Discours de réception de Maurice Druon

Le 7 décembre 1967

Maurice DRUON

Réception de Maurice Druon

 

M. Maurice Druon, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Georges Duhamel, y est venu prendre séance le 7 décembre 1967, et a prononcé le discours suivant :

 

Depuis qu’en 1640, votre Compagnie ayant eu pour la première fois la nécessité de se renouveler, le distingué M. Olivier Patru fit à sa réception, nous dit-on, « un remerciement dont l’Académie fut assez satisfaite pour obliger tous ceux qui seraient admis dans son sein de suivre cet exemple », depuis lors, quelque cinq cent quatre-vingt-dix-sept des plus beaux esprits de France ont rivalisé d’invention pour traduire leur reconnaissance, et constamment excellé à varier l’art de la présenter. Avouez qu’ils ne m’ont laissé que petit choix, et petite chance de tourner originalement mon compliment. Acceptez donc que je me saisisse de la plus coutumière, la plus usitée des formules, mais aussi la plus droite et qui ne vaut qu’à mesure du cœur que l’on y met, par laquelle il convient d’exprimer à ceux qui nous ont gratifié d’un bienfait l’obligation qu’on leur en a. Souffrez que je vous dise : Messieurs, je vous remercie.

Et d’abord d’avoir fait chemin à mon audace dès la première occasion où je vous l’ai manifestée, m’octroyant ainsi la très enviable faveur, pour qui cesse d’être un jeune homme, d’accéder à l’état de jeune académicien. Car vous possédez une exquise capacité de prolonger la jeunesse, et votre indulgence vous incite à percevoir, en celui qui se propose à vos suffrages avant d’avoir le demi-siècle atteint, des fraîcheurs que pour sa part il ne distingue plus depuis longtemps. Vous lui faites éprouver des émois qu’il ne se croyait plus capable de ressentir, et pour un peu vous lui persuaderiez qu’il traverse une seconde adolescence.

Cela tient sans doute à ce que la vie parmi vous se porte ordinairement longue, et sans marque d’usure. À constater, avec admiration, la durable vitalité, l’agilité d’esprit, l’appétit de connaître, la combativité parfois, la gaîté souvent, l’ardeur au travail toujours, des aînés d’entre vos élus, on en vient à se demander si la locution « rester vert » s’est établie par comparaison avec les arbres des forêts ou par référence à la couleur de votre habit.

Il se peut, Messieurs, qu’on entre chez vous par chance ; on n’y entre jamais par hasard.

Si vous avez bien voulu, avant que plus d’ouvrages m’aient acquis plus de mérites, m’admettre à partager vos prestiges, c’est que vous avez deviné mon vœu très profond de pouvoir partager, avec autant de zèle que de modestie, vos responsabilités et vos tâches.

Certains viennent à vous repentants, convertis, et, pour s’offrir à votre choix, doivent brûler de vieux serments. Ce n’est pas mon cas.

D’autres écrivains, et de grande réputation, refusent d’incliner le front sous les porches où Corneille et Voltaire, Chateaubriand, Hugo, n’ont pas dédaigné de passer. Ce sombre orgueil, qui pousse à se priver de pairs en ne se reconnaissant pas de juges, ne m’a jamais effleuré.

Et voici l’instant de me souvenir de l’hommage que celui qui franchit votre seuil doit à la mémoire du fondateur. Des œuvres et des peines du cardinal de Richelieu, que demeure-t-il ? Les traités qu’il signa ont été par d’autres négociations effacés. Les troubles par lui apaisés ne le furent que le temps nécessaire à la naissance d’autres séditions. Ses victoires sont enfouies sous bien d’autres batailles. Ses édits dorment sous bien d’autres archives. La monarchie qu’il servait a disparu, chapitre parmi l’Histoire. Mais il reste, pour la gloire de Monsieur le Cardinal, pour la nôtre, pour l’honneur de la France, pour la défense de la langue, pour la primauté de l’esprit, il reste, après trois siècles, vivante, inchangée, l’Académie française.

Messieurs, ne me croyez pas la présomptueuse naïveté d’imaginer rien vous apprendre de votre Compagnie. Mais comme les harangues qui s’y prononcent sont appelées à en franchir les murs, prêtez-moi la patience d’entendre comment je la vois et dans quel esprit j’y parviens.

Je ne pense pas que l’antiquité d’une institution soit incompatible avec la vocation générale au progrès.

Votre Académie se trouve être, après la Chambre des Lords, et aussi l’Académie florentine, la plus ancienne des assemblées d’Europe. Elle n’est pas d’ailleurs sans offrir certaines ressemblances avec les Lords. Son règlement est bref, mais ses coutumes longues, subtiles, et aménagées par l’usage. Elle est sans pouvoirs précis, mais d’une autorité morale incontestée. Comme aux Lords entrent ici, à chaque génération, des hommes de toutes opinions, de toutes origines sociales et même géographiques, qui ont enrichi par leurs ouvrages le patrimoine national ou, par leur excellence à tenir leurs fonctions, ont contribué à le protéger. Vos choix s’appliquent à conserver un savant équilibre entre la tradition et la nouveauté. Mais qu’est-ce qu’une tradition sinon un progrès qui a réussi ? Enfin il règne parmi vous cet esprit de « club », avec tout ce que cela comporte de courtoisie, de sens des affinités, d’acceptation des particularités complémentaires, de fraternité discrète, de solidarité totale, qui fit la force de l’Angleterre et que je lui envierais si je ne savais la trouver auprès de vous.

Mais par d’autres traits, votre Compagnie est vraiment unique. En quel pays, en quelle nation, roule-t-on le tambour, comme je viens de l’entendre, pour des écrivains ? Cedant arma litteris. En quel pays l’appartenance à une assemblée qui se recrute elle-même, et librement, confère-t-elle une dignité dans l’État ? En quel pays une assemblée, libre, je le répète, et qui n’appelle que qui lui plaît, est-elle souveraine en matière de langage, c’est-à-dire, au bout du compte, en matière de civilisation ?

C’est dans les temps de mutation que sont précieuses les permanences ; et l’homme, devant le précipice de l’avenir, cherche sous sa main les rambardes du passé.

Je n’en veux pour preuve, futile mais significative, que les modes de la jeunesse de ces jours-ci. Est-ce la tenue des cosmonautes ou la blouse des savants atomistes qui l’inspire ? Nullement. La faveur est aux tuniques et aux dolmans de nos grands-pères, comme si cette génération, pour aborder les aventures de demain, voulait se protéger sous les vêtements d’hier. Nos rues semblent envahies par un flot de désengagés volontaires de la guerre de Crimée ou de celle de Sécession ; si bien que notre habit — « ce costume simple et décent », ainsi que le souhaitait l’Institut au temps que M. de Cambacérès occupait le fauteuil où j’ai le privilège de m’asseoir —, cet habit va bientôt cesser d’être étonnant. Les avant-gardes nous rejoignent. Nous pourrons nous y mêler d’un pas calme.

Les mœurs, même en leurs aspects les plus légers, expriment des tendances profondes et cherchent à pallier des angoisses.

Une bourrasque de découvertes et de triomphes, mais aussi de violences et de terreurs, agité l’arbre humain, le tord et le défeuille. Les sociétés alors recherchent sève et soutien en leurs racines. Celles qui, depuis trois siècles, s’enfoncent sur ce quai de Seine sont solides, nourrissantes, salutaires. Pour les soigner, et, s’il se peut, les affermir, je vous apporte, Messieurs, deux mains de bonne volonté.

  En saluant quelques-unes des vertus de l’Académie française, j’ai déjà prononcé implicitement une partie de l’éloge de mon prédécesseur.

Georges Duhamel ne fut-il pas, en effet, durant trente et un ans, l’un des membres les plus assidus et les plus actifs de votre Compagnie ? N’en fut-il pas pendant quatre années — et quelles années : 1942-1946 — le Secrétaire perpétuel ? Quand on sait ce que cette fonction réclame non seulement de labeur mais aussi de diplomatie, de discernement, et les responsabilités qui lui sont attachées, on admire que Georges Duhamel ait assumé une telle charge dans un temps si troublé, si cruel. Il s’y montra ce qu’il était, homme d’honneur, de courage, et d’espérance. Et nous retiendrons ce jugement de François Mauriac : « Duhamel pendant l’occupation fut, au poste officiel qu’il occupait, quai Conti, un Résistant irréprochable, et traité en ennemi par tous les amis de l’ennemi. »

Mais il n’apportait pas seulement ici son savoir et son dévouement. Il en faisait bénéficier 1’Académie des Sciences morales et politiques, appartenant ainsi doublement à l’Institut de France. Il siégeait à l’Académie de Médecine et à bien d’autres Académies de France et de l’étranger ; il militait à bien des comités ; et encore il assurait avec autant de compétence que d’ardeur la présidence de l’Alliance française.

Pour cette Alliance, après la guerre et alors qu’on pouvait craindre que notre langue n’apparut moins généralement nécessaire aux peuples de la terre, Georges Duhamel, à soixante ans passés, parcourut plus de trois cent mille kilomètres du nord au sud de l’Afrique, de l’orient à l’occident de l’Islam, d’un bord à l’autre des deux Amériques, et des voisinages européens à la pointe extrême de l’Asie, ouvrant des écoles, inaugurant des chaires magistrales et faisant en sorte, après avoir aidé à ce que la France conservât son droit à la parole, qu’elle exerçât efficacement ce droit.

Tant d’activité confond. Mais aussi tant de titres et d’honneurs égarent un peu l’opinion et masquent pour la foule la réalité de celui qui les porte.

Les Français sont un peuple parleur. Là où d’autres se taisent et bien souvent « refoulent », comme on dit en psychiatrie, il nous faut expliquer, commenter, nommer.

D’où notre habitude particulière et singulière de faire intervenir, dans tous nos actes collectifs, des gens dont les mots sont l’affaire. D’où la situation, particulière et singulière, de l’écrivain dans la vie publique française. Pas de célébration nationale, pas d’inauguration de monument, pas d’entreprise charitable, pas de protestation politique qui se puisse passer, semble-t-il, de l’assistance, de l’office d’un ministre du culte des mots.

Georges Duhamel, jusqu’à ce que la fatigue de vivre l’en empêchât, fut cet officiant parfait dont les villes, les collectivités, les associations attendaient la parole sacramentelle. Il eut une vieillesse de grand prêtre de la langue française ; un grand prêtre très doux, très bienveillant, très volontiers penché sur les humbles, et leur adressant quelques paroles d’affection ou d’éloge, comme on donne une bénédiction. Pour les générations cadettes, il s’était un peu confondu avec les apparences de ce glorieux sacerdoce.

Mais vous, qui avez bien connu Georges Duhamel, savez que sous sa chape de dignités, sous son camail de décorations, sous son étole de présidences, battait un vrai cœur d’homme, d’un homme qui avait ressenti, éprouvé, exprimé tous les états, toutes les angoisses, tous les bonheurs, tous les malheurs de notre condition, et qui par là nous était infiniment fraternel.

Alors, Messieurs, laissez-moi maintenant revenir à mon métier qui est d’abord de conter des histoires. Et laissez-moi vous conter ce qui, pour moi, sera toujours la plus belle histoire du monde : une vie humaine.

Cette vie, elle tire ses plus lointaines sèves de la terre de France, et même précisément de la terre d’Île-de-France. Ses promesses et ses volontés cheminent à travers de patientes générations de laboureurs, de tailleurs d’habits, de tuiliers qui se prénomment Nicolas-François et Marie-Jeanne, François-Étienne et Catherine-Joséphine, Jean-Baptiste et Clémentine-Clarisse ; leurs os sont retournés à la poussière à l’entour le clocher de Septeuil.

Elle rassemble ses exigences, cette vie, en Pierre-Émile Duhamel et Marie-Emma Pionnier ; elle paraît au jour le 30 juin 1884, à Paris, une petite vie fripée, banalement mystérieuse, que rien ne signale à son destin particulier, sinon les astres dont il faudrait observer les angles qu’ils font entre eux, au-dessus du premier cri de l’enfant.

Arrêtons-nous seulement à considérer les deux côtés du berceau.

Pierre-Émile Duhamel était un étrange homme qui poursuivit, mais brièvement, bien des carrières. Journaliste un moment, pharmacien un autre, se lassant de l’aviculture pour s’essayer à la confiserie, il courait après une fortune rebelle qui devant lui s’envolait ou fondait. Son mot favori était celui de tous les velléitaires : « Si je voulais » Il ne voulut vraiment qu’une chose : être médecin, mais le voulut très tard, s’appliquant, déjà quadragénaire, à apprendre le grec et le latin pour obtenir ses diplômes. La fortune, hélas, ne l’attendait pas davantage au chevet des malades.

Cet homme fantasque, et inconstant, ne tenait pas en place et déménagea sa famille trente et une fois, la faisant errer de la rue du Cardinal-Lemoine à la rue Littré, de l’avenue du Maine au quai d’Austerlitz, du passage Tocanier à la rue Bargue et de la Montagne-Sainte-Geneviève aux parages de la gare de Lyon, avec quelques exodes tantôt vers Le Havre et tantôt vers la Nièvre, pour se retrouver finalement à Montreuil-sous-Bois.

Marie-Emma Duhamel, qui de sept maternités a gardé quatre enfants, est la mère laborieuse, la mère harassée, la mère servante qui suit ce destin contrarié, en subit les échecs, en pardonne les écarts, et de ses doigts, de son industrie, de son dévouement, panse chaque jour les plaies d’argent. Le caractère réfléchi, persévérant, mesuré de Georges Duhamel s’explique en partie par la volonté de ne pas reproduire les égarements paternels. Le génie saura se tenir à lui-même la bride.

Dans Salavin, Duhamel dépeindra une mère admirable, presque irritante de patience et d’irréprochable abnégation. Dans la Chronique des Pasquier, il bâtira le personnage d’un père remuant et confus, séduisant par sa ténacité dans le rêve et décevant par son inadaptation au réel.

« Ô père, s’écrie le narrateur dans Le Notaire du Havre, comme la lumière du souvenir te va bien !... Je suis parti dans mon récit le cœur torturé de reproches, malgré la mort et les années. J’avais si grand besoin de me purger de ma rancune. Et puis le récit marche, dont je ne suis plus le maître... Je me sens tout prêt, ô père, à célébrer ta louange. Vas-tu donc me tromper encore une fois, père insaisissable ? Vas-tu donc me faire oublier que je n’ai pu te chérir ? »

Nous n’avons pas de peine à deviner les sources. Elles coulent des années où le petit Georges Duhamel, entre deux sœurs aînées et un frère de deux ans son cadet, Victor, qui restera le constant compagnon de sa vie, tire ses mollets pâles et maigres le long des rues parisiennes, et fréquente, en y tenant rang honorable mais sans particulier éclat, diverses écoles primaires. Il prend soudain son essor physique quand on l’opère d’une affection des amygdales, essor qui ne s’arrêtera que vers le mètre quatre-vingt, prend du même coup son envol intellectuel, remporte au cours complémentaire de la rue Blomet — car la famille a encore déménagé — toutes les couronnes et toutes les nominations, entre au Lycée Buffon avec un retard de deux années pour commencer le cycle des études classiques, et comble ce retard en partie au lycée de Nevers, puis dans une modeste institution privée de la rue des Fossés Saint-Jacques, où se développe son aptitude aux Lettres.

Le voici, bon latiniste, bon helléniste, un long adolescent qui a déjà connu les tragédies familiales, les humiliations de la pénurie, la tristesse glacée des dortoirs de collège, les premières amitiés, les premiers battements d’un cœur amoureux. Georges Duhamel ne se conduira pas comme son père, certes. Mais il ne peut empêcher qu’il en ait hérité les tendances. Il libère un désir d’errance en parcourant à pied les campagnes voisines de Paris ; et il choisit de se diriger, lui aussi, vers l’art médical. Mais en même temps s’affirme une vocation personnelle à la poésie. Médecine et poésie n’ont jamais fait mauvais ménage, et nous savons qu’Asclépios était fils d’Apollon.

Enfin le jeune Georges Duhamel pénètre un jour, et presque par hasard, dans le monde enchanté de la musique. Par don plutôt que par étude, il deviendra assez musicien non seulement pour faire un bon instrumentiste à la flûte, mais pour pouvoir, et jusque dans son grand âge, se rappeler par cœur la partition complète d’un opéra. En vérité, c’est à travers la musique plus que dans les mots du langage que Duhamel trouvera une sorte de réponse à ses aspirations métaphysiques ; et la voix d’un dieu dont il aura vainement cherché la parole intelligible dans les livres ou dans sa propre pensée, c’est finalement au long des cantates de Bach qu’il l’aura entendue.

Les premiers volumes des Pasquier nous rappellent, si besoin en était, que la « belle époque » ne fut belle que pour quelques-uns et difficile à beaucoup. Au moins était-elle pacifique. Aussi, pour des jeunes gens épris de dépassement et de gloire, l’aventure alors se cherche de préférence sur la route des arts. Chaque jour fait lever de nouveaux poètes dont bien peu parviendront au grain ; chaque année voit surgir de nouvelles écoles dont bien peu atteindront à l’Histoire. Rarement mouvement littéraire aura, autant que le symbolisme, produit d’épigones. C’est le temps où Fernand Gregh — dont je ne saurais oublier qu’il fut, à l’autre bout de son orbe, le paternel ami de ma propre jeunesse — vient de lancer le manifeste de l’Humanisme, et où bientôt Jules Romains va fonder l’Unanimisme. Le jeune Georges Duhamel, lui aussi, lance et fonde, avec Charles Vildrac qui deviendra presque aussitôt son beau-frère, « le groupe de l’abbaye ». Ce groupe, qui unit poètes, musiciens, peintres — ils ont nom Arcos, Gleizes, Doucet, Drouard, Doyen — aura la particularité de non seulement créer, non seulement parler, non seulement discuter, mais aussi imprimer. Une presse à bras, logée dans la banlieue, le patient labeur d’assembler les lettres, la vie en phalanstère, la règle du travail... On est tout à la fois Ronsard et Elzévir. La Pléiade, mais organisée selon les rêves du fouriérisme.

Aux imprimeurs-poètes, leur contemporain Jules Romains confie l’édition de La Vie Unanime, ce qui fera toujours penser qu’il appartint au groupe, ce qui l’obligera toujours à s’en défendre. Duhamel lui-même publie son premier ouvrage poétique qu’il intitule : Des légendes, des batailles.

« Nous ferons de la gloire paisible
Sans acier,
Elle sera bâtie de couleurs et de lignes,
Avec des idées pour mortier. »

Ah ! oui, qu’ils étaient généreux ces jeunes hommes, et pleins d’illusions sur l’avenir du monde ! Dans le Désert de Bièvres, Duhamel a décrit ces heures et ces hommes-là.

Et un après-midi de 1907 vient à l’Abbaye de Créteil, pour y dire des vers à l’occasion d’une fête, une jeune actrice qui allait débuter à l’Œuvre avec Lugné-Poe. Elle s’appelle Blanche Albane, et ce nom, doublement affirmateur de clarté, est à merveille porté par une beauté pré-raphaélite.

Georges Duhamel, cheveux bouclés, barbe frisée, n’est pas moins séduit par la jeune interprète que la jeune interprète ne l’est elle-même par le poète. Il ne saurait l’oublier au long des voyages qui lui font alors parcourir l’Europe, sac au dos, bâton en main. Deux ans plus tard, ces deux destinées s’unissent pour ne faire plus désormais qu’un couple heureux.

À l’aventure de la poésie succède, pour Georges Duhamel, l’aventure, collective aussi, du théâtre. Blanche Albane sera l’interprète des pièces de son époux : La Lumière, À l’Ombre des statues, Le Combat, L’Œuvre des athlètes, chez Antoine d’abord, à l’Odéon, puis au Vieux-Colombier, chez Jacques Copeau.

Ma mère, que ses goûts et ses talents attirèrent un moment de ce côté-là, m’a souvent conté les séductions de cet étonnant théâtre du Vieux-Colombier, où les visiteurs s’appelaient André Gide, Martin du Gard, Jean Cocteau, Charles Vildrac, Marcel Achard, où les acteurs s’appelaient Charles Dullin, Valentine Tessier, Louis Jouvet. Elle m’a souvent dit l’incomparable beauté et l’inégalable voix de Mme Blanche Albane.

Un volume encore des Pasquier, Suzanne et les jeunes hommes, plus tard nous restituera les fastes du théâtre, ses affres et ses joies, et l’espèce de dévotion délirante de ses desservants.

« Comment vous expliquer, dit l’héroïne, que la réalité je ne la sens, je ne la comprends vraiment que sur la scène ? J’aime mieux être Andromaque sur le théâtre qu’une femme heureuse et une mère comblée dans la vie. » Mme Blanche Albane n’alla pas à ces excès-là, et préféra s’éloigner des feux de la rampe pour exceller en des rôles plus secrets et d’épouse et de mère. Pendant cinquante ans, tous les manuscrits de Georges Duhamel seront copiés par ses soins.

Poète et dramaturge, Duhamel est un esprit lucide qui constamment s’interroge sur les conditions de son art. Il a rédigé, avec Vildrac, des Notes sur la technique poétique ; il publie sur Claudel une étude qui, déjà en 1913, place cet ample et tumultueux génie au rang que la foule ne lui accordera que bien plus tard.

Mais ni la lyre ni le cothurne, ni la flûte ni le calame, ne nourrissent encore leur homme. Et pour fournir au besoin quotidien, Georges Duhamel qui vient de passer son doctorat, prend emploi dans un laboratoire de recherches. Où trouve-t-il le temps de tout faire ? C’est là un problème que l’on se pose quand on considère chaque moment de sa vie.

Un jour de 1914, Duhamel prend un cahier et entreprend d’y tracer l’histoire d’un petit employé de bureau, nommé Salavin, que saisit l’absurde et irrésistible envie de poser l’index sur l’oreille de son supérieur hiérarchique. Dix pages sont écrites. Le geste de Salavin, cet attentat débonnaire qui occupera une place si importante dans le roman contemporain, est interrompu par le fracas d’un autre attentat : l’archiduc Ferdinand vient de tomber à Sarajevo et l’Europe croule dans la guerre.

Georges Duhamel avait étudié la médecine plutôt comme un prolongement à ses humanités que dans l’intention d’y faire vraiment carrière. Est-il en effet discipline plus parfaitement humaine, plus enrichissante pour l’esprit, que celle qui, art et science tout ensemble, réclame en même temps qu’un savoir exact et divers une capacité de divination ?

Mais la guerre va conduire Georges Duhamel à connaître la médecine en action. Engagé volontaire du premier jour, il va pendant quatre ans, dans un monde où la mort a préséance sur la vie, faire partie de ces équipes, si restreintes en face de l’immensité du massacre, pour qui la vie garde préséance sur la mort. Pendant quatre ans, de cette géhenne de boue, de feu, de sueur, de lassitude, de vermine, de cruauté, vont refluer, vers l’hôpital de toile ou l’autochirurgicale où Duhamel se tient, des milliers de bras arrachés, de jambes sectionnées, d’entrailles ouvertes, de crânes défoncés, de bouches effacées. Pendant quatre ans, des milliers de fois, il va se battre contre l’hémorragie, contre le pus, contre la gangrène, souvent victorieux, et souvent vaincu. Les bras pleins de sang, les yeux pleins de larmes, il va assister aux milliers de trépas de braves hommes et d’hommes braves, de héros involontaires et presque surpris de l’être, tels que la France en prodigue durant ces quatre ans terribles. Ce n’est plus la fraternité d’esprit qu’il recherche, avec des amis choisis ; c’est la fraternité de chair qu’il ressent avec le tout-venant de l’espèce humaine, avec les paysans, les employés, les étudiants, les boutiquiers dont il ampute les membres, débride les plaies, encloue les os, répare les viscères, et dont il essuie tendrement la sueur des agonies quand il n’a pu ranimer dans leurs yeux la lumière de la vie.

Le canon proche fait sans arrêt trembler les vitres de la salle d’opérations ou claquer les toiles de l’hôpital de fortune, fait tinter sur les plateaux les bistouris, les pinces et les scies. Duhamel, si harassé qu’il soit, garde la force de noter, de noter les odeurs et les cris, de noter les effrois, de noter les courages, de noter les regards où la conscience hésite aux frontières du néant, de noter chaque détail de cette monstrueuse, aberrante maladie collective, la guerre ; et les notes qu’il a prises font La Vie des martyrs.

La Vie des martyrs, avec Le Feu, Les Croix de bois, Les Éparges, avec aussi L’Équipage en ce qui concerne la nouvelle race du ciel, La Vie des martyrs est un des livres qui devaient, pour tant d’hommes qui avaient traversé tant d’horreurs en atteignant aux limites de ce que peut l’homme, demeurer leurs témoins devant leur propre mémoire et constituer leur stèle devant l’Histoire.

Celui qui m’éleva, et dont vous me permettez d’honorer la mémoire en faisant pénétrer son nom parmi vous, fut de ces héros tenaces. Ce misanthrope généreux, ce chaleureux taciturne n’aimait point à parler de ce qu’il avait accompli sous les ordres de chefs comme Fayolle ou Franchet d’Espérey. Il se contentait, lorsque la guerre venait dans la conversation, de diriger les yeux vers les quelques livres qui, sur un rayon privilégié de sa bibliothèque, y marquaient la place de son pudique honneur. Que son ombre, par ma voix, remercie aujourd’hui l’ombre de Georges Duhamel.

La Vie des martyrs paraît en 1917. L’année suivante, et sous le pseudonyme de Thévenin, pour n’avoir pas à demander une autorisation qui lui eût sans doute été refusée, Duhamel publie Civilisation. C’est encore le témoignage pour les martyrs, mais plus ample, plus étoffé, d’un art plus sûr et qui n’est pas sans rappeler, par l’acuité du trait, le Maupassant de Boule de Suif, sans rappeler aussi, par la largeur du tableau, l’indignation, la pitié, Les Récits de Sébastopol du jeune Tolstoï.

Ce livre, qui se termine par ce cri depuis inoublié : « Si la civilisation n’est pas dans le cœur de l’homme, elle n’est nulle part, » reçoit le Prix Goncourt marqué du millésime de la Victoire.

Donc, en 1918, Georges Duhamel est célèbre, et il use de cette célébrité pour exprimer la leçon qu’il a tirée de l’effroyable expérience guerrière. Il entend dénoncer les iniquités, déchirer l’atroce cécité qui pousse les hommes à se haïr et s’affronter ; il se fait en quelque sorte médecin de l’humanité. Dans un livre au beau titre, La Possession du monde, il propose à ses contemporains sinon une philosophie au moins une sagesse, faite de tolérance, de goût du bonheur, de culture humaniste, c’est-à-dire désintéressée, d’amour de l’homme pour l’homme.

Et puis Georges Duhamel se rappelle qu’un personnage l’attend, le doigt depuis cinq ans posé sur l’oreille d’un chef de bureau ; et il reprend La Confession de minuit, par quoi s’ouvre la série des Salavin.

Étrange ouvrage, non point par sa forme, qui est d’une limpidité parfaite et d’un art consommé, mais par son sujet.

Du héros de ces cinq volumes, Daniel-Rops écrivait : « Homme médiocre, sans culture véritable ni énergie, imaginatif et sensible, exalté et neurasthénique, inquiet et désaxé... on le définirait assez bien en disant de lui que c’est un inadapté. Une inadaptation foncière, morale, sociale, métaphysique. Il est la proie d’une sorte de génie destructeur qu’il connaît, qu’il a discerné en lui, mais qu’il est absolument incapable de combattre. »

Il est surprenant qu’un écrivain en train d’accéder à la gloire, qui porte en lui de si hautes aspirations et dispose d’un si magnifique métier, qui connaît les joies d’un foyer harmonieux et d’une paternité heureuse — car trois fils lui sont nés qui grandissent, manifestant déjà curiosités et aptitudes — il est surprenant que Georges Duhamel ai été hanté à ce point par le mythe du raté.

On dirait qu’il est obsédé par ce qu’il eût pu être si la combinaison des gènes, du destin et de la volonté n’avait pas été en lui si parfaite. On dirait qu’il veut consoler tous ceux qui auraient désiré être Georges Duhamel et n’en ont reçu ni les moyens, ni les talents, ni le caractère ; on dirait qu’il cherche par là encore à leur crier : « Vous savez, je suis votre frère. »

Deux hommes, qui fait suite à La Confession de minuit, nous conte la naissance discrète, puis émerveillée, d’une amitié qui bientôt se dégrade et finit en haine. De tous ces ouvrages, c’est peut-être le plus profondément original. Jamais le sentiment d’amitié n’a été étudié, isolément, de pareille façon. Le onzième chapitre, aux confins de l’humour et de la tendresse, devrait entrer dans les anthologies de la plus grande prose française.

À la suite, le Journal de Salavin relate les pitoyables et infructueux efforts du héros pour devenir un saint laïque. Puis Le Club des Lyonnais montre Salavin cherchant à s’intégrer à un groupe de révolutionnaires, n’y parvenant pas vraiment, et privé, parce que jugé trop insignifiant, de subir les rigueurs de la répression. Salavin espère échapper à lui-même en changeant de pays et d’aspect et de nom, et en allant se perdre dans les ruelles d’une ville d’Islam. Mais même les actes de justice et de dévouement qu’il s’impose ne lui apportent ni joie ni réconciliation intérieures ; et il ne rentrera en France que pour mourir dans les bras d’une compagne qui aura surtout prolongé ou reproduit la présence maternelle. La mère de Salavin est au début de l’ouvrage ; elle reparaît sans arrêt, comme en contrepoint ; elle figure encore à la fin, dans la personne de l’épouse. Le grand romancier est presque toujours un psychanalyste instinctif.

À la dernière page de Tel qu’en lui-même, Georges Duhamel adresse à son héros, avec lequel il a vécu quinze ans, un adieu désespéré qui montre bien à quel point cet inventaire de l’échec fut pour lui tout en même temps une obsession et une délivrance.

L’année qui achève le cycle des Salavin, Georges Duhamel commence un autre cycle, celui des Pasquier, qui ne comptera pas moins de dix volumes et dont j’ai déjà rappelé maints titres. C’est une œuvre dans la grande tradition du roman français de société, et dont son auteur a résumé ainsi le sujet : « l’accession d’une famille du peuple à l’élite, entre 1870 et 1930 ». Mais c’est aussi ce qu’il appellera « ses mémoires imaginaires ».

Ascendance, parenté, souvenirs d’enfance, apprentissage, amours, amitiés ; l’artiste se sert de sa propre vie et de la totalité de ses expériences comme de matières premières qu’il pétrit, mêle, broie, et qu’il redispose sur sa fresque, selon les dimensions à jamais fixées de l’œuvre d’art.

Duhamel a dépassé les quarante ans ; il paraît infatigable. Entre les tomes de ses romans cycliques, il produit des romans isolés — La Pierre d’Horeb, Querelles de Famille — des travaux de critique, des essais. Il est devenu une sorte de maître à penser, ou plutôt de maître à interroger. Comme on le dira après la seconde guerre mondiale pour Albert Camus, on dit, dans ces années qui suivent la première guerre, et chaque fois que se pose un problème général : « Que pense Duhamel ? »

André Billy l’appelle « un des directeurs de conscience de l’Europe », et assure qu’il y tient les places laissées vides par Anatole France et Romain Rolland. Jean Prévost, qui serait sans doute aujourd’hui parmi nous s’il n’avait laissé son bel avenir au maquis du Vercors, voit dans Duhamel « un chrétien sans dogme qui a accordé les devoirs de la charité et de la communion humaines ».

Moraliste des faits sociaux de son époque, Georges Duhamel a publié deux livres dont un a fait de l’éclat et l’autre presque scandale.

Dans le premier, Le Voyage de Moscou, il tâche à dessiller les yeux de l’Occident sur les réalités de la Russie nouvelle. Sachant établir un judicieux départ entre ce qu’il faut imputer aux permanences ethniques et ce qu’il convient d’attribuer au régime neuf, il met en lumière ce qui est irréversible, positif, acquis, souligne les erreurs commises par les autres nations à l’endroit de la Russie soviétique, aperçoit les perspectives qui s’ouvrent à ce grand peuple sorti de son Moyen Âge, et conclut — nous sommes, je le rappelle, dans les années 30 : « Si le communisme apparaît, à l’individualiste que je suis et veux demeurer, passible de maintes corrections, si le communisme en bien des points me blesse et me révolte, je m’incline devant la révolution, je l’accepte et la salue. »

Les Scènes de la vie future forment l’autre panneau du diptyque. Duhamel s’y montre plus sévère pour les Américains qu’il ne s’est montré pour les Russes. C’est que les Américains sont plus riches et plus puissants. Or Duhamel est choqué de rencontrer dans le matérialisme industriel des États-Unis les conditions d’un laminage de l’individu aussi certain, et moins excusable à ses yeux, que celui qui peut découler du matérialisme historique. L’obsession de la production, l’asservissement aux techniques, la primauté de l’argent, la priorité donnée à la satisfaction de besoins triviaux créés par une publicité immodérée, lui semblent mettre en danger les plus honorables vocations de l’homme, de même qu’il voit poindre dans l’appareil légal et bureaucratique, dans le conformisme des opinions et l’auto-admiration collective, des menaces graves pour l’indépendance des consciences.

On a dit de Georges Duhamel qu’il avait détesté l’Amérique. Certes pas. Comment aurait-il détesté aucune terre peuplée d’hommes ? Mais ni les souvenirs historiques, ni l’amitié ou l’admiration pour des penseurs, des poètes et des savants exceptionnels comme l’Amérique en produit à chaque génération, n’impliquent qu’on doive renoncer au libre exercice du jugement. Georges Duhamel craignait que les vieilles nations ne fussent trop éblouies par leur fille géante, trop prêtes à se modeler sur son exemple, trop disposée à passer sous sa curatelle. Il avait remarqué que les monnaies de billon frappées du mot liberty s’ornaient « d’une figure d’Indien ou de bison, deux races anéanties... »

Duhamel maintenant a cinquante ans ; il est toujours infatigable. Son goût de l’équipe, qu’elle soit chirurgicale ou littéraire, lui a fait prendre, après Alfred Valette, la direction du Mercure de France. Et La Défense des Lettres n’est pas seulement le titre que Duhamel donnera à l’un de ses livres, mais aussi le souci qui le porte à la présidence des Gens de Lettres.

On se demande alors si l’Académie française, qui lui a décerné son grand Prix de Littérature en 1930, va l’appeler à elle, et si elle ne le juge pas « trop à gauche » pour convenir à son choix.

Comme le public, Messieurs, s’obstine à vous méconnaître ! Ne lui prouvez-vous pas sans cesse que votre sénestre ignore ce que votre dextre accorde ? Et ne vous arrive-t-il pas de pousser la générosité jusqu’à donner deux fois à la même famille ?

Mais revenons à la question, à mon sens mal posée, dont Georges Duhamel était l’objet. Car, à le relire, il paraît bien que pour lui les termes de « droite » et de « gauche » désignaient des attitudes déjà dépassées. Pour lui, les déterminations, déjà, ne se situaient plus au plan parlementaire mais au plan géographique ; gauche et droite n’allaient plus correspondre, en gros, qu’aux directions d’Est et d’Ouest. Or Duhamel répugnait à vivre dans un univers partagé, comme nous le voyons, entre des manichéismes où chacun s’invente un diable pour pouvoir se croire un archange. Et il avait choisi d’être du centre, c’est-à-dire d’Europe.

Dans cette Europe, dont il avait écrit la Géographie cordiale, dans l’ensemble de ses nations, petites et grandes, dans la diversité complémentaire de ses peuples, de leurs aptitudes et de leurs courages, il distinguait, il chérissait une commune hérédité de culture, une commune hiérarchie des valeurs, une communauté d’esprit et d’honneur qu’il jugeait tout à la fois compatibles avec l’individuelle vocation au bonheur, et indispensables à la survie harmonieuse de l’humanité.

« Messieurs, depuis vingt ans, depuis les heures les plus confuses de la guerre, l’homme que vous accueillez aujourd’hui s’est interrogé chaque jour sur les vœux et les caprices d’une civilisation dont nous sommes en même temps les inventeurs, les bénéficiaires et les victimes. »

Telles sont les paroles que Georges Duhamel prononçait, de cette même place, le 26 juin 1936.

Par là, il se définissait sans inutile modestie, puisque aussi bien il se considérait en service, le service de la civilisation.

Civilisation reste le maître mot de sa vie. Être un civilisé, enseigner à le devenir, représente son souci constant et la constante direction de son effort.

Et si la civilisation est d’abord un langage, il fut, du langage, un maître.

La parole, l’écriture, sont la manifestation d’une volonté de communiquer ; la clarté donc est une courtoisie qu’on doit à ceux dont on souhaite se faire entendre. La langue de Duhamel est claire. Il en joue avec une sûreté suprême. Il y fait passer toutes les intentions et toutes les nuances ; il sait user d’humour, il sait émouvoir. Il est rarement véhément. Mais on peut dire de lui, ainsi qu’on l’a dit d’Anatole France, qu’il « atteignit par des pentes douces à de grandes hauteurs ».

Qu’il s’agisse de rapidement peindre une scène ou cerner un destin, comme dans les récits qui composent Les Hommes abandonnés, qu’il s’agisse de sertir, comme dans Le Prince Jaffar, les miroirs où viennent se refléter les images et les âmes du proche Islam, qu’il s’agisse de nous conter Les Fables de mon jardin ou de nous adresser Les Lettres au Patagon, toujours un choix heureux des mots, une alerte combinaison des idées, un gouvernement très sûr de la syntaxe, permettent de penser que son style n’a rien à redouter du temps.

Il apportait à son écriture un soin qui la rend exemplaire. Je me rappelle l’avoir entendu dire, au cours d’une conférence qu’il donna au lycée Michelet lorsque j’y étais élève de rhétorique : « Quand j’ai fini de tracer une phrase, je me demande toujours si elle pourrait être traduite en latin ; et si de besoin, je la corrige ». Cet enseignement m’a fort frappé, puisque, après tant d’années, je m’en souviens.

Se soucier de l’étymologie d’un mot avant de l’employer, connaître les racines, c’est-à-dire l’hérédité des vocables, posséder suffisamment les langues dont notre propre langue est issue, autant d’actes de l’intelligence qui ressortissent à cet humanisme que Duhamel définissait comme « l’ensemble des notions qui ne sont pas destinées à recevoir un emploi immédiat ».

« L’emploi immédiat », voilà ce qui obsède un peu trop nos contemporains, et restreint trop étroitement leur formation. Je maintiens que la fréquentation des langues anciennes reste indispensable à quiconque entreprend de formuler des idées ; car qui dit connaissance de ces langues dit aussi connaissance du long héritage de pensée qu’elles transportent. La culture est le seul royaume dont tous les hommes peuvent également recueillir l’empire, et ses plus vieilles provinces sont encore les plus riches.

Pour Georges Duhamel, Descartes et Spinoza, saint Thomas et Tertullien, a fortiori Aristote et Platon, n’étaient pas, comme ils semblent l’être aujourd’hui, repoussés dans une sorte de vague préhistoire de l’esprit. Pour lui la philosophie ne commençait pas à Hegel, comme on dirait qu’il en va ces jours-ci, et pour notre malheur.

Car du maître prussien dont toutes les écoles présentes se réclament, que nous est-il advenu ? Hegel plus Nietzsche donnent le fascisme ; Hegel plus Marx donnent le communisme ; Hegel plus Heidegger donnent l’existentialisme, c’est-à-dire rien que des philosophies de contrainte, de limitation ou de désespoir.

Mais que pouvait-il découler d’une pensée qui finalement considérait la guerre comme la suprême dialectique des nations, et qui professait que l’État est « la vie existante vraiment morale » « l’Idée divine telle qu’elle existe sur la Terre » ?

Telles sont donc les trois options auxquelles la pensée hégélienne, mêlée à l’Histoire, aura fini par acculer les jeunesses de ce siècle : l’agenouillement devant les surhommes de l’État racial, l’abnégation devant l’appareil de l’État collectiviste, ou la désespérance de la guérilla.

Je sais bien que ces mots risquent de faire grincer les dents, de divers côtés, et de me faire répondre que j’avance avec de bien gros sabots dans des plates-bandes où de puissants jardiniers font leurs récoltes. Eh bien ! qu’on grince ; j’ai fait le tour de mes indignations comme de mes illusions. Pour moi, toute la postérité réunie de Hegel ne m’aura rien proposé qui soit, pour m’aider à me conduire dans la vie, comparable à la Morale à Nicomaque, ni, pour me préparer à mourir, comparable à ce qui nous est transmis par le Phédon.

Ah ! laissez-moi, Messieurs, espérer qu’ici au moins on respire encore quelques parfums du jardin d’Akademos !

La pire partie de la postérité hégélienne nous allions la voir se mettre en marche très lourdement dès 1936. Dès 1936, Georges Duhamel regarde avec inquiétude, puis angoisse, l’Allemagne se muer en Hitlérie. Il est choqué par les hurlements de Nuremberg, révolté par les lois antisémites, éprouvé par l’Anschluss, atterré par Munich. Il le publie courageusement dans le Mémorial de la guerre blanche. Mais que peuvent les mots quand les Stukas changent le ciel en un plafond d’apocalypse et quand les chenilles des Panzers repoussent devant elles la chair française ?

Georges Duhamel remet alors la blouse du chirurgien et, dans un hôpital de Rennes, cet homme qui n’a pas tenu un bistouri depuis vingt ans opère sans arrêt, et avec succès, les blessés militaires et civils que la déroute lui envoie. Il racontera ces journées-là dans Lieu d’asile. L’ennemi lui fera l’honneur de condamner son ouvrage au feu.

Pendant la longue nuit du malheur il sera, à sa place éminente, une lumière tenace vers qui se tourneront bien des combattants de l’ombre. Et puis, la guerre terminée, sans qu’il prétende, lui plus efficace que beaucoup, l’avoir gagnée tout seul, il deviendra celui que je décrivais tout à l’heure, sur qui refluent naturellement tant de charges officielles. Il publiera encore trente ouvrages. Le style en est toujours parfait ; mais, si maintes pages méritent de durer et d’être souvent relues, on dirait parfois que le cœur n’y est plus. C’est que les convulsions de sa chère Europe, c’est que les affrontements géants qui font de l’ombre sur elle, sont ressentis par Georges Duhamel comme une défaite pire peut-être que celle des armes. Il y voit l’effacement des valeurs pour lesquelles il a milité, l’échec de l’enseignement qu’il a voulu prodiguer, la déroute de ses espérances. Et il est peu semblable à Salavin, mais un Salavin aux dimensions du monde.

La dernière ligne de son dernier volume, qu’il intitule Traité du départ, porte ces mots désabusés qui résument un destin tout entier consacré à l’honneur de l’homme : « Ô misérable orgueilleux qui dans le secret de son être se croit responsable de tout ».

Et là-dessus son œuvre s’achève.

Quand Georges Duhamel disparaît l’an dernier, le général de Gaulle écrit : « Combien m’a soutenu dans tout ce que m’inspirait le service du pays, la grande, la généreuse sollicitude de ce Français de premier ordre et de premier rang. »

Le prestigieux écrivain qu’est lui-même le général de Gaulle connaît le poids de ses mots ; et lorsqu’il s’agit du service de la France, nul ne peut, mieux que lui, fournir les mesures.

 

Messieurs, je m’étais promis de vous conter une vie, et qu’ai-je fait ? Celle-ci fut si riche d’accomplissements et de significations que je n’en ai pu décrire que les courbes les plus remarquables, les sommets les plus évidents.

Mais où sont les trente mille jours qui composèrent cette existence, leurs aubes et leurs soirs ? Où sont les cahots de la diligence qui entre Thoiry et Septeuil transporte les premiers émerveillements d’une enfance ? Où sont, autour de la Contrescarpe, les sauts à cloche-pied sur les quadrillages de la marelle ? Où est le jour, humiliant pour toute une famille, où les meubles partent pour le Mont-de-Piété ? Où donc résonnent, dans les classes abolies de l’Institution Momenheim, les cours passionnés de M. Le Brun, ami de Verlaine et traducteur de Shakespeare ? Où est la nuit de ce rêve étrange où le Christ de l’église Notre-Dame-des-Champs se détache de la grande peinture du chevet pour s’avancer, dans une lumière surnaturelle, vers l’adolescent qui ne conserve à son réveil « qu’un sentiment d’amertume et d’angoisse » ? Où est le stage de clerc d’avoué ? Où est cette autre nuit où la mère vénérée gît, défaite, hoquetante, sans qu’on puisse savoir, sans qu’on doive savoir jamais, si elle a absorbé un poison par erreur, heureusement vite réparée, ou par lassitude momentanée de la bataille de vivre ? Où donc est tout cela qui forme le tissu d’un destin et la chair d’une œuvre ?

Et les sept moments d’entrevue, en quatre années de guerre, avec l’enfant premier-né ? Et la merveilleuse volée de cloches, irréelle, incroyable, s’égrenant, le 11 novembre 1918, sur la campagne champenoise où le canon s’est tu ? Et les milliers d’instants ensuite passés à guider les jeux, l’esprit, le futur du petit Bernard, du petit Jean, du petit Antoine pour qu’ils deviennent le chirurgien, le médecin, le musicien que nous connaissons ?

Avons-nous marqué sur le calendrier le « jour » hebdomadaire de la rue Vauquelin où se retrouvent, parmi des amitiés plus fugaces, les compagnons de la première heure, le professeur Georges Heuyer, le peintre Berthold Mahn, qui seront aussi les compagnons de l’heure dernière ? Avons-nous entendu, dans la maison de Valmondois qui dresse son toit pointu parmi les arbres d’Île-de-France, l’orchestre familial, familier, où Vlaminck tient la partie de violon avec un entrain de ménétrier ? Avons-nous rallumé les lumières du jardin, le soir où la famille grimée, augmentée des amis du voisinage, les Geoffroy de Chaume, les Georges Huysmans, les Saglier, se donne à elle-même Le Songe d’une nuit d’été ? « Les enfants hier ont joué Shakespeare... »

Où sont les heures dépensées, pendant une pleine année, au chevet d’une amie aphasique, pour la rééduquer ?

Où sont les secondes d’aveu... « Je reconnais à ma tristesse que je suis encore un poète... » Où sont les traits de pensée qui illuminent la conversation quotidienne, comme cette remarque faite à Christian Melchior-Bonnet : « Le passant qui vous arrête et vous demande du feu, laissez-le seulement parler ; au bout de dix minutes, il vous demandera Dieu...»

Isolerai-je un matin, important seulement à celui qui vous parle, un matin éloigné de vingt ans, où le patriarche des Lettres, dans son aimable demeure de la rue de Liège, et offrant l’apparence que vous lui avez connue, sa cape d’académicien lui servant de vêtement d’intérieur, sa calvitie coiffée d’un vaste et débonnaire béret basque, disait à un jeune écrivain qu’il avait convié à le visiter : « J’aime de connaître ceux qui me succèderont... »

Ou bien évoquerai-je un après-midi de la même époque, où Georges Duhamel se plaisait à accueillir ici, pour en célébrer les mérites de grand médecin, d’humaniste et de patriote, celui d’entre vous qui dans un instant va me faire l’insigne et amicale faveur de me recevoir ?

Tout cela, qui fut de la vie partagée, se prolonge encore, diffusé en nos souvenirs. Mais comment reconstruire ce qui fut solitude ? Où sont, sur ces trente mille jours, les quinze mille dévoués au labeur d’écrire, devant la table de merisier, le Littré à portée de main et le rêve à portée de front ? Où donc ressaisir, dans le silence des nuits enfuies, ce soupir qui accompagne, après chaque livre terminé, l’éternel « Jamque opus exegi » ?

Toute cette longue flambée d’émotions et d’actions est-elle à jamais cendre consumée ?

Il en reste l’œuvre, en de vastes parties durable ; il en reste la mémoire, en nous déposée ; il en reste l’exemple qui peut nous inspirer.

Messieurs, on vous appelle, avec une révérence nuancée, les Immortels. Nous savons bien comment il faut l’entendre. Un vocable, même s’il semble magique, ne saurait nous défendre de nos fatalités.

L’absence, aujourd’hui, d’André Maurois, dont je cherche le regard clair, dont je vois le sourire de bonté, et qui pourtant n’est pas là, fait porter sur ma joie une ombre assez cruelle pour me rappeler aux humaines évidences

Mais elle me rappelle aussi la teneur véritable des mots.

Pour les religions antiques, sur lesquelles je me suis beaucoup penché et auxquelles plus qu’à d’autres ma pensée adhère, le terme d’Immortels ne désignait pas des hommes qui ne mouraient jamais. Les Immortels pour les anciens Grecs étaient des principes, des essences qui se manifestaient parfois sous forme humaine, et dans l’enchaînement d’existences successives. Chacun de vous ici incarne et représente l’essence d’un tempérament, d’un art, d’une discipline.

Chacun donc qui entre doit connaître, peser et mesurer ce qu’il recueille des permanences essentielles, pour en maintenir l’efficacité parmi les hommes, le temps que les Dieux voudront, et en transmettre la présence à un autre homme, quand les Destins le voudront.

Je connais ce que je recueille, soupèse ce que je dois maintenir, mesure ce que je souhaite transmettre. Cela ne se fait pas seul.

Du secours et du conseil que vous voudrez bien apporter à mon désir de vous servir, d’avance, Messieurs, je vous remercie.