Au Cayla, chez Eugénie et Maurice de Guérin. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 13 décembre 1979

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 13 décembre 1979

Au Cayla, chez Eugénie et Maurice de Guérin

PAR

M. JEAN MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Ce pays du Tarn, où repose toute ma lignée maternelle, où je suis né, où j’ai commencé mes études, où j’ai connu la vie militaire avant de partir pour le front, et où je suis revenu presque chaque année aux grandes vacances, je n’en avais jamais vu la partie nord que du haut de la cathédrale Sainte-Cécile : un horizon brumeux où le soleil s’enfonçait dans une poussière rose, tandis que, vers l’est, mes montagnes natales s’enveloppaient déjà du manteau mauve de la nuit.

Il y a deux ans, lorsque Sorèze fêtait mon quatre-vingtième anniversaire, j’ai voulu combler cette lacune, et alors, en marge des itinéraires trop fréquentés et des sites trop envahis, j’ai appris à connaître plus d’une merveille. C’est ainsi qu’un soir d’été, après avoir admiré, dans la chapelle des Monestiès, cette sublime Mise au tombeau où la foi du Moyen Age tend la main à l’art de la Renaissance, je suis arrivé, par des chemins étroits et sinueux, devant une longue maison de pierre blanche, adossée à une grosse tour que coiffe un toit de tuiles un peu trop 1830, et l’ami qui me conduisait me dit : « C’est le Cayla ».

Ce mot signifie château, je connaissais en Languedoc trois on quatre Caylar, Chayla, ou Cheylard, et j’allais poser une question, mais, déjà, on me donnait la réponse :

— Oui, celui des Guérin, les Guérin du Cayla, le château où sont morts Maurice et Eugénie, nous vous montrerons tout à l’heure leur tombe, au cimetière d’Andillac. Le département du Tarn a acheté le Cayla et en a fait un musée, de son côté l’Association des Amitiés Guériniennes publie d’intéressants Cahiers à intervalles réguliers.

Nous entrâmes par la poterne de la tour qui renferme l’escalier et, d’un seul coup, nous étions ramenés cent cinquante ans en arrière, vers un Petit monde d’autrefois, miraculeusement préservé. Dans ce décor, si Balzac n’avait pas renié ses origines tarnaises, les Scènes de la vie de province eussent trouvé leur cadre naturel. Et, tandis que nous allions de pièce en pièce, je rêvais au roman qu’il aurait pu intituler, non plus Eugénie Grandet, mais Eugénie de Guérin.

On est surpris, en parcourant le Tarn, de voir le nombre des familles nobles qui ont vécu sur cette terre. Cette noblesse d’épée, plus ancienne et moins riche que les familles de robe, remonte, par chartes et documents authentiques, au XVe ou au XVIe siècle, mais elle a trop souvent cédé à la tentation de se donner des origines plus antiques, c’est ainsi que les Guérin, venus du Rouergue, ont essayé, contre toute vraisemblance, de rattacher leur patronyme au prénom d’un comte d’Auvergne contemporain de Charlemagne !

Le grand-père d’Eugénie et de Maurice, Antoine, gentilhomme paysan qui faisait valoir lui-même ses maigres terres, eut bientôt d’autres soucis que de justifier des quartiers de noblesse exigés pour monter à Versailles dans les carrosses du Roi ! Il fut élu maire d’Andillac par les révolutionnaires de 1790, mais ceux de 1793 — les mêmes sans doute, seulement leurs idées avaient marché très vite — demandèrent sa mise en accusation ! Comme son frère Roch, curé de Cahuzac, Antoine réussit à se cacher, car la forêt de la Grésigne n’est pas loin ! Son fils, Joseph, émigra en Italie et rentra en France vers la fin de 1797. L’année suivante, quand la loi appela cinq classes de conscrits, on « acheta un homme », selon l’expression du temps, pour le remplacer au régiment, et, comme Antoine de Guérin ne disposait pas des cent écus d’argent nécessaires, une tante, Mme de Sainte-Colombe, les avança...

Joseph de Guérin eut de sa femme, Gertrude Fontanilles, née à Campagnac d’une famille de petite bourgeoisie, deux garçons et deux filles : c’étaient, dans l’ordre, Erembert (né en 1803), Eugénie (1805), Marie (1806), et Maurice (1810).

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La première pièce qui accueille le visiteur au Cayla, c’est la cuisine, une grande salle basse occupant tout l’ouest du rez-de-chaussée. De grosses poutres de chêne, à peine équarries, soutiennent les solives, un carrelage de dalles couvre le sol, la large cheminée a des montants de pierre blanche, on voit dans l’un d’eux une cavité où l’on mettait un encrier et sa plume d’oie. Deux gros chenets de fer forgé supportent de lourdes bûches. Peu de meubles : dans un coin, une grosse horloge, achetée en 1767 chez Bailly, horloger à Morbier en Franche-Comté, plus loin, un buffet Louis XV rustique, en face, l’évier et les cruches pansues qui contiennent la provision d’eau. Au centre de la cuisine, une longue table de style Empire, où huit à dix personnes pouvaient s’asseoir, sur deux bancs. Le Journal d’Eugénie nous montre la famille se réunissant là pour la veillée, autour de l’âtre où brûle un maigre feu : avant 1914, dans les fermes languedociennes, on passait ainsi la soirée, en ranimant de temps en temps la flamme avec des sarments, « les allumettes », sous la lumière fumeuse du calel, la lampe de cuivre martelé accrochée à la muraille et dont la mèche trempait dans l’huile.

Nous montons l’escalier à vis qui débouche, au premier étage, sur un étroit palier, et nous trouvons d’abord l’ancienne chambre de Joseph de Guérin, grande pièce tapissée de rouge, meublée de fauteuils Empire et d’un joli buffet Régence, en fruitier. Puis, c’est la salle à manger, à la grande cheminée de pierre blanche décorée de quatre cariatides : longues figures de femmes, un peu dans le style de Fontainebleau, mais à qui manque la grâce souple des maniéristes italiens. Au milieu, un billard Louis-Philippe, rendu moins inutile par l’adjonction d’une vitrine où sont exposés manuscrits, livres et revues. Les Amitiés Guériniennes y ont mis en bonne place le numéro du 15 mai 1840 de la Revue des Deux Mondes, où George Sand publia, après la mort de Maurice, son poème du Centaure.

La chambre dite de Maurice vient ensuite. Il est mort en 1839 dans la pièce voisine, mais on a transporté ici son lit-bateau Empire. Aux murs, deux ou trois tableaux, une vue du Cayla, une grande toile où un nègre offre un plateau de fruits à une jeune femme — Caroline de Gervain, l’épouse de Maurice vêtue de mousseline blanche. Le parquet de bois est luisant de cire, comme celui d’un parloir de couvent. Attirée sans doute par l’odeur, une abeille tourne dans la pièce et ne sait plus retrouver son chemin par la fenêtre entrouverte. Au-dessus de la cheminée Louis XV, un trumeau représente une femme cousant devant sa fenêtre.

Tout au bout de la maison, vers l’est, on descend par trois marches dans une petite pièce carrelée de brique jaune pâle, la chambre d’Eugénie, où Maurice est mort, mais Eugénie l’a reprise plus tard. La fenêtre donne sur le vallon où coule le ruisseau de Sant-Hussou. Une guitare aux cordes détendues est accrochée au mur, Eugénie en jouait parfois le soir. Dans le coin opposé, son lit, étroit, entouré de rideaux blancs, tout près, une table avec un tapis de la même couleur : symphonie domestique, presque monastique, en blanc majeur. Sur la nudité des cloisons, des lithographies, des images de piété. La relique la plus émouvante, c’est le petit catéchisme d’Eugénie, portant, sur la première page, le titre :

CATÉCHISME HISTORIQUE

Par M. Fleury, prêtre, abbé de Loc Dieu,
Sous-précepteur de Mmgrs. les Enfants de France.
À Albi, chez P. Collasson, imprimeur.
Dernière édition.

1808

Ce catéchisme avait donc traversé la Révolution et abordé l’Empire sans rien changer à son titre !

Eugénie de Guérin a écrit plusieurs fois son nom sur cette page. À gauche : Eugénie de Guérin, acheté le vendredi 8 octobre, avec ces réflexions :

Maurice polliçon                                    M. P. au
au catéchisme                                       suprême degré

À droite, en capitales :

NIREUG ED EINEGUE

c’est-à-dire Eugénie de Guérin à l’envers, enfin, plus bas, cette amusante phrase :

Ce livre appartient à Eugénie de Guérin et coûta
20 sols, mais il vaudra bien davantage.

En dehors de ces inscriptions, l’intérêt de ce livre est d’unir un catéchisme diocésain par demandes et réponses, et une petite Histoire Sainte. Il ne doit pas être bien différent de ces « catéchismes de quatre sols » que l’archevêque de Paris, vers 1670, aurait souhaité voir entre les mains des pensionnaires de Port-Royal !

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Le Cayla se trouve au croisement de deux vallons, celui de Sept-fonts, où coule, délicieusement fraîche, la source du Téoulé, et celui du ruisseau de Sant-Hussou, en français Saint-Husson. Jadis, un folklore naïf animait ces lieux : certains soirs, on croyait voir une chèvre blanche sur le sentier d’Andillac, et Malric, le meunier du Cayssié, avait aperçu la Dame Blanche entre les saules et les vergnes ! On racontait aussi que douze moines, aux douze coups de minuit, descendaient du galetas par l’escalier du donjon, faisaient le tour de la salle à manger, et repartaient par le même chemin !

Au bord du Sant-Hussou, Eugénie et Maurice s’amusaient à attraper des libellules et, vers la Pentecôte, dans les talus de blanc calcaire des chemins creux, ils tutaient, comme on dit en patois, des grillons, c’est-à-dire qu’ils enfonçaient une paille dans le trou où se réfugient les insectes, et ils les taquinaient jusqu’à ce qu’ils en sortent, à reculons, pour se faire emprisonner, comme a écrit un poète tarnais :

Le grillon qu’on a mis en cage
Chante mieux qu’en liberté :
Il vivra tout un été,
Avec deux feuilles de salade...

À la Restauration, Joseph de Guérin avait été maire d’Andillac, et maire légitimiste, comme la plupart de ses collègues de l’arrondissement. Lorsqu’il perdit sa femme, en 1819, il resta veuf avec ses quatre enfants, dont l’aîné, Erembert, avait seize ans, et le dernier, Maurice, un peu plus de huit. Eugénie, à quatorze ans, sentit tout de suite le poids de ses responsabilités nouvelles. « De vive et rieuse que j’étais, je devins pensive et recueillie. » Elle se consacra à la Sainte Vierge : « Je ferai désormais toutes mes actions comme si chacune devait être la dernière de ma vie. » Cependant, elle n’approuvait pas certaines pratiques de dévotion qu’elle jugeait excessives, et elle condamnait les mortifications qui, « en détruisant le corps, laissent souvent bien des défauts vivre ».

M. le Maire n’était point riche. Sur les maigres calcaires du Causse, comme dans les Ségalas du Rouergue, le blé vient mal et les pâturages souffrent de la sécheresse. Ses Livres de Raison, qui ont été conservés, montrent que le Cayla rapporta, en 1822, par exemple, un total de 3 811 francs 6 sous. C’est dire que, si le pain, les cochons, la volaille, le lait, bref, tous les produits de la ferme, ne manquaient pas, l’argent, le numéraire, était rare. On portait longtemps le linge, les chaussures, les habits, et les plus jeunes enfants achevaient d’user les vêtements de leurs aînés. Plus d’une fois, Eugénie renoncera, faute d’une toilette fraîche, à une fête où elle est invitée, et elle mettra des robes que lui ont données des parentes ou des amies plus fortunées. Une pauvre terre produit une noblesse qui vit dans la gêne, et sa paysannerie tombe dans la misère quand les récoltes sont mauvaises.

Sous l’Ancien Régime, les familles de hobereaux ne pouvaient pas exercer les métiers qui « dérogent » : les aînés étaient soldats, les cadets, prêtres. Au XIXe siècle, Maurice, bien qu’il n’eût jamais donné le moindre signe d’une vocation religieuse, commença ses études à Toulouse, comme boursier au Petit Séminaire de l’Esquile, et porta la soutane. Plus tard, il continua à Paris, au collège Stanislas et probablement, sans la condamnation par Rome des doctrines de Lamennais, il serait devenu prêtre et aurait fait carrière dans l’enseignement libre, à Stanislas ou à Juilly.

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Maurice de Guérin est né au Cayla et il est revenu y mourir. Cependant, en dehors de sa petite enfance, il y a vécu relativement peu, mais Eugénie y a passé toute son existence et elle a eu au cœur, le long des jours, la pensée de l’absent, et ensuite, le souvenir du mort.

Où a-t-elle écrit, dans cette maison, le mémorial que forment les seize carnets de son admirable Journal et la gazette que constituent ses Lettres ? Un peu partout, probablement : sur la petite table de sa chambrette, sur la grande table de la cuisine, ou sur le guéridon du salon. Elle n’avait rien, ni pièce, ni meuble, qui ressemblât à un bureau, et plus d’une page de son écriture, cursive et presque couchée, fut sans doute écrite sur ses genoux, lorsque, assise sur un banc, elle regardait le troupeau de moutons sortant de l’étable : « Rien de plus joli que nos vingt-deux bêtes, accompagnées de Gazelle, quand tout ça bêle, broute, saule, tète ! » Pendant ce temps, son frère aîné, Erembert, seul ou avec deux ou trois amis, chassait dans la garenne du nord, vers le plateau crayeux, ou dans la garenne des buis, au midi. Le vent apportait les sèches détonations des fusils et l’odeur de la poudre, « comme si c’était la guerre », et un jour, Eugénie, voulant sauver un oiseau blessé, s’ensanglantera les mains en pansant l’aile cassée par les plombs. Elle écrit, coud, brode, fait de la tapisserie, bref :

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles...

Cette existence s’écoule au rythme lent des saisons. Au printemps, annoncé par le retour des hirondelles, les voix de la ferme et des champs entrent par les fenêtres ouvertes : « J’entends une grande rumeur, écrit Eugénie le 20 mai 1830, c’est notre canard muscat qui s’est introduit dans le jardin et a dévoré tous les choux. On le menace du couteau, je vais tâcher de le réserver pour la foire. » L’été vient ensuite, avec ses chaleurs écrasantes, et parfois un orage de grêle, comme celui d’un dimanche 30 juillet : « Nous avons cinquante carreaux cassés, notre vallon est jonché de raisins, de pommes, de pêches, que les torrents ont roulés des coteaux. » Puis, c’est l’hiver, avec les plaisirs du coin du feu, et Eugénie écrit à son amie Louise de Bayne, au château de Rayssac, dans la Montagne Noire : « Pour tout passe-temps, je touche les pincettes, j’attise les tisons, je fais cuire des pommes. Voilà des plaisirs chauds, mais chacun son goût, je vous laisse la neige. » Elle ajoute une plaisanterie pour Louise, qui se levait le plus tard possible : « Vous avez un admirable secret d’accourcir les jours en vous levant à l’aurore de midi ! »

Les événements politiques occupent peu de place dans les Lettres et dans le Journal. Cependant, les journées parisiennes de 1830 y trouvent un écho humoristique.

Les « rouges » d’Andillac applaudissent à la révolution de Juillet, M. de Guérin est remplacé à la mairie par Jean Gaston, et le sous-préfet de Gaillac, M. de Bayne, le père de la meilleure amie d’Eugénie, a été révoqué par celui qu’Eugénie appelle M. Philippe et qu’elle déteste, tout en reconnaissant qu’il est beaucoup plus intelligent que Charles X ! À Andillac, les partisans du Roi-Citoyen pourchassent les lys, insigne de la royauté, ils enlèvent de l’église le modeste banc seigneurial, et, dans leur zèle, ils confondent les larmes d’argent semées sur le drap noir des enterrements avec les fleurs symboliques de la monarchie !

Ils ont inauguré en grande pompe un coq de la liberté, fixé près de la cloche, au pignon de l’église, mais le vent d’autan fait des siennes et Eugénie écrit, en janvier 1831, à Louise : « Vous savez qu’ils avaient un coq, de ceux qui ne chantent pas. Eh bien, ils ne l’ont plus ! Ce coq de la liberté a été très librement emporté par le vent : c’était à dix heures du soir qu’a passé ce vent insolent qui emporta coq et drapeau. Au bruit que tout ça fit en partant, les voisins sortirent pour voir ce que ça pouvait être et coururent, lanterne en main, après le vent et la bête. Enfin, ils l’arrêtèrent, mais sans queue ni bec ! Je vous mande toutes ces folies pour vous amuser, mais je ne m’amuse pas, je suis seule... Je viens de faire une promenade solitaire, où je n’ai rien rencontré qu’une pie qui a même eu peur de moi et m’a laissée. Alors, je me suis assise dans un petit vallon étroit comme une cuve : avec la main, j’atteignais l’horizon, et je me suis chauffée au soleil, car il en fait un peu aujourd’hui. »

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Pendant qu’Eugénie partage son temps entre le Cayla, l’église d’Andillac et les salons gaillacois, Maurice s’aperçoit qu’il ne suffit pas d’être gascon pour faire fortune à Paris, comme la carrière de Mgr Frayssinous, évêque et ministre, avait pu le lui faire croire...

À Stanislas, où il a pour voisin de pupitre, en étude, un jeune Normand, Jules Barbey d’Aurevilly, Maurice s’est rendu compte qu’il n’avait pas la vocation religieuse ; quant à l’agrégation de l’Université, à laquelle il avait songé, les médiocres résultats qu’il obtient au Concours Général ne sont pas un gage de succès. Finalement, il se rabattra, comme son frère aîné, sur des études de droit, et il placera de temps en temps un article dans un journal ou une revue. Il écrit des vers, que sa famille est à peu près seule à admirer. Aux grandes vacances de 1831, il revient au Cayla, et M. de Bayne l’invite à Rayssac. Là, il fait la cour à la charmante et rieuse Louise de Bayne, mais le rude climat des forêts de hêtres dominant, à six cents mètres d’altitude, la vallée du Dadou, ne convient pas à sa fragile poitrine : Maurice tousse, il crache le sang, il faut redescendre au Cayla...

En novembre, il est de retour à Paris, mais en mars 1832, lorsque les premiers cas de choléra sont signalés dans les quartiers populeux de la capitale, c’est la panique. Maurice revient alors dans le Tarn. Eugénie le fait inviter de nouveau à Rayssac et, en l’absence de M. de Bayne qui est en voyage, elle demande pour Maurice la main de Louise. Elle s’adresse à son amie Pulchérie, l’aînée des trois sœurs, qui portait le titre de comtesse, comme faisant partie du chapitre des chanoinesses nobles de Munich.

Pulchérie écarte poliment ce projet : « Maurice n’a pas de situation. Ma sœur a des goûts et des habitudes de luxe, mais elle n’aura que 60 000 francs de dot... » Maurice comprend et se résigne. De cet été, date la première de ses poésies où l’on puisse deviner un accent personnel sous la banalité de l’expression. Elle s’intitule À la roche d’Onelle, en voici quelques vers :

Ici, je viens pleurer sur la roche d’Onelle
De mon premier amour l’illusion cruelle.
Ici mon cœur souffrant en pleurs vient s’épancher,
Mes pleurs vont s’amasser dans le creux du rocher.
Si vous passez ici, colombes passagères,
Gardez-vous de ces eaux : les larmes sont amères.

Au début de décembre 1832, Maurice remontait à Paris, et trois jours plus tard, il quittait la capitale à destination de la Bretagne.

Ici, se place l’important épisode de son séjour chez Lamennais, qui avait réuni près de Dinan, dans sa propriété de famille de la Chênaie, quelques disciples, et fondé, sous le nom de Congrégation de Saint-Pierre, une sorte d’École Normale catholique, pour lutter contre l’École Normale de la rue d’Ulm.

On sait comment les idées de Lamennais furent condamnées par le Vatican, mais les quelques mois que Maurice de Guérin passa chez M. Féli pesèrent d’un poids décisif dans sa formation intellectuelle et morale, nous n’y insisterons pas, car ce sujet a été parfaitement traité par Mgr Decahors dans sa thèse de doctorat.

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C’est en septembre 1834 qu’Eugénie commença à tenir son Journal. Il s’étend, sauf quelques lacunes, jusqu’en 1841, et il revêt la forme d’une série de longues lettres adressées à son frère chéri. Interrompu après le 19 juillet 1839 par la mort de Maurice, il reprend ensuite, adressé désormais à Jules Barbey d’Aurevilly, mais le XIe carnet porte la suscription :

Encore à lui

À Maurice mort, à Maurice au ciel.
Il était la gloire et la joie de mon cœur.
Oh ! que c’est un doux nom et plein de dilection’
Que le nom de frère !

Ce Journal est un document psychologique incomparable. Eugénie est sans doute un de nos plus grands écrivains, et sûrement le plus naturel. Dans ces pages, le manoir du Cayla s’anime : le 21 mars 1835, voici le premier jour du printemps, mais « au froid qu’il fait, à la bise qui siffle, on se croirait en janvier ». Cependant, fidèles au rythme profond des saisons, les bergeronnettes sont arrivées depuis trois jours et une d’elles a suivi le troupeau de moutons toute la journée.

Quelques jours plus tard, la pieuse Eugénie assiste à Itzac, près de Cordes, au baptême d’une cloche : « Elle est entourée de cierges et habillée de blanc comme un enfant qu’on va baptiser. On chante, on l’interroge et elle répond qu’elle est chrétienne et qu’elle veut sonner pour Dieu. »

Le 24 mai, Eugénie passe la nuit à écrire et regarde les étoiles monter lentement devant sa fenêtre : « Il me semble qu’un ange me dicte. » Le 14 août, un enfant du village lui fait visite, il la regarde écrire et prend pour du poivre le pulvérin dont elle se sert pour sécher l’encre. Puis, il lui demande de décrocher sa guitare : « Il a mis sa petite main sur les cordes et a demandé : Quès aco qué canto aqui ? — Qu’est-ce qui chante là ? » Ce n’est pas la seule fois que la langue d’oc apparaît dans ce Journal et, lorsqu’Eugénie apprend à lire à la petite Miou Malric, la fille du meunier, c’est, je pense, autant en patois qu’en français que se déroulent les leçons.

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Dans la brève existence de Maurice, après l’épisode de Louise de Bayne et après les « trois années de désordres » parisiens qu’Eugénie aurait voulu « effacer de ses larmes », se placent une inclination sentimentale pour Marie de la Villéon, la femme d’Hippolyte de la Morvonnais, et deux amours physiques, pour la baronne de Maistre et pour Caroline de Gervain, qui sera sa femme. Quant à l’amour, mystique et quasi maternel, dont sa sœur l’a entouré, il se situe sur un tout autre plan, et je ne sais d’ailleurs pas si le jeune homme en a senti toute la profondeur.

Entre Maurice et Marie de la Morvonnais, il y eut quelque chose de comparable aux sentiments décrits dans les Affinités électives de Goethe, mais, si le jeune homme comprit que Marie pouvait partager son amour, ce fut seulement le 24 janvier 1834, le jour où il quitta la Bretagne : il descendait déjà l’escalier et elle, se penchant sur la balustrade, lui dit adieu encore une fois... Un an plus tard, quand il apprit que Marie était morte « comme on s’endort », Maurice sentit qu’elle aurait pu être pour lui ce que Béatrice avait été pour Dante.

Les quelques pages qu’il adressa alors à Hippolyte et que les éditeurs ont intitulées Méditation sur la mort de Marie, évoquent une promenade le long de la mer. Dans la forêt déjà touchée par l’automne, « des plantes, à travers les feuilles mortes, ouvraient à la faible chaleur du jour, des fleurs sans espoir ». L’âme inquiète de Maurice répand sur toute la nature un voile de tristesse et il craint qu’après l’hiver, le printemps qui viendra ne soit le dernier, « quand la nature laissera entrevoir son sourire suprême et défaillant à travers les ombres et le froid d’une éternelle inertie ».

La tuberculose de Maurice, qui s’était manifestée pour la première fois dans la Montagne Noire, était restée en sommeil pendant plusieurs années, mais le manque de soins, et, peut-être aussi, ses amours avec la baronne de Maistre, amenèrent une rechute.

Marie de Sainte-Marie était devenue, par son mariage avec le baron Almaury de Maistre, la nièce de l’illustre Xavier de Maistre, dont l’œuvre, totalement oubliée aujourd’hui, connut des centaines d’éditions et de traductions. Du même âge que Maurice, elle fut passionnément aimée par lui. Elle l’avait reçu plusieurs fois à Paris, où elle louait chaque hiver un appartement, tantôt à l’Hôtel de Bourgogne, rue Taranne, tantôt à l’Hôtel de Hambourg, rue Jacob, maisons modestes, mais proches du noble faubourg Saint-Germain.

En juin 1837, elle l’invita en Nivernais, à son château des Coques, et chez sa mère, à Saint-Martin. Il parlait avec elle des journées entières, dans le parc ou dans les bois, et, la nuit venue, il lui écrivait de longues lettres où, empruntant à Sterne le cadre des Lettres d’Yorick et Elisa, il développait les thèmes des amours romantiques. La baronne lui chantait les romances qu’elle composait : j’en ai retrouvé cinq ou six dans les albums conservés à la Bibliothèque Nationale, elles sont aussi banales que les lithographies de style troubadour ornant leur couverture ! Dans le grand salon du château, où la Straniera (l’Étrangère), de Bellini, était ouverte sur le piano, ils lurent ensemble l’air : Serba i tuoi segreti — Garde tes secrets, et, sans doute, parlèrent-ils du destin si cruel du compositeur, mort deux ans plus tôt, à la fleur de l’âge. Vers le début de juillet, Marie de Maistre reçut le jeune homme dans sa chambre et lui donna — je cite une lettre — « la certitude pleine d’être aimé ». Ne m’en demandez pas davantage !

La baronne de Maistre a écrit plus tard : « Nous étions deux jeunes mourants levant les yeux au ciel avec effroi et curiosité, attirés par l’idée de l’infini qui faisait le fond de nos conversations. » Elle se croyait « atteinte de deux ou trois maladies mortelles : le cœur, l’estomac, les nerfs ». Cela ne l’empêcha point de survivre quarante ans à Maurice, jusqu’en 1878, et de composer un Stabat et trois opéras, les Roussalkas, Cléopâtre et Ninive, dont j’avoue ne connaître que les titres. Plusieurs médecins ont jugé que cet amour usa le corps fragile du poète et que son mariage, l’année suivante, avec une jeune créole de dix-huit ans, Caroline de Germain, précipita la catastrophe. Vers 1830, la médecine donnait à la tuberculose différents noms, tels que consomption ou phtisie, mais son agent, le bacille de Koch, ne fut découvert qu’en 1882. Le grand Laënnec avait permis, par l’auscultation, un diagnostic assez précis, pourtant, le caractère contagieux de la maladie restait inconnu. La chose est d’autant plus étrange que le gouvernement espagnol, au XVIIIe siècle, prévoyait déjà à l’égard des phtisiques, des mesures d’isolement et d’éloignement analogues à celles qu’on appliquait pour les pestiférés.

Maurice était donc reparti pour le Cayla. À Châlon, il prit le bateau sur la Saône et descendit ensuite le Rhône jusqu’à Beaucaire. De là, il gagna Nîmes. « Ce voyage, mandait-il le 6 août à Mme de Maistre, s’est fait sans accident, mais j’y ai gagné, soit sur le Rhône, soit en longeant les étangs qui bordent la Méditerranée, le germe d’une maladie dont j’ai ressenti les atteintes il y a huit jours. J’ai eu trois accès de fièvre tierce, heureusement la quinine a coupé la régularité de leur retour. »

Au bout de quelques jours, les médecins suppriment la quinine et reprennent le traitement « pour l’ancienne maladie », traitement absurde et meurtrier, à base de sangsues et de sinapismes, mais, au Cayla, Maurice prend enfin un peu de repos.

C’est vers ce moment qu’Eugénie, en rangeant les affaires de son frère et en brossant ses habits, découvrit les lettres qu’il avait reçues de la baronne. Mais elle se tut...

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À l’automne précédent, Maurice avait décidé de reprendre la préparation de l’agrégation. Il donnait, pour deux cents francs par mois, des répétitions à un jeune externe de Stanislas, Charles de Gervain, qui venait d’arriver des Indes, avec sa sœur Caroline et sa tante, Mlle Martin-Laforêt, truculente personne aux allures de Madame Angot. La famille, originaire de Bordeaux, avait à Calcutta une affaire d’importation et d’exportation que la tante gérait en maîtresse femme. Les Gervain reçurent Maurice dans la maison qu’ils habitaient, rue du Cherche-Midi, moins comme un précepteur que comme un ami, et la sœur de son élève éprouva bientôt pour lui un tendre sentiment. Est-ce la tante Martin-Laforêt ou Eugénie qui eut, la première, l’idée de marier Maurice et Caroline ? Y eut-il une mission diplomatique de Jules Barbey d’Aurevilly, grand ami de Guérin, mais qui avait plutôt joué jusque-là un rôle d’assez mauvais conseiller — l’alcool, l’éther, peut-être l’opium, et sûrement les femmes de petite vertu ? Peu importe, ce qui est sûr, c’est que Mlle Martin-Laforêt et Caroline de Gervain, invitées au Cayla, y arrivèrent au début d’octobre 1837. Cette venue des « Indiens » à Andillac fit grand effet dans la gentry languedocienne : le mirage des Indes ajoutait son prestige au charme de la ravissante Caroline.

Jamais, sans doute, le Cayla ne fut aussi gai que cet automne-là. Eugénie et Marie emmenaient Caroline, Caro, comme elles disaient déjà, dans de longues promenades sur le Causse et dans les bois où le soleil de l’été de la Saint-Martin dorait les feuilles jaunies. On célébra les fiançailles. Le 15 octobre, les « Indiens » repartaient pour Paris et le cousin Arnail, le notaire de Cahuzac, observa que « Maurice et Caro ne se crachaient pas aux yeux ! ».

Maurice aimait-il profondément sa fiancée ? « Vous m’avez, lui écrivait-il, ôté tous mes maux par votre seule présence », et Eugénie, que Caroline surnommait « l’ogre aimé », ajoutait en post-scriptum « Je suis toute triste depuis votre départ. »

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En février 1838, Maurice était de nouveau à Paris. Il prenait déjà ses repas chez les Gervain et on lui installa, dans la maison de la rue du Cherche-Midi, une petite chambre avec « un oreiller rose brodé par la main de Caro pour le charme de mes rêves ». Dans ce « retrait parfumé, je suis, écrivait-il à sa sœur, un favori des fées ».

Pourtant, il avouait à Barbey : « Si l’amour est la plénitude de la vie, je n’éprouve pas un tel sentiment. » Sa future famille lui trouvait « l’air triste, gêné... Il leur semble, notait-il, que je me repens », mais Caroline feignait de croire que cette expression du visage de son fiancé tenait seulement à sa nouvelle coiffure (il s’était fait couper les cheveux courts, comme les « têtes rondes » des Puritains).

Pendant ce temps, Mlle Martin-Laforêt discutait par lettres avec M. Joseph de Guérin les termes du contrat de mariage. Les deux futurs conjoints se faisaient donation mutuelle de la moitié de leurs biens : donc, bien que la tante eût « fait de grosses pertes sur les indigos », Maurice allait « se marier en gendre », comme on dit en Languedoc, et Mlle Martin-Laforêt s’engageait à payer ses dettes : soit 3 472 francs au tailleur Kling, rue de Lille, qui avait fourni ses premières redingotes de dandy au fiancé, et, en outre, lui avait prêté quelque argent. Quant à l’agrégation, Maurice n’y pensait guère davantage que jadis à la prêtrise, mais il apprenait l’anglais et annonçait son intention « de s’occuper de l’affaire indienne ».

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L’été, la vie au Cayla Les familles languedociennes malgré leurs revenus limités, savaient recevoir et tout était prétexte à réunions amicales. Les cousins et les cousines, les amis et les amies d’Eugénie et de Marie de Guérin venaient assez souvent de Gaillac ou d’Albi, et toute cette jeunesse apportait sa gaieté dans la vieille demeure.

Voici, par exemple, quelques lignes extraites du Journal d’Eugénie du 20 août 1838 :

« Mimi, Lucie, Amélie, sa cousine Fontanilles, tout ce monde entrant à la fois dans la salle, me tirent d’ici. Il faut aller à la cuisine, au salon, à de petits poulets naissants qui m’occupent. Voilà plus qu’il n’en faut pour m’empêcher d’écrire. J’enferme mon cahier dans le placard. »

Après le souper, Eugénie, remontée dans sa chambrette, reprend son cahier et sa plume.

« À dix heures du soir : c’est trop joli ce que je vois pour ne pas te le dire. Nos demoiselles, là-bas, le long du ruisseau, chantant, riant, se montrant çà et là sous des touffes d’arbres comme des nymphes de nuit, à la clarté d’un feu d’allumettes que fait Jeannot, leur fanal courant. C’est la pêche aux écrevisses, plaisir qu’Erembert a voulu donner à ces jeunes filles que tout amuse. J’ai mieux aimé être ici, à les voir faire et te le dire. Je les entends rire et toujours rire, cet âge est une joie permanente. Pour moi, j’ai besoin de repos, de me coucher, au lieu d’errer sur le frais gazon d’un ruisseau, etc. »

Dois-je rappeler que la pêche des écrevisses à la lanterne, prohibée sous la IIIe République, l’était sans nul doute déjà sous Louis-Philippe, mais les gendarmes ne devaient pas faire beaucoup de rondes à Andillac !

Le 15 novembre 1838, le mariage de Maurice fut célébré à Paris, à la chapelle de l’Abbaye-au-Bois. Eugénie était demoiselle d’honneur. À la sortie, le cortège croisa un enterrement, mais on ne retint pas ce présage funèbre, et, le soir, Eugénie dansa, pour la première et la dernière fois de sa vie !

Bien vite cependant, naquirent des difficultés, la tante, habituée à commander, s’entendait mal avec Eugénie. Quant à Caroline, elle dissimulait difficilement sa jalousie. Eugénie écrira le mot dans son Journal : « Pauvre petite femme, qui ne voit pas combien nous pourrions être d’accord, en prenant en toi chacune la part d’affection qui lui revient. Mais non, elle te veut à elle, rien qu’à elle, tout à elle... Ainsi je dois m’écarter, vous laisser seuls, ne plus voir dans ce nid de colombe jalouse. » Phrase profondément révélatrice ! Eugénie trouverait tout naturel que Caroline soit, dans la famille des Guérin, comme une troisième sœur de Maurice. Elle ne voit pas la différence entre l’amour fraternel et l’amour, non pas d’une colombe, mais d’une jeune femme, engagée avec son cœur et sa chair. Eugénie s’éloigne donc et va chez la baronne de Maistre, qui l’a invitée dans la Nièvre, mais la tragédie n’attendra pas longtemps.

Après avoir été souffrant et fiévreux tout l’hiver, Maurice quittait Paris le 17 juin 1839 avec sa femme, pour se rendre, d’abord dans le Tarn, et pour aller se soigner ensuite aux Eaux-Bonnes, dans les Pyrénées. Eugénie, venant de Nevers, les rejoignit à Tours, et, le 8 juillet, on arriva au Cayla. À la croix où s’arrêtait la route carrossable, le camarade d’enfance de Maurice, Pierre Durel, l’aida à se hisser sur un cheval pour la dernière partie du trajet : il avait peine, au pas de sa monture, à se tenir en selle.

Cet été-là fut étouffant, et Maurice, installé au premier étage, d’abord dans la chambre donnant sur la terrasse, au midi, puis dans la chambrette d’Eugénie, à l’est, souffrit beaucoup de la température. Le traitement sangsues et sinapismes, contre lequel s’insurgeait le bon sens de Caroline, fut remplacé par le repos et la suralimentation, mais le mal empira bientôt.

Est-ce son inquiétude qui fit suspendre à Eugénie la rédaction de son Journal, ou bien le fait que Maurice était auprès d’elle ? Y a-t-il eu des feuillets perdus ? C’est possible. Toujours est-il que le Xe carnet s’arrête au 25 mai 1839. C’est seulement après la mort de son frère qu’elle reprit la rédaction et elle ne raconta ses derniers moments qu’en février 1840.

Nous citerons seulement quelques détails de ces pages poignantes. « Le voyage, écrit Eugénie, l’avait tué. Sans la pensée d’arriver qui le soutenait, je doute qu’il l’eût achevé. Arrivé au salon : « Ah, dit-il, qu’on est bien ici ! » On annonça le souper, qui se composait, je me souviens, de pigeons, d’un ragoût de petits pois et d’un filet de veau à la boîte que Maurice trouva exquis. Il mangea de tout avec appétit... Nous espérions beaucoup du climat, de l’air natal, de la chaude température de notre Midi... Le second jour de notre arrivée, il fit froid... Il eut des frissons. Ses bouts de doigts, son nez glacés, me firent craindre... »

Le beau temps revenu, le malade sortit un peu. Sur la terrasse, « il arracha des herbes autour du grenadier et piocha quelques pieds de belles-de-nuit ; aidé de sa femme, il tendit un fil de fer le long du mur sur un jasmin et des treilles. Cela parut l’amuser. « Ainsi, chaque jour, j’essaierai un peu mes forces », dit-il en rentrant. Il n’y revint plus. La faiblesse s’accrut, les moindres mouvements le fatiguaient. Il ne quittait plus son fauteuil. »

Eugénie s’était adressée, le 10 juillet, au prince Léopold-Alexandre de Hohenlohe, prieur du chapitre de Nagyvarad en Hongrie, qui, racontait-on, avait réussi des guérisons miraculeuses à distance, par des « unions de prières », mais qui, malgré ses dignités ecclésiastiques et sa qualité de prince, avait eu quelques difficultés avec la police en Bavière. En attendant sa réponse, qui n’arriva qu’après la mort de Maurice, Eugénie engagea son frère à avoir un entretien avec l’abbé Fieuzet, curé d’Andillac. Ils causèrent pendant une demi-heure, et, « comme M. le curé s’en cillait, il le rappela pour lui parler de M. de Lamennais et faire une haute et dernière rétractation de ses doctrines... ».

Le lendemain matin, M. Fieuzet lui apporta le Saint Viatique, Maurice suivit toutes les cérémonies « de cœur, bien pieusement. Quand ce fut à l’extrême-onction, comme il ne sortait qu’une main, le prêtre ayant dit : «L’autre », il la présenta vivement... Il serra la main à M. le curé, qui toujours lui parlait du Ciel, colla ses lèvres à une croix que lui présentait sa femme, puis il s’affaiblit ; nous nous mimes tous à le baiser, et lui à mourir. Vendredi matin, 18 juillet 1839, à onze heures et demie. Onze jours après notre arrivée au Cayla. Huit mois après son mariage. »

Le 19, ce fut l’enterrement. Le cercueil, porté à bras — il n’était pas bien lourd — par les paysans du Cayla et du Pausadou, descendit dans la craie du cimetière. Quelques jours plus tard, la tante Martin-Laforêt venait reprendre Caroline pour la ramener à Paris. En passant à Toulouse, elles commandèrent pour la tombe un monument très simple, un obélisque de marbre blanc. Ce monument devait provoquer les protestations dérisoires de certains habitants d’Andillac, au nom de l’égalité !

Aujourd’hui, la petite église basse où priait Eugénie a disparu, un banal édifice de brique l’a remplacée. Eugénie est venue rejoindre son frère sous l’obélisque orné de leur double médaillon, et cette tombe, près de la porte de l’église, est la seule qui reste des anciennes sépultures. Rapportons encore un détail navrant, l’arrivée, au Cayla, deux jours plus tard, de la vieille paysanne qui berçait jadis Maurice : « Ta berceuse est venue, la pauvre femme, toute larmes et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m’ont donné ces figues ! » Et Eugénie continue : « Et le ciel est si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l’aire, tout cela qui te charmait me désole. » Parlerons-nous du faire-part de deuil, qu’un imprimeur de Gaillac ou d’Albi composa, en anglaise mêlée de gothique, et orna d’une lithographie très noire où l’on voit, sous des arbres épais, un monument avec une figure nue, couchée, et l’inscription ΕΡΟΣ — Amour, en lettres grecques ? Maurice eût retrouvé dans cette image la forêt bretonne de ses promenades et l’Hellade de ses rêveries...

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Il faut achever le récit de la vie de Caroline, la jeune femme que les amis de Maurice appelaient « un ravissant oiseau des îles ». On sent, derrière les phrases alambiquées de Barbey d’Aurevilly, qu’il eût souhaité, l’exotisme aidant, un dénouement analogue à la fin des veuves de Malabar ! La réalité fut moins tragique et plus humaine. Rentrée aux Indes en 1843, Caroline de Guérin épousa en 1847 un M. William Vincent, qui s’occupait, comme les Gervain, d’exportations vers la France et l’Angleterre. De ce mariage, devaient naître six enfants. En 1856, leurs affaires ayant périclité, les Vincent revinrent en France et vécurent, assez difficilement, à Bordeaux. Caroline était restée en relations d’amitié avec le Cayla et avec les descendants d’Erembert de Guérin. Elle devait mourir en 1862, et fut enterrée au cimetière de la Chartreuse à Bordeaux.

Après le décès de Maurice, Eugénie se fit la servante de son œuvre et joua un rôle décisif dans sa publication posthume. À sa demande, George Sand fit paraître, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1840, la notice qui allait révéler au public lettré l’écrivain trop tôt disparu. Elle y joignait deux extraits de son œuvre, ne formant que huit pages en tout : un poème en prose, le Centaure, et un fragment en vers, qui aurait pu s’intituler Glaucus. Le futur auteur de la Mare au Diable observait que Georges de Guérin, comme elle l’appelait, suivant l’ordre de ses prénoms à l’état civil, avait été panthéiste à la manière des Grecs : en effet, le Centaure et Glaucus nous ramènent à cette période fabuleuse des origines, où la vie jaillissait, comme les sources, du sein nourricier de la terre, et où la nature, essayant toutes les formes à la fois, multipliait les monstres et les dieux.

La prose du Centaure, où s’ébauchent des rythmes qui nous font penser aux hexamètres virgiliens, nous donne parfois le sentiment de lire la traduction française d’un poème écrit dans cette langue primordiale dont rêvaient Claude de Saint-Martin et les Théosophes. Quant à l’autre grand poème en prose de Maurice, la Bacchante, datant probablement de la même époque, mais paru seulement en 1862, il contient des phrases admirables : « Quelques signes célestes, lents à accomplir leur déclin vers les eaux, marquaient encore le ciel presque abandonné, et le silence laissé par la nuit occupait les campagnes. » Ces lignes n’évoquent plus l’univers des poètes classiques, mais celui des chants sibyllins et des oracles, et les noms que Guérin a forgés pour les sœurs de sa bacchante : Aëllo, Hippothée, Plexaure, Telesta, annoncent les Chimères de Gérard de Nerval.

Ce courant panthéiste, qui fait circuler dans l’Univers un principe unique de vie, Maurice de Guérin l’a-t-il puisé à la Chênaie, dans l’enseignement de Lamennais, ou bien le génie de la forêt celtique a-t-il placé le jeune Languedocien transplanté en Bretagne dans cet état que Hegel appelait prophétique ou sibyllin ? Peu importe ! De toute manière, après des années de rêveries et d’hésitations, après maintes tentatives contradictoires et avortées, la baguette de coudrier s’est mise soudain à tourner entre les mains de Maurice et lui a révélé des influences telluriques insoupçonnées : de même, dans l’œuvre inachevée de Hoelderlin, s’allumèrent un soir les étoiles formant la constellation des Hymnes à la Nuit !

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La maladie allait suivre son cours inexorable pour Eugénie comme pour Maurice, et elle devait mourir à quarante-trois ans, le 31 mai 1848. Son père et son frère Erembert la suivirent, l’un en décembre 1848, l’autre en 1850 : seule de toute la famille, Marie devait échapper au fléau.

Guillaume Trébutien, le bibliothécaire de Caen, ami plus fidèle au souvenir des Guérin que Barbey d’Aurevilly, publia en 1855 un émouvant petit volume intitulé Reliquiae, où il donnait des fragments de l’œuvre de Maurice et du Journal d’Eugénie, et puis les réimpressions, de plus en plus complètes, de ce Journal, se succédèrent presque d’année en année, jusqu’à l’admirable édition critique donnée par Mgr Barthès en 1934. Dans l’intervalle, les belles thèses de doctorat du même auteur sur Eugénie et du chanoine Decahors sur Maurice avaient éclairé dans le détail la biographie et l’œuvre du frère et de la sœur.

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Je suis retourné, en octobre dernier, au Cayla, par un temps triste et mouillé, car, cette année, le soleil était infidèle au rendez-vous de la Saint-Martin. J’ai voulu tout revoir : Andillac, le Cayla, les villages voisins. J’avais relu, avant mon voyage, le Journal d’Eugénie, et, au lieu de l’imaginer en deuil, croisant son châle sur ses maigres épaules et allant prier sur la tombe où elle savait qu’elle irait bientôt rejoindre Maurice, je la revoyais, fine, tendre, malicieuse et gaie, telle que l’avaient connue ses cousines et ses amies, lorsqu’elles fleurissaient ensemble la petite église d’Andillac, au mois de mai. Le Mois de Marie, « une de ces dévotions aimables, écrivait Eugénie en 1839, que l’Église permet, qu’elle bénit, et qui naissent aux pieds de la Foi, comme les fleurs aux pieds du chêne ». Mais je songeais surtout à une page plus ancienne, une lettre adressée à Louise de Bayne, où elle parle de la procession d’Andillac à Vieux :

« Je me suis levée à quatre heures ce matin pour aller, avec papa et Marie, chanter les litanies dans les chemins, le long des blés et des vignes, mais je crains que le plaisir gâte la dévotion, tant j’aime ces saintes courses matinales. Rien n’est charmant comme ces promenades priantes à travers champs, au lever du soleil. La semaine prochaine, nous irons à Vieux, invoquer mon patron saint Eugène, dont les reliques sont en grande vénération dans la contrée. »

En effet, Vieux fut longtemps un des pèlerinages les plus fréquentés de la région et la vallée de la Vère était surnommée « le Val des Saints » : ils étaient cinq, une sainte, Charisme ou Carissime, et quatre saints, Amarand, Eugène, Vendémial et Longin. On les disait venus de Carthage à Albi pour y subir le martyre. Vieux n’a plus de curé depuis bien longtemps ni de pèlerinage, l’église, toujours fermée, menace ruine, et un vieil homme en garde la clé. Il habite, au flanc du coteau, une maison — sans doute l’ancien presbytère — où mène une allée, bordée de ces étranges pierres calcaires qu’on trouve dans les ravins et les grottes du Causse, polies et creusées par les eaux, et ressemblant à des statues inachevées. Il nous a montré les reliquaires des martyrs : le plus ancien, gothique, en bois sculpté dont la peinture bleue s’écaille, les autres, du XIXe siècle, en métal dédoré, et d’un affreux style Saint-Sulpice. Tous vides, sauf un, où un fémur grisâtre était fixé par des rubans roses sur un capiton de velours rouge fané.

— Ces rubans, nous a expliqué l’homme, c’est ma pauvre maman, il y a soixante ans, qui les avait cousus pour saint Amarand !

Ensuite, il nous a fait voir les fresques, ou plutôt les ombres presque effacées qui en restent : l’Entrée du Christ à Jérusalem, avec l’âne gris qui marche, nue oreille en avant, l’autre en arrière, la Cène et le Portement de Croix. Quatre ou cinq vieilles, voyant la porte de l’église ouverte, étaient entrées, et le murmure de leurs prières accompagnait le bruit de nos pas :

Bénèls aro, nié cal tampa la gleizo ! — Venez maintenant, il faut que je ferme l’église ! leur a dit le bedeau.

Et les femmes, le front courbé vers les dalles, ont repassé le seuil. La pluie commençait à tomber. Nous sommes remontés dans la voiture. La radio donnait une musique entendue souvent, mais dont je cherchais le titre, et puis, soudain, j’ai reconnu la Messe en mi bémol majeur, de Schubert, et la sublime prière qu’elle murmure : « Dona nobis pacem ! — Donnez-nous la paix ! »

Dans cette invocation doivent se retrouver, croyants et incroyants, tous ceux qu’un de nos confrères, Jules Romains, appelait les hommes de bonne volonté. À notre tour, nous la répétons, mais, en disant : Donnez-nous la paix ! n’oublions pas que, ni l’exemple des Sages, ni les prières des Saints, ne suffiront à l’assurer. En effet, si le XXe siècle a réussi à vaincre les plus terribles maladies qui ravagèrent le XIXe, il est resté impuissant devant ces tempêtes de haine qui soulèvent parfois les peuples, et une société comme la nôtre, fondée sur le divertissement et sur l’oubli, risque de se trouver un jour désarmée en face des périls, comme un dormeur que la foudre a tiré en sursaut de son sommeil.