Un nouveau voyage au Groënland

Le 15 avril 1874

Xavier MARMIER

UN NOUVEAU

VOYAGE AU GROÉNLAND[1]

PAR

M. XAVIER MARMIER
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Lu dans la séance trimestrielle du 15 avril 1874.

 

MESSIEURS,

Dans les ports septentrionaux de la France, principalement dans celui de Dunkerque chaque année des centaines de marins s’embarquent pour aller pêcher la morue dans les eaux de l’Islande, et quelquefois s’avancent vers les parages du Groënland. Rude est leur tâche, cruelle la mer où ils s’aventurent, très-incertaine leur récolte. Mais ils sont vigoureux, alertes, résolus, et telle est leur ardeur que, si on les laissait faire, ils partiraient à l’équinoxe du printemps : la périlleuse saison. De sages ordonnances ne leur permettent plus d’entreprendre cette expédition avant le mois d’avril. Par une autre bienfaisante disposition, un bâtiment de guerre est envoyé chaque année vers ces aventureuses flottilles. Pour leurs navires, faibles navires de 60 à 80 tonneaux, montés par une douzaine d’hommes et mal approvisionnés, la corvette militaire, c’est le patronage, c’est l’autorité, c’est le secours de la patrie. Là, dans une collision, est le pouvoir armé ; là, pour des matelots turbulents, la loi de la discipline ; là, pour les malades, le médecin et la pharmacie.

Jeune — il y a longtemps — j’ai eu le bonheur de naviguer sur un de ces salutaires bâtiments, sur la corvette la Recherche, et je me rappelle encore deux épisodes de notre traversée entre les rocs des Feroë et la plage de Reykiavik.

Un jour, nous recueillîmes un pêcheur qui, en tombant d’un hunier, s’était brisé la jambe. Ses camarades lui avaient fait de leur mieux une ligature avec deux planchettes et du fil carnet. Il était robuste, mais très-souffrant et en grand danger de rester à jamais estropié. Notre chirurgien s’empara de lui, le pansa, le soigna assidûment. Quand nous rentrâmes en France, il était guéri.

Un autre jour, nous vîmes venir un brave homme tout effaré : c’était le capitaine d’un équipage en révolte. Une enquête rigoureuse démontra l’exactitude des faits qu’il racontait. Les deux principaux insurgés furent transportés sur la Recherche et condamnés au châtiment qu’ils méritaient. En quelques heures l’affaire était terminée, l’ordre rétabli. L’honnête capitaine ne savait comment exprimer sa reconnaissance.

En 1833, la Lilloise allait ainsi visiter nos pêcheurs. Elle était commandée par un habile et vaillant officier, M. de Blosseville, qui, dans sa juvénile ardeur, avait sollicité l’autorisation de faire au-delà de l’Islande une courageuse tentative.

Le 21 juillet, il appareillait à Dunkerque. Le 4 août, il écrivait au ministre de la marine qu’il allait s’efforcer d’atteindre la côte orientale du Groënland.

Après cette dépêche, plus rien. Pas la moindre nouvelle de lui, ni de son bâtiment. L’année suivante, le brick de guerre la Bordelaise fut envoyé en Islande pour s’enquérir du sort de la Lilloise, et ne rapporta de son voyage aucun des indices si désirés. Pour continuer dans une zone plus étendue ces perquisitions, le ministère de la marine arma, en 1835, la Recherche, et en confia le commandement à un vigoureux Breton, simple mousse au début de sa carrière, comme ses deux nobles contemporains Roussin et Duperré, et comme eux élevé graduellement, par l’éclat de ses services, au rang suprême d’amiral, l’amiral Tréhouard, dont on a fait, il y a quelques mois, les obsèques.

En deux années consécutives, il explora la côte occidentale d’Islande, s’arrêtant en divers ports, interrogeant le fonctionnaire, le pêcheur, le marchand. Il explora la banquise qui s’étend entre le cercle polaire et le cap Farewell ; puis enfin visita plusieurs établissements du Groënland. Inutile investigation ! La Chambre des députés avait voté une somme de 100,000 francs pour quiconque donnerait quelques renseignements sur la Lilloise. Le zèle d’un grand nombre de pauvres gens du nord était fort stimulé par l’appât de cette récompense. Personne ne put la gagner.

Dans les mers de l’Inde, un bâtiment peut tout à coup être pris par un cyclone, et totalement englouti en un instant. Dans les régions polaires, il peut être cerné par un amas de glaces flottantes, serré, broyé et enseveli de telle sorte qu’on n’en revoie pas un débris. Telle a été probablement la fin de la Lilloise.

En se dirigeant vers le Groënland, M. de Blosseville ne comptait pas y découvrir, comme Frobisher, la voie la plus courte pour aller en Chine, ni, comme les premiers délégués de la Compagnie danoise, des collines de sable plei­nes de pépites d’or. Non, il aspirait à voir cette fameuse côte orientale, jadis très-fréquentée par les Norvégiens qui y avaient fondé d’importantes colonies, et maintenant fer­mée par une barrière de glaces. Quel honneur pour lui, s’il accomplissait la tâche vainement entreprise à diverses époques par plusieurs valeureux marins, notamment Graah[2] et Scoresby[3], s’il parvenait à résoudre la question historique et géographique, si longtemps discutée et si indécise encore ! Peut-être aussi M. de Blosseville, en sa qualité de Normand, éprouvait-il un intérêt particulier pour les plages boréales conquises par les Vikings scandinaves comme son doux pays de Normandie.

« Le Viking, s’écrie le jeune aventurier si bien dépeint par Geijer, le Viking m’a reçu sur son navire. Le vent vigoureux souffle dans nos voiles ; il nous emporte au sein de la mer sur les ondes bleuâtres, sur les vagues élevées de l’abîme, et je suis si joyeux et si résolu ! Je tiens entre mes mains la vieille épée de mon père. J’ai juré que la mer me conduirait à la conquête d’un autre royaume[4]. »

Ces intrépides Vikings, avec leurs navires primitifs, leurs drakars, sans carte et sans boussole, ils allaient sur les mers lointaines, à l’est et à l’ouest, au nord et au sud, vers les dunes de l’Angleterre et les rives fleuries de la Sicile, vers les côtes de l’Espagne et les plaines de la Russie ils allaient à l’aventure, exaltés par leurs rêves de gloire barbares, fiers de leur audace et non moins fiers de leurs pilages. À leur retour au foyer paternel, ils étalaient avec orgueil les dépouilles enlevées à la maison étrangère. Le scalde chantait leurs exploits ; la jeune fille les regardait en rougissant avec une candide admiration, et, quand ils succombaient dans une de leurs luttes, ils savaient qu’ils seraient récompensés de leur valeur par les joies du Valhalla, assis à la table d’Odin, servis par les Valkyries, buvant le mioed dans des coupes inépuisables.

Ceux qui les avaient vus, ces terribles pirates, ne pou­vaient les oublier. Àleur aspect, Charlemagne, dit-on, pleura, et, dans les provinces par lesquelles ils avaient passé, on ajoutait ce verset aux litanies : A furore Normannorum libera nos, Domine.

Si tous prétendaient se signaler par la même bravoure, tous ne pouvaient avoir la même fortune. Les uns étaient jetés par une tempête dans une île sauvage ; d’autres abordaient une des rives fécondes. Rolf, banni de Norvége pour un acte de violence, s’en va avec une bande d’aventuriers vers l’Angleterre, puis traverse la Manche, remonte la Seine, s’empare de Rouen et devient duc de Normandie. Un autre banni, Éric le Rouge, quitte l’Islande avec sa jeune femme et va débarquer au Groënland. Celui-là aussi était d’un tempérament peu idyllique. Un soir, dit une vieille légende citée par Égède, en revenant de la chasse, il trouve sa femme morte et près d’elle un garçon à qui elle venait de donner le jour. Il s’enfonce un dard aigu dans la poitrine, et du sang qui en jaillit abreuve l’enfant[5].

À la migration de ce farouche Viking (986) commence l’histoire du Groënland, étrange histoire racontée en par­tie dans les sagas islandaises, discutée longuement sur plu­sieurs points par les érudits scandinaves, écrite en latin par le savant Torfesen[6].

Éric retourna en Islande, fit une pompeuse description de la terre où il avait séjourné, qu’il appelait, pour la rendre plus attrayante : la Terre verte (Groënland), et détermina plusieurs familles à s’y établir avec lui.

Quelques années après, Leif, un de ses fils, ayant fait un voyage en Norvége, sous le règne d’Olof Tryggvason, l’ardent provocateur de la doctrine évangélique, se convertit au christianisme et emmena avec lui un zélé prêtre, qui catéchisa, éclaira et baptisa la colonie groënlandaise.

Quelques années après, ce même Leif ayant entendu parler d’une autre contrée vers laquelle un navire norvégien avait été emporté par un ouragan, voulut la connaître. Il s’embarqua avec une trentaine d’hommes, parmi lesquels se trouvait un ancien serviteur de son père, un Allemand nommé Tyrker. En se dirigeant vers l’ouest, selon l’indication qui lui avait été donnée, il arriva d’abord à un rivage rocailleux au-dessus duquel s’élevaient des glaciers, et l’appela Helluland. Plus loin, il vit une côte sans escarpement, des bancs de sable blanc, une terre couverte de bois, et lui donna le nom de Markland (terre de bois). Deux jours après, l’aventureux navire, poussé par un vent de nord-est, atteignit une autre plage traversée par une rivière qui tombait dans la mer. Leif remonta cette rivière, jeta l’ancre près d’un lac d’où elle descendait, et résolut de passer là l’hiver. Il divisa son équipage en deux troupes qui tour à tour devaient travailler à la construction des huttes et faire des excursions dans le voisinage. À tous, par une sage prévoyance, il recommanda expressément de ne pas trop s’éloigner du campement, et de ne pas se séparer les uns des autres. Un jour, Tyrker disparut. Leif, inquiet, prit avec lui douze hommes pour aller à sa recherche, et le rencontra revenant tout joyeux d’une excursion à travers champs. « Je suis né. dit-il, dans un pays où l’on connaît la vigne, et je viens de trouver ici des rameaux de vigne. »

Leif alors donna à ce pays le nom de Vinland.

Tel est l’événement cité dans plusieurs sagas, raconté en détail par Snorre Sturlesson dans sa Heimskringla, par Torfeus dans sa Vinlandia antiqua, par Schoning dans son histoire de Norvége, l’événement commenté par un grand nombre de chroniqueurs et de géographes. Il n’est pas contestable et n’a guère été contesté. Évidemment, les Scandinaves ont dès le Xe siècle atteint le sol d’Amérique. Un des écrivains qui, tout en reconnaissant l’authenticité de ces voyages, en nient les résultats, M. Murray, a tenté de prouver que le Vinland est tout simplement la partie méridionale du Groenland, séparée par un golfe du district où Éric s’était établi[7]. Mais la subtilité de ses calculs ne peut changer en cette question la croyance générale. M. Rafn, l’actif secrétaire de la Société des antiquaires du Nord, a, dans une savante dissertation, démontré catégoriquement, par des observations de géographie, d’astronomie et d’histoire naturelle, que le rivage rocailleux auquel Leif donna le nom de Helluland est Terre-Neuve ; que le Markland est la Nouvelle-Écosse, et le Vinland une des rives du Massachusetts[8].

Leif passa tranquillement l’hiver sur un sol où s’élevaient de beaux bois, près d’une rivière où il faisait des pêches abondantes. Au printemps, il retourna, comme un oiseau de passage, vers sa demeure septentrionale. Un de ses frères. Thorvald, voulut visiter cette région où l’on prenait si aisément de si beaux poissons, et fit à l’est et au nord d’autres découvertes. Leif, dans le cours de son expédition, n’avait rencontré aucun être humain. Un jour, ses compagnons aperçurent trois canots d’où sortirent trois hommes de petite taille, à la face large et aux cheveux noirs. C’étaient des Esquimaux. Les vigoureux Norvégiens leur donnèrent par mépris le nom de Skraellinger[9], et, sans la moindre provocation, en tuèrent huit. Le neuvième réussit à s’échapper. Peu de temps après, une nuit, comme ils dor­maient paisiblement sur leur navire, ils furent tout à coup réveillés par des cris stridents. Une quantité d’embarcations les cernaient, et les Skraellingers lançaient sur eux des volées de flèches. Cette impétueuse attaque fut vaillamment repoussée, et la flotte ennemie vaincue, obligée de fuir. Cependant Thorvald avait reçu une flèche en pleine poitrine, et, se sentant mortellement blessé, il appela autour de lui ses compagnons : « Préparez-vous, leur dit-il, à retourner dans notre pays. Auparavant, il faudra m’ensevelir sur ce promontoire qui m’a paru si beau. À mes pieds vous planterez une croix, et désormais ce lieu s’appellera Korsnaes (Cap de la Croix). »

Ainsi fut fait. Mais les fils d’Éric le Rouge avaient, comme leur père, l’ardeur de la migration. Un troisième fils, Thorstein, s’embarqua pour le Vinland avec sa femme Gudrida, une jeune et vaillante femme dont l’histoire se retrouve dans plusieurs romantiques sagas. Le navire qui devait l’emporter sur les plages d’Amérique fut rejeté par une violente tempête sur la côte du Groënland. Thorstein y mourut.

Quelques années après, Gudrida épousa un descendant du fameux Regnar Lodbrok, un noble islandais nommé Thorsfinn Karlsefne, qui se sentait aussi attiré vers le Vinland, non point pour y faire une simple exploration, mais pour y fonder un établissement. Il équipa dans ce but trois bâtiments, y mit du bétail, des instruments d’agriculture, et emmena avec lui soixante hommes. Il atteignit une haie près de laquelle croissait le maïs, et rencontra de pacifiques Skraellingers avec lesquels il fit de fructueux échanges ; car, pour une bandelette, un lambeau d’étoffe, les bonnes gens lui donnaient des fourrures superbes, et pour une tasse de lait tout ce qu’ils avaient de meilleur. Ce lait leur était totalement inconnu, et, lorsque pour la première fois ils entendirent le beuglement d’une vache, ils s’enfuirent épouvantés.

Mais, l’année suivante, une armée d’autres Skraellingers attaqua la petite troupe d’émigrants. Thorsfinn, ayant failli périr dans la mêlée, abandonna ses projets de colonisation. Il repartit pour le Groënland, puis pour l’Islande, avec la précieuse cargaison qu’il avait amassée, et il mourut, disent les chroniques, très-riche et très-honoré.

Gudrida, la belle Islandaise, subissant son nouveau deuil, ayant, dans son dévouement conjugal, accompli tant de rudes traversées et bravé tant de périls, voulut se réconforter l’âme par un pieux pèlerinage. Déjà plusieurs descendants des farouches sectateurs d’Odin, plusieurs fervents catholiques, avaient été humblement s’agenouiller dans la sainte cité de Jérusalem[10]. Une autre sainte métropole attirait la pensée de la jeune chrétienne. Elle alla faire ses dévotions à Rome, puis revint en Islande finir ses jours dans un couvent fondé par un de ses fils. Heureuse fin, après de si cruelles épreuves !

Longtemps encore les Scandinaves s’en allèrent à la recherche des terres occidentales, et plusieurs s’y fixèrent. Puis tout à coup plus rien ; plus de voyages vers la contrée découverte, explorée par les fils d’Éric, habitée trois années de suite par Gudrida ; plus aucune notion de Vinland. L’aurore d’une immense révélation disparaît dans de grandes ombres. Un voile ténébreux s’étend sur la mer par laquelle on arrivait à un nouveau monde. L’Amérique, un instant entrevue, puis délaissée, oubliée, perdue dans les errements du moyen âge, attendait ses vrais découvreurs. Les Antilles embaumées attendaient Christophe Colomb ; le Canada, où la France fut si aimée, où elle est encore aimée, attendait notre valeureux Jacques Cartier.

On pense que la colonie norvégienne qui commençait à s’établir autour de Korsnes fut anéantie par les indigènes, ou se mêla graduellement à eux de telle sorte qu’elle finit par y perdre son caractère distinctif et le souvenir de son origine.

Au Groënland, la colonie norvégienne s’accroissait à l’est et à l’ouest. Dès le commencement du douzième siècle, elle formait un diocèse : elle avait un évêque institué par le roi de Norvége, proclamé par la papauté. Au quatorzième siècle, un de ses monastères est décrit d’une façon étonnante dans le livre de deux célèbres voyageurs vénitiens, les deux fils de Carlo Zeno, le héros de la guerre de Venise contre les Génois[11].

« Ce monastère, dit Nicolas Zeno, est construit au pied d’une montagne volcanique de laquelle descend une source d’eau chaude dont les religieux font un heureux emploi. Sur cette eau, ils font cuire dans des bassins de cuivre leur pain et leurs autres aliments. Cette même eau, introduite dans divers tuyaux de cuivre, d’étain ou de pierre, chauffe leur réfectoire, leurs cellules et leur église. Par d’autres conduits elle se répand à travers des jardins abrités sous un toit, et y entretient une si douce température qu’on voit sur ce sol groënlandais éclore les fleurs et mûrir les fruits des régions méridionales. »

Un éminent officier de la marine danoise, M. Zarthmann, a fait une étude approfondie de cette narration, publiée cent soixante-dix ans après le temps où elle fut écrite, et il en parle sévèrement. « Elle a trompé, dit-il, Frobisher dans son expédition au nord-ouest, et elle est tellement fabuleuse, qu’elle ne peut donner aucune juste idée des contrées qui y sont décrites[12]. »

Mais, quelles que soient les erreurs et les inventions des deux Zeni ou les interpolations de Mazolini, qui recueillit leurs lettres, il est certain que, si le Groënland n’a pas mérité son nom de Terre-Verte, comme la verte Érin, il n’a pas été non plus jadis la terre de si grande désolation.

Jadis, sur ses rives occidentales, s’élevaient quatre églises paroissiales et une centaine de villages ; sur sa rive orientale, cent quatre-vingt-dix villages, douze églises, deux couvents et le siége épiscopal[13]. Les habitants de ces villages avaient des pâturages et des bestiaux, et chaque été vendaient leurs produits à des navires étrangers. Mais, de plus en plus, les glaces ont recouvert la surface du pays, les glaces se sont amassées le long de la côte orientale de telle sorte que nulle embarcation, pas même le léger kayak, ne peut maintenant y arriver. La peste noire, qui, au quatorzième siècle, ravagea les plus riantes régions de l’Europe, atteignit aussi les Groënlandais dans leurs remparts de neige, et les décima. À ces mortels fléaux se joignit celui des batailles. Petites images des grandes choses ! Déroute d’Arbelles, désastre de Hastings en de petits pays qui ne seront célébrés par aucun historien et par aucun poète ! Les derniers descendants d’Éric furent attaqués à l’improviste et vaincus par une bande d’Esquimaux qui s’empara de leurs bancs de pêche, de leurs cabanes, comme Alexandre des trésors de Darius, et Guillaume le Conquérant du royaume de Harold.

À la mort du roi Hagen, vers l’année 1380, Olaf, en adjoignant la couronne de Norvége à celle du Danemark, devenait par là le souverain des colonies norvégiennes. Ni lui, ni la plupart de ses successeurs, ne s’occupèrent de celle qui était reléguée si loin d’eux, ayant si grand besoin de secours. On prétendait pourtant qu’il devait y avoir là des mines d’Or. Les lecteurs de la Bible affirmaient le fait en citant un des versets du livre de Job où il est dit : « L’or vient du septentrion, » et les adeptes des sciences cabalistiques en citant un des écrits de Théophraste Paracelse. Mais cette belle croyance n’allait guère au-delà d’un cercle restreint de scholars. Généralement, on n’avait par la tradition qu’une effrayante idée du Groënland, et dans les agitations des quinzième et seizième siècles, combinaisons politiques, luttes intestines, divisions de l’aristocratie, soulèvement des paysans, batailles de tous côtés, ni l’habile Marguerite, qui fit l’union de Calmar ; ni son malheureux pupille, Éric de Poméranie ; ni Christophe de Bavière, dans son règne rapide ; ni Christian II, dans ses luttes sanguinaires, ne pouvaient songer aux pauvres peuplades perdues dans l’abîme des glaces polaires.

Au XVIIe siècle, les entreprises des Anglais, les voyages de Willoughby, Frobisher, Davis, éveillèrent l’ambition de Christian IV, le grand roi de Danemark. Il voulut aussi chercher le chemin de l’Inde par le nord-ouest, et, dans ce but, il organisa successivement quatre expéditions qui n’eurent aucun utile résultat. Un vaillant marin, Jens punk, qui commandait la quatrième expédition, fut arrêté dans sa traversée par les glaces, obligé de passer l’hiver dans une île déserte, et retourna l’année suivante en Danemark avec deux hommes de son équipage. Tous les autres étaient morts[14].

Deux navires furent encore envoyés au Groënland par des armateurs de Copenhague qui espéraient faire une brillante spéculation. Leurs capitaines, peu experts en minéralogie, ramenèrent un amas de sable qu’ils considéraient comme un minerai précieux, et qui ne renfermait pas le moindre grain de métal.

Après ces diverses tentatives, le Groënland est de nouveau abandonné. D’un acte de dévouement religieux date sa nouvelle histoire. Au commencement du XVIIIe siècle, dans le village de Vaagen, en Norvége, vivait un charitable pasteur, Jean Égède, jeune encore, père de famille, très-estimé de ses paroissiens, assez riche du produit de son pastorat, et fort heureux. Par une sorte de prédestination, il lisait avec un intérêt tout particulier, à ses heures de loisir, ce qui avait été écrit sur cette malheureuse terre, décorée du nom de Terre-Verte. Il recherchait ceux qui en avaient quelque connaissance spéciale, et se sentait le cœur attendri en songeant à ces infortunés Groënlandais, oubliés dans leur sinistre isolement, condamnés aux plus rudes souffrances, et privés des consolations de la foi par leur idolâtrie.

De ce sentiment de pitié, peu à peu il en vint à l’idée d’aller lui-même à eux, de les secourir tant qu’il le pourrait et de leur enseigner la douce doctrine de l’Évangile. Il écrivit à son évêque pour lui soumettre son charitable désir. On peut voir, par la réponse qui lui fut faite, à quel point d’ignorance les Norvégiens en étaient venus à l’égard de cette contrée découverte et habitée par leurs ancêtres, et de temps à autre entrevue encore par les baleiniers de Bergen.

« Le Groënland. dit le candide prélat, est sans doute une partie de l’Amérique très-peu éloignée de Cuba et d’Hispaniola, où l’on trouve une quantité d’or. »

Puis il ajoute : « Le seul que je sache qui ait voyagé dans ce pays, c’est Louis Hennepin, missionnaire français Il a longtemps parcouru des régions qui ne peuvent être que le Vieux-Groënland, sous le même degré que celui sous lequel nous habitons, un peu au nord de celles où il place la Nouvelle-France, dans laquelle il y a un siége épiscopal nommé Québec. »

L’évêque engageait Égède à persister dans ses généreuses intentions, mais ne lui donnait aucun secours.

Longtemps le zélé pasteur chercha vainement en Norvége et en Danemark, dans le clergé et le commerce, les moyens d’accomplir son œuvre évangélique. De tout côté, il ne trouvait qu’une froide indifférence ou un mauvais vouloir. Les uns ne pouvaient raisonnablement, disaient-ils, s’associer à une entreprise inutile et dangereuse. D’autres ne comprenaient pas qu’il pût se déterminer à quitter un paisible et fructueux pastorat pour errer à l’aventure. D’autres l’accusaient de manquer à tous ses devoirs d’époux, et de père, de faire un acte de barbarie s’il se séparait de sa famille ou s’il l’emmenait dans des contrées affreuses occupées certainement par des anthropophages.

Égède s’affermit contre toutes les difficultés, et parvint à les vaincre. Le conseil des missions siégeant à Copenhague s’intéressait à lui ; le roi de Danemark lui accorda sa protection. Il obtint enfin ce qu’il avait si patiemment sollicité. Au mois de mai 1721, il s’embarqua avec sa femme, résolue comme lui, et ses enfants tout jeunes. Le gouvernement lui donnait des matériaux pour construire une habitation, des ustensiles de travail, des vivres pour un an. Quelques Norvégiens l’accompagnaient, décidés à passer avec lui au moins l’hiver. Après une pénible et périlleuse navigation, il s’arrêta dans une île, au 64e degré de latitude, et fonda la colonie à laquelle il donna le nom de Godhaab (bon espoir). Les indigènes regardèrent avec étonnement ces nouveaux venus, et ne se montrèrent envers eux ni défiants, ni hostiles. Leur pacifique attitude réjouit Égède. Il y voyait un présage de succès. Le grand obstacle à l’accomplissement de sa tâche de prédicateur était une ignorance complète de la langue groënlandaise, et la difficulté de l’apprendre. Nul rapport entre cette langue et celles qu’il connaissait, nulle grammaire, nul dictionnaire, pas même un primitif abécédaire et pas un interprète. Il fallait que le pasteur norvégien s’appliquât lui-même à chercher patiemment le sens de chaque expression. à deviner et à saisir des règles de déclinaison et de conjugaison que personne ne pouvait lui expliquer, et s’exerçât à prononcer des mots bien longs et bien durs pour un fils des Scaldes, pour un disciple de la classique Université de Copenhague.

Boileau se sentait l’oreille effrayée par les noms hollandais, les noms de Woerden et de Zuyderzée. Le délicat Boileau !

Voici un mot groënlandais qui n’est pas un des plus longs, dit M. Hall, ni un des plus gutturaux[15] :

Piniagagiakardluarungnoerangat.

Les Esquimaux profèrent cet amas de syllabes aisément. Pour acquérir-les connaissances qu’il désirait si ardemment, Égède se mit à vivre de la vie des indigènes, s’installa dans leurs cabanes, supporta courageusement leur saleté. Tandis qu’il poursuivait ainsi son œuvre généreuse, il vit arriver près de lui et il assista chrétiennement deux autres prédicateurs animés comme lui d’un zèle religieux, deux envoyés de la communauté de ces missionnaires qu’on appelle, en raison de leur origine, les frères Moraves, et en raison de leur établissement en Silésie, sur les domaines du comte de Zinzendorf, les Herrnhutes.

Nous devons à ces vaillants hommes, particulièrement à Jean Égède, à son fils Paul et à Cranz, les notions les plus détaillées et, les plus exactes sur le Groënland. Ils n’ont pu, ni par terre, ni par mer, pénétrer jusqu’à l’emplacement des constructions norvégiennes, sur la côte orientale. Mais leur œuvre, continuée par leurs successeurs, s’est propagée le long de la côte occidentale, bien au-delà du cercle polaire. Le Danemark leur doit clans cette contrée la reconstruction des anciens établissements scandinaves anéantis au XIVe siècle. La peuplade des Esquimaux leur doit son éducation religieuse et civile. Ils ont appris à parler couramment sa langue ; ils ont traduit dans cette langue les livres évangéliques, plusieurs livres d’instruction pratique et quelques livres littéraires. L’un d’eux a même traduit la charmante fiction de Daniel de Foë, les Aventures de Robinson. Les Esquimaux doivent être bien émerveillés en lisant la description de l’île où le jeune aventurier anglais fait naufrage, une île où quelques graines tombées par hasard sur le sol produisent des épis de blé, une île où l’on voit les melons mûrir au soleil, et les rameaux de vignes s’enlacer aux arbres. Pauvre Groënland !

Pour apprécier le courage de ceux qui, les premiers, allèrent s’établir là afin de révéler la vérité du christianisme à une population barbare, il faut se représenter l’état de ce pays. Un immense plateau de neige et de glace dont on ne connaît pas encore les limites ; sur ce plateau, des pointes de rocs noirs et des pyramides de glaces éternelles ; sur la mer qui l’entoure, des montagnes de glaces flottantes. Pas le moindre sillon agricole, pas de verts enclos, pas d’arbres, et un silence lugubre interrompu par le mugissement des flots, par le fracas des avalanches qui s’écroulent, ou des blocs de glace qui se brisent l’un contre l’autre. Seulement, dans les interstices des rochers où s’amasse un peu de terre et de sable, dans les îles où nichent les oiseaux, sur les toits des maisons, on peut voir quel­ques arbustes, quelques plantes chétives, des mousses, et, par une grâce providentielle, du cochléaria, remède du scorbut.

Au mois de mai, les Groënlandais quittent leurs habitations d’hiver et vont camper sous des tentes. À cette époque, disent-ils, commence leur été, et il doit durer jusqu’à la fin de septembre[16]. Naïf espoir ! Il n’y a pas d’apparence de dégel avant le mois de juin, pendant les jours où le soleil reste presque constamment à l’horizon, et ce dégel ne s’opère qu’à la surface du sol. Au mois d’août, la neige tombe à gros flocons, et un robuste négociant, ayant entrepris de faire une excursion du côté de l’est au mois de septembre, raconta que jamais il n’avait tant souffert du froid[17].

Après ces quelques semaines qu’on est convenu d’appeler l’été, voici l’hiver, le véritable hiver, avec ses tempêtes sans trêve et ses nuits saris fin.

À Hammerfest, la petite ville septentrionale de Norvége, un jour le pasteur me disait : « Les gens du midi s’imaginent que nous n’avons aucune intermittence dans nos nuits d’hiver. Eh bien, je vous assure que plus d’une fois, au mois de janvier, en me mettant à midi précis devant ma fenêtre, j’ai pu me raser sans avoir besoin de placer une lampe à côté de moi. »

Et le bon M. Aal était tout fier de me donner une si belle idée de son pays.

Dans sa solitaire demeure de Godhaab, à une latitude bien moins élevée que celle de Hammerfest, Égède ne faisait pas la même réflexion. Les navires qui, au printemps, partaient du Danemark pour porter aux colons du Groënland des provisions, des lettres, des nouvelles de la terre natale, s’en retournaient en automne. « En les voyant s’éloigner, dit le brave missionnaire, nous ne pouvons nous défendre d’un sentiment pénible. Ils nous laissent toute une année encore dans notre isolement, toute une année sans relations aucunes avec la patrie. Mais nous éprouvons une émotion plus triste encore quand le soleil nous quitte au 26 novembre. Quelques jours auparavant, vers midi, je vais au haut d’une montagne contempler ses derniers rayons ; puis je leur dis douloureusement adieu, et nous voilà pour de longues semaines dans les ténèbres. Les chiens hurlent, le vent mugit ; les flots de la mer, soulevés par la tempête, battent les flancs du coteau sur, lequel notre cabane est bâtie, et lancent leur écume sur nos fenêtres. Ah ! les malheureuses semaines[18] ! »

Aux tristesses de l’isolement et de l’obscurité, il faut joindre les rigueurs du froid, et quel froid ! Nous nous plaignons en notre doux pays de France, quand le thermomètre descend à quelques degrés au-dessous de zéro. Ingrats que nous sommes, Dieu nous ayant donné la meilleure place sur ce vaste globe ! Au Groënland, en hiver, il n’y a plus de degrés à marquer : l’encre gèle auprès du feu, le vin et l’eau-de-vie gèlent dans les tonneaux, la fumée de l’âtre gèle au haut de la cheminée ; les pierres se brisent par la force de la gelée.

Les Groënlandais passent cette longue saison dans des cabanes, ou pour mieux dire dans des terriers de quelques pieds de haut, éclairés par de petites fenêtres, où l’on ne voit pas un brin de vitre, mais en certains endroits une espèce de parchemin façonné avec des intestins de poisson, et ailleurs des plaques taillées dans des blocs de glace. L’entrée de ces habitations est si basse et si étroite que, pour y pénétrer, il faut se courber jusqu’à terre. Ordinairement, plusieurs familles demeurent sous le même toit. Un rideau les sépare l’une de l’autre, et leur mobilier n’occupe pas une grande place. Au fond de chaque compartiment, une planche recouverte de quelques peaux de phoques et de rennes, c’est le lit ; çà et là quelques grossiers ustensiles. Le meuble essentiel est une lampe d’un pied de longueur que l’on remplit d’huile de poisson, et où l’on met de la mousse pilée en guise de mèches. Cette lampe sert à la fois à cuire les aliments, à sécher les vêtements mouillés et à chauffer l’habitation. Tout cela, pour l’Esquimau, est assez ingénieusement combiné. Mais pour l’Européen, ce qu’il y a de plus cruel, c’est de passer quelques-instants dans ces chambres basses totalement privées d’air. La famille groënlandaise, constamment revêtue de peaux d’animaux, sans la moindre parcelle de linge, et ne vivant, que de lard ou d’huile de poisson, la lampe nuit et jour allumée, les vases de cuisine que jamais nulle main ne nettoie, des viandes corrompues que l’on garde pour le repas du soir ou pour celui du lendemain, d’autres saletés encore répandent dans cet étroit espace l’odeur la plus horrible.

Là, sans cesse la femme travaille. Elle a tant de choses à faire ! C’est elle qui doit veiller aux besoins du ménage, préparer les repas, coudre les vêtements. C’est elle qui doit rapporter au logis les divers animaux tués par la flèche ou le harpon, les dépecer pour en extraire les intestins et les nerfs dont elle fera du fil, pour en faire fondre la graisse, pour en tanner la peau. C’est elle qui doit réparer les fissures des bateaux et construire ou réparer aussi les maisons.

L’homme chasse et pêche. Ce sont là ses deux seules tâches, à la vérité assez importantes et assez pénibles. De son sol il ne peut absolument rien retirer, pas le moindre tubercule ni le moindre grain d’orge. De son habileté à la chasse et à la pêche dépend son existence. L’oiseau de mer ne lui donne qu’une nourriture insuffisante ; le renne, en certains districts, n’est pas commun ; la capture d’un ours ou d’une baleine est un heureux mais rare événement. Pour le Groënlandais, l’animal providentiel, est le phoque, comme le renne pour le Lapon et le morse pour les indigentes peuplades des rives de la mer Glaciale, dont l’amiral Wrangel’ nous a fait une si émouvante peinture[19]. Le phoque fournit à la famille groënlandaise l’huile qui l’éclaire et la réchauffe, la chair qui la nourrit, les intestins dont elle forme des vitres, des sacs, des cordages, les tendons dont elle fera un fil menu, la peau qu’elle emploiera à tapisser les murs humides de son foyer, à recouvrir la légère charpente de la nacelle, à façonner des vêtements imperméables.

Toute l’année l’Esquimau est occupé de cette chasse précieuse. L’été, il s’en va à la recherche de sa proie assis dans son kayak, glissant sur les flots comme un poisson[20]. L’hiver, il creuse des trous dans la glace, et, le harpon à la main, attend le moment où le phoque sans défiance s’approche de la perfide ouverture pour respirer.

Malheureusement, à son activité il ne joint guère la prévoyance. S’il échoue dans son labeur habituel, il peut vivre plusieurs jours sans manger comme le chameau sans boire. Mais, s’il a réussi à prendre quelque grosse pièce, il ne la ménage guère. Son nom d’Esquimau signifie, dit Charlevoix, mangeur de chair crue. Que cette chair soit crue ou cuite, il la mange gloutonnement. Si le froid excessif se prolonge au-delà d’une certaine limite, si les blocs de glace s’amoncellent et se condensent dans les fiords de façon à rendre la chasse et la pèche impossibles, c’est un désastre mortel. Alors, le Groënlandais est obligé de tuer ses chiens qui lui sont si utiles. Puis il fait bouillir les peaux tannées et desséchées qu’il gardait pour recouvrir la tente ou le kayak. Puis, enfin, quelquefois, dans son affreuse extrémité, il en vient, dit le capitaine Graah, à des actes d’anthropophagie[21]. Dans ces longs hivers, les animaux aussi souffrent de rudes privations. Sur le navire l’Hécla, commandé par Parry, on prit au mois de janvier un renard et on ne trouva dans son estomac qu’un peloton de fil[22].

Si cruelle que soit cette terre boréale, le Groënlandais l’aime et ne peut se décider à la quitter. Si on l’en éloigne forcément, il meurt de nostalgie. Le même fait a été remarqué dans d’autres rigoureuses contrées. On m’a raconté en Laponie l’histoire mélancolique de deux jeunes pâtres nomades qu’un riche highlander avait à tout prix voulu emmener en Écosse avec un troupeau de rennes qu’il espérait acclimater dans ses montagnes. Les rennes périrent l’un après l’autre. Lorsque le dernier disparut, les jeunes Lapons n’ayant près d’eux, sur le sol étranger, plus rien de leur pays natal, furent saisis par la nostalgie et languirent et moururent presque en même temps.

J’ai connu en Islande un poète distingué, M. Thornrensen, que nulle tentation de gloire littéraire n’avait pu arracher à son obscure demeure. Il habitait un des districts les plus arides de cette île si aride. Il en contemplait avec bonheur les plaines et les montagnes et il s’écriait :

Ma vieille et noble Islande, ô ma douce patrie !
Reine des monts glacés, tes fils te chériront,
Tant que la mer ceindra la grève et la prairie.
Tant qu’au soleil de mai nos champs reverdiront.

J’ai passé dans cette même pauvre Islande plusieurs jours chez un prêtre qui, après avoir achevé d’excellentes études à l’université de Copenhague, avait longuement et fort intelligemment voyagé en Allemagne, en France, en Italie. Ni Vienne, ni Paris, ni la grandeur de Rome, ni les jardins de Florence, ni la beauté du ciel et de la mer de Naples, n’avaient pu lui faire oublier sa cabane recouverte d’une couche de terre, et son petit enclos au pied des rocs dénudés, au bord des vagues orageuses. De ses diverses excursions, il avait rapporté quelques images des grandes cités européennes, une collection de livres qu’il se plaisait à relire en ses longues soirées d’hiver et à montrer aux voyageurs. Dans son humble pastorat, avec l’amour de son pays, il n’avait aucune inquiète ambition. Il était heureux.

Ovide disait, il y a dix-neuf cents ans :

Nescio qua natale solum dulcedine cunctos
Ducit, et immemores non sinit esse sui.

Depuis le temps où Égède publiait sa relation, le nombre des Groënlandais ne s’est pas notablement accru. On n’en compte guère plus de six mille disséminés le long de la côte occidentale, depuis le 59e jusqu’au 72e degré de latitude[23]. Leurs mariages sont, en général, peu féconds, et la durée de leur vie ordinairement fort restreinte. Très-peu d’entre eux dépassent la cinquantaine. Leur situation a cependant été fort améliorée par les missionnaires et par le gouvernement. Leur territoire est divisé en douze districts. Dans chaque district, il y a plusieurs fonctionnaires danois, l’église et l’école, et un magasin où l’on ne respire certes pas l’air parfumé des bazars de l’Orient, où l’on ne voit rien des beaux étalages de Paris. Mais, pour les Groënlandais, C’est un très-utile établissement. Ils apportent là leurs denrées, c’est-à-dire des peaux de divers animaux, de l’huile de poisson, des dents de morse, quelques sacs d’édredon, et peuvent acheter là, à de justes prix, les choses qu’ils désirent le plus : farine, tabac, ustensiles en fer, quelques étoffes en laine, voire même des colliers de verre et des rubans pour les jeunes Groënlandaises qui ont aussi leur coquetterie.

En faisant, ces diverses emplettes, ils rendent hommage à l’industrie danoise, mais gardent leur orgueil. Car ils sont orgueilleux, ces Esquimaux qui nous semblent si misérables. Ils se croient bien supérieurs à l’étranger qui ne sait pas manœuvrer comme eux le kayak, ni harponner le phoque.

En se convertissant au christianisme, ils n’ont point entièrement abdiqué l’idolâtrie de leurs aïeux. Le sorcier qu’ils appellent l’Angekok est pour eux, comme pour les Lapons et les Tchoutckis, un personnage important qui doit être consulté en de graves circonstances. Ils lui attribuent la faculté d’évoquer et parfois nomme de subjuguer les esprits infernaux. Dans quelques-unes de leurs idées traditionnelles, il y a de la poésie ; dans d’autres, une singulière naïveté. Comme les Peaux-Rouges de l’Amérique, ils croient à une autre vie qui sera la continuation de la vie terrestre, mais dans un état merveilleux, dans de vastes plaines où l’on jouit perpétuellement de la lumière du soleil, où l’on peut, sans difficulté, prendre chaque jour les plus beaux phoques. Pour arriver à ces régions fortunées, ils doivent passer par un long sentier ténébreux, et, quand ils enterrent un enfant, ils placent à côté de lui une tête de chien, le pauvre petit ne pouvant, disent-ils, trouver seul sa route, l’intelligence du chien le guidera. Le phénomène de l’aurore boréale n’a point encore été positivement expliqué par les savants, pas même par mes chers regrettés compagnons de voyage, Bravais et Lottin, qui ont passé tant de nuits d’hiver à l’étudier sur le rude plateau de Bossekop. Les Groënlandais ont trouvé, sans se donner tant de peine, la solution de ce problème. Quand ils voient flamboyer les rayons mobiles, les rayons magiques de l’aurore boréale, ils disent que ce sont les âmes des morts qui dansent à la surface du ciel.

Ils expliquent aussi les diverses phases de la lune, mais d’une façon un peu matérielle. Lorsque la lune, à son dernier quartier, n’apparaît phis que comme un mince filet d’argent, ils disent qu’elle est amaigrie par la faim. Alors elle monte sur son traîneau attelé de quatre chiens et va pêcher le phoque, puis revient rassasiée, fortifiée et brillante. Son éclipse est produite par le soleil qui cherche à la dévorer. Pour le détourner de son affreux dessein, pour l’épouvanter et le faire fuir, les Groënlandais frappent de toutes leurs forces sur leurs coffres en bois et leurs ustensiles en cuivre. L’éclipse du soleil les émeut bien plus. Il leur semble que tout va s’anéantir. Les femmes alors pincent leurs chiens pour les faire crier. S’ils crient, c’est un signe que le monde subsiste et subsistera encore, car le chien, créé avant l’homme, a une plus prompte compréhension du péril et du désastre.

Les Groënlandais ne sont pas poëtes comme leurs voisins d’Islande, ni comme les Finlandais. Ils n’ont point fait un Edda, ni un Kalerala, ni un Kanteletar. Cependant une émotion de cœur leur a parfois inspiré quelques strophes touchantes. Un marchand danois, M. Dalager, à qui nous devons un livre intéressant sur leurs habitudes, cite un de leurs chants funèbres qui a été inséré par Cranz dans son Histoire et reproduit par Herder dans son Recueil de chants populaires. C’est l’élégie d’un père sur la mort de son fils :

« Malheur à moi, qui désormais dois voir ta place vide, et à ta mère, qui ferait en vain sécher tes vêtements. Ma joie est envolée dans la montagne, elle est perdue dans les ténèbres. Autrefois, j’allais le soir à ta rencontre et je te voyais arriver avec les jeunes et les vieux ramant bravement. Jamais tu ne revenais de la mer sans chargement d’oiseaux et de phoques. Ta mère attisait la lampe, et, grâce à toi, nous avions tous une ample nourriture. De loin, tu reconnaissais à sa banderole rouge la demeure du marchand. Tu allais à lui, et, pour le produit de ta chasse et de ta pêche, il te donnait de bonnes étoffes et des lances de fer. À présent, c’est fini. Quand je pense à toi, je me sens le cœur tout bouleversé. Ah ! si je pouvais pleurer, les pleurs adouciraient peut-être mon chagrin. Que faire ? Je voudrais mourir, mais qui prendrait soin de ma femme et de mes autres enfants ? Pour eux, il faut que je vive, et je vivrai constamment dans la tristesse »

C’est ce pays de Groënland que le capitaine anglais Davis nommait, en 1555, à juste titre, la terre de désolation. Davis le côtoyait en cherchant le fameux passage nord-ouest. Des Américains viennent de le parcourir pour leur agrément.

Les Anglais et les Américains ont une singulière façon de voyager. Il y a quelques années, lord Dufferin, avec son léger yacht, son Foam, s’en allait en Islande, à l’île Jean-Mayen, à Beeren Eiland, jusqu’au Spitzberg, et chacun sait quel charmant récit il a fait de son audacieuse expédition[24]. Voici maintenant un artiste américain, M. Bradford, le peintre des régions polaires, qui, pour accroître sa collection par de nouvelles études, organise comme un train de plaisir mi voyage à la Terre de désolation. Il équipe un petit steamer qu’il appelle la Panthère, choisit un capitaine résolu, invite quelques amis à s’adjoindre à lui, et l’ancre est levée, la vapeur siffle, l’hélice se meut : la Panthère court sur les flots. Cap au nord : Go ahead.

Sur ce bateau est M. le docteur J.-J. Hayes, l’infatigable explorateur des parages hyperboréens. Il avait été l’un des principaux auxiliaires du docteur Kean sur le Grinnell, qui, de 1853 à 1855, alla de nouveau si loin et si bravement chercher les traces de Franklin[25]. Il avait ensuite organisé et dirigé lui-même une autre expédition à travers les contrées arctiques et il a intéressé le monde entier à la relation de ses aventures[26]. M. Bradford va partir. M. Hayes ne peut manquer cette belle occasion de revoir des neiges et des Esquimaux. Il s’embarque comme passager sur la Panthère, et, en racontant les péripéties de cette navigation, à travers de formidables barrières, il a prouvé une fois de plus qu’à sa science de médecin, à son courage de voyageur, il unit les qualités de l’écrivain et de l’homme d’esprit.

Par une sombre nuit du mois de juillet, la Panthère, ayant fait une rapide traversée, se trouve tout à coup prise dans une ceinture de glaces. C’est le commencement de ses épreuves. Impossible de découvrir une issue, de tenter une manœuvre  au milieu de la brume épaisse qui, de toutes parts, enveloppe l’horizon. Il faut se résoudre à l’immobilité et attendre, au risque d’être d’une minute à l’autre anéantis.

Le lendemain, au point du jour, apparaissent au-dessus des nuées les cimes des montagnes couvertes de neige ; à leur base, le sol rocailleux et la côte assiégée par les glaces qui, en se heurtant les unes contre les autres, produisent un bruit lamentable. « Nos yeux, dit M. Hayes, cherchaient en vain quelque indice de foyer. Ils n’apercevaient que roches arides et déserts glacés. Ils voyaient les falaises noires se dresser abruptes et menaçantes, et, plus loin, les plaines couvertes par la neige des siècles dans une solitude blanche, morne, immense. En se détournant de cette perspective sans fin, le regard retombait sur les eaux troublées. Nulle part un signe de vie, partout la désolation. Et cependant le spectacle était grandiose, et l’ouragan accourait pour en augmenter la sombre horreur. Le vent se changea en tempête. La pluie, la grêle, la neige, firent rage sur le navire. »

Le bateau avait dérivé en dedans d’une ligne d’écueils. Les vagues tumultueuses moutonnaient de toutes parts ; les glaces et les récifs formaient une chaîne continue. Quand l’ouragan fut apaisé, le capitaine, M. Bartlett, réussit cependant à entrevoir une ouverture au milieu de cette terrible enceinte et se dirigea vers la côte où il espérait trouver une station de pèche. Longtemps il continue ses recherches, tirant à de réguliers intervalles des coups de canon qui n’ont d’autre résultat que de faire fuir les mouettes. Enfin, l’œil exercé du marin aperçoit un point noir et mobile. Il glisse à la surface des flots, il se rapproche. Bientôt on distingue le mouvement d’une rame, la pointe d’un canot, puis une forme humaine. C’est un habitant du pays, qui semble incarné dans son kayak comme le centaure dans les membres de son cheval. Il monte à bord de la Panthère, et, par un fiord tortueux, la conduit à Julianahaab, minime capitale d’un long district, bien plus petite que Reykjavik, en Islande, et Cétinie, dans le Montenegro, les deux plus petites capitales de l’Europe[27]. On n’y voit point, comme à Reykjavik, un évêché, une bibliothèque et une auberge, ni, comme à Cétinie, au-dessus d’une cinquantaine de modestes habitations, un vaste édifice en pierre qui est le palais du prince, mais des huttes d’Esquimaux avec leur étroit couloir, leurs parois tapissées de peaux de phoque, leurs toits chargés d’une couche de terre sur laquelle, parfois, au printemps, verdit un peu de gazon, puis quelques maisons en bois faites en Danemark, goudronnées comme des navires et occupées par les hauts dignitaires de la cité : le gouverneur, le prêtre, le médecin.

Julianahaab est situé à peu près à la même latitude que Pétersbourg et Helsingfors. Qui pourrait le croire ? Près de la cité finlandaise, les délicieux jardins de Traeskhaenda : sur les rives de la Néva, tant de grandeur et de magnificence, et, sur la plage groënlandaise, tant de misères ! Ici, le missionnaire est tout fier de ses succès d’horticulteur quand il a pu parvenir, à force de soins assidus et de chaleur factice, à faire croître sous ses fenêtres quelques radis.

Le nom de Julianahaab signifie : esprit de Juliane. Triste hommage de quelques courtisans danois du siècle dernier à la mémoire de la vieille cruelle douairière Juliane, qui persécuta si impitoyablement la belle reine Mathilde et fit mourir Struensée.

M. Hayes retrouve là un missionnaire qu’il avait connu à Upernavik, la station la plus septentrionale du Groënland. La faiblesse de sa santé ne lui avait pas permis de rester plus longtemps dans cette ultima Thule, et, pour continuer son œuvre évangélique, il était venu s’établir à Julianahaab. C’était sa ville de Nice. Pour résider dans cette Nice groënlandaise, on doit avoir de solides vêtements et une maison bien calfeutrée. Avec ce zélé missionnaire, M. Hayes s’embarque sur un oumiak pour faire de côté et d’autres diverses excursions. L’oumiak est une véritable curiosité nautique, un bateau de trente-six pieds de longueur, sans boulons, sans clous, sans vis, sans chevilles, une légère charpente reliée par des lanières en cuir et revêtues de peaux de phoque séchées, tannées, huilées, parfaitement imperméables et artistement rejointes l’une à l’autre. À voir cette embarcation renversée sur la plage, on la prendrait pour un ballon, et, si l’on frappe sur ses flancs, elle résonne comme un tambour. C’est le canot des femmes. Elles-mêmes le construisent et le réparent, avant toujours dans leurs poches du fil et des aiguilles pour refaire une couture et fermer ainsi une voie d’eau.

Ceux qui ont vu les blondes Dalécarliennes du lac Mélar, les coquettes nautonières de Brienz, avec leurs longues nattes de cheveux, et les belles filles d’Orebicino plongeant si fièrement leurs rames dans les flots de l’Adriatique, éprouveraient un rude désenchantement s’ils espéraient retrouver quelque image pareille dans les fiords de Julianahaab. Les Groënlandaises ne sont généralement pas jolies, et il leur serait difficile d’être gracieuses avec les lourdes peaux de rennes et de phoques dont elles sont vêtues de la tête aux pieds. Mais elles font très-bien leur métier de batelières, et six d’entre elles ont lestement conduit M. Hayes dans le golfe près duquel on voit encore quelques ruines des anciens villages norvégiens. Ces ruines déjà visitées, dessinées et décrites en 1823 par M. le capitaine Graah[28], ajoutent leurs témoignages à celui des traditions historiques. On voit que, sur les rives de ce fiord auquel Éric donna son nom (Eriksfiord), il y a eu des édifices spacieux, solidement bâtis, et une population considérable. À divers indices on peut reconnaître qu’il y a eu là aussi des champs cultivés et des pâturages, probablement ces pâturages dont on envoyait, dit Torfesen, de si belles pièces de bœuf aux rois de Norvége. Dans l’espace de huit siècles, ce sol a bien changé. Il a été envahi par le débordement des glaciers, comme celui de l’Islande par l’éruption des cratères.

Maintenant, on ne voit plus au Groënland d’autre population que celle de la côte occidentale. Pauvre petite population, égrenée dans ces sombres solitudes, sur un espace de trois cents lieues. Les traditions de ses ancêtres, si nous pouvions en discerner les traces dans les nuages du passé, résoudraient cependant peut-être pour nous cette énorme question : Comment l’Amérique a-t-elle été primitivement peuplée ?

Les Esquimaux du Groënland, du Labrador, de la baie d’Hudson, de la péninsule de Melville, du détroit de Bering, d’Alaska, dans l’Amérique russe, et une partie des Tschoutchis sont de la même famille, probablement de l’immense famille mongole.

On comprend très-bien que, de la pointe septentrionale de l’Asie, par le détroit de Behring, ils aient pu pénétrer en Amérique. Mais pourquoi cette migration ? et à quelle époque ? et, après, que leur est-il advenu ?

Le savant professeur de Lund, M. Nilsson, a, par ses études ethnographiques, acquis la preuve que les Lapons, refoulés maintenant à l’extrémité de la zone scandinave, ont jadis occupé le midi de la Suède[29].

Les Esquimaux n’ont-ils pas eu à peu près un sort semblable ? N’ont-ils pas été refoulés au nord de l’Amérique par les Peaux-Rouges qui sont de même refoulés aujourd’hui par la race anglo-saxonne ? La plupart d’entre eux sont restés sur les plages désertes où ils pouvaient, par la chasse et la pêche, subvenir à leurs besoins. D’autres, plus hardis, ont lancé leurs canots à la mer, et, par la baie de Baffin ou le détroit de Smith, ont atteint, pour l’anéantir, la colonie norvégienne, qui, jadis, épouvantait leurs aïeux.

Tristes pages de l’histoire humaine ! Dans les plus misérables comme dans les plus magnifiques contrées, partout l’ambition et la guerre, les cruautés et les représailles mais aujourd’hui les Groënlandais sont très-pacifiques : personne ne songe à leur enlever leur pauvre refuge ; ils n’ont nul rival à craindre et nul ennemi à combattre : leur unique souci est de vivre, et, pour se procurer au jour le jour le moyen de vivre, n’ont-ils pas assez de luttes à soutenir contre les glaces et les tempêtes ?

La Panthère, en quittant Julianahaab pour continuer vers les parages du Nord ses explorations, dut lutter ainsi contre les calf, les floe, les driftice, les hammocks, les iceberg, les icefield, les packs, autant de glaces de diverses dimensions et de diverses formes auxquelles les navigateurs des régions arctiques ont donné différents noms.

M. Hayes a lu attentivement les livres de Forbes, Tyndall, Agassiz, et sans doute aussi ceux de notre excellent compatriote M. Ch. Grad. Il a étudié, selon les principes de ces habiles naturalistes, la formation, le mouvement et la progression des glaciers. Il les observe avec la rectitude de la science, il les décrit avec une verve poétique. On en jugera par ce chapitre intitulé : La naissance d’un iceberg (montagne de glace).

« Un jour, dit-il, du haut d’un pic élevé, seul avec le chasseur Philippe d’Upernavik, je regardais la grande mer de glace qui s’étend à l’intérieur du pays, ne faisant des montagnes et des vallées qu’une verte plaine de neige. Le glacier, me dit tout à coup Philippe, va mettre bas. C’est ainsi que s’appelle, au Groënland, le phénomène qui allait s’accomplir devant nous.

« Une forte explosion retentit. Je ne savais d’abord à quoi l’attribuer ; d’autres suivirent de plus en plus fortes, semblables aux roulements souterrains précurseurs des trépidations du sol.

« Regardez, me dit Philippe, le voilà qui se lève. Je vis, en effet, une portion du glacier sortir lentement des eaux. Une vague énorme, formée et refoulée vers lui par ce mouvement de bas en haut, alla frapper les icebergs immobiles dans le fiord. Le bruit, jusqu’alors profond et sourd, éclata dans les airs comme une décharge de grosse artillerie : une crevasse s’était ouverte dans le fleuve glacé, un quartier énorme s’en dégageait. Il se souleva comme un léviathan surgissant des abîmes, et montrant sa croupe monstrueuse au-dessus des flots. La fissure atteignit le sommet ; le fragment, complétement détaché, tomba à la mer en faisant un demi-tour sur lui-même.

« L’iceberg était né.

« Aucune description ne saurait donner l’idée de l’agitation sauvage de ce fils des gelées polaires. Lancé à la mer avec une impétuosité terrible, le bloc immense, qui mesurait au moins 500 mètres de hauteur sur 800 de longueur, se balance pendant des heures entières d’arrière en avant, et d’avant en arrière, faisant jaillir d’énormes gerbes d’écume. Le bouleversement de la mer était splendide. Des lames gigantesques venaient frapper le glacier d’où leur embrun retombait en épaisses ondées ; d’autres couraient au loin, sur le fiord ; la glace craquait, se fendait, s’émiettait sur leur passage ; les plus petits icebergs disparaissaient dans les eaux furieuses. La nouvelle montagne, cause de tout ce fracas, continuait à se bercer dans les flots ; à chacun de ses mouvements, des fragments se détachaient de sa masse. D’autres icebergs, arrachés par les laines aux bas-fonds sur lesquels ils étaient échoués, se désagrégeaient en crépitant. Enfin, comme pour marquer le grand final de la pièce, une énorme montagne vers le centre du fiord se lendit soudain par le milieu, et bien au-dessus des voix des brisants et du branle des glaces s’élevèrent dans les airs les retentissements des croulements sonores, tandis qu’à cette musique à grand orchestre de la nature, toutes les glaces du fiord exécutaient sur les eaux une danse sauvage. »

Comme tous ceux qui ont navigué dans les mers polaires, M. Hayes a été émerveillé en voyant la hauteur prodigieuse des glaces flottantes, la variété de leurs formes et l’éclat de leurs couleurs aux rayons de l’éphémère soleil d’été.

Un jour il gravit au sommet d’un plateau et il dit : « Si le temps et les circonstances l’eussent permis, j’aurais aimé à planter là ma tente, afin de regarder longuement les panoramas de l’Océan et de ses rives, de suivre des yeux la zone d’or du soleil tournant dans le ciel sans nuage, et changeant d’heure en heure l’aspect de tous les objets visibles, argentant l’iceberg ou le faisant voguer enflammé dans une mer de saphirs ou d’émeraudes, embrasant les falaises escarpées du fiord ou les rejetant dans l’ombre comme les tristes murailles qui renferment les géants de Dante, dorant au loin les montagnes, tandis que là-bas la grande mer de Glace, presque confondue avec l’azur du firmament, se couvre de rubis ou resplendit dans sa blancheur immaculée.

« Après avoir retrouvé ma route, je descendis de mon observatoire et regagnai le canot. Nous passions devant des glaces semblables à des donjons démantelés, à des clochers en ruines, à de vastes cavernes. Nous passions devant un iceberg d’une profondeur de 480 mètres et d’un pourtour de 5,900 mètres. Selon mon calcul, cela représente une masse de 900 millions de mètres cubes. Tous les navires du globe ne suffiraient pas pour l’enlever. Mais quelle plume pourrait décrire la beauté de cette mobile montagne ? La lumière s’y joue comme à travers l’opale. À la fois solide et diaphane, elle étincelle de feux de toutes couleurs. Aux rayons du soleil qui se brisent sur ses angles, et par l’effet des nuages qui se mirent sur ses parois, elle devient tour à tour calcédoine, émeraude, rubis, saphir, topaze. »

M. Hayes n’a pas vu un phénomène groënlandais auquel M. G. Scoresby consacre plusieurs pages dans sa curieuse narration. Je veux parler de la réfraction atmosphérique qui produit des effets si bizarres en certains moments, en d’autres si merveilleux : tantôt une apparence de grande ville avec des tours, des créneaux, des cloches, des remparts, tantôt l’image des rocs et des glaciers renversée et réfléchie dans la pureté de l’air, comme ailleurs les bois et les maisons dans le cristal des eaux. Parfois ces images surgissent dans des proportions démesurées et, changent subitement. À la place d’une cathédrale apparaît un château, puis un obélisque gigantesque ; parfois aussi elles sont très-nettes et restent assez longtemps élevées au-dessus de l’horizon. C’est ainsi que, par une belle nuit limpide du mois de juillet, M. G. Scoresby a pu attentivement observer l’image d’un navire, et s’écrier : « C’est le navire de mon père ! »

En effet, c’était le navire de son père. À la distance de trente milles, son œil de marin le reconnaissait par l’effet magique de la réfraction[30].

M. Hayes n’a pu voir que par hasard en été l’illumination de l’aurore boréale, cette merveille de l’hiver. Mais combien d’autres choses il a vues !

Pour satisfaire sa curiosité dans sa longue exploration, que de mortels périls il a bravés ! Et tout ce qu’il a vu, il le dit de la façon la plus intéressante, avec un sentiment de cœur, ou un bon naturel, humour. Après les passages que j’ai cités, je note encore dans son livre le passage où il dépeint la beauté du soleil de minuit, celui où il représente la Panthère s’élançant à l’assaut d’un rempart de glace qu’elle finit par briser, puis une chasse à l’ours très-spirituellement racontée, puis une halte à Tessuisak, au 73e degré de latitude.

En arrivant un soir dans la cabane d’un pêcheur, au 73e degré de latitude, je croyais avoir découvert l’habitation la plus septentrionale du globe. La station groënlandaise de Tessuisak est encore plus près du pôle.

M. Hayes a retrouvé là un Danois nommé Jenssen, qu’il avait employé dans son précédent voyage. Avec la petite somme acquise en cette occasion par ses fidèles services, Jenssen était allé à Copenhague et avait obtenu le titre de régisseur de Tessuisak ; puis il s’était marié avec une douce jeune femme, et il l’avait emmenée en son gîte lointain, au-delà de toute habitation humaine. Jeune encore, intelligent et robuste, il espérait amasser peu à peu, par le produit de ses chasses et par son traitement de fonctionnaire, une petite fortune. Mais il s’était trompé dans ses calculs. Tout bien compté, il gagnait seulement de quoi vivre, et de quelle vie ! « Dans le plus profond isolement, dans une région où le soleil disparaît complétement pendant plus de cent jours, où en hiver la maison doit être blindée avec de la neige et garnie de doubles vitres, où poêles et lampes brûlent sans cesse pour écarter le froid terrible. »

Les enfants souffraient du scorbut. La mère était patiente et calme. Autour d’elle, dans sa chambre sombre, elle avait rangé des photographies qui lui rappelaient les joies de son enfance, les riantes perspectives, les trésors d’affection de son pays natal. Depuis sept ans, elle n’avait plus revu ses parents ; elle ne devait peut-être jamais en revoir aucun. Elle ne se plaignait pas. Elle avait dit à son mari comme Ruth à Noémi : « Là où vous irez, j’irai ; et là où vous vous arrêterez, je m’arrêterai. »

Dans ses misères matérielles, par la puissance de sa tendresse maternelle et de sa tendresse conjugale, peut-être était-elle heureuse !

Au milieu des plus pénibles circonstances de la vie humaine, on ne sait pas ce qu’il peut y avoir de bonheur dans ce petit arcane qu’on appelle le cœur !

J’ai cependant éprouvé une sorte de soulagement à la fin de ce mélancolique chapitre, quand M. Hayes raconte que le jour de son départ il fit tirer, des flancs de son navire, diverses sortes d’aliments, des médicaments et du charbon, qui furent portés à l’honnête famille danoise. Grâce à ces secours inattendus, un de ses hivers aura été moins dur.

Après cette bonne œuvre, la Panthère vire de bord, retourne vers le sud et s’arrête à Upernavik, puis à Godhavn, la capitale du Groënland septentrional, une vraie capitale par son animation et son luxe, si on la compare aux autres stations. De très-loin, les Esquimaux y apportent leurs denrées : édredon, peaux de phoques, dents de morses, cornes de narval, fanons de baleine. La plupart des navires qui ont été à la recherche de Franklin se sont arrêtés à Godhavn ; tous les pêcheurs étrangers y relâchent volontiers, et tous les capitaines danois doivent aller y prendre, à leur arrivée et à leur départ, les ordres de l’inspecteur.

Cet important fonctionnaire habite une maison en bois construite par les charpentiers du Danemark, couverte à l’extérieur d’une épaisse couche de goudron. Quel édifice superbe au milieu des terriers d’Esquimaux ! Et à l’intérieur, quelle organisation princière ! Une salle à manger, un salon, un piano ; avec ce piano, naturellement, des cahiers de musique, peut-être les chants joyeux de nos opéras, peut-être les mélodies de Mozart, les pastorales de Beethoven dans ce Sahara de neige, dans ce fracas des avalanches et des ouragans.

On voit aussi à Godhavn des livres, non-seulement dans l’idéale habitation de l’inspecteur, mais dans les cabanes des Esquimaux. « Les missionnaires moraves, a dit un des officiers distingués de la Recherche, M. le baron Méquet, ont travaillé avec un zèle continu à l’éducation morale et religieuse de cette pauvre région. Ils ont été dignement soutenus dans leur œuvre chrétienne par le gouvernement danois, et, des rives méridionales du cap Farewell jusqu’à Upernavik, partout ils ont répandu de bons germes d’instruction[31]. »

Les excellentes institutions que M. Méquet se plaisait à signaler il y a quarante ans, n’ont point périclité. Au contraire, elles se sont agrandies par le perpétuel dévouement des missionnaires, par l’active coopération du gouvernement danois.

En Danemark, l’instruction primaire est offerte très-libéralement au pauvre, et nulle loi ne la déclare obligatoire, et nul arrêté n’inflige à qui s’en éloigne l’amende ou la prison ; mais une rigide ordonnance attend à sa majorité l’oublieux, l’indolent, le réfractaire. En vertu de cette ordonnance, aucun Danois ne peut jouir de ses droits civils, ne peut même se marier s’il n’a été confirmé, et il ne peut à aucun prix être confirmé s’il ne sait lire et écrire.

Grâce à cet accord de l’Église et de l’État, il n’est dans tout le royaume pas un honnête père de famille qui n’envoie ses enfants à l’école.

Le même principe, a été admis au Groënland, et maintenant le rayon des salutaires enseignements est répandu dans toutes ces pauvres demeures, où la nuit d’hiver est si longue et la solitude si triste. Chaque village a son prêtre et son église, son instituteur et sa petite bibliothèque. Godhaab a même l’honneur de posséder une imprimerie, une modeste et vertueuse imprimerie, qui n’inquiète aucun censeur et ne redoute aucun règlement de colportage. Ses humbles presses ne produisent que des ouvrages élémentaires, des traités de morale et de religion ; pas la moindre chronique scandaleuse, ni le plus petit pamphlet politique. C’est l’imprimerie dans son primitif essor, dans sa virginale candeur, avant l’entraînement vers le fruit défendu. Il faut espérer qu’elle ne se laissera point vicier dans son innocence par de funestes tentations, par l’attrait du mauvais journal et du mauvais livre.

 

 

[1] La Terre de désolation. Excursion d’été au Groënland, par le docteur J. Hayes. 1 vol. in-8°, Paris, Hachette, 1874.

[2] Undersœgelse Reise til AEstkystenaf Groenland i aarene 1828-1831. Copenhague, 1832.

[3] Journal of a voyage to the northern whale-fishery. Edinburgh, 1833.

[4] Skaldestycken, af E.-G. Geijer. Upsala, 1835.

[5] Dagbog, af Pastor Hans Egede.

[6] Gronlandia antiqua. Copenhague, 1715.

[7] Historical account of discoveries and travels in North America, t. Ier, p. 13.

[8] Découverte de l’Amérique au dixième siècle. Dans les Mémoires de la Société des antiquaires du Nord. Copenhague, 1839. Antiquités américaines par Ch. Rafn. Copenhague, 1845. — Voir aussi l’excellent livre publié récemment par M. Gabriel Gravier : Découverte de l’Amérique par les Normands au dixième siècle. Rouen, 1874.

[9] Le mot islandais Skraellinger signifie une chose desséchée. Le mot danois signifie littéralement une pelure, et figurément un homme chétif.

[10] V. le curieux et savant livre de M. P. Riant : Expéditions et pèlerinages des Scandinaves en Terre Sainte. Paris, 1865.

[11] Daru, Histoire de Venise, livre XI.

[12] Bemœrkninyer om de Zeni tilskrevne Reiser i Nordem. Dans le Nordisk Tidskrift, tome II, Copenhague, 1833. Washington Irving exprime à peu près la même opinion. History of the life and discoveries, of Ch. Columbus. Appendice, n° XIII.

[13] Egede, Description du Groënland, p. 8 et 16.

[14] C.-F. Allen, Faedrelandets historie, p. 373.

[15] Hall, Life with the Esquimaux, p. 49.

[16] Cranz, Historie von Groenland, p. 58.

[17] Groenlandske Relation, par M. L. Dalager, p. 97.

[18] Dagbog, Groenland, p. 134.

[19] Reise laengs der Nordkuste von Siberien und nef dem Eismern.

[20] Nous ne croyons pas exagérer, dit M. Méquet, en constatant que le kayak peut filer quinze pieds par seconde, grande vitesse de chemin de fer (Voyage en Islande et au Groenland, p. 128).

[21] Underscegelses Reise, p. 418.

[22] The private Journal of Captain Lyon, p. 159.

[23] Thaarup, Statistik Udsigt af den danske Stat, p. 55.

[24] Letters from the high latitudes.

[25] Arctic explorations, 2 vol. in-8°, 1856.

[26] La Mer libre du pôle, traduit par M. F. de Lanoye. 1 vol. in-8°. Hachette, 1868.

[27] Au temps où je les ai visitées, à Royidavik, 600 habitants ; à Cétinie, 200.

[28] Undersawelses Reise, p. 42.

[29] Scandinaviens Urinvonare, Lnnd, 1828-1843. Les Habitants primitifs de la Scandinavie. 1 vol. in-8°, Reinwald, Paris, 1868.

[30] Journal of a voyage to the northern whale-fishery, p. 106,118,166, 190.

[31] Voyage en Islande et au Groënland, p. 141.