de nouveau, au demeurant, la règle qui s’impose demeure celle de l’usage, toujours plus fort que la raison « en matière de Langue ». Inutile de le contrarier, « il auroit bientôt transgressé ces loix » (qu’on écrit alors avec un « x »). Du reste, qui ne suivrait pas l’usage « aurait l’air antique ». Et il faut faire la part de l’éducation, de l’âge, et du respect qu’on a pour les maîtres qui nous ont donné nos premières leçons. D’où les flottements, et le refus d’une unification forcée. On gardera donc certaines lettres inutiles dans quelques mots, après les avoir chassées de quelques autres. Mais pourquoi, par exemple, dans Méchanique, « l’H inutile » est maintenue, alors qu’on l’a ôtée de Monacal ? L’usage en a ainsi décidé : il n’est pas question d’envisager un seul et unique « locuteur » ; « et la modernité n’est pas toujours là où on pense : au couvent et non à l’atelier »…

La 3e édition du Dictionnaire s’était employée à réduire considérablement le nombre des lettres (prétendument) étymologiques ; l’emploi des accents est systématisé, et régularisé :

6 177 mots voient leur graphie changée. La 4e (1762) mène à son tour, en théorie et en pratique, une réflexion systématique sur la question de la graphie des mots. Question plus urgente que jamais du fait de l’introduction de mots nouveaux, appartenant « soit à la Langue commune, soit aux arts & aux sciences ». Elle pose cependant tout de suite les limites de son action : elle « n’ignore pas les défauts de notre orthographe » ; mais elle se refuse à « assujettir la Langue à une orthographe systématique ». Elle accepte (enfin !) l’introduction, demandée depuis longtemps « par les gens de lettres », des « lettres ramistes » et sépare « la voyelle I de la consonne J », et « la voyelle U de la consonne V ». Le nombre « des lettres de l’Alphabet François » passe alors à vingt-cinq. (Elles sont vingt-six aujourd’hui, ce qui exige une petite parenthèse.) « Dernière venue » selon Grévisse, le W sera la dernière lettre introduite en français. Les mots commençant par W font leur apparition dans la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie (1798), mais non la lettre elle-même. En 1877, « tramway » entre dans le Dictionnaire de l’Académie mais le W est toujours considéré comme une lettre « appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord et qu’on emploie en français pour écrire un certain nombre de mots empruntés aux langues de ces peuples ». Ce n’est pas « une lettre de plus dans notre alphabet. De même en 1935, 8e édition, la dernière à ce jour : le W n’est toujours pas considéré comme une lettre de l’alphabet français....

L’abbé d’Olivet, en rédigeant la préface de la 4e édition, s’était posé un problème qui surgira lors de toute réforme de l’orthographe, et avec peut-être des conclusions différentes de celles de cet abbé. Pour lui, un décalage s’introduit entre écrire et lire, si la prononciation d’un terme ne retentit pas sur la manière de l’écrire. Un jour on cesse « de prononcer le B dans “Obmettre”, & le D dans “Adjoûter” » (qui correspondaient à la graphie des deux prépositions latines ob et ad). Il faut alors absolument les supprimer « en écrivant » sinon on se retrouverait devant un mot incompréhensible ! Il faut que la prononciation donne « sa loi à l’orthographe ».

On pourrait objecter à l’abbé qu’inversement toute réforme dans l’orthographe d’un mot risque de frapper à mort les textes anciens, puisque écrits selon une autre graphie. Génération après génération, cette question se pose. Simplifier l’orthographe, ou la rendre plus proche de la prononciation, c’est rendre inintelligibles les textes du passé.

Mais revenons à cette 4e édition qui reprend et complète un nettoyage général de la langue entrepris avec la 3e et lui donne un aspect « moderne » : suppression des lettres doubles, retrait des lettres B, D, H, S, quand elles sont inutiles. Remplacement de la lettre S par un accent « circonflèxe » (le mot porte encore un accent grave qui va disparaître). Le Y ne subsiste que quand il garde la trace de l’étymologie – loin d’être la maîtresse, celle-ci n’est cependant pas oubliée. Depuis la 3e (1740), on écrit désormais Foi, Loi, Roi, en leur retirant leur inutile Y (qui du reste n’était qu’une enjolivure graphique de fin d’un mot ; l’histoire du Y est passionnante). Mais il est maintenu dans Royaume, Moyen, Voyez, car il « tient la place du double I ». Et dans Physique, Synode, pour marquer l’étymologie.

Le dernier tiers du xviiie siècle engage Nicolas Beauzée (grammairien qui sera élu à l’Académie française en 1772) dans la voie des « Propositions pour une orthographe moderne » (1767), soutenues par ses travaux sur la phonétique – d’une qualité scientifique tout à fait nouvelle, exceptionnelle. Ses travaux le conduisent à une foule d’observations de premier ordre, dont profitera sa Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues. La prononciation est la source et la base de l’orthographe : mais nul n’était allé aussi loin avant lui dans son analyse. (Cela dit, le respect de la prononciation ne veut cependant pas dire respect des accents : un Picard, qui dit « un cat », n’a pas le droit d’écrire ainsi le nom du félin domestique.)

De ce fait, l’orthographe est toujours insuffisante et comme en retard sur la prononciation. Ce qui ne peut justifier l’introduction de nouvelles consonnes ou de nouvelles voyelles ; mais on souhaite parfois que l’orthographe ne reste pas trop en arrière : ainsi à propos du mot feuillage, trop souvent prononcé « feuïage » (c’est ce que nous faisons aujourd’hui) aux dépens de la mouillure (« feuliage »).

L’écart cependant ne peut être comblé : l’orthographe est le témoin, et le conservatoire, des anciennes manières de dire. Nous écrivons de la même façon « Anglois », que nous prononçons « Anglès », et « Danois ». Mais nous ne disons pas « Danès » : parce que nous sommes moins souvent en relation avec eux.

Profonde réflexion, qui remet définitivement à leur place les tentatives récurrentes de faire coïncider la graphie et la prononciation. Comme quelques années plus tard (1771), celle de Voltaire, qui milite pour une simplification de l’orthographe, au motif que : « L’écriture est la peinture de la voix, plus elle est ressemblante, mieux elle est. »

Nous nous proposons d’y revenir dans un prochain épisode de notre feuilleton : « L’orthographe, histoire d’une longue querelle ».

Danièle Sallenave
de l’Académie française

​L’orthographe : Histoire d’une longue querelle

Le 1 septembre 2016

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1. Du Moyen Âge à la première édition du Dictionnaire de l’Académie

 

La querelle de l’orthographe, qui occupe régulièrement l’actualité, redonne vie à des arguments qui ne datent pas d’aujourd’hui. Elle est de fait aussi ancienne que les premières tentatives pour instaurer une graphie commune d’une langue dont l’usage ne s’imposera que par une décision politique, le français.

Pour nous, depuis la Renaissance, l’« orthographe » ou « droite graphie », ce n’est pas seulement la façon d’écrire les mots ; c’est l’ensemble des règles et des usages considérés comme une norme pour transcrire les mots d’une langue parlée. Mais auparavant, au Moyen Âge, aux xiie-xiiie siècles, l’écriture n’est qu’une sorte d’aide-mémoire, plus ou moins instable, dans une civilisation essentiellement orale. Et ses bases sont essentiellement phonologiques, avec des insuffisances et des contradictions.

Tout change d’abord avec l’invention de l’imprimerie ; un mouvement de simplification est lancé par les imprimeurs au xvie siècle et appuyé par des auteurs comme Ronsard : il échoue en grande partie parce que les plus novateurs sont soupçonnés de protestantisme, et forcés de s’expatrier, notamment en Hollande. Mais sur quoi repose l’idée d’une « simplification » ? Sur celle d’une fidélité à la prononciation des mots. Or l’idée même qu’il faut écrire les mots « comme ils se prononcent » est extrêmement ambiguë, l’écriture étant une convention qui suppose des codes pour la transcription des sons de la voix en signes graphiques. Elle introduit donc nécessairement un arbitraire.

Les membres de la Pléiade vont s’affronter vivement sur ce sujet. Guillaume Des Autels qui fait partie de la première Brigade, mouvement dont la Pléiade tire ses origines, s’oppose vigoureusement aux propositions de Louis Meigret qui, dans Traite touchant le commun usage de l’escriture françoise (1542), s’inscrivait dans le courant de fidélité à la prononciation. En fait, le premier à avoir soutenu qu’on devait « écrire comme on parle » fut Jacques Peletier du Mans, suivi donc par Louis Meigret, qui attaque vivement les partisans d’une orthographe étymologique : il les nomme les « Latins » et leur oppose ceux dont il fait partie, qu’il nomme les « Modernes » et qui défendent une orthographe phonologique. Cette querelle révèle des arrière-plans politiques et sociaux : Marot, Meigret et les réformés se préoccupent des difficultés que peut rencontrer un peuple qui n’a pas accès au latin ni au grec, et sont donc favorables à une modernisation de l’orthographe. Quant à Rabelais, il crée son propre système graphique, intitulé, en 1552, censure antique. « La graphie doit rendre compte de l’origine du mot (ecclise, medicin, dipner) et être à même de noter les corruptions phonétiques qu’il a subies », souligne Mireille Huchon.

Au fond, le tableau est déjà posé et il ne variera guère : la manière d’écrire les mots doit ou bien tenir compte de leur origine ou bien tenter de les transcrire phonétiquement.

D’où, aux extrêmes, d’un côté le phonétisme absolu (chez Louis Meigret), de l’autre, la latinisation et parfois même l’hellénisation chez Robert Estienne. C’est à cette deuxième tendance qu’on doit d’avoir écrit « sçavoir » avec un ç, parce qu’on rattachait le verbe au latin scire et non à sapere. Et c’est à la sagesse de l’Académie qu’on doit la graphie actuelle, enregistrée en 1740, dans la 3e édition de son Dictionnaire.

L’opposition reviendra régulièrement, jusqu’à nos jours, et on revendique périodiquement de simplifier l’orthographe pour en fixer les règles selon la façon dont les mot sont prononcés, tâche impossible disait au xixe siècle le linguiste Darmesteter : les « fonétistes » sont des ingrats et des barbares. Mais n’anticipons pas : revenons au moment où la question de l’orthographe prend un tour décisif. C’est au milieu du xvie siècle, avec les progrès de la centralisation politique, et l’arrivée au pouvoir de François ler. Car, à ce moment-là, la France en réalité est bilingue : la grande masse de la population parle un français vernaculaire, tandis que les actes administratifs sont rédigés en latin. L’extension de l’usage du français est indispensable à l’établissement et au progrès de l’administration et de la justice royales dans le pays. Une ordonnance promulguée déjà sous le règne de Charles VII, en 1454 au château de Montils-lès-Tours, puis surtout l’ordonnance de Villers-Cotterêts, signée par François Ier en août 1539, lui donnent une assise juridique. La reconnaissance du français langue du roi et langue du droit, comme langue officielle, se trouve appuyée, sur le plan littéraire, par la Défense et illustration de la langue française, que Joachim du Bellay publie dix ans plus tard, en 1549.

La langue cependant n’est pas encore considérée comme fixée : d’où, en 1635, la volonté manifestée par le cardinal de Richelieu de donner un caractère officiel à une assemblée de lettrés qui se voit confier une mission d’intérêt national : « Après que l’Académie Françoise eut esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur & Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique. Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du Dictionnaire qu’elle donne presentement au Public, en attendant qu’elle s’acquitte des autres. »

Cette mission est donc inscrite dans les statuts mêmes de l’Académie : « Fixer la langue française, lui donner des règles, la rendre pure et compréhensible par tous. » La première édition du Dictionnaire date de 1694. Les choix des Académiciens sont clairs, leur souci est de préserver l’information étymologique dans leur Dictionnaire. Préface : « L’Académie s’est attachée à l’ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle ayde à faire connoistre l’Origine des mots. C’est pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des Particuliers, & principalement les Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu’ils ont inventées, parce que ce retranchement oste tous les vestiges de l’Analogie & des rapports qui sont entre les mots qui viennent du Latin ou de quelque autre Langue. Ainsi elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, & les mots Teste, Honneste avec une S, pour faire voir qu’ils viennent du Latin Tempus, Corpus, Testa, Honestus. »

Dans les années qui précèdent, l’Académie française s’était déjà vu soumettre diverses propositions ou tentatives pour ce que Ménage, en 1639, nomme « la reformation de la langue françoise ». Car ces questions agitent la ville et la cour : vers 1660 est de nouveau apparue, comme à la Renaissance, l’idée d’une « ortographe simplifiée », soutenue par les Précieuses. On leur doit ainsi le remplacement d’« autheur » par « auteur », de « respondre » par « répondre » : le Dictionnaire de l’Académie française du reste les a suivies sur ce point.

En 1673, l’Académie française demande donc à l’un de ses membres, François Eudes de Mézeray, d’établir des règles pour l’orthographe française. Eudes de Mézeray était entré à l’Académie en 1643, succédant à Voiture. C’était un original qui travaillait à la chandelle en plein midi et laissa une Histoire de France dont Saint-Beuve loue les qualités. Pour Mézeray, l’Académie doit préférer « l’ancienne orthographe, qui distingue les gens de Lettres d’avec les Ignorants et les simples femmes ». Avec cette formule de Mézeray, l’Académie définit alors une position qui sera le point de départ d’une durable accusation de « conservatisme ».

Mais, pour certains, la publication du Dictionnaire est marquée par d’intolérables retards : en 1680, Richelet, qui ne considère d’ailleurs nullement Mézeray comme un « historien fort estimable », publie son Dictionnaire françois avec un système complet d’orthographe simplifiée.

Richelet s’était occupé personnellement de rédiger les définitions. Le travail fut rapidement terminé, au bout d’un peu plus d’un an, et Richelet se rend à Genève pour y faire imprimer son Dictionnaire chez Jean Herman Widerhold. L’ouvrage ne peut entrer en France que clandestinement. Le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses connaît un succès rapide et Richelet ne fut pas autrement inquiété par les autorités, sans doute grâce à la protection que lui procurait son amitié avec Patru. Premier dictionnaire entièrement écrit en français, le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Richelet met en relief les entrées par différentes techniques typographiques, ce qui en fait le premier dictionnaire à distinguer clairement les divers sens d’un mot. Il reprend la tradition des imprimeurs hollandais en inscrivant les trois premières lettres de chaque mot en haut des pages en suivant l’ordre alphabétique.

Dans le même temps, et lui aussi agacé par les lenteurs de l’Académie, à laquelle il reproche également de ne pas suffisamment prendre en compte les termes scientifiques, techniques et artistiques, Furetière obtient du roi de publier son Dictionnaire, commencé dès le début des années 1650 : le Discours préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie françoise reprochera à Furetière, mort en 1688, d’avoir profité du travail de ses confrères. Cette affaire fait grand bruit : Furetière est exclu mais non remplacé. Furetière demeure cependant très proche des académiciens dans le choix d’une orthographe « étymologisante », avec toutes les faiblesses d’une science encore très imprécise.

Sur cette question de l’étymologisme, on pourra se reporter, entre autres, à un article de la Revue contemporaine (juillet et août 1852), dont l’auteur, un certain Francis Wey, partisan, en pleine période romantique, des choix de Furetière, note que celui-ci n’est connu que par « ce qu’en disent ses ennemis ». Francis Wey, que Charles Bruneau n’aimait guère, n’était pas lui-même un étymologiste bien fiable, puisqu’il pensait que « donjon » venait de « domus junctae » et « ma moitié » de « mea mulier ».

(à suivre)

Danièle Sallenave
de l’Académie française