Discours de réception d’Eugène Ionesco

Le 25 février 1971

Eugène IONESCO

ACADÉMIE FRANÇAISE

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M. Eugène Ionesco ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Paulhan, y est venu prendre séance le jeudi 25 février 1971, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

J’aimais beaucoup Jean Paulhan. J’admirais son esprit pénétrant, sa lucidité, l’acuité de son intelligence, la précision de sa pensée, qui, de nuances en nuances, de distinctions en distinctions, de précisions en précisions, conduisaient jusqu’à l’impalpable, au point zéro de la pensée, au point zéro de la critique. Cependant, il était devenu vraiment la Critique. La Nouvelle Revue Française, qu’il a dirigée pendant de nombreuses années, était considérée dans le monde entier comme la « seule revue française », la meilleure revue de littérature ou la seule concevable. Le théoricien des Fleurs de Tarbes, de La clé de la poésie, de Petite préface à toute critique justifiait, tour à tour, tous les critères de jugement des œuvres, il les mettait en contradiction, aboutissait à la destruction des uns par les autres, à leur ruine. Malgré ce scepticisme fondamental, il s’est rarement trompé sur les qualités littéraires des œuvres dont il prenait connaissance. Lorsqu’il écrivait sur Jules Renard, Drieu La Rochelle, Paul Éluard, Henri Michaux, Marcel Jouhandeau, Ramuz, Cingria et tant d’autres, c’est son intuition qu’il laissait parler, parce qu’il la sentait plus sûre que la théorie. Lorsqu’il écrivait sur Groethuysen, c’est son émotion, son cœur qui s’ouvrait, son sens de l’amitié, on peut dire sa vocation de l’amitié. C’est encore cette amitié qui apparaissait lorsqu’il écrivait sur Marcel Lecomte.

 

Ce qui est curieux, paradoxal (c’était dans la nature de Jean Paulhan d’être paradoxal), c’est que, à la fois, il ne croyait pas à la littérature tout en y croyant. « Tout les mots sont en danger de devenir synonymes », disait-il, ou « bien malin qui distingue encore le vrai du bien, le beau du juste ». Mais en même temps, disait-il encore, « on n’écrit pas pour être élégant et spirituel, on n’écrit pas pour avoir des raisons, ni même pour avoir raison, ni pour donner un aspect plausible à des thèses évidemment fausses », on écrit « pour comprendre, on écrit pour être sauvé ». Il a toujours eu tendance à aller à l’encontre de la vérité admise ou de la routine qui nous empêche de voir le monde ; sans doute, pensait-il qu’il y avait deux ou plusieurs vérités, ce qui convenait à son esprit. Il prenait le contre-pied de toute affirmation. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il décrit la réalité comme si c’était un rêve et le rêve comme si c’était la réalité. Il affirmait, ainsi, que la vieillesse est délicieuse, que la guerre est passionnante, que les justiciers sont injustes ou n’ont pas le droit de faire justice, que la mort est bonne et même que c’était une extase, que l’armée est une organisation parfaite (alors que tout le monde de son milieu et les officiers eux-mêmes la déclaraient mauvaise), il disait que les grandes personnes deviennent jeunes, que les hommes ne vieillissent pas, au contraire, qu’un bon syllogisme n’a jamais convaincu personne ; il dénonçait les erreurs : par exemple, celle qui dit que notre esprit et nos sentiments deviennent moins vifs à l’usage. En effet, pour lui, la vérité était la somme de vérités contraires. Il se méfiait de toute affirmation définitive. On peut dire, aussi, que Jean Paulhan ne courait pas après son temps, mais s’y opposait, courageusement, ou qu’il le créait.

 

J’aurais tellement voulu connaître davantage Jean Paulhan, et plus tôt. Je l’ai approché, pour la première fois, il y a plus de vingt ans. Je lui avais apporté pour sa collection « Les Métamorphoses », un texte, une sorte d’essai qu’il fit lire par un lecteur des Éditions Gallimard. Je n’ai jamais su si Paulhan lui-même l’avait lu ou si, l’ayant lu, il avait voulu être confirmé par le point de vue d’un autre. Après avoir attendu, deux ou trois mois, une réponse, je perdis patience et décidai d’aller voir moi-même. Je l’ai trouvé dans son bureau de la Nouvelle Revue Française, entouré par une cour de jeunes écrivains qui devaient faire partie de la première moisson de l’après-guerre, je crois. Le pouvoir de la Revue, j’allais dire son terrorisme, exerçait alors, encore, une influence prépondérante sur la littérature. Jean Paulhan me reconnut tout de suite. – « Vous voulez votre texte ? » dit-il, en prenant les devants. « Le voici. » Il ouvrit un tiroir où je n’aperçus qu’un seul manuscrit, le mien, qui m’attendait. Il me le tendit, je le pris, je sortis. Dans le couloir, une feuille écrite s’en détacha, tomba. Je la ramassai. C’était le compte rendu du lecteur : il était féroce. Mon essai n’avait aucune valeur, il était mal pensé et mal écrit, dénué de tout intérêt. C’est seulement une dizaine d’années plus tard que je pus en faire paraître des fragments, dans des périodiques.

 

Je n’ai gardé à Jean Paulhan aucune rancune. Je le revis. Puis, un beau jour, peut-être s’était-il un peu pris d’amitié pour moi, il devint mon défenseur. En effet, seule l’amitié peut être compréhensive ; les critiques doivent être les amis des auteurs et de leurs œuvres, afin de les comprendre, de les connaître, de les déchiffrer, plutôt que des ennemis ou des indifférents ; l’objectivité est incertaine. Les théories de la littérature sont insuffisamment ou pas du tout scientifiques, malgré les efforts de quelques critiques d’aujourd’hui qui répètent, dans un autre langage, les erreurs de Taine ou de Brunetière. Tout n’est, en fait, que subjectivité.

 

 

Pour fonder une revue, pour constituer un groupement littéraire, il faut évidemment qu’il y ait des affinités idéologiques, au départ, mais le groupement s’affermissant, devenant une chapelle, l’amitié ou la camaraderie se font fanatiques et les personnes appartenant au groupement deviennent les membres d’une sorte de famille ou, plutôt, d’un parti. C’est à ce moment-là, peut-être, que l’amitié, très utile au départ, devient néfaste, car elle finit par ne plus être critique du tout. Elle tombe dans l’excès contraire. Les rédacteurs d’une revue, les partisans d’une même école, d’une même secte, ont généralement tendance à se considérer, les uns aux autres, comme des génies.

 

En février 51, on avait créé une de mes pièces au Théâtre de Poche à Montparnasse. Un soir, Jean Paulhan vint, accompagné par Dominique Aury ; il avait amené, avec lui, trente-cinq personnes aussi, des amis et des littérateurs, dont beaucoup d’étrangers. La petite salle du Théâtre de Poche nous semblait comble, à mes comédiens et à moi qui n’étions habitués à n’avoir qu’un public de neuf ou dix personnes. Caché derrière un rideau, j’épiais, dans la coulisse, les réactions de Jean Paulhan ; je l’ai vu rire, ce fut une grande joie.

 

Par la suite, je n’ai publié que trop peu de choses dans la Nouvelle Revue Française. Je venais le voir, pas fréquemment, mais j’étais convaincu que je faisais partie de ses amis. Il m’en donna la preuve, il n’y a pas si longtemps, deux ans ou même un an avant sa disparition. Il avait été élu récemment à l’Académie Française. Il m’avait invité à déjeuner. Il me conseilla de me porter candidat pour l’Académie Française. Il me dit également que Henri Michaux, Robbe-Grillet, Butor, d’autres encore devraient venir un jour à l’Académie. Il fut un des premiers amis qui m’ouvrit cette perspective. Si bien que j’ai un peu l’impression, en ce moment, que Jean Paulhan m’a désigné lui-même pour lui succéder. Lourd héritage, ainsi que Dominique Aury me le faisait récemment remarquer. Ceci était bien dans l’esprit de Jean Paulhan. Ce don est à la fois un honneur et un piège. Car comment dire, sans trop de sottises, en trois quarts d’heure ce qu’est l’œuvre de Paulhan, qui il était lui-même, quelle influence son œuvre et sa personne avaient exercée sur la littérature. Si, dans les Entretiens sur les faits divers, Jean Paulhan, nouveau Socrate du langage quotidien, nous donne des règles pour penser correctement, c’est surtout le langage de la poésie ou de la littérature qu’il met en question, qu’il essaie de codifier dans Les Fleurs de Tarbes et dans La Clef de la Poésie. Il nous dit bien que si l’on est matérialiste, on considère que le langage entraîne la pensée et que, pour le spiritualiste, c’est la pensée qui précède le langage. Je crois que Jean Paulhan était spiritualiste puisque, maintes fois, il nous parle d’une pensée ou de la pensée qui cherche ses mots. Cependant, il n’arrive pas à déceler, à prononcer les règles du langage poétique. La littérature, nous dit-il, c’est-à-dire la poésie, est pour les gens qui posent le problème du langage, donc de la pensée, un problème ardu. Et décevant. Il ajoute : « Les écrivains, et les plus grands, méprisent les lettres. » Que demande-t-on à la littérature ? Tout. Mais la littérature au lieu de percer le mystère ne fait que l’envelopper. Nous savons ce que nous dit Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes : il y a une rhétorique, c’est-à-dire un ensemble de règles dont on doit tenir compte pour écrire un poème, un roman, toute œuvre littéraire. Mais, du fait même de la rhétorique, la littérature devient banale, usée. Arrive la terreur dans les lettres qui bouscule, ébranle, détruit la rhétorique. La terreur s’installe avec de nouvelles règles. À son tour, le nouveau langage est usé, une nouvelle terreur s’attaque à la rhétorique. La nouvelle terreur déloge la rhétorique, elle s’installe, devient une nouvelle rhétorique. Puis arrive une autre terreur et ainsi de suite... Ennemi et amant de la littérature, Paulhan est un des plus brillants, des plus extraordinaires représentants de celle-ci. Nous avons vu qu’il la réfutait. Nous pouvons voir qu’il en fait l’éloge : « On ne peut douter de la passion de Phèdre, de la blessure du Prince André, de la fumée qui flotte au-dessus des toits d’Ithaque. S’il est au monde une évidence, elle est là et nulle part ailleurs. »

 

Jean Paulhan était né écrivain, d’autres sont nés musiciens. Nous savons que Mozart, à l’âge de cinq ans composait déjà de la musique. Rimbaud était poète et il écrivait des chefs-d’œuvre dès l’âge de seize ans. Pascal était né philosophe.

 

Nous ne savons pas exactement quel âge avait Jean Paulhan quand l’esprit de la littérature s’est manifesté pour la première fois en lui. Si Lalie est, peut-être, la première œuvre de Paulhan, son génie ne se serait fait connaître qu’assez tard. Mais il y a déjà de très belles lettres, écrites vers 1908 à Guillaume de Tarde. Lalie est une œuvre presque inconnue. Il me semble qu’elle n’a été publiée, tout récemment, que dans les œuvres complètes de Jean Paulhan, éditées par Tchou. Dans le cycle des récits, ce qu’il y a de très significatif, c’est la façon dont il décrit la réalité et ses rêves. Il rêvait beaucoup. Mais dans la description de ses rêves, nous ne savons pas exactement où et comment ils commencent et où ils finissent. Lorsqu’il décrit la réalité, on a l’impression qu’il raconte ses rêves. En un sens, Jean Paulhan va plus loin en profondeur que les surréalistes. D’ailleurs il les précédait puisque sa première œuvre, Lalie, a été écrite en 1915. En effet, l’écriture automatique, allant à la dérive, est malgré tout assez superficielle, elle est devenue même conventionnelle. Peut-être a-t-il été influencé par les petits romantiques allemands. Je peux dire que les rêves, tels qu’ils sont décrits par Paulhan, ont un ton objectif. Il décrit ses rêves, bien sûr, mais en maîtrisant son écriture. Il était dans le caractère de Jean Paulhan de toujours se maîtriser.

 

 

En lisant ses premières œuvres, j’ai eu l’impression de redécouvrir la littérature. Qu’est-ce que c’est que la littérature ? Beaucoup de penseurs et beaucoup d’écrivains (l’œuvre de plusieurs d’entre eux n’étant qu’une pensée sur la littérature), beaucoup de penseurs et beaucoup d’écrivains se sont penchés sur ce problème et aucune réponse n’est satisfaisante. Je ne résoudrai certainement pas ce problème. Cependant, je me demande si la littérature n’est pas due à une certaine façon de se regarder soi-même, et de regarder les autres, le monde. Elle est, vraisemblablement, en effet, le résultat d’un certain regard qui fait que la réalité, onirique ou non, nous apparaît insolite. En tout cas, elle peut être aussi l’art de retrouver le mystère, de rendre le monde mystérieux. Si j’essayais de définir la littérature et son mystère, je n’y arriverais certainement pas : mais je peux dire d’un texte que cela est de la littérature ou que cela n’en est pas. Et cette citation, tirée de Lalie, nous rendra compte de ce qu’est la littérature qui se situe à mi-chemin entre le rêve et ce qu’on appelle la réalité : « Lalie entend monter d’abord le bruit rongeur d’une source, puis une feuille sèche que le même vent balance continuellement, comme un soupir » ; et : « Quel puits surprenant, dit-elle, où je me vois dans l’obscurité. Une dame-de-puits grimpe d’une poutre à l’autre. Elle est brune et noire et pas plus grande que Lalie, elle a des bras... triangulaires. D’où venez-vous ? demande Lalie. Mais elle répond dans une langue inconnue. Alors Lalie se tait et la dame essuie de la main les cheveux qu’elle a verdis aux poutres. Mais son autre main pend vers le puits. Elle la tire à elle, et Lalie voit que cette main entraîne une seconde dame-de-puits. Toutes deux s’asseyent sur la barre horizontale mais le bras de la dernière venue se tend encore vers le puits. Lalie, qui s’est écartée, les regarde. Certes, les dames-de-puits lui ressemblent, sauf leur couleur noire. L’une d’elles, qui saute et retombe au pied de la hutte, prend dans sa main la main de Lalie et la caresse contre ses yeux et son front. Puis elle rend la main et Lalie surprise s’écarte encore. Alors la dame-de-puits court vers la mare et la seconde la suit. Une troisième vient après elles ; sur la barre du puits, Lalie voit se presser vingt figures sombres, qui, toutes, lui ressemblent.

 

La mare a une couleur de lune et de lait. Avec l’ombre des trois arbres, elle garde quelques touffes de joncs : et deux étoiles y brillent jusqu’au moment où, les éteignent, en se plongeant dans l’eau, les dames-de-puits. »

 

Après cette citation d’un texte onirique, voici de la littérature réaliste : « Un homme courbé et portant aux épaules un sac qui paraissait lourd montait vers le grenier sur son échelle. » Ce petit texte qui pourrait contenter les amateurs de la littérature objectale d’aujourd’hui, nous donne une vision insolite du monde et cela grâce à son exactitude même. Ou encore :

 

« Une vieille femme pourtant qui vient par-dehors ouvrir les volets, découvre un puits dont elle fait aussitôt grincer la poulie. » Puis de nouveau un fragment de rêve, suivi d’un fragment de réel extraits de la Promenade rapide : « Il fait nuit dans la cour, nous regardons le bois qui prend feu, nous laissons le vent courir et tu me tiens dans tes bras, nous ne sommes plus qu’un. Aussitôt, je crois être pris à toutes les choses comme je le suis à toi. Je devrais m’éloigner pour te regarder de plus loin, mais je ne puis pas bouger ; et tant d’idées rapides qui me viennent. Alors le feu lance des flammes : une bûche encore verte flambe et souffre. Le matin vient ensuite, on décharge dans la cour une charrette de fagots blancs de gelée. Quand l’homme les a lancés, ils tombent avec le bruit de la glace qu’on brise. Très vite, ils atteignent à la hauteur de la charrette. » Ainsi nous pouvons difficilement discerner si c’est le rêve ou la réalité que l’on nous décrit, la réalité vue telle qu’en rêve, le rêve vu tel que dans la réalité. Mais, ici ou là, l’écriture est descriptive, ou épique, précise, évitant toujours un certain bavardage automatique. Car, ici, il ne s’agit pas de mettre des mots les uns à la suite des autres automatiquement, il s’agit d’une association d’images que Jean Paulhan essaie d’exprimer, avec la plus grande exactitude. Ainsi, encore : « Le jour n’est pas levé. Les lampes électriques brûlent dans un brouillard qui a traversé les vitres, elles se reflètent dans le vin rouge des verres, on dirait des lumières de bohémiens. » Dans cette dernière citation, c’est bien la réalité qui nous est décrite (Le Pont traversé). On ne la distingue guère d’un rêve. On dirait aussi un tableau de Jacques Delvaux à la fois réaliste, minutieux, primitif, attentif et insolite. C’est peut-être cela qui fait l’art et la littérature, une sorte d’étonnement, une sorte de regard très attentif, aussi bien qu’émerveillé sur le monde. Jean Paulhan s’explique lui-même à ce sujet : « L’on admet que nous percevons clairement les choses réelles et les rêves de façon confuse. Cette opinion tient à la seule confiance d’avoir les premières à notre disposition, en sorte qu’il est aisé qu’il nous plaît de les faire naître, mais pour qui néglige cet aspect pratique, les objets vrais le surprennent par leur confusion. »

 

Dans le Guerrier appliqué, c’est la même technique qu’il emploie, mais avec quelque chose en plus, c’est la distance qu’il met entre lui et lui-même, d’une part, entre lui et les choses d’autre part. « Quand je me réveillai, une neige légère montait et descendait devant la porte. Quel réveil lent et trouble. J’étais encore mal dégagé de mes rêves : un marchand hargneux – que venait-il faire là ? –, une douleur au genou (il me faudra aller à la visite), la crainte surtout que l’on m’y conduise à l’endroit sombre et éclatant d’où viennent ces obus et cette fusillade. La lâcheté de ces rêves me laissait le sentiment d’une déchéance. Mais avant même de me dresser, j’en cherchais à tâtons la cause, et comme l’ayant déjà devinée. Elle ne tenait pas à ces jambes repliées et raides ni à ma tête froide ; mais à cette poitrine trop chaude et douillette sous la peau de mouton. »

 

Ainsi, nous voyons bien que la réalité pour Jean Paulhan et, sans doute, pour une grande partie des poètes, est nourrie de ses rêves, autant que les rêves sont nourris par le réel. Certainement, cette faculté de vision et de description des visions a donné à Jean Paulhan la possibilité d’être aussi un grand critique de la peinture. Voici encore : « Par le créneau je distingue un peu de champ, un mort gelé et pris au sol comme une feuille à la surface d’une mare » (tome I, page 115). Il est évident que Jean Paulhan jouait, aussi, c’est que d’abord il fait consciemment de la littérature, même dans les moments les moins propices. Je veux dire qu’il lui arrive de soumettre la réalité la plus atroce à sa littérature. Ainsi (page 121, tome I), toujours dans le Guerrier appliqué, il tire : « Un bras se leva au-dessus du sol et s’agita de droite à gauche à trois reprises. » La littérature, et voici déjà un début de critère, résulte de ou demande une attention soutenue, un regard intensément attentif et la description la plus exacte de ce qui apparaît. Faire de la littérature c’est dire et ressentir ce qu’on voit, c’est nous donner une conscience affective, même si elle semble objective, comme c’est le cas pour beaucoup de romans modernes ; en réalité elle est faite, tout simplement pour faire sentir ce qui fut ressenti.

 

Après la première bataille (tome I, page 126), il conclut ainsi : « Ne s’étonnait-il pas, dans le fond, que l’on travaille et se marie et vive. » Puis (tome I, page 128) : « La guerre, plus intense que les autres événements est cependant de même nature. » C’est-à-dire, la question : qu’est-ce que vivre et qu’est-ce que tout cela veut dire, demeure intacte, c’est-à-dire n’est pas usée par l’activité journalière et l’habitude de vivre. La question n’aura jamais de réponse, c’est évident, mais le poète n’est-il pas celui qui ne perd pas de vue la question initiale, qui lui fait voir que tout est étonnant et inexplicable ? Tous les problèmes, en dehors de ce problème primordial, sont secondaires. Cela n’empêche pas Jean Paulhan, au contraire, de jouer avec les mots et de se poser aussi la question de ce jeu et des mots. Sa grande crainte est que les mots ne s’usent. Nous avons vu, au tout début de ce discours, comment les règles deviennent terreur, comment la terreur redevient rhétorique. Il faut que les mots disent quelque chose, ils sont faits pour cela, mais comment conserver leur fraîcheur, comment faire pour que tous les mots ne soient pas synonymes, comment se fait-il que des œuvres tombent dans l’oubli, que d’autres résistent, comment se fait-il qu’il y ait de la bonne et de la mauvaise littérature, qu’est-ce que le talent, le génie existe-t-il, qu’est-ce que la littérature, qu’est-ce que c’est que la poésie et qu’est-ce que la critique qui doit rendre compte de la valeur d’une œuvre, de la valeur des mots aussi bien que de la validité des constructions poétiques ?

 

Albert Thibaudet affirmait que le monde de la littérature est aussi restreint que celui des mathématiques supérieures. Mais peut-on trouver en littérature des vérifications comme on en trouve dans les mathématiques ? Ce problème préoccupe beaucoup Jean Paulhan. Il a raison d’être ébranlé. C’est à la critique qu’il s’adresse, bien entendu, pour être renseigné sur la qualité littéraire, sur la valeur d’une œuvre. Voici des renseignements qu’il recueille sur le Songe de M. Henry de Montherlant, renseignements donnés par plusieurs critiques. Je cite les citations de Jean Paulhan ; voici ce qu’en disait Paul Souday : « Insupportable, détraqué, espèce de monstre à peu près odieux... le héros n’est pas humain. Et M. André Maurois : Le héros... parfaitement humain. Et Jean-Louis Vaudoyer : Ce cœur d’homme trouve à chaque instant pour nous toucher des accents poignants. Et M. Raymond Escholier : Il manque à cette œuvre, pour qu’elle nous touche, le battement d’un cœur. M. Jean de Pierrefeu : Une monstrueuse création d’êtres artificiels. Gaston Rageot : Un instinct profond et sincère de la vie psychologique. Fernand Van Derem : Je suis frappé par tout ce qui y bouillonne de pathétique intérieur et d’ardente sensibilité. Marcel Arland : Nulle trace de sensibilité... Sécheresse de l’âme. René Boylesve : La scrupuleuse vérité des caractères. Robert de Saint-Jean : C’est le monologue d’une âme passionnée : pas de caractère. Louis-Martin Chauffier : L’auteur ne soupçonne pas les hauteurs spirituelles. Et Pierre Dominique : L’un des plus grands caractères de l’auteur est sa spiritualité.

 

 

Daniel Halévy : Dans l’ensemble, la volupté, et elle est vraie ; la combativité, et elle est vraie ; la pitié, et elle est vraie. Et M. Robert Kempf : Quelle extraordinaire exception que cet artificiel petit mufle, cette espèce de monstre. M. André Thérive : Drôles de sentiments... M. René Boylesve : L’œuvre est utile à consulter : on y voit les tendances de la jeunesse. M. José Vincent : L’abondance des aperçus neufs, les adroites subtilités des analyses des sensations, pratiquées au microscope. M. Max Daireaux : La personnalité de l’auteur s’impose avec un tel éclat qu’elle l’emporte sur toutes ses autres qualités. M. Géo Charles : L’on n’y trouve nulle personnalité mais une compilation monotone des anciens et des modernes ; et enfin Jean Paulhan qui se cite lui-même : Les sensations y sont rudes et simples. Ce n’est pas là qu’il faut chercher la nouveauté de l’œuvre. »

 

Je connais moi-même, par expérience, les jugements divergents des critiques. J’ai subi, et cela me semble encore plus curieux, les contradictions d’un même critique à quelques semaines ou quelques mois d’intervalle. Ainsi, un critique dramatique, membre de l’Académie, n’aimait jamais ma pièce présente, il n’aimait guère que les pièces anciennes que, pourtant, à la générale, il avait éreintées. Ce critique voit une pièce ultérieure, « Elle mérite tout au plus un haussement d’épaules ». Il critique par la suite une autre pièce qu’il déteste en disant : « Où est le brillant auteur des pièces précédentes ? » Puis, après il y a eu une autre pièce et la critiquant il regrette l’avant dernière qu’il avait tant aimée, dit-il, et ainsi de suite.

 

Dans La Clef de la Poésie, poursuivant sa recherche, Jean Paulhan nous dit, dès le départ, que la poésie est une chose mystérieuse et pourtant c’est un mystère assez facile à déclencher. Ceci est une hypothèse de recherche, mais à la fin de l’essai il revient à son point de départ pour nous dire, une fois de plus, que la poésie est une chose mystérieuse, que l’on subit sans la pénétrer. Cette Clef de la Poésie date de 1944. Les Fleurs de Tarbes, où il cherchait à savoir ce que sont la littérature et la critique, aboutissait à peu près à ce même résultat. Auparavant, il avait mis, comme nous l’avons vu, les critiques en contradiction les uns avec les autres. Après nous avoir promenés dans les allées fleuries de la littérature, après avoir cherché à distinguer la rhétorique de la terreur et la terreur de la rhétorique, Jean Paulhan termine son essai, son livre, en disant : « Mettons que je n’ai rien dit. » Cet agnosticisme se retrouve dans la Petite Préface à toute critique, datée de 1930, 1944, 1951. Il se retrouve à peu près dans tous ses écrits théoriques. Nous savons très bien qu’il existe actuellement de jeunes écoles qui, exaspérées par le fait qu’il n’y a pas de règles, essaient de codifier la littérature et la poésie en utilisant des moyens nouveaux : linguistique, par exemple, structuralisme. Déjà, il y a plus de trente ans, Maurice Grammont suivi de Pius Servien avait remarqué qu’il y avait une correspondance secrète entre les mots et les significations des mots, entre le rythme et le sens de la phrase. Nous avions là donc, une sorte de critère pour juger de l’authenticité, de la vérité d’une œuvre. Dans l’envolée des phrases de Chateaubriand, par exemple, on pourrait trouver une correspondance entre son orgueil et les rythmes.

 

Mais il y aurait peut-être d’autres critères. Benedetto Croce, qu’on a perdu l’habitude de lire, nous donnait une clé de la critique, très intéressante. Selon lui, le test de la valeur d’une œuvre est son originalité. Une œuvre originale, ou écrite d’une façon originale, a probablement de la valeur. D’après lui, il y a deux moyens de connaître le monde, d’un côté la logique avec la science, de l’autre l’intuition lyrique ; la poésie serait un moyen de connaissance et une création à la fois. L’histoire de l’art ou l’histoire de la littérature étant l’histoire de son expression, chaque fois qu’il n’y a pas répétition, chaque fois qu’il y a novation, il y a valeur. L’expression étant à la fois fond et forme est une structure. Mais l’expression n’abolit pas tout un passé, toute une histoire dont elle émerge ; si bien qu’on pourrait peut-être concilier le neuf et l’ancien, la répétition et la différence. En plus, c’est dans un autre état d’esprit que l’on reçoit les œuvres de la littérature ou de la poésie. André Dhôtel a raison de dire que Jean Paulhan est un extraordinaire conteur : « Le conte est un jeu, mais un jeu sérieux. » En tant que conteur, Paulhan tient à avouer d’emblée qu’il fait de la littérature. Il désire que sa littérature soit cette vie même, bien sûr, mais il refuse d’y prétendre absolument et il s’attache au rôle hasardeux d’homme de lettres.

 

En la circonstance, le conte est la seule forme d’expression qui, à la fois, reconnaisse les chemins tracés... les mirages, les issues aventureuses, le no man’s land et enfin, peut-être, quelques surprises éclairantes en ce pays lointain où nous sommes malgré tout jetés. Par où commencer ? Simplement avec les façons les plus ordinaires. Ici il y a un arbre ? Bien, il y a un arbre. Quelqu’un monte dans l’arbre ? Donc, qu’il y monte selon ses moyens. Une jeune fille rencontrée, abordons aussi la jeune fille selon nos moyens. Mais bientôt le conteur découvre sa liberté... En effet, en quoi consiste la liberté du conteur ? Évidemment dans la liberté qu’il a d’explorer le réel et de parler un autre langage. Mais à mesure qu’il avance dans le connu, c’est l’inconnu qui se révèle ; ce qu’il raconte ou ce qu’il décrit, c’est ce qui n’a pas encore été dit, ce qui n’a pas été encore exploré. De cette façon, comme par hasard, il fait du nouveau, il nous découvre le nouveau, et c’est à partir du « dit » qu’apparaît l’inédit. Les contes et les récits de Jean Paulhan sont, en quelque sorte, des essais expérimentaux qu’il fait afin de connaître par lui-même la création. Et c’est à partir de ces tests qu’il va essayer de juger les œuvres des autres. Car le critique est bien celui qui doit découvrir et nous révéler ce qu’est la littérature, la manière de faire de la littérature et, surtout, ce qui fait l’unicité d’une œuvre et comment, en écrivant, on peut comprendre cette unicité, comment on arrive à l’unicité. C’est ce en quoi une œuvre est différente d’une autre, ou de toutes les autres, qui doit constituer la préoccupation d’un critique.

 

Parler de plusieurs œuvres à la fois, montrer en quoi elles se rattachent à un archétype, à un style collectif, à une société, à un temps et un milieu, dégager le fond commun des œuvres, c’est l’affaire de l’historien, de l’esthéticien, du sociologue, du psychanalyste, du philosophe de la culture. Il est très utile, évidemment, de dégager le fond commun. Mais le critique littéraire ne va pas au fond commun ; il part du fond commun pour atteindre le différent, pour arriver à l’unique. Et comment découvre-t-on l’unique ? Non point par l’étude des règles, ni par l’étude de la psychologie et de la biographie d’un écrivain, mais en scrutant l’œuvre elle-même.

 

Paulhan n’a pu découvrir, en tant que critique, l’unique, autrement que d’une façon instinctive, par intuition, puisque, ainsi que nous l’avons vu, la Clef de la Poésie, Les Fleurs de Tarbes, Préface à toute critique, révèlent l’impuissance d’une science certaine, d’un critère absolu ou simplement scientifique en littérature, celle-ci demeurant donc une chose mystérieuse.

 

 

Après la psychanalyse qui dévoile les archétypes de la psyché, les nouveaux critiques, linguistes et structuralistes pourront-ils mettre en évidence le même et le différent d’une façon sûre ? Nous avons vu que Jean Paulhan ne se fie qu’à son instinct, qu’à son intuition. Il fait la découverte du critique peu connu, Félix Fénéon, l’homme qui ne s’est jamais trompé, bien que ne possédant aucune science particulière ni non plus une très grande culture.

 

Voici ce que Jean Paulhan dit des critiques : « ... Au xixe siècle, il y avait des critiques dogmatiques (comme Veuillot) et des critiques dilettantes (comme Alphonse Karr). Il y a même eu des critiques dogmatiques qui sont devenus dilettantes (comme Lasserre) et des dilettantes qui sont devenus dogmatiques (comme Lemaître). Il y avait des critiques érudits (comme Faguet) et des critiques ignorants (comme Larroumet) ; il y a même eu des ignorants (comme Souday) qui sont devenus érudits et des érudits (comme Deschamps) qui sont devenus ignorants. Il y avait des critiques qui lisaient pour leur plaisir (comme Sarcey) et d’autres pour leur ennui (comme Barrès). Des critiques qui jugeaient par lois et par règles (comme Hennequin) et des critiques qui tranchaient à bâtons rompus (comme Léon Daudet) ; il y avait aussi – c’étaient les plus impitoyables – ceux qui prétendaient ne pas juger du tout (comme Anatole France) ; il y avait des critiques qui se prenaient pour des botanistes (comme Renan) ; il y avait des critiques qui portaient la politique en littérature (comme Proudhon) et d’autres qui portaient la littérature en politique (comme Maurras) ; il y en avait qui brouillaient si bien toutes choses que l’on n’y distinguait plus la politique de la littérature, ni la prière de la poésie (comme Bremond) ; des critiques qui recherchaient obstinément un homme (comme Gourmont), et d’autres qui se contentaient d’un auteur (comme Brunetière) ; il y a eu des critiques esthètes et des savants, des moralistes et des immoralistes, des voluptueux et des froids, des pesants et des volages, des solennels et des vadrouilleurs, des professeurs et des hommes du monde. Mais ils se ressemblaient tous en un point. Mais ils avaient un trait commun, qui passait de loin ces légères différences : c’est qu’ils avaient tort.

 

Tout ce qu’il faut dire des critiques français c’est que, pour divers qu’ils fussent, ils manquaient singulièrement de poigne ou bien ils empoignaient à tort et à travers. Il n’en est pas un qui ait dit un mot de Lautréamont, Gourmont excepté qui aurait, ce jour-là, mieux fait de se taire. Pas un de Rimbaud, Anatole France excepté, qui le prend pour un fumiste. Pas un de Mallarmé, sinon Maurras, qui l’appelle jongleur de mots. S’agit-il de Baudelaire, Sainte-Beuve le juge anormal, Faguet plat, Lanson insensible et Maurras malfaisant. De Zola ? Brunetière le dit ordurier, Anatole France stupide et Faguet voué à l’oubli. On prend communément Nerval pour un plaisantin, Renard pour un humoriste, Jarry pour un alcoolique et Marcel Schwob pour un vague érudit. Cependant, France tient que les poèmes de François Coppée ont illuminé son âge. Faguet s’émerveille de Richepin ; Barrès donne du génie à René Maizeroy. Maurras écrit sans rire : notre plus grand poète est Ponchon. Tant d’efforts et de soins pour en arriver là ! Comme si les critiques avaient du moins un trait commun avec les créateurs d’autant plus décourageants que plus on les encourage.

 

Mais il est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps ; défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue et par-dessus tous Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Appelle à la Revue blanche qu’il dirige de 1895 à 1903, oui, de 1895 à 1903, André Gide et Marcel Proust, Apollinaire et Claudel, Jules Renard et Péguy, Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel. Matisse. Comme à La Sirène, en 1919, Crommelynck, Joyce, Synge et Max Jacob. L’homme heureux ! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir, de l’ancien, Nerval et Lautréamont, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit, au nouveau, Gide, Proust, Claudel, Valéry qui apparaissent. Nous n’avons peut-être eu, en cent ans, qu’un critique et c’est Félix Fénéon. » Le mot de Paulhan : « Les mauvaises critiques conservent l’œuvre comme le vinaigre fait d’un fruit » pourrait s’appliquer aux critiques qu’il vient de citer. Les auteurs dont on parle mal ont été sauvés grâce aussi aux écrivains et aux artistes comme Baudelaire, Delacroix, Verlaine pour Rimbaud, Félix Fénéon lui-même.

 

Mais la critique continue en ce moment et nous avons à faire à une crise de la critique dont nous parle Serge Doubrovsky, dans un récent numéro de la N.R.F. Les raisons qu’il donne de la crise actuelle de la critique et de la littérature : éclatement des idéologies, le fait qu’il y ait comme deux cultures antagonistes, l’une affective, l’autre scientifique ou du moins rationaliste. Le fait qu’il n’y a pas de correspondance entre la pensée scientifique et l’art sont des causes très justifiées. Mais, laissant de côté les idéologies, il y a peut-être une autre raison à cette crise : c’est que beaucoup de critiques d’aujourd’hui essaient, bien entendu, d’unir les deux langages mais ne partent pas de l’œuvre, ils partent de la théorie. Ils se préfèrent eux-mêmes aux œuvres dont ils parlent. Comme le lierre entoure l’arbre, ils étouffent l’œuvre. La critique continue donc, mais mal. Il y a des critiques qui vous ordonnent de lire d’une certaine façon, qui serait la seule façon de lire. Ils vous donnent un modèle de la lecture. Il faut s’y conformer. Ne lisez pas l’œuvre, disent-ils, ne lisez que ma lecture, vous lirez ce que moi je pense de l’œuvre. On pourrait arriver ainsi à lire la lecture de la lecture de la lecture, etc. En somme, Brunetière et Taine le faisaient également, peut-être d’une manière un peu plus libérale. On doute, aujourd’hui, si la littérature va pouvoir survivre. Je crois à sa survivance, simplement parce que la littérature est une fonction indispensable de l’esprit. S’il y a deux sortes de connaissance, scientifique et affective ou lyrique, il est clair que c’est la poésie ou la littérature qui est et continuera d’être l’instrument de la connaissance affective, de l’intuition lyrique.

 

Messieurs,

On ne peut pas, en quarante minutes, rendre compte de l’œuvre immense de Jean Paulhan, de sa complexité, de ses contradictions voulues ou non, de son jeu et de son sérieux. Comment dire la grande influence qu’il a exercée sur la littérature mondiale pendant deux ou trois dizaines d’années, et comment dire que, chapelle au départ, la Nouvelle Revue Française était devenue église universelle grâce à Paulhan. Il y a à travers son œuvre, un homme qui, à la fois, se montre et se cache, mais il y a toute une œuvre parallèle encore inédite qui révèle l’écrivain et le métaphysicien. Il s’agit des milliers de lettres adressées à Jouhandeau, à François Mauriac, à Guillaume de Tarde, à Fénéon, André Gide, Antonin Artaud, à Charles Maurras, Jean Grenier, René Daumal, Étiemble, Roger Caillois, André Suarez, Frantz Hellens, Edith Thomas, Yvonne des Vignes, André Dhôtel, Georges Braque, à Marcel Arland, Jean Delay, Pierre Oster, à d’autres encore. Dans ses récits, dans ses critiques, dans ses essais, Jean Paulhan est comme distillé, plus hermétique. Dans ses lettres, Jean Paulhan nous apparaît avec son second visage : c’est la même intelligence avec plus d’humour dans la spontanéité, avec de la colère quelquefois. Tout le côté caché par pudeur se révèle dans une liberté plus grande. Beaucoup d’entre nous ont connu un Jean Paulhan excessivement poli, retenu, d’une ironie légère, bienveillante. Nous sommes surpris dans ses lettres d’y voir un homme affectueux, généreux, dévoué, attentif.

 

Évidemment, les milliers de lettres qu’il a écrites, révéleront beaucoup de secrets littéraires, seront très intéressantes au point de vue de l’histoire littéraire, bien sûr. On y rencontre des noms d’écrivains, des jugements presque toujours sympathiques, des faits et gestes de la littérature de son temps, mais nous y voyons surtout une âme qui se donne. Pour moi, j’ai été fort étonné d’apprendre, cela se trouve dans quelques-unes de ses lettres, qu’il était mystique presque, ou presque chrétien, parlant souvent de la mort, de ses maladies, mais surtout des maladies et de la mort des autres. En effet, Jean Paulhan parlant dans une de ses nombreuses lettres, en 1946, de L’Étranger d’Albert Camus, nous dit d’abord que c’était le meilleur roman ayant paru depuis deux ans, ensuite, que le sentiment de l’absurde provient, chez Camus, du fait qu’il ne croit pas en Dieu. Si l’on n’aime pas Dieu, dit encore Jean Paulhan, on ne peut aimer ni sa mère, ni une autre femme, ni un ami, ni soi-même ; on se sent hors de tout et comme déraciné. Il était évidemment passionné par les problèmes de création littéraire et par les œuvres de ses amis. Il y a aussi et surtout le métaphysicien.

 

Messieurs,

Ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, c’est Jean Paulhan qui fut un des premiers à parler de mon éventuelle entrée à l’Académie Française. Lui-même s’était décidé difficilement à se porter candidat, ainsi qu’on le voit écrit dans certaines de ses lettres datant déjà de 1946 où il envisageait sa candidature. Je pense qu’il avait une assurance certaine en lui-même, mêlée à la timidité. Pour moi, il y avait surtout de la timidité qui faisait barrage. Il me semblait que c’était très audacieux de ma part de penser faire partie d’une Académie qui, en plus de trois siècles, a réuni les noms les plus grands de la littérature française, j’allais dire de la littérature mondiale. Par la suite, d’autres académiciens me firent l’amitié et l’estime de décider pour moi que je n’étais pas tout à fait indigne d’appartenir à la Haute Assemblée dont vous faites partie, Messieurs. Il y a eu François Mauriac, le comte d’Ormesson, Pierre Gaxotte, Paul Morand, René Clair, Jean Guéhenno, Jean Rostand, Maurice Genevoix ainsi que mon ami et médecin Jean Delay qui me fait l’honneur de me recevoir. Qu’irai-je faire, m’étais-je dit, au milieu de tant de savants et d’érudits ? Mais j’aurais été bien stupide et bien orgueilleux de ne pas faire confiance à ceux qui me font confiance.