Réponse au discours de réception d’Antoine-Vincent Arnault

Le 24 décembre 1829

Abel-François VILLEMAIN

Réponse de M. Villemain
au discours de M. Arnault

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 24 décembre 1829

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

 

 

Monsieur,

Vos amis se rappellent encore le jour, déjà bien éloigné, où, victime des troubles publics, banni de l’Institut et de la France, au moment de partir, vous traciez à la hâte quelques vers pleins d’émotion sans amertume. C’était une touchante allégorie sur vous-même ; c’étaient tout à-la-fois les incertitudes et la résignation d’un exilé :
 
« De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu ? – Je n’en sais rien.
L’orage a frappé le chêne
Qui seul était mon soutien.
De son inconstante haleine,
Le zéphyr ou l’aquilon,
Depuis ce jour, me promène
De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène,
Sans me plaindre ou m’effrayer ;
Je rais où va toute chose,
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier. »

 

Jamais vous n’aviez été plus heureusement poète, et mieux inspiré que le jour même où l’Académie vous perdait. Le talent est inamovible, et peut se passer des distinctions littéraires, qui ne sauraient se passer du talent. Reprenez aujourd’hui, Monsieur, par d’unanimes suffrages, une place que l’élection libre vous avait autrefois donnée, et qui dès-lors semblait devoir ne vous manquer jamais.

Au prix d’une bien pénible épreuve, vous aurez vu les travaux de votre honorable carrière appréciés deux fois, à des époques diverses, et presque par des générations différentes. Que de vicissitudes dans la fortune et dans la gloire ont rempli ce siècle de trente ans ! Que de changements ont passé sur la littérature et les arts ! Que de révolutions dans les idées ! Que de renommées ont brillé et disparu ! Celle de l’écrivain original que vous remplacez ne sera pas emportée par ce mouvement rapide.

Picard avait retracé les formes éphémères et, pour ainsi dire, les anecdotes accidentelles de la société ; mais, dans un sujet temporaire, il mit un talent durable. Notre scène comique avait produit un grand homme, que Boileau nommait le plus rare génie de son siècle, et dont la gloire, même dans le nôtre, n’est mise en doute par personne. Après lui, se succédèrent en France plusieurs talents comiques, spirituels, délicats. Mais cette création d’après nature, cette verve d’invention, cette gaîté philosophique et familière, elle n’était plus. On en retrouvait seulement quelques traits exquis dans les romans et les comédies de Le Sage. À la suite de nos troubles civils, lorsque la société commençait à se rétablir assez confusément, quelques jeunes gens s’emparèrent du théâtre comique ; l’un facile et gracieux ; un autre nerveux et dramatique ; un autre qui rappelait par son style le goût et l’élégante pureté de Térence. Picard eut pour lui l’invention, l’activité comique, le succès continuel et populaire. Comédien et poète, comme Shakspeare et Molière, il renouvela l’exemple de cette puissance théâtrale qui enchante doublement le public, et lui fait aimer dans l’auteur l’homme que chaque soir il voit et il applaudit.

Dans la mobilité de cette époque, dans ces subites transformations du gouvernement et des mœurs, il copiait la société, à mesure qu’elle posait devant lui. Ses pièces ne sont pas seulement l’histoire, mais le journal du temps.

Le mérite suprême de Picard, ce qui permet de prononcer son nom, à demi-voix, après le grand nom de Molière, c’est le naturel, don précieux, rare, inimitable, que l’on cherche, que l’on redemande, et qui, le jour où nous le retrouverons, comme le possédait Picard, sera la plus heureuse innovation que l’on ait vue depuis long-temps. Picard ne le cherchait pas ; c’était sa langue : sentiment, idées, expressions, tout lui échappait ainsi, sans qu’il le voulût. On ne remarque pas si son dialogue est spirituel ; il est mieux : il vous fait oublier l’auteur et entendre le personnage avec son parler, son accent, sa voix. L’expression la plus simple lui va si bien qu’il semble toujours un peu gêné dans les vers. Disons vrai, comme lui ; c’est surtout en prose qu’il est excellent poète comique.

Picard devait cette vérité de style à son instinct d’observateur ; il avait lu dans la vie humaine plus que dans les livres. S’il empruntait parfois aux moralistes quelque vue ancienne sur le cœur humain, il la rajeunissait par la perspective dramatique. Un jour, un vers d’Horace lui donna toute une comédie charmante et nouvelle sur la plus vieille des vérités. Jusque là, on avait coutume au théâtre de maintenir les caractères ; c’était la règle. Il imagina de les bouleverser tous sous le vent de la fortune ; et il tira de cette inconstance même la leçon et l’effet dramatique : il fit les Marionnettes, puis les Ricochets. Car souvent une idée heureuse lui servait deux fois. Un passage de La Bruyère lui inspira la Petite Ville ; et, comme son modèle, il avait deviné si juste dans les détails, qu’il fut accusé de satires personnelles par plusieurs petites villes à-la-fois.

Dans des temps si fertiles en révolutions, Picard ne put cependant s’élever jusqu’à la comédie politique : la liberté manquait toujours au talent. Mais, avec l’énergie d’un honnête homme, il donna plus d’une fois à la comédie morale cette austère franchise qui ne s’arrête pas aux ridicules et touche à des vices profonds et sérieux. Les tentations frénétiques de la cupidité, l’agiotage spéculant sur l’instabilité sociale, les calculs de la friponnerie cachant et préférant une banqueroute sous la magnificence d’une fête, trouvèrent en lui un accusateur qui devançait le magistrat : et, en attendant que la justice eut l’appui de la loi, il lui donna celui du talent et de l’opinion, nouveau ressort des États, puissance insaisissable, qui, formée par de libres discussions, devient, dans nos sociétés modernes, la première sauvegarde des droits publics et l’incorruptible mandataire de la vérité.

Après avoir rappelé le caractère moral des écrits de Picard, je ne dirai plus rien de son talent. Pour le juger dignement, pour apprécier cet art ingénieux et savant du poète comique, il faudrait que celui de nos collègues qui nous est rendu en même temps que vous, Monsieur, vous eût précédé, et que le brillant auteur des Deux Gendres, assis à cette place, se fût partagé avec vous l’éloge de Picard.

Seul, Monsieur, vous l’avez loué avec l’expérience du théâtre et la supériorité d’un goût exercé. D’ailleurs les succès de Picard et son heureux génie ne sont contestés par personne. Il n’y a point de théories diverses et de systèmes exclusifs sur la comédie, sans doute parce que l’on est indulgent pour ceux qui nous amusent. Peut-être aussi, la comédie étant par elle-même quelque chose de plus vrai que l’idéal tragique, il a été plus facile de s’accorder sur la forme, ou plutôt de les admettre toutes. Ce n’a plus été une question de principes, mais de succès, et le poète comique applaudi des spectateurs a toujours été suffisamment classique pour eux. Là surtout, le théâtre change comme les mœurs qu’il exprime ; et le tableau est variable pour être fidèle.

Les altérations que le temps fait subir à l’idéal tragique, les rapports délicats entre la vérité simple et la poésie sont plus difficiles à marquer et à saisir. Heureux les talents qui plaisent à plusieurs époques ! L’homme de goût et la foule admireront toujours le génie qui éclate dans le drame majestueux et passionné de nos grands poètes. Si quelque chose de plus libre, répandu dans les esprits, demande aujourd’hui des beautés nouvelles, la gloire de ces illustres devanciers n’en souffre pas. Innover habilement, ce serait encore suivre leur exemple. Tout grand artiste est novateur ; le seul point, c’est d’innover par la création, et non par les systèmes.

Vous avez, Monsieur, dans vos ouvrages, tenté plus d’une fois, avec succès, et le dernier degré de la terreur tragique, et l’extrême simplicité, trop rare sur notre théâtre. La mâle énergie de votre Marius charma jadis le public et la cour de la monarchie vieillissante. Les imaginations, ébranlées par Ducis, virent avec effroi le sombre dénouement de vos Vénitiens ; et votre tragédie de Guillaume de Nassau, écrite dans la solitude et l’exil, sans ornements, sans pompe théâtrale, est empreinte de naturel, par le caractère même des vertus qu’elle retrace. Dans Germanicus, vous avez tenté avec hardiesse un de ces grands sujets de l’histoire romaine ; que l’éloquence de Tacite avait l’avance élevés jusqu’à la poésie, et où ce grand modèle soutient et désespère l’imitateur.

Après avoir parcouru la difficile carrière frayée par les maîtres immortels de notre scène tragique, vous avez essayé, Monsieur, celle de toutes les formes poétiques, où des souvenirs inimitables doivent le plus intimider le talent : vous avez fait des fables. Dans le pays de La Fontaine, avait-on le droit de faire encore des fables ? Votre exemple en est la preuve. Vous avez trouvé à cueillir dans ce champ moissonné. Là, où nulle comparaison n’est possible, une part d’originalité vous est acquise. Vos fables ont un caractère à vous. Elles sont, j’en conviens, quelque peu satyriques. En les lisant, on ne s’écriera pas à chaque page : Le bon-homme ! mais on dira toujours : l’honnête homme, dont l’âme est généreuse et droite, lors même que son esprit se blesse et s’irrite ! La fable eut, de tout temps, ses hardiesses, et chercha l’allégorie pour voiler l’épigramme. Les vôtres, écrites à des époques bien diverses, dans le bonheur et dans l’adversité, ont, avec un trait commun de malice, des nuances variées par l’imagination et le sentiment. L’invention en est souvent heureuse, le style rapide. Elles vous donnent une place là où il semble que personne ne pouvait plus en obtenir.

Le même tour d’esprit, la même raison piquante se retrouve dans vos mélanges de littérature, d’érudition et même parfois de grammaire. Ce sont d’ingénieux essais qui ont occupé pour vous l’intervalle de plus sérieux travaux. Car vous avez entrepris la tâche difficile d’écrire l’histoire, et même l’histoire contemporaine. Ici, Monsieur, les souvenirs de votre vie se mêlent à ceux de votre talent ; et je n’essayerai ni de les taire, ni de les éluder. Quels contrastes, que d’événements prodigieux entre l’époque où, jeune et poète, vous suiviez, à Malte, le vainqueur d’Italie, partant pour la conquête d’Égypte, et celle où l’ancien dominateur de l’Europe, mourant captif à Sainte-Hélène, vous léguait un don testamentaire trop fort pour sa succession appauvrie, et inscrivait votre nom sur une page funèbre qui doit le conserver à jamais.

Avant le dernier moment de ce grand drame historique, dont les scènes furent dispersées sur tant de points du monde, votre imagination fortement émue avait essayé de les réunir dans un récit complet et détaillé. Depuis votre retour en France, vous aviez commencé et presque achevé l’histoire de celui qui survivait encore à sa grandeur et à sa chute. Peut-être, dans cet ouvrage, riche de souvenirs et de tableaux, avez-vous été quelquefois l’historiographe du conquérant vaincu ; peut-être avez-vous flatté sa défaite, comme d’autres ont flatté ses triomphes. Mais le souvenir de tant de gloire, même embelli par le talent, ne peut désormais donner ni crainte ni regret à personne. Chaque jour la vérité se dégage des partialités contemporaines, et se réfléchit avec plus d’éclat dans le lointain lumineux de l’histoire. Un nouveau monde social a commencé. La guerre, détournée de l’Occident, pèse sur les extrémités barbares de l’Europe orientale. La France ne gouverne plus les nations par ses décrets et par ses armes ; mais elle leur offre encore un grand spectacle dans le laborieux progrès de ses libertés combattues. Jouissons cependant du bonheur de vivre et de penser sous de sages institutions, plus fortes que les passions qui voudraient les détruire ou les altérer. L’auguste héritier du fondateur de la Charte ne peut rien ambitionner de plus grand, que d’affermir cet ouvrage glorieux et cet appui nécessaire de sa dynastie. Son nom n’a pas besoin d’une autre louange ; et d’ailleurs, les acclamations des peuples, les fêtes de l’Alsace renouvelées dans toute la France seraient le seul panégyrique digne d’un roi.