De l’excellence et de l’utilité des exercices académiques

Le 3 juin 1695

François CHARPENTIER

De l’excellence et de l’utilité des exercices académiques

 

Discours prononcé dans l’Academie Françoiſe le 3. juin 1695. jour de la reception de M. l’Abbé de Clerambault,

Par M. CHARPENTIER Doyen de l’Académie.

À M. FRANCOIS DE CLERMONT DE TONNERRE, Eveſque & Comte de Noyon, Pair de France, Conſeiller ordinaire du Roy en ſon Conſeil d’Eſtat, à l’occaſion de ſa Reception dans l’Académie Françoiſe.

 

L’honneur que vous avez fait à l’Académie Françoiſe, MONSEIGNEUR, d’en vouloir occuper une place, a rendu memorable dans nos Faſtes, le 13. Jour de Decembre de l’année derniere. Mais ſi vous avez fait honneur à cette Compagnie, permettez-moy, MONSEIGNEUR, de vous dire que vous vous en eſtes fait auſſi beaucoup à vous-meſme. Ce n’eſt pas que nous puiſſions empeſcher le vulgaire de demander ; Que fait le Titre d’Académicien à un Homme d’une naiſſance illuſtre ; Qui eſt reveſtu de la plus haute Dignité de l’Egliſe, qui a rang parmi les Pairs de France ; Qui occupe une des premieres Places dans le Conſeil du Roy, & qui eſt aimé & conſideré de ce grand Monarque ? Non, MONSEIGNEUR, nous ne ſçaurions empeſcher qu’on ne parle de la ſorte, ou du moins qu’on ne le penſe ; Et je ne pretends point aller au devant de ces idées, qui s’elevent dans des Eſprits prevenus des opinions populaires. Mais ſi quelqu’un meritoit qu’on luy ſiſt reſponſe, je luy demanderois à mon tour, qu’adjouſte le Titre de Protecteur de l’Académie Françoiſe en la perſonne de LOUIS LE GRAND, aux Noms auguſtes de Monarque, de Roy Tres-Chreſtien, de Conquerant, de Legiſlateur, d’Invincible, de Sage, de Pere du Peuple ? Qu’adjouſte cette nouvelle Qualité à tant d’Epithetes glorieuſes, dont quelques-unes luy ſont acquiſes par la Naiſſance, & les autres par ſa Vertu ? S’il a bien voulu ſe dire Protecteur de l’Académie, pour quoy s’eſtonnera-t-on que vous ayez voulu dire Académicien ? Je dirai plus ; Peut-on s’imaginer que ce ſoit ſans de tres-fortes raiſons que SA MAJESTÉ & vous ayez bien voulu prendre une relation ſi eſtroite avec cette Compagnie. Cela ne m’entrera jamais dans l’eſprit, tandis que je vois ſi clairement le contraire. Vous avez voulu eſtre Académicien, MONSEIGNEUR, pour faire voir la paſſion que vous avez euë de tout temps pour les belles Lettres ; Et LOUIS LE GRAND s’eſt declaré Protecteur de l’Académie, pour monſtrer l’eſtime qu’il a tous-jours faite de ces Arts illuſtres, qui mettent tant de difference entre les Eſtats d’un Roy Tres-Chreſtien, & les vaſtes Empires des Princes Mahometants. En effet, qu’eſt-ce que cet amas de Peuples, de Provinces, de Republiques, de Royaumes enveloppez ſous une meſme Domination, qu’une confuſion de Puiſſance, embarraſſante au Maiſtre, onereuſe aux Sujets, douloureuſe aux Vaincus, principalement quand les belles Lettres, qui ſont les fruits de la raiſon la plus eſpurée, ne meſlent point leurs douceurs aux amertumes d’une ſouſmiſſion forcée ? Cela n’eſt arrivé que trop veritablement dans cette belle partie du monde, qui eſtoit autrefois le ſejour des Muſes & des Graces. L’Empire des Turcs ne s’eſt point rendu ſi odieux par l’uſurpation de tant de Throſnes enlevez à leurs Princes legitimes, que de ce qu’ils ont chaſſé tous les beaux Arts de la Grece, où ils avoient pris naiſſance. Le Parnaſſe n’eſt plus qu’une foreſt peuplée de beſtes farouches ; L’eau d’Hippocrene ne coule plus, ou ne ſert qu’à former quelque vilain mareſcage au pied de la Montagne autrefois ſacrée : Tout ſe reſſent de la barbarie du Peuple dominant, & c’eſt-là une des lamentables ſuites du malheur de cette Ville, qui avoit ſi long-temps honorée du Titre de la Nouvelle Rome. Veritablement la Politique des Ottomans n’a pas peu contribué à cette deſolation. Une Politique toute guerriere comme celle-là a meſprisé les Arts & les Sciences ; & je ne puis m’empeſcher de croire, que Dieu a permis que ce mauvais gouſt regnaſt parmi eux, ſans quoy il auroit eſté à craindre qu’ils n’euſſent eu trop d’avantage ſur nous, & que leur ſecte ne devinſt trop puiſſante, ſi elle avoit eſté appuyée de la force de la Parole, auſſi-bien que de la puiſſance du glaive. Que ſeroit-ce ſi le bel Eſprit regnoit ſous le Turban, & ſi les deſcendants de ces anciens Grecs, ſi ſuperieurs aux autres Peuples par leur ſçavoir, & par leur Eloquence, s’eſtoient conſervez cette prerogative en changeant de maiſtre, & le plus ſouvent de Religion. La Providence Divine a tenu une conduite bien differente, en eſtabliſſant autrefois la Religion Chreſtienne dans cette meſme partie de l’Univers. Cette Religion toute pure, toute ſainte, adopta dans ſes commencements l’Eloquence & la Poëſie Grecque ; Et en renverſant les Autels des Dieux d’Homere & d’Heſiode, elle ne ſe fit point un ſcrupule de laiſſer entre les mains des Fidelles les inimitables productions de ces grands Perſonnages, qui ſembloient n’eſtre nez que pour eſclairer l’eſprit humain. Elle ne voulut pas que tant d’excellents Ouvrages devinſſent en abomination parmi ſes enfants à qui l’on enſeignoit à en profiter avec les precautions neceſſaires pour ne s’en pas laiſſer corrompre. De-là vient qu’il n’y a eu que les ennemis declarez des Chreſtiens, qui ayent voulu leur en interdire la lecture. Je ne vous dis rien, MONSEIGNEUR, que vous ne ſçachiez parfaitement par la profonde connoiſſance que vous avez de l’Hiſtoire Eccleſiaſtique ; Vous ſçavez dans quel deſordre eſtoit tombé l’Empereur Julien, lorſqu’il abandonna la foy de Conſtantin, pour retourner aux erreurs du Paganiſme. C’eſtoit un Prince d’un eſprit ſublime, d’une erudition infinie, d’un merite qui donnoit de l’admiration à ſes ennemis meſmes ; cependant avec tous ces grands talents, Dieu permit qu’il ſe plongeaſt dans le plus profond de tous les abiſmes, je veux dire l’Apoſtaſie, qui a pour jamais diffamé ſon nom dans l’Univers. Durant la chaleur de ſon emportement contre les Chreſtiens, il leur fit defenſe d’expliquer publiquement dans leurs Ecoles les Livres d’Homere ; nous avons encore ſon Edit parmi ſes Ouvrages, où il dit avec une amere raillerie, « Que les Chreſtiens ſe devoient contenter d’enſeigner à leur jeuneſſe les Evangiles de Mathieu & de Luc, ſans toucher aux Ouvrages de ce Poëte, puiſqu’ils meſpriſoient les Divinitez dont il avoit parlé. On regarda cette defenſe comme une veritable perſecution, & on ne creut pas que cet Empereur peuſt donner des marques plus expreſſes de ſa haine contre les Chreſtiens, que de vouloir leur empeſcher de ſe cultiver l’eſprit, par la lecture de cet Autheur admirable où l’on trouve les ſemences de toute ſorte d’Érudition & de Politeſſe. Rien n’eſt plus precis pour faire voir que nos aiſnez en la Foy, n’ont pas voulu renoncer aux belles Lettres, & que l’Egliſe naiſſante a profité des de deſpoüilles du Paganiſme, de meſme que les Enfants d’Iſraël profiterent des precieuſes richeſſes des Égyptiens. Cela paroiſt manifeſtement dans les Eſcrits des premiers Peres de l’Egliſe, de ſaint Juſtin Martyr, d’Athenagoras, de Tatian, de Tertullien, de Clement Alexandrin, d’Origene, d’Arnobe, de Lactance, d’Euſebe, qui ſe ſont ſervis ſi avantageuſement pour noſtre Religion, de leur Erudition & de leur Eloquence ; Et ſi le grand Apoſtre a dit qu’il ne s’eſtoit point acquitté de ſa Miſſion par le ſecours des paroles perſuaſives de la ſageſſe humaine, il n’y a pas lieu de croire qu’il ait voulu rejeter abſolument de la Fonction du Miniſtere Evangelique, ces inſinuations adroites, ces raiſonnements convaincants, que l’eſprit humain a trouvez, pour perſuader, puiſque luy-meſme dans le Diſcours qu’il fit au milieu de l’Areopage pour preſcher aux Atheniens la connoiſſance du vray Dieu, & les principaux Articles de noſtre Foy, il prend d’abord occaſion de les entretenir de ce qu’en paſſant par leur Ville, il avoit remarqué un Autel dedié au Dieu Inconnu, aprés quoy il leur allegue encore un Vers d’un de leurs Poëtes comme un teſmoignage domeſtique, pour les preparer à eſcouter plus favorablement ce qu’il leur vouloit deſcouvrir, & leur dire enſuite avec plus d’efficace, que ce Dieu qu’ils adoroient ſans le connoiſtre, eſtoit ce Dieu là meſme qu’il venoit leur annoncer. Ainſi la pluſpart des Chreſtiens qui ont ſuccedé aux Diſciples des Apoſtres, ont preſque tous eu commerce avec les Philoſophes, & entr’autres avec Platon, pour qui ils ont eu une conſideration & une eſtime ſinguliere. Ils ont eſté perſuadez que la Doctrine de ce Philoſophe où ils trouvoient tant d’elevation & tant de vertu, n’eſtoit point contraire à la Doctrine JESUS-CHRIST, & meſme de JESUS-CHRIST crucifié ; ſur tout aprés avoir leu dans le ſecond Livre de ſa Republique, que quand le Juſte ſe trouveroit dans le monde, ſans paroiſtre tel aux yeux des hommes, il ſeroit lié, battu, flagellé, & enfin mis en Croix, car n’eſt-ce pas là en abregé l’Hiſtoire de JESUS-CHRIST, qui eſtant le Juſte par excellence, & ſe rencontrant parmi des hommes corrompus, & qui ne le connoiſſoient pas, eut une fin ſi conforme à ce que Platon avoit preveu en la perſonne du Juſte en general ? Qui nous empeſche donc de penſer que Dieu a bien voulu elever juſques là l’idée de ce Philoſophe pour confondre par ce raiſonnement ceux à qui la Croix paroiſtroit un ſcandale ou une folie, puiſque c’eſtoit une ſuite de la ſainteté du Sauveur du Monde, & de l’iniquité des Juifs. Et il ne faut point que le Nom de Payen, qui nous eſt ſi odieux en matiere de Religion, milite contre Platon en cette rencontre, puiſque les Saints Peres ont bien creu que les Sibylles qui eſtoient Payennes avoient eſté inſpirées, & que l’Egliſe dans ſes Prieres ne fait pas difficulté d’aſſocier le teſmoignage d’une d’entr’elles, avec l’authoriré du Roy Prophete. On en peut dire autant de cet ancien Roy des Medes Hyſtaſpes, dont parle ſaint Juſtin Martyr, Clement Alexandrin, & Lactance, lequel quoy que Payen avoit dit des choſes ſi conformes à noſtre Religion, que Clement Alexandrin y renvoye les Idolatres pour ſe laiſſer convaincre. C’eſt pourquoy les Preſtres des faux Dieux, en defendoient la lecture au Peuple ſur peine de la vie : ce qui eſt attribué par ſaint Juſtin, à la malice des Demons, qui vouloient tousjours retenir le genre humain ſous leur tyrannie. Ainſi quoy que la voix des Tonnerres qui ſe firent entendre au Mont Sinaï, ſoit ſuffiſante pour convaincre les Athées, & pour prouver l’exiſtence d’un Dieu, s’enſuit-il qu’il ne faille pas inſinuer cette verité aux hommes, avec les raiſonnements de Socrate ſur cette matiere ? Raiſonnements ſi admirables, ſi precis, ſi convaincants, qu’aprés l’authorité de la revelation les Peres de l’Egliſe n’en ont point employé d’autres ; & bien loin que cela ſoit au meſpris de ces ſaints Docteurs, qu’au contraire il ſe tire de-là un argument inconteſtable de l’evidence de leur Doctrine, & de la neceſſité de s’y ſouſmettre. Car ſi un Philoſophe par le ſeul effort de la raiſon, a peu donner des notions ſi claires de la Divinité, avec combien plus de ſouſmiſſion doit-on eſcouter ceux qui par le ſecours de la lumiere revelée, ont eſté ſi loin au de-là des bornes de la lumiere naturelle ? Ainſi quoy que nous apprenions dans l’Eſcole de JÉSUS-CHRIST que bienheureux ſont ceux qui ſouffrent perſecution pour la Juſtice, eſt-ce manquer au reſpect qu’on doit avoir pour cet Oracle, que de reconnoiſtre que les Philoſophes Grecs ont pensé quelque choſe de ſemblable, quand ils ont dit qu’il valloit mieux ſouffrir l’injuſtice que de la commettre ; parce que celuy qui ſouffre l’injuſtice peut eſtre un homme de bien, au lieu que celuy qui la fait eſt tousjours un meſchant homme. Ainſi quand on lit dans l’Evangile ce terrible arreſt prononcé contre les riches, qu’il eſt plus aisé qu’un chameau paſſe par le trou d’une aiguille, que non pas qu’un riche entre dans le Royaume des Cieux ; n’oſeroit-on dire que les meſmes Philoſophes n’ont pas eſté plus favorables à ces dangereuſes richeſſes, quand ils ont decidé ſi hardiment que la bonne fortune eſtoit plus redoutable que la mauvaiſe ? Un jugement qui répugne ſi fort à la Nature, n’a pas eſté rendu ſans connoiſſance de cauſe ni par la ſeule envie de faire un paradoxe. Il eſt fondé ſur une exacte conſideration de l’infirmité humaine. En effet, l’homme a plus à ſe craindre dans le bonheur que dans l’adverſité. Son cœur eſt preſque tousjours en garde contre l’affliction, au lieu qu’il eſt preſque tousjours deſarmé dans la proſperite. Quand tout luy rit, quand tout ſuccede à ſes vœux, quand les vents ne ſoufflent qu’à ſon gré, il eſt bien difficile qu’il ne ſe neglige, & qu’il ne s’endorme ſur la foy d’un ſi grand calme. Ce n’eſt pas tout, il y a quelque choſe de plus difficile à ſurmonter qu’une langueur oiſeuſe, & qu’une peſanteur endormie. Cette dangereuſe bonne fortune l’attaque par des endroits plus ſenſibles. S’il eſt voluptueux elle luy propoſe des plaiſirs, qu’en meſme temps elle luy amene ; s’il eſt vindicatif, elle met ſes ennemis à ſes pieds, & luy en offre une vengeance aisée ; s’il a de la pente à la vanité, elle luy decerne des honneurs divins & bruſle de l’encens devant luy. Dans un eſtat, ſi perilleux, que peut-il faire ? comment peut-il parer aux coups d’une ennemie qui ne manque jamais de trouver ſon foible, & qui l’attaque avec des armes, dont la piqueure le chatouille plus qu’elle ne le bleſſe ? C’eſt par cette raiſon que le grand Cyrus, qui a eſté ſans conteſtation le premier homme de l’Antiquité, non ſeulement à en juger ſur l’Hiſtoire que Xenophon en a eſcrite, mais ſur le portrait glorieux que nous en a tracé le Prophete Iſaye, declare dans cet Hiſtorien en preſence de ſes Enfants & de ſes Amis, à l’heure de ſa mort, que toutes choſes luy ayant reüſſi ſelon ſes ſouhaits pendant ſa vie, il avoit neantmoins tousjours eu une deſiance ſecrete de l’avenir, & une certaine crainte qui l’avoit perpetuellement retenu dans la modeſtie, & qui ne luy avoit pas permis de s’emporter dans une joye diſſolüe. Et cette defiance ou cette crainte, ſi j’en ſçai juger, n’eſtoit autre choſe que la reflexion d’une raiſon ſuperieure, qui s’oppoſoit inceſſamment aux Flateuſes careſſes d’une trop grande proſperité, qui enſorcelle le plus ſouvent ceux qui n’eſcoutent que ſa voix. Ce ſont-là auſſi quelques-uns des ſentiments de Socrate, de Platon & de leurs Diſciples, dont les Dogmes ont approché ſi prés de ceux du Chriſtianiſme. C’eſt ſans doute ce qui fut cauſe que le fameux Simplicien, Preſtre de l’Egliſe Romaine, & que ſaint Ambroiſe conſideroit comme ſon Père, teſmoigna tant de joye à ſaint Auguſtin[1] quand il apprit de luy-meſme qu’il avoit leu quelques Livres de Platon, ſur la verſion qu’en avoit faite Victorin, célébre Rheteur de ce temps-là, & à qui on avoit eſlevé une Statue dans la principale Place de Rome ; eſtimant, adjouſte-t-il, que cette lecture luy ſeroit beaucoup plus avantagcuſe, que celle des autres Philoſophes, qui ne s’arreſtant qu’aux choſes corporelles, ſans porter plus loin leurs connoiſſances, ſont pleins de menſonges & de tromperies, au lieu que Platon par ſes raiſonnements, tend à elever l’eſprit à la connoiſſance de Dieu & de ſon Verbe Eternel. C’eſt ce que ſaint Auguſtin meſme raconte dans ſes Confeſſions, où il ne fait point de difficulté d’advouer, qu’il avoit leu dans les Livres de Platon, & de ſes Diſciples[2] non pas en propres termes, mais dans un ſens tout ſemblable, appuyé d’un tres-grand nombre de raiſons, que le Verbe eſtoit dés le commencement, que le Verbe eſtoit en Dieu, & que le Verbe eſtoit Dieu, que toutes choſes ont eſté faites par luy, & le reſte, qui eſt viſiblement le commencement de l’Evangile de ſaint Jean ; & c’eſt encore ce qui luy a fait dire dans ſon Livre de la veritable Religion, que pluſieurs Philoſophes de l’Eſcole de Platon avoient volontiers embraſſé la Religion Chreſtienne, parce qu’il n’eſtoit pas beſoin d’un grand changement, ny de termes, ny d’opinion, pour faire un Chreſtien d’un Platonicien ; ce qui arriva en la perſonne de ce meſme Victorin, ſi verſé dans la lecture de Platon, lequel ſe convertit à la Foy Chreſtienne dans ſa vieilleſſe avec un zele ſi admirable, qu’il ne voulut jamais faire ſa Profeſſion de Foy en ſecret comme il luy avoit eſté propoſé par les Preſtres meſmes ; mais qui ſe fit une gloire de s’enroller ſous l’eſtendard de JESUS-CHRIST à la veüe de toute l’Egliſe, qui en fut merveilleuſement edifiée. Il ne faut donc point s’imaginer qu’il n’y ait que de la vanité dans 1’Eſtude de la Philoſophie & de l’Eloquence, & que tout ce que nous appelions belles Lettres, ne ſoit d’aucun ſecours aux Ouvriers employez à la Moiſſon de l’Evangile. Veritablement il y a eu des temps où il a ſuffi de dire, que toute la Maiſon d’Iſraël ſçache donc certainement, que ce JESUS que vous avez mis en Croix eſtoit le Seigneur & le CHRIST choiſi de Dieu, pour operer tout d’un coup la converſion de trois mille hommes. Il y a eu des temps où une goutte du Sang des Martyrs engendroit une Armée de Fidelles ; mais ces grands évenements eſtoient des effets de la Toute-puiſſance Divine, & de la Grace victorieuſe. Ces coups merveilleux partoient de la meſme main qui a formé le Ciel & la Terre, qui a fendu la Mer pour ouvrir un paſſage à ſon Peuple, qui a fait pleuvoir la Manne dans le Deſert, & qui de la ſechereſſe des Rochers a tiré des Sources d’Eau rafraichiſſante. Il y a d’autres temps où la Sageſſe Éternelle a ſuivi les routes ordinaires, & où elle a voulu que ceux qui parloient en ſon nom, ſe ſerviſſent de toutes les addreſſes de la parole pour gagner le cœur de l’Homme, & le mettre dans les voyes du Salut. C’eſt cette Eloquence ſublime des Athanaſes, des Baſiles, des Gregoires, des Ambroiſes, des Auguſtins, des Chryſoſtomes, qui entraiſnoit aprés eux les. Peuples enyvrez du Nectar ſacré qui couloit de leurs levres, non moins abondamment que de celles du Neſtor d’Homere. Ceſt cette meſme Eloquence qui tonne & qui foudroient encore tous les jours dans les Chaires Chreſtiennes. C’eſt-là que ſe trouvent dans toute leur ſplendeur les trois genres de Diſcours qui ont eſté ſi celebres parmi les Orateurs d’Athenes & de Rome. C’eſt là que le Miniſtre de la Parole de Dieu propoſe à ſes Auditeurs les plus importantes deliberations qui puiſſent eſtre agitées parmi les Hommes, quand il veut leur perſuader d’embraſſer les exercices d’une ſainte Vie, & d’abandonner ſes fauſſes maximes du Monde. C’eſt-là que le meſme Orateur employe quelquefois la vehemence du genre Judiciaire, quand il conſtituë pour Juges ceux à qui il parle, & qu’il accuſe devant eux ces grands coupables, qui attaquent à force ouverte la Doctrine de JESUS-CHRIST, ou qui la prophanent par hypocriſie. Enfin c’eſt-là qu’il trouve la matiere d’exercer toute la Magnificence du Style Demonſtratif, en loüant les vertus des gens de bien, & en celebrant la confiance des Martyrs, & les Trophées de leur Foy victorieuſe. En faut-il davantage pour faire voir que c’eſt entrer dans l’eſprit des Heros du Chriſtianiſme que de cultiver l’Eloquence qui rend de ſi grands ſervices à l’Egliſe ? Je ne ſçay ſi j’oſerois adjouſter que ce n’eſt pas encore s’eſloigner du meſme Eſprit, que de cultiver la Poëſie qui eſt l’autre Pole de nos Exercices Académiques. Et qu’on ne faſſe point un ſcrupule ſur la derniere de ces deux Sœurs immortelles ; elle eſt auſſi Noble & auſſi Chaſte que l’autre, & l’on ne peut plus luy diſputer ſa Dignité, depuis qu’elle a eſté admiſe au Culte de nos Autels. C’eſt là qu’elle s’eſt purifiée des taches de ſon Origine ; & comme l’Egliſe Catholique a ſanctifié dans nos Temples l’uſage des Images, qui avoient introduit dans le Monde le Culte d’Abomination, de meſme elle a ſanctifié la Poëſie qui avoit eſté d’abord conſacrée à la loüange des faux Dieux, & qui avoit ſervi à exprimer des Paſſions impures, ou à publier des Mediſances. Il ne faut donc point que l’abus qu’on peut avoir fait de la Poëſie luy tourne a crime, puiſqu’en elle meſme elle eſt toute divine, toute charmante & ſe trouve preſque tousjours animée d’un certain feu qui tient de l’Inſpiration. De là vient que tous ceux qui ont fait Protection d’enſeigner les belles Lettres, & qui ont eſté le plus ſouvent de Doctes & de Pieux Eccleſiaſtiques ont tousjours joint l’Eſtude de la Poëſie à celle de l’Eloquence ; ce qui eſt encore pratiqué par cette celebre Compagnie, née dans le Siecle de nos Peres, qui s’eſtant particulierement devoüée à la Predication de l’Evangile parmi les Infidelles, au meſpris des fatigues & des perils, qui ont ſouvent conduit les Enfans à la Couronne du Martyre, & qui ont acquis à un des premiers Saints de cette Compagnie, le Titre ineſtimable d’Apoſtre des Indes, donne encore une partie de ſes ſoins à l’Education de la Jeuneſſe, avec tant de fruit pour la Religion & tant de gloire pour l’Eſtat. Ainſi nous voyons que de tout temps de grands Saints, & de grands Eveſques, bien loin de negliger la Poëſie l’ont eſtimée, l’ont cherie, l’ont cultivée. Saint Gregoire Eveſque de Nazianze, à qui la profondeur de ſa Doctrine a fait donner le ſurnom de Theologien, a eſté celebre par les Poëſies qu’il a compoſées en grand nombre, parmi leſquelles ſe trouve une Tragedie ſous le nom de Jeſus Souffrant, & je fais cette remarque d’autant plus volontiers, que ce meſme Sujet & ſous le meſme Titre, a eſté traité en noſtre Langue, non pas veritablement en Style Dramatique, mais en maniere de Poëme Heroïque, par un Illuſtre Eveſque, qui fait aujourd’huy un des principaux ornements de l’Académie Françoiſe. Nous liſons pareillement avec fruit les Poëſies de Syneſius Eveſque de Ptolemaïde ; celles de ſaint Paulin Eveſque de Nole ; celles du Fameux Sidonius Apollinaris Eveſque de Clermont en Auvergne ; & pour ſe rapprocher de nos jours, combien de Cardinaux ont fait gloire d’exceller dans ce Genre d’eſcrire ? J’en appelle à teſmoins le Cardinal Bembo, le Cardinal Sadolet, le Cardinal Adrien du titre de S. Chryſogone, qui d’ailleurs par ſes ſcavantes Obſervations ſur la Langue Latine, a le plus contribué à reſtablir parmi nous la pureté de cette Langue, autrefois Maiſtreſſe de l’Univers. Mais, que dis-je, des Cardinaux ? Deux ſouverains Pontifes que nous avons veus, Urbain VIII. & Alexandre VII. ont ſouvent cherché dans les innocentes recreations de la Poëſie quelque delaſſement aux travaux immenſes de leur Apoſtolat. Aprés cela n’eſt-ce pas une matiere de loüange à nos Prelats François, de s’eſtre ſignalez par de ſemblables Ouvrages & pourra-t-on diſſimuler ce merite, dans les Eloges du Cardinal du Perron, de Monſieur Bertaut Eveſque de Seés, de Pontus, de Thiart de Biſſi, Eveſque de Châlons ſur Saône, de Jacques Amyot Eveſque d’Auxerre, ce celebre Traclucteur de Plutarque, qui s’eſtant proposé de rendre en Vers François ce nombre infini de Vers Grecs qui font reſpandus dans cet Autheur, s’en eſt acquitté avec toute l’Elegance que l’eſtat de la Langue Françoiſe le pouvoit alors permettre ; du celebre Guillaume du Vair, Eveſque de Liſieux & Garde des Sceaux de France, qui nous a donné à la fin de ſes Eloquents Ouvrages, une Paraphraſe en Vers du Pſeaume Super flumina Babylonis, ſi noble & ſi excellente, qu’il eſt aiſé de juger que ce n’eſtoit pas un coup d’eſſay, & que pour eſtre parvenu juſques-la, il falloit qu’il ſe fuſt exercé ſur pluſieurs autres Sujets ; de Monſieur Godeau Eveſque de Grace & de Vence ; de Monſieur Deſportes Abbé de Tiron ; je ne ſçay pas meſme ſi l’on ne doit pas comprendre en ce nombre le Grand Cardinal de Richelieu noſtre Fondateur, qui ayant tenu un rang ſi relevé parmi les Miniſtres d’Eſtat, n’en a pas eſté moins ſenſible aux douceurs des Muſes, & generalement à tous les agréments des belles Lettres. C’eſt luy qui a renouvellé en France l’amour de l’eſprit, qui s’eſtoit fait diminué depuis le Regne des Princes de la Maiſon de Valois, & qui ſeroit peut-eſtre aujourd’huy totalement aneanti, ſans les favorables regards de LOUIS LE GRAND, qui le ſouſtient & qui l’anime. La Nobleſſe de la Cour & de la Ville, ces heureux mortels nez dans l’opulence, nourris dans la molleſſe, accouſtumez à l’oiſiveté, ne cherchent que les voluptez preſentes & faciles, & ne connoiſſant pas aſſez les charmes infinis des belles Lettres, les negligent dans leur jeuneſſe, ſans prevoir qu’il-leur arrivera plus d’une fois de ſe repentir avant la mort, de s’eſte volontairement privez de la plus douce conſolation dont ils auroient peu joüir, quand la foibleſſe de leurs corps, & l’alteration de leur ſanté ne leur permettront plus de fournir à la fatigue de leurs plaiſirs.

Il eſt donc neceſſaire que de temps à autre, il s’eleve dans les premieres places de ces eſprits ſublimes, qui aiment ce qu’ils doivent aimer, & qui ne rougiſſent point de l’advoüer, afin de laiſſer de bons exemples à ceux meſmes qui ne ſont pas capables de les ſuivre.

C’eſt dequoy je vous felicite, MONSEIGNEUR, d’avoir bien voulu à l’imitation de tant de grands Prelats, allier à la ſeverité des fonctions Epiſcopales, l’amenité des eſtudes Académiques. Voſtre zele s’eſt aſſez diſtingué par des Eſcrits dignes de la ferveur des premiers temps de l’Egliſe, par vos Statuts Synodaux, par vos Reglements Hierarchiques, par vos Mandements receus avec tant d’applaudiſſement, par voſtre Catechiſme qu’on ne peut jamais aſſez loüer, où vous avez rompu de vos propres mains le Pain de l’Évangile à vos Peuples, où toute la ſcience du Chreſtien eſt renfermée en ſi peu d’eſpace. Je ne dis rien de ces excellents Ouvrages que vous n’avez point encore divulguez, & entr’autres de ce Commentaire Myſtique Moral ſur l’un & ſur l’autre Teſtament, dont le Titre ſeul porte à l’eſprit l’idée d’une entrepriſe, non ſeulement immenſe, mais d’une utilité infinie, & que par cette raiſon vous avez eſté exhorté de donner au Public par le Bref Apoſtolique d’Innocent XI. L’Académie, MONSEIGNEUR, ne pretend point mal-à-propos entrer en partage de voſtre temps avec ces occupations importantes attachées à voſtre ſacré Miniſtere ; mais il ne faut pas auſſi diſſimuler que vous nous avez mis en droit de vous demander compte des heures de voſtre loiſir, de ces heures tranquilles, où il vous eſt permis d’eſtre à vous-meſme ; car que n’en devons-nous point attendre aprés ce que nous vous avons oüy dire le jour de voſtre reception ? Quelle heureuſe fertilité, quelle foulle de penſées exquiſes, quel choix de paroles, quelle richeſſe d’expreſſion ? A peine eſtes-vous entré dans l’Académie que vous en rempliſſez tous les devoirs ; l’Eloge de LOUIS LE GRAND, qui fait la meilleure partie de voſtre Diſcours, eſt digne des bienfaits que nous avons receus de ce Monarque, & s’il ne nous acquitte pas entierement envers luy, du moins fait-il voir que l’eſprit d’ingratitude ne regne point parmi nous. Vous l’avez loüé de courage, de bonheur, de juſtice, de prudence, d’amour pour ſes peuples ; en un mot, de toutes les vertus Royales ; cela ſied bien à un homme d’Eſtat comme vous ; ſouffrez qu’aprés vous, MONSEIGNEUR, je le loue d’Eloquence ; cela ſied bien à un Académicien comme moy, & c’eſt un avantage qui n’eſt pas ſi peu conſiderable, qu’un Empereur Romain ne ſe ſoit tenu honoré de ce qu’on luy avoir elevé une Statuë, avec cette Inſcription ; A L’EMPEREUR NUMERIEN, LE PLUS ELOQUENT ORATEUR DE SON TEMPS. Peut-eſtre eſtoit-ce aller trop loin, les Rois ne ſont pas faits pour perſuader par le Diſcours. L’uſage de la puiſſance ſouveraine que Dieu leur a miſe entre les mains, eſt plus utile aux peuples meſmes, quand cette puiſſance abſolüe eſt reglée par la juſtice, que ſi le Monarque eſtoit obligé de perſuader ceux dont il ſe doit faire obéir ; mais ce ſera tousjours une louange à LOUIS LE GRAND, qu’on puiſſe publier avec verité, qu’il n’y a perſonne dans ſon Royaume qui parle avec plus de juſteſſe, plus d’elegance, plus de grace, plus de dignité, plus d’energie. J’ay tousjours compté pour beaucoup l’honneur que j’ay receu d’avoir eſté appellé dans l’Académie[3], par ceux-là meſme qui ont aſſiſté à ſa naiſſance. J’en ay fait les délices de toute ma vie ; j’ay préféré le Titre d’Académicien aux autres eſtabliſſements que j’ay peu me procurer par les voyes permiſes dans l’Eſtat. Mais je ne l’ay jamais tant eſtimé, MONSEIGNEUR, que depuis qu’il m’a donné quelque liaiſon plus particuliere avec vous ; principalement après avoir eſté le dépoſitaire des paroles de Sa Majeſté, ſi pleine d’eſtime & d’affection pour l’Académie, quand je fus chargé de luy demander ſon agrément pour la place que nous vous avions deſtinée, & que vous rempliſſez aujourd’huy ſi dignement. Joüiſſez long-temps, MONSEIGNEUR, de cette nouvelle dignité, que vous trouverez desja alliée avec la pourpre Romaine, & laiſſez-vous eſperer que vous honorerez ſouvent la Compagnie de voſtre preſence, pour nous aider à y faire fleurir plus que jamais, cet eſprit d’ordre & de diſcipline, qui vous accompagne par tout.

 

 

[1] Conf. L.8. c.2.

[2] Incidi in quofdam Platonicorum Libros ex Graeca lingua in Latinam verfos, & ibi legi non quidemt his verbis, fed hoc idem omnino multis & multiplicibus fuaderi rationibus, quod in principio erat Verbum ; & Verbum erat apud Deum, & Deus erat Verbum hoc erat in principio apud Deum ; omnia per ipfum facta funt, &c.

Aug. Conf. L.7. c. 9

Paucis mutatis verbis atque fententiis, Chriftiani fierent ficut plerique recentiorum noftrorumque Platonici fecerunt. Aug. De vera Relig.

[3] Au mois de janvier de l’année 1651.