Une aventure d’amour

Le 25 octobre 1911

Pierre de SÉGUR

 

Une aventure d’amour

PAR

M. LE MARQUIS DE SÉGUR
membre de l’Académie française

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du mercredi 25 octobre 1911

 

 

Messieurs,

En 1882, dans le courant de mai, les démolisseurs jetaient bas, au 59 de la rue de Richelieu, une maison historique, celle qui, le siècle précédent, avait porté le nom d’hôtel de La Popelinière. Un curieux et un érudit, M. Auguste Vitu, suivait de l’œil, avec mélancolie, la chute de ces vieilles pierres où palpitait l’âme du passé, quand il jeta une exclamation de surprise : sur le mur, mis à nu, de la maison voisine, à la hauteur du second étage, apparaissait un grand carré de plâtre, figurant une porte bouchée. Mille souvenirs, à cette vue, assiégeaient sa mémoire ; rentré chez lui, il relisait les chroniques du XVIIIsiècle, vérifiait les détails donnés et ne gardait plus aucun doute. Il avait trouvé l’emplacement de la célèbre cheminée qui, dans les derniers mois de l’an 1748, avait si fort diverti le public, excité tant de quolibets, inspiré tant de chansonniers, la cheminée dont les « camelots » du temps vendaient la reproduction en carton dans les couloirs de l’Opéra. Car l’aventure galante du duc de Richelieu et de Mme de La Popelinière avait été l’un des joyeux scandales d’une époque joyeuse entre toutes.

Ce fut du moins l’opinion des contemporains. Voici pourtant que quelques pièces d’archives, quelques lettres surtout, récemment retrouvées, donnent à penser qu’en cette affaire tout ne fut pas matière à gorges chaudes, que le vaudeville y côtoya le drame, qu’au fond de la gaillarde histoire il se trouva, suivant la belle formule d’un de mes plus glorieux confrères, il se trouva, près de la volupté, le cruel complément du sang et de la mort, qu’il s’y trouva surtout — et d’un bout à l’autre — des larmes. On en jugera par ce qui suit.

 

Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Popelinière, quand, au printemps de 1737, il épousa Thérèse Deshayes, était, à n’en pouvoir douter, un excellent parti. Fermier général dès l’âge de vingt-six ans, l’un des plus opulents financiers de son siècle, assez instruit, bon musicien, chantant avec méthode, ami de tous les arts, empressé près des femmes et habile à leur plaire, il avait, en plus, le prestige d’un homme qui a fait trois années d’exil pour avoir enlevé sa maîtresse au prince de Carignan. C’était assez de tous ces avantages pour se faire pardonner ses quarante-cinq ans bien sonnés, fût-ce par une femme qui en avait vingt-quatre. Cette dernière, au surplus, n’avait guère droit d’être bien difficile. Sa mère, Mme Deshayes, que l’on appelait Mimi Dancourt, fille de l’acteur et auteur de ce nom, avait fait sa carrière sur les planches du théâtre ; elle y avait, par atavisme, entraîné avec elle Thérèse, dont les débuts avaient fait sensation. C’était dans les coulisses que s’était ébauchée l’idylle entre la petite comédienne et le riche financier, lequel tout d’abord, à dire vrai, n’avait pas songé au mariage. Mais il avait compté sans Mme de Tencin, sévère gardienne de la morale, protectrice de Thérèse Deshayes et fort puissante sur le cardinal de Fleury. Pour renouveler son bail des fermes, La Popelinière avait dû épouser, changer en état régulier une situation équivoque. C’est ainsi qu’une étoile nouvelle s’était levée au firmament des salons parisiens.

De cette union, peu sage en apparence, La Popelinière, plusieurs années durant, n’eut cependant qu’à se féliciter. Grâce à l’appoint d’une femme jeune et charmante, son logis, déjà recherché, devint le centre du monde élégant. Auprès des plus illustres noms de la cour de Versailles, y brillaient ceux des plus grands artistes du temps, Rameau, Van Loo, Vaucanson, Latour de Saint-Quentin. Rousseau s’y montrait quelquefois ; Voltaire y fréquentait, célébrait en prose et en vers la maîtresse de maison, qu’il nommait Polymnie. Parmi tous ces hommages, celle-ci restait irréprochable, soit par vertu, soit par calcul, soit plutôt, comme il semble, qu’elle aimât alors son mari. Longtemps plus tard, au fort de sa liaison avec le duc de Richelieu : « Suis-je sûre, écrira-t-elle au duc, de mériter que vous m’aimiez toujours ? Mon cœur, je le crois ; mais je le croyais aussi il y a dix ans. Il n’y a aucune comparaison, mais je suis la même femme. » Une chose, en tout cas, est certaine, c’est que les premiers torts appartinrent au mari et qu’il prit l’offensive de l’infidélité.

Que la jeune femme fût courtisée, rien de moins surprenant. Tous ceux qui l’ont connue sont d’accord pour louer sa beauté, sa grâce, son vif esprit et sa naturelle éloquence. Sur les qualités de son cœur, les témoignages sont moins affirmatifs ; d’aucuns la jugent dissimulée, plus adroite que sensible, plus ambitieuse que vraiment passionnée. Mais nous sommes mieux instruits que les contemporains ; les lettres qu’on verra bientôt nous en disent long sur sa véritable nature. Croyons donc sur parole celle qui s’analyse en ces termes : « Je suis d’une sensibilité et d’une vivacité à me jeter par la fenêtre pour tout ce qui me contrarie, et je le suis perpétuellement. Mon imagination est toujours en mouvement. Ce sont des projets, des craintes, des langueurs, des fureurs ; je suis folle ! Mon frère, qui est heureusement né gai et doux, me dit que je me tuerai. Il a raison... Cet animal (c’est, bien entendu, son mari) disait l’autre jour : Votre frère est heureux, il n’a que les ondulations de la sensibilité, il n’en a pas les vagues. Ah ! c’est bien moi qui les ai, ces chiennes de vagues ! » C’est encore elle qui écrira : « Je me passe de tout plutôt que de ne pas passer le but en tout. Si je faisais la guerre, je voudrais commander l’armée, ou demeurer dans ma chambre. » Et je me reprocherais d’omettre cette exclamation : « Je ne désire jamais rien faiblement, jusqu’à un verre d’orgeat ! »

Longtemps, cette flamme resta sans aliment, cette ardeur sans emploi. C’est en 1744, après sept années de mariage, qu’elle rencontra celui qui allait transformer et bouleverser sa vie. Ce fut, suivant l’usage, son époux qui le lui amena. Chez une amie commune, Mme de La Martellière, La Popelinière liait amitié avec Armand du Plessis, duc de Richelieu, lieutenant général des armées, membre de l’Académie française, premier gentilhomme de la Chambre et fort avant dans les bonnes grâces du Roi, bref un homme utile à connaître et propre à rehausser l’éclat d’une fête ou d’un souper. Aux avances du riche financier, le duc répondait gracieusement, attiré, nous dit-on, par la grande fortune du mari et retenti bientôt par la grande beauté de la femme. Sur l’heure, il entreprenait une conquête, qu’avaient essayée avant lui les plus notoires compétiteurs, le marquis de Meuse, l’abbé de Sade, le maréchal de Saxe. Où tous avaient échoué, il remportait une victoire.

Pour expliquer et excuser sa faute, les défenseurs de Mme de La Popelinière ont invoqué ses griefs conjugaux, la brutalité de son époux, son avarice, ses infidélités publiques. Mais sa meilleure raison et sa plus grande excuse — et, des contemporains, aucun ne semble l’avoir soupçonné — c’est qu’elle aima réellement son vainqueur, qu’elle l’aima d’un amour profond, d’une passion presque frénétique, d’une passion dont son temps nous offre peu d’exemples. Comment n’eût pas été sincère la femme qui a tracé ces lignes : « Mon cœur, je pense quelquefois à votre retour, et, quelque éloigné qu’il soit, il faudra bien qu’il arrive. Mon cher cœur, quel moment ce sera pour nous ! Comme nos âmes s’uniront ! Comme nous nous enlacerons bien l’un à l’autre ! Il m’étouffe d’y penser : cela me coupe la respiration. Mon cœur, j’aimerais mieux mourir pour toi que de vivre pour un autre... Si tu étais là, comme je te dirais tout ce que je n’écris pas, qui me paraît meilleur que ce que j’écris. Ah ! si je pouvais te tenir ! Mon cœur, comme notre vie s’écoule ! Si vous ne m’aviez pas dit que ma mort causerait la vôtre, je voudrais mourir. » Tel est le ton des premières lettres ; le temps qui passe n’en modère point l’ardeur : « Je sens une émotion en t’écrivant, qui me donne presque de la fièvre. Mon cœur, tu ne peux m’aimer assez pour sentir comme je t’aime. Mon cher cœur, je me meurs de n’être pas avec toi. Je n’ai jamais rien aimé que toi, mon cœur. Je suis la plus malheureuse du monde ! Je vous désire avec l’impatience la plus vive, et elle s’augmente chaque jour, à ne savoir comment je ferai pour attraper la nuit, et la nuit le jour, puis la fin de la semaine, du mois. Ah ! mon cœur, quel tourment ! Ma vie est affreuse ; je ne l’aurais jamais pu croire ; il n’y a aucune diversion pour moi... Je donnerais un bras pour vous avoir tout à l’heure, oui, je le donnerais, je vous le jure ! » Se trompe-t-on à de tels accents ? Ces phrases entrecoupées, ces cris jaillis du cœur, ces plaintes, ces appels, ces invocations à la mort, c’est bien le langage de l’amour, du divin, du cruel, du redoutable amour.

 

L’objet de cette passion fut-il digne de l’inspirer ? Le duc de Richelieu était alors dans sa quarante-neuvième année, veuf pour la seconde fois, un peu « usé et chiffonné », assure le caustique d’Argenson, mais encore séduisant de visage, d’air et de tournure, grand seigneur de la tête aux pieds, beau parleur, causeur spirituel, hardi dans les boudoirs comme sur les champs de bataille, réputé pour ses bonnes fortunes, enfin professant pour les femmes, sous les formes les plus galantes, cette espèce de secret dédain auquel elles ne résistent guère. Tout porte à croire que Mme de La Popelinière vit clair en cette âme égoïste, en souffrit cruellement et ne l’aima que davantage. Écoutons-la se plaindre avec une douceur résignée : « Vous avez beaucoup d’affaires, et je vous vois d’ici fort distrait et fort en l’air quand vous m’écrivez ; mais, mon cœur, vous écrivez bien peu. Je vous pardonne et je vous excuse sur tout, mais je voudrais qu’il vous fût possible de m’écrire davantage... Il y a des oppositions entre nos caractères. Vous choisirait-on, dans le monde, pour une passion qui doit être éternelle et pour faire tous ses établissements sur cela ? » Parfois, le reproche se précise : « Mon cher cœur, pourquoi m’écris-tu si froidement, moi qui ne respire que pour toi ? Je n’ai pas trouvé dans ta lettre ces expressions, ces sentiments qui partent de l’âme et qui font autant de plaisir à écrire qu’à lire. »

Les lettres incriminées sont par malheur perdues ; mais il reste de Richelieu quelques billets d’amour, qui permettent de juger son style ; en voici un échantillon : « Mon cœur vous est livré de façon que le moindre sentiment pour toute autre n’y peut trouver place. Mon imagination ne s’échauffe jamais, et, sans ce secours et celui d’aucune fiction, je crois que je suis persuadé de tout le pouvoir que vous avez sur tout ce qui compose mon existence, et à quel point je suis désapproprié de moi-même, pour n’exister qu’en vous. Ainsi, je suis comme dans les limbes depuis notre séparation, et je ne sais quel nom donner au pouvoir qui m’entraîne dans des régions aussi tristes... » Si l’on trouve que ces effusions sont un peu laborieuses, le post-scriptum, du moins, est empreint de franchise : « J’ai reçu vos douze louis, qui ont fait leur effet, dont j’avais grand besoin, car j’avais été ruiné du premier jour. »

 

C’est donc, une fois de plus, le grand malentendu. Tous deux se servent des mêmes mots, mais que le sens est différent ! Passion chez l’une, caprice chez l’autre : une simple dissonance de ton ; combien pourtant déchirante pour le cœur ! Il s’y ajoute, pour Mme de La Popelinière, des tourments plus précis. La liaison s’ébruite ; on en jase à Paris. C’est la coutume de Richelieu de publier ses bonnes fortunes, et il n’a garde d’y manquer : « En vérité, lui écrit-elle, vous me compromettez, prenez-y garde, mon cœur. » Et plus énergiquement : « Tous vos mystères ont des trompettes, et je ne veux pas qu’on me surprenne ; vous me feriez mourir. » Elle-même, au reste, est imprudente, malhabile à dissimuler, et elle en convient sans détour. À son amie, Mme de Boufflers, qui lui conseille de ménager, de flatter son mari, de le ramener par des caresses : « Non, cela ne se peut pas, répond-elle presque avec colère. J’ai mérité d’abord qu’il me haïsse. Et puis, je ne suis point assez adroite ; il verra toujours que j’en aime un autre. Je ne puis m’assujettir à tout ce qu’il faudrait pour le bien tromper, et je n’ai point assez de moi tout entière pour être à mon amant ! »

La Popelinière est mis rapidement en éveil. Une nuée de billets anonymes vient aviver, aggraver ses soupçons. Une soubrette renvoyée a deviné l’intrigue et se venge de la sorte : « La carogne lisait et gardait toutes mes lettres, qu’elle prenait dans mes poches, quand je montais à cheval. Quel péril j’ai couru ! » Les dénonciations sont vagues ; aucun nom n’y est prononcé ; c’en est assez toutefois pour provoquer des crises terribles, car, si l’amour est mort chez le mari, l’orgueil de l’homme subsiste et déchaîne des fureurs. Dans la nuit du 22 avril 1746, après souper, éclate une scène atroce : injures ignobles, poursuite de chambre en chambre, la femme prise aux cheveux, accablée de coups au visage, jetée à terre, piétinée avec rage... Le commissaire qu’elle appelle le lendemain la trouve au lit, ensanglantée, des plaies au front, des contusions sur tout le corps, la poitrine affreusement meurtrie. De cette dernière blessure date le mal implacable qui la mine depuis lors et qui l’emportera plus tard. Deux ans après, le maréchal de Saxe, la voyant cruellement souffrir, lui conseille de mettre un cautère : « Je ne répondais rien, écrit-elle ; il me dit à la fin : Si votre mal vient d’un coup, n’en faites rien ; s’il vient du sang, cela vous est très nécessaire. Je m’approchai de son oreille et lui dis : Monsieur, je n’en ferai rien. Cela le fit taire. »

Ainsi s’explique naturellement la fameuse cheminée. La crainte d’une scène nouvelle, la frayeur d’un scandale rendirent les amants inventifs. On connaît assez l’épisode : la maison mitoyenne de l’hôtel de La Popelinière achetée, sous un nom supposé, par M. de Richelieu, le mur percé à la hauteur du « cabinet de musique » de Mme de La Popelinière, la vaste cheminée munie d’une plaque mobile, qui tourne sur ses gonds, s’ouvre sans bruit et permet le passage, un chef-d’œuvre de mécanique, qui, le jour de la découverte, arrache à Vaucanson, ami intime du fermier général, des cris d’admiration.

Dorénavant, le mystère parait assuré... Peut-être, mais non le bonheur ; et c’est ce qui fait, après tout, la moralité de l’histoire. Grâce aux précautions prises, plus d’éclat entre les époux, mais une haine cachée, plus effrayante que des batailles. Marmontel, qui les vit, a tracé le tableau de ce triste ménage : lui « morne et taciturne », elle « froide et méprisante » ; des regards qui s’évitent ou qui, lorsqu’ils se croisent, se chargent d’un feu sombre ; de rares paroles échangées d’un ton dur, un malaise général qui pèse sur tout leur entourage. « Mais elle était, dit-il, déterminée à ne point quitter la maison, et lui, aux yeux du monde, n’avait pas le droit de l’en chasser. » « En vérité, écrira-t-elle, j’ai été sur la roue pendant trois ans ! La mort est peu de chose de plus. »

Et cependant ce supplice quotidien n’est rien, aux yeux de la femme amoureuse, à côté des douleurs de la séparation. Richelieu quitte Paris : la guerre d’abord, puis une mission du Roi, puis des affaires pressées, au total dix-sept mois d’absence. Les lettres de la délaissée peignent au vif son état d’âme ; on m’excusera d’en citer des fragments : « Je n’ai plus aucune fantaisie sur rien ; je ne monte plus à cheval ; tout m’ennuie et me déplaît, et ce qui me coûte le moins est ce que je préfère. Je reste dans mon fauteuil toute la journée, et je m’enfonce à bride abattue dans mon noir... Je suis dans un tel anéantissement, que je ne suis pas maîtresse de penser à vous. Je végète absolument, et je ne sors de cet état que pour me tourmenter et reprendre mes inquiétudes sur l’avenir, mes regrets sur le passé et le présent avec fureur, et puis je retombe. Voilà mon état. »

La dernière lettre conservée décrit sa double détresse avec une réelle éloquence : « Mon cœur, je vous le pardonne, mais vous m’avez rendue bien malheureuse. Je vous aime de l’amour le plus sincère et le p us fort, et je ne vous vois point. J’ai tout perdu, vous avez tout détruit. Je suis restée à la même place, mais quelle différence ! J’ai perdu la jouissance de tout, sans compter la propriété. Tout me déplaît ; je suis comme en exil, sans savoir quand cela finira, où j’irai, ce qui m’arrivera... J’ai perdu la confiance de quelqu’un avec qui je dois passer ma vie. Je n’ai plus ni autorité sur lui, ni adresse avec lui. Je me réveille le matin en détestant le jour que je vais passer, le lieu que j’habite, les gens que je vais voir. Je tiens à tout, et jusqu’aux plus petites choses, et je suis seule dans la nature, isolée ; rien n’est à moi, je n’ai point de projet, et je ne puis en faire. Je ne puis quitter cet animal que je déteste, et je ne puis me jeter dans vos bras. Je suis malheureuse de vous avoir connu, et bien plus malheureuse encore de n’être pas avec vous... »

 

Pour la tirer de cette langueur, il faut une catastrophe. Le 28 novembre 1748, le maréchal de Saxe passait une grande revue dans la plaine de Chaillot ; Mme de La Popelinière y fut ; son mari resta au logis, prétextant un malaise. De nouvelles dénonciations, venues on ne sait d’où, lui avaient révélé la communication secrète ; il désirait s’en assurer. Avec deux de ses familiers, le fameux Vaucanson et l’avocat Ballot, il fouillait la maison, découvrait le mystère, mandait un commissaire pour constater les faits ; cependant qu’un laquais dévoué courait avertir sa maîtresse de ce qui se passait. Celle-ci, prise d’épouvante, racontait tout au maréchal de Saxe, le suppliait de la ramener chez elle pour mettre obstacle aux violences et préserver sa vie. L’intervention du vainqueur de Fontenoy put en effet arrêter les excès, mais non pas empêcher le renvoi de la femme coupable. Mise à la porte avec ignominie, elle se réfugie chez sa mère, dans un étroit logis de la Chaussée d’Antin. Elle y arrive malade, dénuée de tout, sans linge, sans vêtements, sans argent, et réduite, faute de lit, à coucher plusieurs jours par terre sur un matelas.

Le duc de Richelieu, pendant ces événements, était à Montpellier, tenant les États du Languedoc avec magnificence.

 

Une pension arrachée par force à son mari fournit un peu plus tard à l’épouse répudiée les ressources indispensables, auxquelles, assure-t-on, Richelieu, enfin de retour à Paris, avec le bâton de maréchal de France, ajouta un léger subside. Elle s’établit rue Ventadour, dans un appartement modeste, et y vécut quelques années, en proie à d’horribles souffrances, délaissée du beau monde et promptement oubliée. Néanmoins Richelieu ne l’abandonna pas tout à fait ; il lui rendait de temps en temps quelques visites « de bienséance ». Au mois de janvier 1752, elle succombait à une tumeur maligne, causée, dirent les médecins, par les coups qu’elle avait reçus six ans auparavant.

 

Au demeurant, et tout compte fait, peut-être les contemporains n’eurent-ils pas si grand tort en refusant de prendre l’affaire au tragique. Cette histoire, en effet, si l’on néglige la petite comédienne, tourna au mieux pour les intéressés. La Popelinière reprit sa fastueuse existence, ses réceptions et ses soupers, se remaria onze ans plus tard, mourut vieux et considéré. Quant à M. de Richelieu, cette retentissante aventure lui fit infiniment d’honneur. On avait beaucoup admiré la promptitude de son succès, son ingéniosité à déjouer l’espionnage indiscret du mari. On se récria plus encore, après la découverte, sur la bonté de cœur, la générosité de ce puissant seigneur, de cet illustre maréchal, qui s’arrachait, deux ou trois fois par an, à ses devoirs de Cour, à ses brillants plaisirs et à ses galanteries nouvelles, pour venir voir quelques instants dans sa simple demeure, sur son lit de souffrances, celle qui mourait obscurément, qui mourait de l’avoir aimé.