Réponse au discours de réception de Jean Cocteau

Le 25 octobre 1955

André MAUROIS

Réponse de M. André Maurois
au discours de M. Jean Cocteau

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 20 octobre 1955

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

     Vous avez souvent cherché au cirque une école de travail, de force discrète et de courage. Vous aviez raison. Les acrobates sont les plus sérieux des artistes, car la corde raide ne ment pas, ni le trapèze. À vous voir jongler sous cette coupole, au sommet de votre pile de chaises, nous avons eu, par instant, le vertige. Mais vos dangereux et brillants exercices se sont, comme il convient, terminés par un salut et par un sourire. « Le tact de l’audace, avez-vous écrit, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. » Tout en allant aujourd’hui assez loin pour demeurer fidèle à vous-même, vous avez su rester en deçà de ce qui nous eût effarouchés. Votre discours s’inscrit, sans la déformer, dans la courbe de votre vie. En devenant académicien, vous n’êtes pas devenu académique.

    Notre compagnie, Monsieur, vous a élu dès votre première candidature. Ce prompt accueil, assez rare chez nous, a surpris quelques augures. Ils ne croyaient pas à votre succès. Vous n’y croyiez pas tant vous-même. Vous pensiez que tout vrai poète est un enfant et qu’il y a témérité de sa part à prétendre s’asseoir parmi les grandes personnes. Mais les grandes personnes aiment les enfants, et les poètes. Vous avez fait, de vos visites, autant d’œuvres d’art. Votre conversation, paradoxale à force de bon sens, vous a conquis plus d’un suffrage rebelle. Elle aurait pu se transformer en monologue sans que vos interlocuteurs s’en plaignissent. Vous avez eu la coquetterie de maintenir l’échange et auriez dit volontiers, comme ce roi d’Angleterre à un courtisan : « Tâchez donc de me contredire, de temps à autre, afin que nous soyons deux. »

    Vous êtes bon public, Monsieur, et avez pris, semble-t-il, à ces rencontres, autant de plaisir que vous en donniez. Vous nous en avez parlé avec l’enthousiasme de Socrate décrivant à ses juges, dans l’Apologie, le bonheur qu’il allait trouver à converser aux Champs-Élysées avec Hésiode, Homère, Palamède et Ajax, fils de Télamon. Cette constance, qui chez vous survit à la victoire, nous touche ; elle n’est pas commune. « L’Académie française, a écrit Voltaire, est l’objet secret des vœux des gens de lettres ; c’est une maîtresse pour laquelle ils font des chansons et des épigrammes jusqu’à ce qu’ils aient obtenu ses faveurs, et qu’ils négligent dès qu’ils en ont la possession. » Vous venez de nous prouver que la possession n’a pas diminué l’ardeur de vos sentiments.

    Nous espérons que vous ne serez pas déçu. Cette vieille maison a ses faiblesses. Vous avez évoqué quelques-unes de ses erreurs passées. Nous les regrettons comme vous, mais comment ne les eût-elle pas commises ? « Une compagnie littéraire infaillible ? disait Renan. Nous en aurions presque peur. Les académies n’ont pas la prétention de posséder la règle d’une justice absolue. » Qui la possède ? Et quel critique, si fin soit son goût, ne s’est parfois trompé en jugeant ses contemporains ? Les affinités naturelles, les sympathies et antipathies gauchissent alors le jugement. On ne se lasse pas de nous citer les quelques grands hommes qui manquèrent à l’Académie française ; on se garde d’ajouter que ses hardiesses heureuses furent plus nombreuses que ses timidités. Elle a reçu, dès le temps de leur jeunesse, Lamartine et Victor Hugo ; elle a honoré Valéry, quand le public l’ignorait ; elle a entouré Bergson d’admiration et de respect ; elle eût accueilli Proust, s’il n’était mort prématurément. Parmi les hommes de talent, il en est aujourd’hui qui s’écartent d’elle ; il n’y en a pas qu’elle souhaite écarter. Elle s’emploie, non sans peine, à débroussailler pour eux le chemin du Quai Conti. L’accueil empressé qu’elle vous fit prouve qu’elle ne craint pas les mauvais élèves, quand ils sont de bons écrivains.

     Nous fûmes guidés, en vous accueillant, par des raisons plus fortes que le charme de votre commerce et l’éclat de votre intelligence. Vous êtes, Monsieur, un prodigieux animateur et vous avez, en des formes d’art très diverses, modelé votre époque. Le poète Coleridge disait : « Je ne crois pas aux fantômes ; j’en ai trop vu. » Vous auriez le droit de dire : « Je ne suis pas les modes ; j’en ai trop fait. » On ne compte plus les écrivains, peintres, musiciens, cinéastes, acteurs qui vous ont dû leur renommée, et qui la méritaient. Vos choix d’hier sont aujourd’hui, dans le monde entier, les classiques de tous. « D’un bec infaillible, votre coq a picoré, plutôt que les perles fausses ou les déchets vrais, le blé juste.» (Claude Roy) En vous éloignant de la mode avec une vitesse supérieure à celle du temps, vous avez conservé, par ce mouvement même, le contact avec la tradition. Il vous plaît qu’elle assure la continuité d’un peuple, d’un langage ou d’une institution.

     Par là déjà vous nous apparteniez. Avant que d’y participer, vous aviez le goût de nos cérémonies. Vous attendiez avec délices le roulement de tambour qui annonça, tout à l’heure, votre périlleuse voltige. Vous compreniez qu’une instinctive et collective sagesse a dessiné ce dôme, ces uniformes, ces épées. Comme le Narrateur de Proust voyait resurgir les images vivantes de son enfance dès qu’il pouvait les accrocher à des sensations présentes : petite madeleine, pavés inégaux, serviette râpeuse, ainsi les nations, par l’éclat ressuscité de cérémonies très anciennes : gardes, cortèges, batteries, retrouvent, dans leur âge mûr, leur passé perdu. Le couronnement de Westminster, la perruque des juges, les universités médiévales sont parmi les forces de l’Angleterre. Cette coupole, ces statues, cet ordre de majesté sont utiles au prestige d’une assemblée trois fois séculaire. Un homme est d’autant plus libre en esprit que ses gestes sont réglés par un rituel, et le choix de ses mots par une syntaxe rigoureuse. Nul, Monsieur, ne sait cela mieux que vous et votre courageux refus du conformisme anticonformiste vous désignait à nos suffrages.

     Enfin, et surtout, nous vous avons élu parce que nous aimons votre talent. Pour trop de gens, le style est une façon compliquée de dire des choses simples. Pour vous, c’est une façon très simple de dire des choses compliquées. Au vrai, il existe en France deux grandes lignées de stylistes. Albert Thibaudet les nommait : celle du Vicomte et celle du Lieutenant. La première, venue des rhéteurs romains à travers Bossuet, Massillon, a effleuré Rousseau pour s’épanouir en Chateaubriand et Barrès ; la seconde, dont les origines lointaines sont grecques, eut sa période naïve avec Amyot et Montaigne ; sa période incisive avec Voltaire ; nous lui devons le lieutenant Henri Beyle et la prose de Valéry.

     Bien que vous chérissiez Rousseau et n’aimiez guère Voltaire, vous appartenez, Monsieur, par le style, au second courant. Ce n’est pas le hasard qui vous a fait si bien rajeunir les mythes helléniques. Le tragique des passions allié à la simplicité de l’expression, c’est le secret de l’art grec ; c’est aussi le vôtre. Vous ne craignez ni la dure lumière, ni par la précision implacable. Comme les philosophes de la Grèce, vous avez le goût des formules brèves et chargées de mystère. Comme eux, vous nettoyez votre phrase de tout ornement ; vous la voulez maigre et musclée. Bref, vous êtes de la lignée du Lieutenant. Je ne doute pas, pourtant, que l’artiste en vous ne prenne parfois plaisir à la longue houle, aux phrases balancées, aux cuivres sonores et aux violoncelles que fait chanter la lignée du Vicomte. C’était à elle qu’appartenait votre prédécesseur.

     Nous avons, Monsieur, beaucoup aimé Jérôme et Jean Tharaud. Car je ne puis séparer, dans l’éloge, ceux qui furent si étroitement unis dans la vie. Vous nous avez avoué votre crainte, lorsque le hasard d’une élection fit de vous le successeur de Jérôme, d’être fort loin de lui. Cette anxiété naissait d’une cause assez simple : c’est que vous ne connaissiez guère son œuvre. Vous nous avez dit, il est vrai, qu’on parle plus juste d’un écrivain en le sentant qu’en le lisant. Je n’en suis pas sûr. Les écrivains ont la faiblesse d’aimer à être lus. Toutefois Jérôme lui-même nous raconte que Maurice Barrès, dont il était alors le secrétaire, ayant à recevoir sous cette coupole Jean Richepin, il lui proposa d’aller chercher dans la chambre du haut, où s’accumulaient les livres non coupés : Miarka, la fille à l’ourse. « Ah ! dit Barrès, qu’en ferons-nous ? Laissez-la dans sa roulotte. » Vous avez laissé Dingley dans sa ferme sud-africaine et les bourgeois de l’Islam dans leurs échoppes de Fez. Les Tharaud vous l’auraient pardonné, car ils étaient la bonté même, mais ils avaient en commun avec vous beaucoup plus que vous ne croyez.

     Comme vous, Jérôme Tharaud fut un ami parfait. De la cour de Sainte-Barbe à l’École Normale, des Cahiers de la Quinzaine à l’état-major de Lyautey, de tendres attachements jalonnent sa vie. Tous ses compagnons admiraient la simplicité charmante de ses manières et ce bon rire ingénu qui fusait, irrésistible, jusque dans notre salle des séances. Jamais hommes de lettres ne furent plus généreux, moins jaloux que les Tharaud. Voilà que je reviens, malgré moi, à parler d’eux au pluriel. Par un phénomène étrange et rare, ils ne formaient qu’un seul être à deux voix et à deux visages.

     Je me souviens d’avoir, un jour, demandé à l’un d’eux s’il avait lu certain livre. « Je ne l’ai pas lu, me dit-il, mais nous l’avons lu. » Ce nous était pour eux un personnage distinct et réel. On eût dit qu’ils avaient besoin de se compléter l’un par l’autre. « Leurs phrases ne se répondaient pas ; elles s’ajoutaient, s’imbriquaient et formaient un tout cohérent. » On comprenait, en les écoutant, que ce double écrivain était plus sensible que n’eut été chacune de ses moitiés.

     Ces frères siamois ne se ressemblaient pas. Jérôme, plus trapu, le teint plus rouge, le crâne rasé, avait une voix haut perchée qui, en des moments de passion, détonnait. Jean, plus grand, plus calme, parlait d’une voix plus chaude. Il s’attachait aux maisons, aux objets, aux choses aimées que l’on possède. Jérôme, esprit dégagé de toute matière, Ariel à face un peu camuse, avait gardé, de la cour rose et des palabres avec Péguy, le goût des idées pures et des vastes synthèses. « Nomade, aventureux, il était toujours prêt, sur une dépêche de journal, à prendre le train, le navire, l’avion, sans s’embarrasser d’aucun bagage, pour aller voir ailleurs ce qui se passait. » (Émile Henriot) Du spectacle d’un univers si grand et si varié, il ne pouvait se rassasier Sa curiosité, intelligente, et presque enfantine, rappelle celle du Kim de Kipling. Ennemi de l’introspection, amateur de tableaux et d’êtres neufs, il eût dit volontiers : « Le seul véritable monde intérieur est le véritable monde extérieur. » Et pourtant...

     Et pourtant des sentiments forts et constants réchauffaient son monde intérieur. De la qualité de ses affections, Daniel Halévy, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot, Simone Porché sauraient bien que dire. Le plus cher témoin de sa vie a décrit ses courses errantes et ses retours à la maison de Versailles où l’attendaient sa femme et son frère. « Chez lui, dit-elle, la moindre étincelle allumait une flamme, un feu, qui ne pouvait s’éteindre que dans le vent de la fuite. S’éteindre ? Non, s’apaiser seulement pour un temps. Le retour de Jérôme m’a toujours fait l’effet d’un soupir de contentement. Sa façon de s’asseoir semblait dire : Enfin ! Il regardait autour de lui, tendait la main à l’un, son autre main à l’autre. Nous étions les anneaux solides que l’on voit encore dans les vieilles demeures, scellés dans les murs pour attacher les chevaux. Ces anneaux solides étaient là. Il lâchait nos mains, frottait les siennes l’une contre l’autre, mêlant leurs chaleurs rassurantes... » Dans sa touchante et chaude joie, Jérôme ne vous fait-il pas penser, Monsieur, aux héros de certains de vos drames qui reviennent, pâles de la mort rencontrée, de quelque monde mystérieux et retrouvent, avec un naïf bonheur, leur femme, leurs livres, la chambre familière ?

     Autre trait commun entre les Tharaud et vous: ils avaient été façonnés, à jamais, par leur enfance. Elle s’était passée dans une province secrète : le Limousin. Ils ont souvent évoqué, dans leurs romans, ce pays humide et boisé. Les châtaigniers y couvrent les pentes de collines au sommet desquelles de petits manoirs, aux tourelles pointues, abritent des hobereaux tout occupés de chasse, de récoltes et de sombres querelles de famille. De cette enfance rustique, les deux frères avaient gardé le goût du grand air. Ils détestaient la vie mondaine et les passions qu’elle engendre. Ce qui les intéressait, c’était l’homme en action, le métier. Pas plus que vous ils ne demandaient au voyage un document mais, comme dit Barrès, une musique. Au-delà des apparences, ils essayaient d’atteindre une réalité poétique qui est la seule réalité.

     Comme vous, ils pensaient que la vie des formes ne se confond pas, pour l’artiste, avec les formes de la vie. Sans doute la vie est nécessaire à l’art. Elle lui fournit une glaise à modeler. Mais c’est le sculpteur, le peintre qui, du chaos des êtres et des choses, tirent un monde intelligible. Jérôme à Jérusalem, dans la mosquée de pierreries au doux éclat vert et bleu, ou devant le Mur des Pleurs, patiné par l’attouchement séculaire des fronts, des lèvres et des mains, fait effort pour comprendre et pour aimer. Aux images perçues, il mêle les souvenirs de son immense culture et sa présente émotion. Il n’est pas un touriste, rassurez-vous, mais un poète. Quand il médite, près du mur de misère, sur deux mille ans de foi et d’espérance, c’est à Péguy qu’en son cœur il s’adresse. « Péguy, disait-il, a laissé en chacun de nous le reflet d’or de son imagination et, dans ce que les uns et les autres nous avons pu faire de bien, il y a une parcelle, souvent inconnue de nous-mêmes, qui revient à Péguy. Nous tous, qui avons tourné avec lui dans la cour rose, nous sommes des fragments de son rêve. »

     De ce rêve, de cette noble amitié, les Tharaud n’ont jamais démérité. Toute leur vie, ils ont cherché la grandeur. Ils ont passé de Péguy à Baõrès, à Lyautey; de la cour rose de Sainte-Barbe à la maison blanche de Neuilly et au jardin bleu des Oudaïas. Béret en tête, bâton de merisier à la main, Jérôme est allé bien souvent, en pèlerin, chez ses voisins de Bretagne : Lamennais, Chateaubriand. Il n’était indigne ni de leur style, ni de leur pensée. Jérôme et Jean ont été des travailleurs infatigables, qui polissaient et repolissaient leurs ouvrages par seul amour de la chose bien faite, puisque après le Prix Goncourt, et le succès acquis, ils ont récrit Dingley une troisième fois, comme pour un baroud d’honneur.

     Cinquante ans ils ont traîné, côte à côte, sous le joug du style, leur charrue. Puis l’un des compagnons est mort et nous avons vu Jérôme, blessé, dépérir. Il n’a pas longtemps survécu à son frère. « Ils n’ont guère mis à se rejoindre plus de temps qu’ils n’en mettaient, vivants, au retour d’un voyage, à se réunir autour de leur table de travail... Il avait fallu la mort pour les diviser et c’est elle aussi qui les rassemble. » (Émile Henriot) Nous nous plaisons à espérer que, si les dieux sont justes, les deux frères travaillent ensemble, pour l’éternité, dans un bois d’oliviers sacrés, à quelque ombre de livre, sur une ombre de table.

     Pour nous, qui fûmes leurs confrères et leurs amis, nous croyons voir encore, posés sur cette foule, leurs yeux de candides et gracieux enfants ; il nous semble entendre le duo de ces voix fraternelles et complémentaires. Longtemps leurs fantômes unis hanteront cette maison qu’ils aimèrent, comme au ciel deux étoiles jumelles, pour le rêveur étendu dans l’ombre, évoquent une éternelle amitié et, dans ce que nous ferons de bien les uns et les autres, phrase polie avec amour, page refaite par scrupule de conscience, amitié sauvée par un acte généreux, il y aura une parcelle, inconnue de nous-mêmes, qui reviendra aux Tharaud.

     Et voici que j’arrive à la partie la plus difficile de mon parcours. Il s’agit de trouver, de suivre et de relever, tout au long de votre œuvre, le fil rouge qui relie tant de formes diverses de votre talent. Vous êtes, Monsieur, un homme très célèbre et presque inconnu. Vous le savez, vous en souffrez et dites, de vous-même : « Caché, je vis caché sous un marteau de fables. » Une importune légende vous enveloppe, vous masque et vous désole. Elle fit de vous d’abord un prince frivole, éclairé par les couleurs vives des projecteurs de Diaghilew, puis un magicien dont la prodigieuse facilité eût fait naître, d’un coup de baguette, poèmes, romans, drames, films, ballets, dessins, fresques et pastels. Le vrai Jean Cocteau, grave et laborieux, déteste ce personnage. Vous l’évitez comme la peste ; vous ne voudriez pas lui serrer la main. C’est pour le fuir que vous habitez loin de Paris ; il n’y a pas place dans la même ville pour vous deux.

     Il faut avouer que ce double fabuleux n’a guère avec vous de traits communs. Le grief qu’on vous fit, de toucher à tout, est proprement absurde. Il vous arrive, parce que vous avez de multiples dons, de changer de véhicule, mais c’est pour porter les mêmes vérités. Une bouteille peut contenir tour à tour des liqueurs blanches ou rouges, vertes ou noires ; cela ne change rien à sa forme. Vous avez demandé à toutes les Muses de conter vos travaux et vos peines. Mais vous n’avez quitté chacune des Sœurs qu’après en avoir tiré tout ce qu’elle peut enseigner. « Si j’écris, j’écris, dites-vous ; si je dessine, je dessine ; si je m’exprime par l’écran, je délaisse le théâtre ; si j’aborde le théâtre, j’abandonne le film, et le violon d’Ingres me semble toujours être le meilleur des violons. »

     Poème ou roman, film ou pièce de théâtre, à travers tout ce que vous faites court fidèlement ce fil rouge qui est votre marque. En leurs infinies combinaisons, les ingrédients de votre alchimie : ange, rose, coq, statue, théâtre, chevaux, marbre, glace, neige, tir, balle, coquille d’œuf dansant sur le jet d’eau demeurent invariables. Dans le tapis bigarré qu’est une œuvre, Henry James se plaisait à chercher la figure mystérieuse qui se cache sous le lacis des arabesques. Chez tout grand auteur, cette figure existe. Sous le désordre apparent des couleurs, des motifs et des chatoiements, on devine un visage immuable et secret. Vous avez toujours fait la même pièce, toujours écrit le même livre, toujours exprimé les mêmes sentiments. Quels sont-ils et qu’êtes-vous, Monsieur ?

     Avant tout, vous êtes un poète et donnez avec raison à ce mot un sens infiniment plus étendu que celui d’ « auteur d’ouvrages en vers ». Vous dites : poésie de roman, poésie de critique, poésie de théâtre. Un poète, c’est, pour vous comme pour Valéry, un créateur de mythes qui, de ses charmes, éclaire, au-delà des apparences, le mystère et la beauté du monde. Par les rythmes, par le choix des mots, par la mise en lumière de détails avant lui invisibles, par l’alliance intime du réel le plus concret avec le surréel, le poète recrée l’univers. Quand ce poète l’est, comme vous, de tout son être, il recrée aussi sa propre vie. Votre maison de Milly, ordonnée ou plutôt désordonnée, par un goût infaillible, pleine d’objets choisis où survivent, comme la nymphe de Cormbray dans l’arbre prisonnière, des amitiés ou des souvenirs, votre maison est un poème. Vous mettez en votre existence autant de style qu’en vos écrits.

     Mais le monde réel porte mal les formes que lui impose la poésie. Des monstres, vulgaires et forts, cherchent à dégrader toute pureté. Leur meute casquée prend en chasse le poète. D’où, chez vous, un sens aigu de la solitude où se débat l’individu, de l’impossibilité où l’on est de rejoindre entièrement ceux qu’on aime, bref de ce que vous appelez la difficulté d’être. Ceux qui jouissent avec ravissement des fusées de votre esprit imaginent mal les noires baguettes qui survivent seules aux enchantements, lorsque la nuit enveloppe l’esplanade où fut tiré le feu d’artifice. La vie du poète semble une danse, mais c’est, comme celle de l’acrobate, une danse au-dessus du vide. Une faute s’y paie d’une chute mortelle. Pas plus que Baudelaire, vous ne concevez un type de beauté où il n’y ait une part de malheur. De l’idée, chère à nos romantiques, que le poète écrit avec son sang, vous avez fait un film mémorable. Vous avez écrit ces deux beaux vers :

     L’encre dont je me sers est le sang bleu d’un cygne
     Qui meurt, quand il le faut, pour être plus vivant...

     Très tôt, en votre vie, le fil rouge a cerné la figure de la Mort Vous la voyez comme une jeune femme très belle, en blouse d’infirmière et gants de caoutchouc, qui parle vite, d’une voix sèche et distraite Des motocyclistes vêtus de noir, ses aides, escortent sa longue voiture. Elle est plus effrayante, dans sa rigueur administrative et stérilisée, que les squelettes des danses macabres. Parce que cette funèbre opératrice vous arracha, très jeune, des êtres que vous aimiez, beaucoup de vos poèmes superposent, en contrepoint, les lignes mélodiques de l’Amour et de la Mort. Vous n’aviez que trente ans que déjà vous écriviez :

     Je vois la mort en bas, du haut de ce bel âge
     Où je me trouve, hélas ! au milieu du voyage ;
     La jeunesse me quitte et j’ai sous coup reçu.
     Elle emporte en riant ma couronne de roses ;
     Mort, à l’envers de nous vivante, tu composes
     La trame de notre tissu.

     Contre la mort et le malheur, vous n’avez trouvé aucune défense efficace. Non seulement vous êtes fataliste, mais vous croyez à une conspiration contre l’homme des puissances néfastes. Le drame d’Œdipe vous touche au cœur. C’est avec un terrible sérieux que vous lancez, en prologue, le dur avertissement : « Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux, pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. » Tant de louanges, tant d’affections et, depuis quelques mois, tant d’honneurs ne vous ont jamais délivré de l’obsession de la machine infernale.

     Cependant il faut tâcher de vivre. Vous avez pour cela vos recettes. La première est l’invisibilité. Votre Personnage protège votre personne. Ceux qui croient vous blesser blessent un étranger. Lorsqu’ils piquent des épingles dans la statuette de cire qu’ils ont modelée pour vous représenter, ils ne vous font aucun mal parce qu’elle ne vous ressemble pas. Vous pensez que tout chef-d’oeuvre est fait d’aveux cachés et d’étranges devinettes. Vous gardez vos secrets, parce que ceux qu’on ne garde pas cessent d’être des secrets. L’adversaire, quand il tire, vous manque, parce que vous n’êtes plus là où il avait cru vous voir.

     Votre seconde ligne de défense est le divertissement, au sens pascalien du mot. Certaines de vos phrases évoquent les illustres Pensées. « Si même je dois durer cent ans, écrivez-vous, c’est quelques minutes. Mais peu de gens veulent l’admettre, et que nous nous occupons et jouons aux cartes, dans un express qui roule vers la mort. » Seulement vous ne tirez pas de là les mêmes conséquences que Pascal. Vous-même, dans ce rapide qui déchire la nuit, jouez aux cartes. Par quoi j’entends : vous voyagez ; vous meublez des maisons ; vous présidez un festival, une corrida ; vous organisez une exposition ; vous charmez un dîner d’amis ; vous interposez cent images entre vous et l’abîme sous vos pieds. « Que faire ? dites-vous, contre cette crainte du vide ? Elle me dessèche. Il la faut oublier. Je m’y exerce. Je vais jusqu’à lire des livres d’enfants. J’évite les contacts qui me donneraient le sens de la fuite des heures. » Mais le divertissement n’offre, vous le savez, qu’un mince et fragile bouclier.

     Au vrai, le seul blindage solide contre le bombardement des particules nocives où se désintègre une pensée, est pour vous le travail. Vous doutez de la vie, et des dieux, et de tous, mais vous avez une certitude qui est votre vocation de poète. Depuis l’adolescence, Monsieur, vous avez éperdument lutté avec les mots. Le service des Muses n’est pas ce que croient les profanes. Ces jeunes déesses inspirent le désir d’écrire ; elles ne guident pas la main de l’écrivain.

     Elles portent au but celui-là qui les aide
     Et se met de côté ;
     Même s’il en a peur, même s’il trouve laide
     Leur terrible beauté.
     Or, moi, j’ai secondé si bien leur force brute
     Travaillé tant et tant
     Que, si je dois mourir la prochaine minute,
     Je peux mourir content.

     Paul Valéry, ayant à remplir dans un questionnaire de recensement la case Profession, écrivit : « Artisan en chambre. » Nous vous rendons, Monsieur, ce témoignage : vous avez été un parfait artisan de lettres. Vous vous êtes fait de plus en plus rapide, de plus en plus économe de mots et d’images. Vous avez cherché, comme vous dites, à faire mouche, et non à étonner la patronne du tir. Vous vous êtes imposé une rigueur qui est devenue, avec les années, plus exigeante. La part de l’Ange a grandi.

     Cet ange qui vous habite, « ange de glace, de menthe, de neige, de feu, d’éther », est un soldat des Neuf Sœurs. Il est une partie de vous, la meilleure, celle qui aux heures de création prend possession de tout votre être ; un étranger, plus vous que vous-même, et contre qui votre moi conscient tente en vain de défendre sa paix; un messager, qui fait communiquer votre monde visible avec les sombres royaumes du rêve et de la mort. Il n’est pas surprenant que le mythe d’Orphée vous ait inspiré l’un de vos plus beaux films. Vous êtes à la fois Orphée et l’ange Heurtebise ; une moitié de vous conduit l’autre aux Enfers, pour y sauver l’Eurydice de votre imagination. Cet ange vous fait mal, il vous torture : « Je veux vivre, dit-il, qu’importe si tu meurs ? » Mais ce tourmenteur est aussi le seul consolateur et vous vous faites « le gardien de votre ange gardien ». Par le bas vous êtes lié, comme tous les hommes, à vos chaussures de limon ; l’ange vous empoigne et vous arrache « à l’humaine et tendre boue ». Il vous aide à vaincre vos dons. Se former n’est pas facile ; se réformer l’est encore moins. La victoire que votre exactitude a remportée, Monsieur, sur votre facilité, fut celle du courage et du travail. Vous avez le droit d’en être heureux. Nous avons le droit d’en être fiers.

     Je voudrais maintenant esquisser la courbe de votre vie. Vous avez eu cette chance redoutable : une enfance protégée. Votre famille, de vieille bourgeoisie parisienne, aimait les arts, mais avec un éclectisme qui excluait le jugement. Peinture, musique, poésie ont accompagné vos premiers pas. Vos années heureuses apparaissent baignées dans la lumière, rouge et or, du manteau d’Arlequin. Vous regardiez votre mère s’habiller, les soirs d’Opéra ou de Comédie-Française ; vous espériez vous embarquer à votre tour sur le fleuve de velours et connaître les grandes salles d’or interdites.

     Vous êtes, comme Marcel Proust, comme Jérôme Tharaud, de ceux que leur enfance a marqués pour la vie. C’est à la fois une force et une faiblesse. Force parce que la survivance, en eux, de la féerie les défend contre le durcissement de l’âge ; faiblesse parce que, ne pouvant se déprendre des paradis perdus, ils souffrent plus que d’autres des cruautés du monde adulte et rêvent, jusqu’à ]a vieillesse, d’une chambre où, chaudement pelotonnés dans la chaleur maternelle, ils pourraient de nouveau réunir leurs jouets et leurs amours.

     Vos jardins édéniques avaient été parisiens : « Je suis né parisien, dites-vous, je parle parisien, je prononce parisien ». Votre rapidité d’esprit, votre goût, votre sécurité, non certes de cœur, mais de manières et de langage, vous les devez à Paris. Vous êtes de ceux qui ont connu le Nouveau Cirque, Footit et Chocolat ; le Châtelet, Philéas Fogg et Michel Strogoff ; les matinées classiques du Théâtre Français et l’intensité poétique des monstres sacrés. Comme Marcel Proust, vous avez fait vos études au Lycée Condorcet. Là, entre le passage du Havre et la rue d’Amsterdam, vous avez rencontré, avec les enfants terribles, ce cancre prestigieux et mythique : l’élève Dargelos, et la terrible race de diamant qui raye la race des vitres. Vos poèmes, vos romans, vos films sont hantés par les images de chevaliers à boucliers de cartables, d’une boule de neige meurtrière, et d’un filet de sang qui se caille au coin d’une narine d’enfant.

     Vous avez eu, très jeune, le désir d’écrire. « La poésie est une calamité de naissance. » Comme tout adolescent qu’habite une vocation, vous souhaitiez rompre avec les goûts, d’ailleurs incertains, de ceux qui vous entouraient, mais vous éprouviez un grand embarras de vos admirations. Votre jeunesse, folle de théâtre, avait été dominée par deux grandes figures : Sarah Bernhardt et de Max. Je me souviens comme vous de ce tragédien qui, malgré son accent roumain et ses outrances, atteignait souvent à la grandeur. Son profil d’oiseau de proie était sur tous nos murs ; ses dissonances chantent encore en nos mémoires.

     Un camarade de Condorcet, René Rocher, vous emmena chez de Max. « Ce grand cœur, dites-vous, entre autres fautes de goût, commit celle d’admirer mes premiers poèmes et de les servir. » Il organisa, au Théâtre Femina, une séance consacrée à vos vers, que présida Laurent Tailhade. Vous n’avez jamais, Monsieur, couru plus grand danger, mais votre famille fut dans le ravissement. Elle aimait les lettres et n’avait aucune idée de ce qu’est le drame d’écrire. Avec gentillesse et fierté, elle vous fut publier des poèmes que vous alliez vite juger dignes du mirliton. De cette adolescence, vous avez parlé avec désespoir et sévérité : « Comme de juste, dites-vous, on me flattait. Je ne heurtais rien. J’en arrivais à séduire un assez grand nombre et à me griser de mes erreurs. Nul doute que cette pente ne m’eût mené, en droite ligne, à l’Académie. »

     Que vous connaissiez alors mal, Monsieur, bien que né parisien, le chemin de cette maison ! Aujourd’hui, mieux instruit par l’expérience, avouez, je vous prie, qu’une pente bien différente, et plus escarpée, vous y a mené. Mais vous aviez tort de rougir de vos poèmes juvéniles. Ils étaient, à votre œuvre, ce que Les Plaisirs et les Jours sont à celle de Marcel Proust. Avant que de se trouver, un débutant appartient à son temps. Puis, comme ces molécules qui, de choc en choc, suivent des trajectoires imprévisibles, le jeune homme se voit jeté, par les hasards des rencontres, en des directions inattendues dont un nouveau maître, un nouvel ami le détourneront demain. Vers 1910, les ballets russes de Diaphilew éclaboussaient Paris de tons purs et vifs. Ils vous éblouirent et vous réveillèrent. Vous devîntes un familier de celui qui les animait. Diaghilew vous dit le maître-mot qui décida de votre carrière, et que vous alliez faire entrer dans l’histoire littéraire : « Étonne-moi. »

     Était-ce un conseil sage? Je le crois. L’étonnement est un élément essentiel de l’émotion artistique. Un traitement de choc aide à ouvrir les yeux et les âmes. Hernani, en 1830, produisit un effet de scandale qui était alors nécessaire. Les peintres impressionnistes, les Fauves, les Cubistes, les Abstraits choquèrent, tour à tour, des générations. Mais les effets d’un choc, s’ils ne sont mortels, s’atténuent. « Ce qui au monde vieillit le plus vite : la nouveauté », disait Valéry. Les engouements sont brefs. Bientôt, un art d’avant-garde devient un poncif. L’œil et l’oreille s’accoutument. Les esprits retombent dans leur sommeil. Une école qui cherche à durer en allant toujours plus loin dans le même sens, semble se parodier elle-même. D’où la nécessité, si l’on veut réveiller à tout coup, d’attaquer sur des points inattendus et de se renouveler sans cesse.

     Ce fut, pendant quelques années, Monsieur, votre tactique et votre jeu. Le Potomak, Le Coq et l’Arlequin donnèrent, aux esprits, des secousses utiles. Vous fîtes alors, délibérément, exploser quelques scandales, qui servirent tous les arts en laissant place nette pour reconstruire. La bataille de Parade, celle des Mariés de la Tour Eiffel, ouvrirent dans les lignes, non de la tradition mais du poncif, une brèche par laquelle allait passer toute une génération de poètes, de peintres et de musiciens. Érik Satie, Braque, Picasso, Strawinsky furent pour vous des conseillers, mais vous avez beaucoup fait pour leur juste gloire. Parce que vous avez le sens de la magie poétique, vous savez qu’en nommant un groupe, on le crée. Celui des Six, qui unit les meilleurs parmi les jeunes musiciens de votre temps, vous dut son nom et, pour une part, son existence.

     Auric, Milbaud, Poulenc, Tailleferre, Honegger,
     J’ai mis votre bouquet dans l’eau du même vase
     Et vous ai chèrement tortillés par la base,
     Tous libres de choisir votre chemin en l’air...

     Chacun de ces talents a « étoilé d’autres feux sa fusée » ; tous s’accordent pour vous attribuer l’honneur d’être « le gardien nocturne du faisceau ».

     Votre esthétique prenait forme et votre influence grandissait. À l’étranger, les meilleurs juges s’intéressaient à vos recherches. Accoutumés depuis longtemps à trouver en France des idées neuves, ils voyaient avec bonheur triompher votre jeune témérité. Les périls à craindre pour vous furent alors la griserie du succès, l’adulation des snobs, la recherche délibérée de l’étrange et de la rupture. « Il faut se brûler vif pour renaître », aviez-vous dit, et c’était fort bien. Mais il ne faut pas que le bûcher devienne un exercice quotidien. Un phénix trop fréquent risquerait de ne plus renaître. Max Jacob, qui vous admirait, écrivait en ce temps-là : « On ne fera jamais assez pour sortir le nom de Jean de ces milieux parisiens où il est souvent mal compris... Jean a le malheur d’être un homme d’esprit. Les uns ne le lui pardonnent pas ; les autres affectent de ne voir en lui que ce charme-là... Le monde est bien aise de se servir de cet éblouissement pour cacher ses vertus, ses talents et ses dons. Il faut pourtant dire la vérité. La vérité est que Jean est un très grand poète. »

     Oui, vous étiez dès lors un considérable poète, mais le temps était venu pour vous de muer pour rester vous-même. Vous aviez, vous et vos amis, trop bien réussi. Votre victoire avait été si complète, vous aviez rendu M. Prudhomme si conscient de ses erreurs qu’il n’osait plus avouer ses répugnances. Il en était arrivé à se dire avec humilité : « Puisque je ne comprends pas, cela doit être beau. » Qui osait alors rire de ce qui scandalisait ? Vous aviez si bien battu les pères nobles qu’ils avouaient n’importe quoi, plutôt que de s’exposer de nouveau à votre batte. « De là résultait une apathie déplorable et une sorte de gêne, qui consultait la gêne voisine du coin de l’œil... Le public, si souvent giflé, applaudissait sur ses propres joues. » Vos balles ne frappaient plus aucun mur. Vos premiers coups avaient été trop courts ; vos coups trop longs passaient maintenant par-dessus l’objectif et tombaient dans des terrains vagues. Pour vous, qui aimez à faire mouche, il importait de régler le tir.

     Vous y fûtes aidé par un événement et par un ami. L’événement fut la guerre de 1914. Bien que jugé par les médecins « inapte au service militaire », vous avez choisi de faire cette guerre, dangereusement, avec un convoi sanitaire civil. Adopté par un régiment de fusiliers marins, vous avez vécu à Dixmude dans des guitounes, sous un ciel constellé de fusées blanches et d’astres ; vous avez volé, avec Roland Garros. La guerre se fit complice de votre génie naissant. Toute campagne introduit, dans la vie quotidienne, une part de féerie. Elle brise des liens, elle en noue d’autres. Vos tranchées s’enfonçaient dans le sable et dans l’eau. Les obus « ponctuaient la fin de leur paraphe soyeux d’un pâté noir de foudre et de mort ». Là vous avez connu la souffrance, et la Mort est entrée dans votre intimité. Sur la guerre, vous avez écrit, après le nécessaire temps de gestation, l’un de vos meilleurs romans : Thomas l’Imposteur, dans un style dur, avec une sécheresse toute stendhalienne.

     L’ami fut Raymond Radiguet. Vous avez dit ce que vous devez à cet enfant de génie, qui vous apprit à vous méfier du neuf s’il a l’air neuf, et à prendre le contre-pied des modes de l’avant-garde. Avec lui, vous avez cherché des modèles chez les maîtres, non par assagissement, mais par besoin de profondeur. « Il n’y a de pensée que sur les penseurs », disait Alain. Un romancier, comme un peintre, apprend son métier en copiant les chefs-d’œuvre. L’originalité ne se donne pas à ceux qui la courtisent, elle est donnée par surcroît à ceux qui travaillent sur l’objet. « Le héros au combat, le créateur au travail, le saint en extase ne cherchent pas à être originaux, mais bien plutôt à rejoindre, dans une sorte de beauté supérieure, les thèmes les plus simples de l’humanité commune. » (Emmanuel Mounier) Le style, qui est la griffe, sur la matière, d’un tempérament, ne manquera jamais à ceux qui en sont dignes. Quand Corneille copiait les Espagnols, il restait Corneille ; quand Picasso copia Delacroix, il demeura Picasso. Radiguet ne fut jamais plus Radiguet qu’en imitant La Princesse de Clèves et si vous-même, Monsieur, pensiez à la Chartreuse de Parme en composant Thomas l’Imposteur, vos lecteurs, tout en nommant Stendhal, reconnaissaient Jean Cocteau.

     Avec Radiguet, grâce à lui, vous avez pris un virage difficile. Lancé comme un bolide, au moment où vous l’avez rencontré, vers des paradis bizarres, vous avez soudain décidé de freiner et de choisir, à la fourche, la route classique. C’était vous mettre en dangereuse posture. À gauche comme à droite, scandale.

     Quoi ? Vous avez écrit le Cap ? Vocabulaire ?
     Vous écrivez ceci ! Vous ne pouvez me plaire.
     L’homme aime l’uniforme et qu’on n’en change point.

     Vous avez osé changer. Vous avez compris qu’il en est des batailles littéraires comme des combats militaires. Un commando peut, par un brillant coup de main, remporter un succès spectaculaire. Sa victoire ne sera efficace et durable que s’il a, derrière lui, une armée. Les maîtres assez forts pour porter leur gloire furent ceux qui l’avaient bâtie sur une vaste et solide connaissance des hommes. Chaque nouvelle lecture de Shakespeare, ou de Balzac, ou de Tolstoï, réserve, sur ce plan, des surprises nouvelles. Pour devenir immortel, il faut commencer par être humain.

     Voilà ce que vous aviez compris quand la mort de Radiguet vous laissa, pour un temps, sans gouvernail et sans voile. Plus qu’homme au monde, vous dépendez de vos amis. « Sans eux, dites-vous, mes balles sont perdues. Sans eux, ma flamme baisse. Sans eux, je suis fantôme. » Dans ce terrible jeu de création constante, qui est le vôtre, vous avez besoin du soutien des autres. Votre ami Sartre dit : « Les autres, c’est l’Enfer. » Pour vous, quelques autres sont le paradis. Vous ne sauriez vivre sans échanges. Quand un seul être vous manqua, votre désespoir fut si profond que vous avez craint de manquer de forces. Une fois encore, le travail vous sauva.

     Ce que vous avez accompli, depuis trente ans, tient du prodige. Énumérer vos œuvres serait plat ; prétendre, en quelques minutes, leur rendre justice serait fou. Mais enfin il faut bien dire qu’en ces trois décades, vous avez écrit quelques-uns des romans-diamants les mieux taillés de notre temps, de beaux poèmes, de remarquables essais, cependant que le théâtre vous embarquait enfin sur son fleuve rouge et or. Joué à la Comédie-Française, vous avez cru voir, dans cette maison de marbre, hantée par les grandes ombres de votre jeunesse, l’enfant que vous fûtes mené à son fauteuil du jeudi « par une ouvreuse à nœud rose, à moustache grise ».

     La courbe de votre théâtre reproduit, comme il convient, celle de votre œuvre poétique. Au temps de la Machine infernale, d’Antigone, des Mariés de la Tour Eiffel, d’Orphée, vous aviez dû marquer violemment la rupture avec le théâtre dit « du Boulevard ». Avec un bang retentissant, vous aviez franchi le Mur des Habitudes. Hanté par le thème de la Fatalité, vous aviez trouvé un asile, pour votre désespoir, parmi les colonnes brisées des temples, et rajeuni les mythes grecs en masquant de grimaces leurs yeux sanglants. Vous avez ramené le théâtre à ses origines, où il était tantôt parade, et tantôt cérémonie. Puis vint le jour où le novateur comprit que le temps était venu d’innover contre lui-même et de chercher, suivant le mot de Strawinsky, « une place fraîche sur l’oreiller ». Entre la scène et la salle, entre l’auteur et le public, il vous fallait rétablir le courant, « écrire de grosses pièces subtiles et tenter les grands acteurs avec de grands rôles ». Vous avez gagné les deux parties, celle du théâtre d’avant-garde et celle du théâtre de masses. C’est qu’elles n’étaient pas contradictoires. En art, les vérités, qui sont éternelles, prennent des formes successives. Les dieux ne cessent pas d’être les dieux, mais ils revêtent pour apparaître des visages différents.

     Puis l’art de l’écran vous tenta. Vous y avez réussi et c’est l’un des domaines où votre apport fut incomparable. Vous avez été l’un des premiers écrivains à comprendre que le cinématographe, aussi bien que le roman et le théâtre, peut engendrer des œuvres d’art. Le cinéaste écrit, dites-vous, avec une encre de lumière, mais les lois du style sont les mêmes pour lui que pour tous les artistes : une rigoureuse simplicité, un rythme, une obéissance modeste aux nécessités du métier. Si la camera et le rail alourdissent la démarche, ils ont leurs trouvailles propres que le grand artiste utilise, comme Michel-Ange, d’un défaut du marbre, tirait ses plus rares beautés. Vous avez voulu être, au cinéma, non un poète qui condescend en gémissant à une technique, mais un technicien qui fait courageusement, sur le plateau, tous les métiers. « Ma méthode est simple, avez-vous écrit : ne pas me mêler de poésie. Elle doit venir d’elle-même. Son seul nom prononcé l’effarouche. » Le mystère, comme la poésie, ne se laisse guère apprivoiser. À qui le cherche, il se refuse. Il se donne à vous qui l’attendez, tapi parmi vos travaux et vos souvenirs.

     Vous avez donc réalisé quelques-uns des plus beaux films de poésie et de mystère. Le sang d’un poète, La Belle et la Bête, L’Éternel retour, Orphée sont, dans tous les pays du monde, et resteront, des classiques. Comme les grands humoristes anglais, vous avez compris que, plus l’histoire contée semble étrange, plus il importe que le conteur soit réaliste. La crédibilité ne peut naître que si l’auteur replonge le mystère dans la vie quotidienne. Swift s’impose une rigoureuse précision quand il décrit les mondes extravagants où il promène Gulliver. Vous entourez la Mort de motocyclistes, semblables à ceux de la Préfecture de Police ; vous remplacez les juges des Enfers par des bureaucrates en veston ; vous recevez en code, par sans-fil, des messages de l’au-delà. Vous obtenez ainsi quelques-uns de ces effets de beauté, souveraine et secrète, que produisent seules les grandes œuvres d’art. Elles ne peuvent être expliquées ; elles signifient par leur seule présence.

     Vous vous souvenez de ce mot d’un homme du XVIIIe siècle auquel une femme disait : « Je vous aime parce que... » — « Ah ! madame, dit-il, si vous savez pourquoi, je suis perdu ! » À un commentateur qui tenterait de traduire votre Orphée en langage clair, vous répondriez, j’en suis certain : « Ah ! monsieur, si vous comprenez ce que j’ai voulu dire, c’est que je l’ai bien mal dit. » Soyez rassuré, Monsieur ; vos mystères demeurent opaques et vous êtes sauvé. Nous sortons de vos films avec le sentiment confus, doux et fort, que les mondes singuliers créés par vous ont, comme tout ce vaste univers, un sens sensible et caché. Vous aimez le surnaturel, mais vous savez que la nature est surnaturelle et le miracle permanent.

     Vous aviez fait preuve de grande audace en proposant des sujets fantastiques au public français, dont la lucide sévérité les accepte difficilement. Que de fois, Monsieur, on a dû vous rappeler au sens commun ! « En France, dites-vous, si un fantôme sort d’une glace, ce ne peut être que d’une armoire à glace. » Vous êtes mieux informé. Vous savez que les fantômes et la Mort habitent un monde liquide, au delà des miroirs. Nous avons vu comme vous, dans ces reflets, au long des années, notre visage se déliter lentement et devenir spectre, sous les yeux étonnés de l’enfant qui continue de vivre en nous.

     Ah ! si l’on pouvait, Monsieur, présenter un miroir à votre esprit, que de jeunesse il réfléchirait ! Un grand acteur m’a dit un jour : « La jeunesse est une question de composition. » Vous composez la vôtre à ravir. La jeunesse ne se mesure pas aux années, mais au goût de vivre, au besoin de créer. Qui, plus que vous, garde intacte sa puissance de renouvellement ? Si, quelque jour lointain, vous consentez à vieillir, je suis tranquille pour vous, et pour nous : vous lancerez la vieillesse. Ce sera bien agréable.

     Vous avez même la hardiesse, plus téméraire que toutes celles de votre adolescence, de lancer la bonté et de déridiculiser la douceur. C’est là ramer bravement à contre-courant de la mode. La méchanceté se porte beaucoup en notre temps. Elle passe pour intelligence ; elle n’est que facilité. Il est tellement plus aisé de détruire les autres que de se construire. Vous refusez cette arme empoisonnée ; vous amusez sans être féroce. Vous savez que nos amis ont plus besoin de notre tendresse que de notre dureté. Vous étiez bien jeune encore que déjà vous écriviez : « Surtout, surtout, sois indulgent. — Hésite sur le seuil du blâme. — On ne sait jamais les raisons — Ni l’enveloppe intérieure de l’âme, — Ni ce qu’il y a dans les maisons, — Sous les toits, — Entre les gens... »

     Mon sentiment là-dessus s’accorde avec le vôtre. Être bon n’est pas une entreprise absurde. C’est une tentative pour modeler notre vie sur ce que nous trouvons en nous de meilleur. À quoi les pessimistes répondent que le Diable lui-même nous dicte cette folle confiance en la nature humaine. Ils ne convaincront, Monsieur, ni vous, ni moi. « Ce qui est misanthropique est faux. » (Alain) Les plus grands de nos maîtres, bien que merveilleusement lucides, n’étaient ni misanthropes, ni méchants.

     Souvent vous avez affirmé que tout progrès de l’artiste est un progrès moral. La modestie, la sûreté du jugement, les grâces du cœur font aussi la pureté du style. Victor Hugo aurait écrit, j’imagine : « Dans virtuosité, il y a vertu. » Vous dites : « S’il m’était possible, j’aimerais ouvrir un institut de beauté pour les âmes ; non que la mienne soit belle, ni que je compte faire des miracles, mais afin que le client soigne sa ligne intérieure. » C’est, en effet, la ligne intérieure qui infléchit les lignes extérieures. Une œuvre est toujours le portrait de celui qui l’exécute. Vos derniers ouvrages révèlent une maîtrise accrue, qui est maîtrise de soi. Plus attaché désormais à la rigueur qu’à la surprise, vous cherchez la perfection par la simplicité. Vous savez que la véritable élégance se moque de l’élégance.

     Et voici, Monsieur, que vos vertus d’homme et d’écrivain vous ont amené au Palais Mazarin. C’est un dénouement inattendu, mais heureux, de votre drame. Y pensiez-vous déjà lorsque vous écriviez :

     Lorsque mes successeurs verront mon aventure,
     Les ressorts, les cahots de ma belle voiture,
     Ils s’émerveilleront d’un si noble parcours.

     Était-ce là prophétie ? Préméditation ? Je n’en crois rien. Vous avez, toute votre vie, fait votre numéro sans filet. Vous n’étiez pas homme à repérer du haut de votre trapèze, un point de chute capitonné. Intrépide, vous avez volé d’imprudence en imprudence jusqu’à la coupole. J’ai essayé de montrer qu’en dépit des apparences, votre vie présente une remarquable unité. Concertés, vos choix ? Opportunes, vos attitudes ? Habiles, vos démarches ? Quel critique honnête, vous ayant bien relu, osera le soutenir quand votre œuvre entière, depuis l’adolescence, avec une constance tragique, expose et reprend les mêmes thèmes.

     Vous continuerez, Monsieur, malgré ces palmes, ces basques, ce bicorne, cette épée, de les traiter en toute liberté. Nous vous avons élu, non pour vous transformer, mais pour vous avoir avec nous tel que vous êtes. Quand Disraeli, après avoir longtemps dominé la Chambre des Communes, passa enfin à la Chambre des Pairs, quelqu’un lui demanda ses impressions. « Je suis mort, répondit-il. Mort, mais dans les Champs-Élysées. » Nous espérons qu’en notre compagnie, vous vous sentirez bien vivant. Il n’est pas écrit au fronton de ce palais : « Vous qui entrez ici, laissez toute indépendance. » Bien au contraire. Volontiers, nous vous dirions comme Diaghilew : « Étonnez-nous. » Vous m’avez raconté, il y a quelque temps, une aimable histoire. Les parents d’une de vos petites nièces venaient de lui annoncer qu’un ange lui avait apporté un frère : « Tu veux voir ton frère ? » lui demanda-t-on. « Non, dit-elle, je veux voir l’ange. » Nous sommes comme votre nièce, Monsieur. Nous ne voulons pas voir un académicien de plus ; nous voulons voir l’ange Heurtebise.

     J’ai terminé. Au Directeur de l’Académie qui devait le recevoir (et d’ailleurs ne le reçut pas, le roi Louis XV ayant refusé d’approuver l’élection), Piron disait : « Mon discours est tout fait et le vôtre aussi. Je me lèverai, j’ôterai mon chapeau et je dirai : « Messieurs, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait de m’admettre. » Vous vous lèverez ; vous ôterez votre chapeau et vous répondrez : « Eh bien ! là, monsieur, en conscience, cela n’en vaut pas la peine. » Votre attitude est différente. Vous avez trop de bonne grâce pour déprécier ce que vous avez souhaité. Vous serez, nous l’espérons, un académicien assidu et fidèle. Vous avez rappelé qu’au temps de sa naissance, cette compagnie fut avant tout un groupe d’amis. Vous aurez plaisir comme nous à retrouver chaque jeudi, dans le plus beau décor du monde et au bord d’un fleuve chargé d’histoire, quelques hommes qui vous estiment. Le travail du Dictionnaire intéressera la connaisseur en mots que vous êtes. Vous nous aiderez à désigner vos futurs confrères. Vous commettrez, peut-être, vos erreurs. Nos modestes conclaves ne confèrent pas l’infaillibilité. Mais votre sûr instinct des valeurs poétiques nous sera d’un prix infini. Vous souhaitez appeler ici les meilleurs. C’est aussi mon vœu et, si vous nous amenez un François Villon, je vous promets de voter pour lui pourvu qu’il ait écrit le Petit Testament.

     « Et voilà. Je voudrais vous quitter en vitesse. » Je sais que vous détestez les quais de gare et ces dernières minutes, près de la vitre baissée, où l’on ne trouve plus rien à dire parce qu’on a trop à dire. Je demanderai ma sortie à Colette : « J’ai appris, disait-elle, à respecter Jean Cocteau avant de savoir l’aimer. Quand la paresse m’appelait, je me tournais avec considération vers ce jeune homme immatériel, qui toujours besognait, comme par plaisir, et de qui les œuvres n’étaient pas légères. » Là se trouve réuni tout ce qu’il importe de dire au moment où le train s’ébranle : l’affection pour l’homme, l’admiration pour une œuvre qui n’est pas légère, mais à qui la vitesse permet de survoler son temps ; et le respect pour un travail infini. Comme Vermeer et Bergotte, Monsieur, vous avez passé votre vie à polir un petit pan de mur jaune, un style, des sentiments. Pourquoi toutes ces obligations qui, comme dit Proust, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice ? Parce que vous pensez, comme lui, que ce qui mérite d’être vécu mérite d’être bien vécu, et que ce qui mérite d’être écrit mérite d’être bien écrit. Vous allez désormais besogner à nos côtés, par plaisir avoué et par devoir secret. Soyez le bienvenu.