Yves Pouliquen – L’immortel

Le 8 juin 2021

Florence DELAY

Yves Pouliquen - L'Immortel

Discours prononcé par

Mme Florence DELAY

le mardi 8 juin 2021

lors de la séance d'hommage
de l'Académie nationale de médecine au Professeur Yves POULIQUEN

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Yves Pouliquen a joué un grand rôle dans notre Compagnie, nous lui devons beaucoup. Son passage est ineffaçable car c’est sous sa direction que notre Dictionnaire est entré dans l’ère numérique et que, sur le site de l’Académie française, fut créée voici une dizaine d’années une rubrique sur la langue française, intitulée sobrement « Dire, ne pas dire », dont le succès fut immédiat. Elle suscite une consultation et une correspondance de plus en nombreuses. Nous y reviendrons.

Élu le 29 novembre 2001 au trente-cinquième fauteuil, à la place laissée vacante par Louis Leprince-Ringuet, il y vint prendre séance le jeudi 30 janvier 2003 et commença son remerciement en évoquant un supposé ancêtre qui, au temps de Richelieu, n’arborant que le titre de barbier-chirurgien n’aurait pas été élu. Il cita la lignée de médecins qui l’avaient précédé dans cette Compagnie : son cher Félix Vicq d’Azyr, sur lequel il publia Les Lumières et la Révolution en 2009, Claude Bernard, Littré, Pasteur, Jean Bernard, Louis Pasteur Vallery-Radot, mon parrain, Jean Hamburger, Jean Delay, mon père, avant de faire l’éloge, selon l’usage, de son prédécesseur. De Louis Leprince-Ringuet il suivit les étapes, d’ingénieur des câbles sous-marins au laboratoire de rayons X de Maurice de Broglie, à la physique des particules, à la chaire de Polytechnique, à l’inquiétude pour l’environnement.

Pouliquen, « trentième Breton élu à l’Académie Française depuis sa fondation », fut reçu par un Breton, Michel Mohrt, qui lui proposa de cousiner à la mode de Bretagne, avant de retracer sa brillante carrière jusqu’à sa dernière opération à l’Hôtel-Dieu, filmée par Alain Cavalier, dont il dit humblement que ce film projeté aurait avantageusement remplacé son discours. Il réserva un sort particulier à un roman (unique je crois) Les Yeux de l’autre, paru en 1995, qui raconte une opération de la greffe de la cornée et ses conséquences heureuses.

Pouliquen eut deux autres fois à rédiger une « réponse », autant dire une vie, en moins d’une heure, quand il reçut sous la Coupole Jean-Christophe Rufin en 2009, et Jules Hoffmann en 2013. Pouliquen plaça Rufin, qui succédait à Henri Troyat, sous le signe d’Asclépios, soit d’Esculape, sa première vie, première suivie par beaucoup d’autres, en Afrique, au Brésil, à Sarajevo… Lorsque au médecin, au politique, à l’homme d’action, succède à part entière le romancier, devenu si populaire de nos jours, on sent monter une légère envie chez notre ami. En 2013, il reçut Jules Hoffmann au fauteuil de Jacqueline de Romilly. C’est un des charmes de notre Académie de ne pas chercher de ressemblances dans les successions. Ainsi, à celle qui était professeur de grec et passa une grande partie de sa vie dans l’Athènes du ve siècle avant Jésus-Christ, succéda notre prix Nobel d’immunologie. Lequel, ayant consacré ses jours à l’étude des défenses antibactériennes des criquets et de la petite mouche du vinaigre, ouvrit les perspectives phylogéniques de l’immunité innée.

Les séances solennelles sont une chose, les séances hebdomadaires du jeudi après-midi une autre. Chaque trimestre, l’un des nôtres est élu directeur en exercice et préside aux séances. Yves Pouliquen accepta de l’être souvent. C’est un exercice comme un autre, sauf quand l’un de nous meurt et qu’il faut ressusciter sa vie. Le jeudi suivant, nous nous levons tous en mémoire de lui tandis que le directeur en exercice prononce son hommage. Pouliquen prononça ceux de Bertrand Poirot-Delpech, Jacqueline de Romilly, Jean Dutourd, Alain Decaux, Philippe Beaussant. Jean-Luc Marion prononça le sien, un jeudi particulièrement triste de février 2020.

Les séances du jeudi après-midi sont une chose, les séances du jeudi matin une autre. Elle est la préférée de tous ceux qui y participent, c’est la « commission du Dictionnaire ». Nous nous réunissons de 9 heures 30 à 12 heures 30, salle Jacqueline de Romilly, et Pouliquen y fit une entrée spectaculaire : il arriva au mot « œil ». Plus rien dans la définition de l’édition précédente (la huitième depuis Richelieu) n’était juste, n’était vrai. Tout avait changé, et nous avions par bonheur, à la grande table ovale où j’étais assise à sa gauche, celui qui pouvait nous introduire au xxie siècle.

Il ne fit pas seulement partie de la commission du Dictionnaire mais de la commission administrative de l’Académie française, une charge lourde, de la commission administrative centrale de l'Institut de France et de la commission des œuvres sociales de l'Académie. Il ne négligeait pas non plus la commission du Grand Prix du roman et m’envoyait l’été de longs courriels où il me faisait part de ses avis sur les « romans de la rentrée ». Il avait coutume de lire tous les jours, tôt matin. Sa curiosité était immense, rassurante. Maintenant je pense à lui comme à un modèle.

C’est sous sa présidence que se constitua le comité de pilotage du projet numérique du Dictionnaire dont je parlais en commençant, constitué par Laurent Catach, consultant en édition numérique, qui travailla également pour Le Robert, Florence Monier, responsable du service du Dictionnaire, et Jean-Mathieu Pasqualini, directeur de cabinet du Secrétaire perpétuel. Projet mené à bien : les huit éditions depuis 1694 et la neuvième en cours sont désormais accessibles. Et puis, ce qui nous tient peut-être le plus à cœur est la création de cette rubrique consultable sur le site de l’Académie française, « Dire, ne pas dire », sous-titrée « du bon usage de la langue française », qui a ouvert grand les fenêtres d’un lieu réputé clos, nous a mis en relation avec des dizaines de milliers d’internautes et a tôt suscité un riche et surprenant dialogue, un échange fertile dont Yves Pouliquen se réjouissait. Il se réunissait fréquemment avec Patrick Vannier, responsable de la rubrique et du courrier, demandait régulièrement à ses confrères, souvent en vain, une chronique ou un billet d’humeur, et gagna la sympathie de l’éditeur Philippe Rey qui, à ce jour, a non seulement publié cinq volumes de Dire, ne pas dire, mais le premier volume de Bonheurs et surprises de la langue, rubrique annexe. Un ravissement qui peut vous délier de vos tristesses. Dans une de ses dernières préfaces, Pouliquen s’amuse à nous apprendre que le mot anglais glamour vient du mot français grimoire, qui apparaît au xiie siècle et signifie « livre de magie », mais s’écrit alors gramaire. Parce qu’on soupçonnait les livres de grammaire, tous rédigés en latin, inintelligibles au commun des mortels, de contenir des formules magiques…

Aussi soucieux du présent que du futur de notre langue, il se montra également curieux du passé de notre Compagnie – particulièrement durant l’époque la plus violente et troublée de notre histoire, la Révolution. Il lui consacra son dernier livre : Les Immortels et la Révolution. Ainsi revenait-il à la fin de sa vie vers ce xviiie siècle qui le captivait. En témoigne Un oculiste au siècle des Lumières, Jacques Daviel (1999), livre consacré au chirurgien et oculiste de Louis XV, qui tenta le premier l’opération de la cataracte par extraction. Dix ans après, le livre consacré au médecin de la reine Marie-Antoinette : Félix Vicq d’Azyr, les Lumières et la Révolution. Brillant médecin, anatomiste distingué, pédagogue de grand talent, efficace thérapeute dans l’épizootie qui frappa la Provence en 1775, secrétaire perpétuel de la Société royale de médecine, Vicq d’Azyr fut élu à l’Académie en 1788 au fauteuil de Buffon. On doit à l’abbé Morellet d’avoir précisé ceux de ses confrères qui étaient révolutionnaires « dans toute la force du mot », comme Chamfort et Condorcet, et ceux du bord opposé, comme Vicq d’Azyr et lui-même. Vint ensuite Cabanis, un idéologue. De Mirabeau à Bonaparte (2013). Du médecin de Mirabeau on raconte que c’est lui qui fournit à Condorcet le poison dont celui-ci fit usage pour se suicider. Cabanis intéresse avant tout Pouliquen parce qu’il est l’auteur du traité sur les Rapports du physique et du moral de l’homme (1802).

Quant aux Immortels et la Révolution, ce dernier ouvrage étudie les rapports entre l’Académie et le pouvoir politique en place, de la Révolution au retour de la monarchie, la traversée des uns et des autres, leurs prises de position. Le 8 août 1793, un décret de la Convention avait supprimé toutes les académies et sociétés littéraires. À la fin de la Terreur, l’Académie se trouvait dépeuplée de vingt-quatre membres – par mort naturelle ou violente. C’est après Brumaire qu’on reparla d’elle.

L’épilogue évoque l’autre moment le plus difficile qu’eut à traverser la Compagnie : la période de l’occupation allemande et le régime de Pétain. Furent exclus de l’Académie Abel Bonnard et Abel Hermant – leurs fauteuils déclarés vacants, à la différence de ceux du maréchal Pétain et de Charles Maurras, qui ne seront attribués qu’après leur mort. « Ainsi, concluait Yves Pouliquen, l’Académie n’est-elle jamais à l’abri des secousses politiques qui agitent périodiquement la France et demeure-t-elle l’objet récurrent de ceux qui désirent pour une raison ou pour une autre qu’elle disparaisse. »

Lui l’aima indéfectiblement. J’ose espérer qu’il fut parmi nous aussi heureux que nous l’avons été de sa présence.