Réponse au discours de réception du père Joseph Gratry

Le 26 mars 1868

Louis, dit Ludovic VITET

Réponse de M. Ludovic Vitet
au discours de M. Joseph Gratry

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 mars 1868

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

Permettez-moi de ne pas accepter les illusions de cette modestie qui vous est naturelle et qui convient si bien à votre saint ministère. L’Académie sans doute tient en sa haute estime les traditions, les souvenirs sous lesquels vous vous abritez ; mais, croyez-moi, ce n’est ni le clergé de France, ni la Sorbonne, ni même l’Oratoire qu’elle entend honorer aujourd’hui ; c’est vous, Monsieur, vous-même, votre talent, votre personne, et dans votre talent, j’ose dire, par-dessus tout peut-être, ce qu’il y a de plus personnel, ce qui vous est vraiment propre, ce qui n’appartient qu’à vous, votre style.

Nous sommes, quoi qu’on dise, exactement fidèles à notre institution, et le goût littéraire, le pur amour du grand art de bien dire, est ici notre passion première. Aussi, quand par hasard, au milieu de l’innombrable foule qui se mêle d’écrire nous rencontrons un écrivain, un de ces rares esprits qui respectent la langue, moins par obéissance à des règles apprises, à des préceptes convenus, que par instinct, par vocation, par naturelle déférence ; qui se servent des mots sans se laisser mener par eux ; qui les domptent au besoin, les plient à leur usage, sans cependant leur imposer de trop violentes fantaisies, trouvant dans les données traditionnelles du langage une sorte de force acquise pour exprimer avec plus d’énergie et plus de transparence les moindres mouvements de l’âme et de la pensée ; quand la fortune, encore un coup, nous ménage une telle rencontre, c’en est assez pour nous séduire ; nous nous sentons comme attirés par ce seul charme du langage ; et si, sous l’agrément de cette forme limpide et colorée, correcte et originale, nous découvrons un noble cœur, une haute raison, l’esprit le plus sincère, le plus naïf, le plus amoureux du vrai, jugez combien l’attrait s’accroît ! la séduction devient complète : voilà, Monsieur, le mot de votre énigme ; voilà pourquoi vous êtes parmi nous.

Et ce n’est pas la première fois que, par ce don d’écrire autrement que tout le monde, vous avez conquis nos suffrages. Souvenez-vous de ces deux volumes que vous présentiez à un de nos concours, voilà bientôt quinze ans, et qui, sans autre appui que votre nom alors presque inconnu, au moins dans cette enceinte, étaient accueillis par nous avec tant de faveur et s’emparaient d’un de nos premiers prix. Le sujet tout métaphysique était pourtant comme étranger à notre compétence, et vos doctrines, en certains points, heurtaient de front, parmi vos juges, ceux qui semblaient le mieux en droit de vous juger. Heureusement ces philosophes étaient, eux aussi, des lettrés, de délicats amis du véritable bon langage ; ils furent charmés comme nous ; le bon goût vint chez eux en aide à l’impartialité, et, des premiers, ils demandèrent que justice vous fût rendue.

Si je suivais mon penchant, je ne quitterais pas ces deux volumes, ces belles pages sur la Connaissance de Dieu, sans avoir essayé de dire ce qui donne un si grand attrait à l’expression de vos pensées, à la façon dont vous parlez philosophie ; combien sous votre plume cette langue de l’abstraction prend de vie, de chaleur, de souplesse, si bien qu’on vous pardonne les mots techniques et barbares dont il faut bien que çà et là vous vous accommodiez pour vous conformer à l’usage, mais que parfois aussi vous rejetez avec bonheur, vous donnant le plaisir de n’user, dans des pages entières, que de mots compris par tout le monde. Voilà ce que j’aimerais à dire : seulement, si je m’arrêtais ainsi avec prédilection à ne louer en vous que la forme, peut-être croiriez-vous que j’hésite à vous parler du fond. Loin de là : c’est à votre œuvre philosophique, à vos travaux, aux vérités éclaircies et défendues par vous, qu’il me tarde de rendre témoignage.

Mais d’abord, en deux mots, je voudrais suivre vos premiers pas ; montrer pourquoi vous êtes philosophe ; comment vous l’êtes devenu ; ce qu’il y a de hardi et de vraiment original dans la mission que vous vous êtes faite ; quelle position vous avez prise dans la science contemporaine.

Après des succès de collége d’un éclat peu commun, vous acheviez vos études sans que rien en vous fît prévoir le dessein de vous donner à Dieu. Ni les idées de vos parents, ni vos penchants personnels, ne vous portaient de ce côté. Votre vive imagination ne rêvait que la gloire mondaine, et tous les préjugés du faux libéralisme, si j’en crois vos propres souvenirs, avaient, sans résistance, pris possession de votre esprit. Mais vos jeunes triomphes vous laissaient une sauvegarde, l’amour du travail opiniâtre et la soif du savoir. Peu à peu, de vous-même, à force de lectures et de méditations précoces, vous commenciez à être inquiet, à ne plus croire imperturbablement que la vérité en ce monde eût pris naissance au XVIIIe siècle, et que l’abbé de Condillac, par qui vous juriez encore, fût l’inventeur de la philosophie. Vous vous sentiez comme égaré sans savoir où chercher votre route ; votre âme était en suspens ; lorsqu’un jour, quelques paroles échappées, en votre présence, à un jeune homme de votre âge, que vous supposiez en proie aux mêmes hésitations que vous, paroles toutes chrétiennes et d’un cœur résolu, vous jetèrent dans un étonnement et dans un trouble inexprimables. En un instant vos yeux s’ouvrirent : votre âme était touchée ; vous tombâtes à genoux et promîtes à Dieu de lui consacrer votre vie.

Mais comment ? quel sacrifice alliez-vous lui offrir ? quel genre d’apostolat attendait-il de vous ? pour quels combats vous avait-il armé ?

C’est au secours de la raison, de la raison humaine, que vous étiez appelé. Fénelon ne l’a-t-il pas dit ? « Nous manquons encore plus sur la terre de raison que de religion. » C’était déjà vrai de son temps, ce l’est bien plus du nôtre. Aujourd’hui, ce qui est en péril, en plus sérieux péril que la foi elle-même, n’est-ce pas la raison ? N’est-ce pas contre elle que tout conspire ; que tous les piéges sont tendus ? On ne fait plus ouvertement la guerre aux dogmes, aux croyances, aux idées religieuses : on s’attaque à l’esprit, à l’instrument de la croyance ; à force de lui dire qu’il n’y a ni vrai ni faux, ni bien, ni mal, ni juste ni injuste, que oui et non signifient même chose, que le pour et le contre sont de même valeur, on le familiarise avec l’absurde, on l’endort dans cette molle indifférence que l’erreur ne révolte plus, dans cette timidité paresseuse qui laisse passer sans mot dire les plus coupables extravagances. Que les adversaires de la loi continuent ainsi, pièce à pièce, à démolir les bases du sens commun, les éternels principes de la logique naturelle, n’auront-ils pas cause gagnée ? ne pourront-ils pas dire que bientôt sur la terre l’idée de Dieu s’effacera, et que l’athéisme aura le dernier mot ? Quel est donc le grand service à rendre, le vrai moyen de secourir la foi ? n’est-ce pas avant tout de sauver la raison, d’en rétablir les droits, la légitime autorité ? n’est-ce pas de prendre corps à corps ceux qui l’égarent et la corrompent, ceux-là surtout qui, s’armant de mystère et de métaphysique, sont d’autant plus à craindre qu’ils se font moins comprendre et semblent plus profonds ? Mais, pour faire aux sophistes une guerre profitable, il faut les suivre sur leur terrain, parler leur langue, posséder leurs secrets, connaître leur escrime. Malheur à qui se commettrait avec nos Gorgias et nos Protagoras sans s’être fait d’abord l’élève de Socrate, sans être passé maître en philosophie ! Voilà ce que votre instinct vous avait révélé ; voilà comment, par zèle religieux, par dévouement à votre foi, en même temps que vous engagiez à Dieu votre vie, vous résolûtes, pour le servir, de devenir philosophe.

Et, comme il est dans votre nature de ne rien faire à demi, pour vous, devenir philosophe, ce n’était pas professer à huis clos, dans quelque séminaire, sans bruit et sans contradicteurs ; c’était soutenir les doctrines qui vous sembleraient vraies au grand jour de la discussion publique, en regard des audacieux systèmes que la science moderne veut imposer au monde. Il fallait donc vous préparer ; et d’abord vous rendre plus familières deux langues dont vous n’aviez qu’un usage imparfait, le grec et l’allemand, ces deux clefs de la philosophie. Lire dans le texte Aristote et Platon, s’initier par soi-même, aux patientes recherches, aux subtiles témérités du génie germanique, c’était déjà beaucoup ; pour vous, ce n’était pas encore le nécessaire.

Les sciences vous troublaient : vous aviez vu « d’honnêtes gens s’enfoncer dans l’irréligion sous prétexte de mathématiques, de chimie ou d’anatomie » : se trompaient-ils ? entre la foi catholique et l’esprit d’analyse, entre les dogmes et les sciences, y a-t-il contradiction radicale, absolue ? Vous ne le pensiez pas ; vous étiez certain du contraire ; mais, pour le dire tout haut, avec autorité, ne vous manquait-il pas quelque chose ? À peine saviez-vous un peu d’arithmétique ; de sciences naturelles et physiques, pas un mot. Dès lors quelle attitude alliez-vous prendre ? comment juger pertinemment si les savants ont droit d’être incrédules, sans être savant vous-même ? Et, d’un autre côté, comment devenir savant, j’entends savant véritable, non pas en apparence, à la surface ? Ce vernis de science qui fait passer un examen ne pouvait vous suffire. Pour obéir à vos scrupules, vous n’aviez à choisir qu’entre ces deux partis : vous donner pour un temps tout entier aux sciences, être admis à l’école, la pépinière des vrais savants, l’École polytechnique, en suivre tous les cours, y faire un, noviciat complet, en sortir honorablement ; ou renoncer à la philosophie.

Quand cette alternative s’offrit à vous et vous arrêta court au milieu de votre plan d’études, vous aviez près de vingt ans ; la question semblait donc tranchée. Si voisin de la limite d’âge, sans la moindre préparation, comment, en quelques mois, pouviez-vous suivre les deux séries d’études, préambule nécessaire de toute admission, et qui chacune, en général, exige au moins une année ? N’était-ce pas folie seulement d’y penser ? Vos parents, vos amis, vous détournaient avec prières d’en courir l’aventure. Ils oubliaient de quelle force est capable l’enthousiasme religieux. Vous étiez convaincu que, si Dieu le voulait, il saurait bien vous faire admettre : rien ne vous ébranla ; vous entrâtes dans la lice, et vous fûtes admis.

Ce n’était pas tout : après l’admission, le vrai prodige était la persévérance. Vous aviez fait, pour réussir, plus qu’un effort démesuré, un douloureux sacrifice. Il avait fallu rompre absolument avec les lettres, avec vos goûts, avec les joies de votre vie. Vos auteurs favoris, vos poëtes, vos orateurs, et cette philosophie qui commençait à tant vous plaire, et la musique aussi, jusque-là votre assidue compagne, la musique, dont on sent que vous avez besoin, rien qu’à lire votre prose, tant elle est comme empreinte de rhythme et de mélodie ; et ce premier amour du beau en toutes choses, cette flamme du talent qui s’éveille, ce soleil printanier dont vous sentiez la naissante chaleur, vous aviez bravement, pour vous plonger dans les mathématiques, abandonné, sacrifié tout cela. Prêt à franchir le seuil de cette école où vous aviez conquis le droit d’entrer, lorsqu’il fallut vous dire : « Je vais passer là deux ans, loin de tout ce que j’aime, à ne vivre que de problèmes et de figures géométriques, laissant mourir peut-être dans ce séjour de l’algèbre, l’étincelle que je crois sentir ! » Convenez-en, la force vous manqua, et vous faillîtes reculer ; mais cette ferme croyance, qui vous avait frayé la route, vous commanda de tenir bon. Après deux ans d’incroyables tristesses et de travaux persévérants, deux ans dont les amis de la bonne foi scientifique ne vous sauront jamais assez de gré, vous sortiez de l’école, admissible aux services publics, muni de ce savoir qui vous avait coûté si cher, vous sortiez, non pour être ingénieur, artilleur ou marin, mais pour rentrer dans la philosophie en sûreté de conscience.

Et vous n’étiez pas quitte de toutes vos épreuves ! Ce sacrifice de vos plaisirs d’esprit, de vos projets d’étude, plus d’une fois encore vous dûtes l’accepter avec soumission et courage. On vous vit, par obéissance, vous enterrer vivant dans le plus humble couvent des Vosges ; subir, dans un petit séminaire, l’énervante fatigue d’un professorat assidu, et bientôt après, le fardeau, la torture de diriger un collége à Paris. Vous auriez pu vous affranchir en acceptant à la Sorbonne une chaire, objet secret de votre ambition : l’esprit de sacrifice ne vous le permit pas, et, pendant six années, vous tint à cette chaîne où languissait votre talent. Mais tant d’abnégation devait bientôt n’être plus nécessaire. Vous cherchiez un refuge, un asile de paix, de prière et d’étude, où le soin de votre âme se pût concilier sans effort avec l’honneur de votre esprit : ce rêve allait s’accomplir. Vous alliez voir renaître, sous les auspices et grâce au dévouement du plus modeste et du plus saint des hommes, cette communauté de prêtres séculiers, si justement célèbre au dernier siècle, moins encore par un antagonisme dont, Dieu merci, la trace est effacée, que par les plus durables et les plus vrais services rendus à la jeunesse. Ce beau nom d’Oratoire allait prendre une vie nouvelle, et vos travaux, désormais sans obstacles et sous la protection d’un fraternel concours, en allaient continuer et rajeunir l’éclat.

Votre début fut une lutte, non contre un homme, contre une idée. Rien de plus net, de plus démonstratif que vos lettres ou plutôt votre étude sur la Sophistique contemporaine. Elle met à néant ces nouveautés, ces prétendues réformes des lois de la raison, qui fatalement mènent à l’athéisme, et non pas à cet athéisme sans masque, sans réticence, se donnant pour ce qu’il est, d’autant moins dangereux qu’il est plus explicite ; à cet autre athéisme, équivoque et subtil, qui s’ignore lui-même, et parce qu’il professe une logique à lui, et donne aux mots un autre sens que le commun des hommes, ose dire qu’il croit en Dieu. Étrange état d’esprit ! les athées de ce genre s’indignent de bonne foi et crient à la calomnie, dès qu’on les nomme par leur nom !

En combattant ainsi, Monsieur, vous vous teniez parole. Guerre aux sophistes, c’était bien la mission que, dès le premier jour, à votre entrée dans la vie religieuse, vous aviez juré d’accomplir. Mais ce n’est pas assez que de repousser l’erreur, il faut tenter aussi de remettre en lumière les conditions de la vérité. Tel fut votre dessein dans ce second ouvrage, le plus complet peut-être, le plus solide de vos titres philosophiques, ce traité de la Connaissance de Dieu, dont tout à l’heure nous disions quelques mots, et qu’une voix chère à cette compagnie, dans cette enceinte même, a jugé avec une autorité, et en des termes que je voudrais, pour votre honneur, y faire entendre une seconde fois. Ce livre, grave, érudit, je ne veux pas dire complet, vous me démentiriez, ce livre, comme tous vos écrits, est avant tout un hommage sincère aux légitimes droits de la raison, au libre discernement de l’homme dans l’étude de la vérité. L’abbé de Lamennais, lorsqu’il était encore le champion de la foi, ne concevait d’autre remède à notre indifférence, d’autre moyen de nous faire croire en Dieu, que de nous forcer à douter de notre esprit, de nous en démontrer l’impuissance et de courber la raison sous un joug absolu ; au rebours de ce scepticisme étroit et anticatholique, vous soutenez que l’intelligence humaine, telle que Dieu l’a créée et par la seule lumière qu’elle reçoit en naissant, est en état de percevoir et de démontrer l’existence d’une cause première intelligente et libre, et toutes les autres grandes vérités qu’on peut appeler les préambules de la foi. Est-ce à dire que par ses propres forces la raison puisse monter plus haut, s’élever jusqu’à Dieu lui-même, et supplanter la religion ? Vous ne lui permettez pas cet orgueil. Pour vous, la vraie philosophie est celle qui, dans le champ de l’invisible, s’arrête à un premier degré, qui lui est vraiment propre, sans se dissimuler qu’il en existe un autre, et que les vérités où elle ne peut atteindre, les hommes peuvent les voir par une autre lumière que la sienne, par la lumière d’en haut. Cette lumière qui lui échappe, non-seulement elle l’admet, mais elle l’invoque, elle l’appelle, elle s’en autorise, sachant bien qu’à soi seule elle ne peut embrasser l’immensité des choses, pas plus le monde physiologique où elle ne descend pas, que le monde théologique où elle ne peut monter. À ses yeux, la faute est donc la même et le travers aussi grand, de vouloir, comme les rationalistes, séparer la raison de la lumière surnaturelle, que de l’isoler, comme les idéalistes, de la lumière terrestre et du témoignage des sens.

Cette philosophie, Monsieur, prétendez-vous en être l’inventeur ? n’est-elle pas au contraire, déjà vieille en ce monde ? N’est-ce pas celle dont saint Thomas d’Aquin est l’Aristote, et saint Augustin le Platon ? Préface humaine de l’Évangile, et pendant si longtemps la compagne obligée, l’auxiliaire de la foi catholique, marchant de conserve avec elle, lui préparant, lui gagnant les esprits, jusqu’au jour où, comme emportée par le flot des idées nouvelles, elle disparut de la scène du monde, s’abandonnant et s’effaçant, abdiquant tout pouvoir, toute ambition, toute lutte, pour s’enfermer dans le silence et dans la paix du cloître. C’est là, ainsi tombée, dans cet état d’oubli, que vous l’avez cherchée ; vous en avez sondé la valeur intrinsèque sans vous inquiéter des scories scolastiques que ce pur métal a pu produire ; vous l’avez comparée à toutes les philosophies antiques et modernes qui ont déjà régné ou qui aspirent à régner en ce monde, et, après l’examen le plus consciencieux, la conviction vous est venue que cette doctrine oubliée, ce spiritualisme chrétien enfoui et méconnu, était peut-être de tous ces systèmes le plus large et le moins incomplet, le plus conforme au sens commun, le plus soucieux de la dignité et de la liberté humaines, le plus apte à tenir compte de tous les faits moraux et intellectuels, si compliqués et si mystérieux dont l’esprit de l’homme est le théâtre. Et cette conviction, vous n’avez pas craint de la dire hautement ; et vous avez, avec persévérance, reconstruit l’ancienne renommée, et redressé le piédestal de tous les grands esprits qui, de siècle en siècle, ont professé cette philosophie.

Est-ce là, Monsieur, votre œuvre tout entière ? Ce travail de restauration vous a-t-il détourné de tentatives plus hardies et plus originales ? Non certes ; et même, on vous a cru, parfois, plus téméraire que vous ne le serez jamais. On vous a supposé tellement épris des vérités mathématiques que vous auriez cherché dans un certain calcul une démonstration nouvelle de l’existence de Dieu. Jamais assurément ce ne fut là votre pensée. Vous n’avez pas commis cette confusion presque irrévérencieuse entre des vérités d’ordre si différent. Vous avez seulement remarqué que ce procédé de notre esprit qui, d’un bond et sans degrés intermédiaires, nous conduit à des conséquences tellement supérieures aux prémisses qu’elles nous seraient inaccessibles si Dieu nous eût créés pour ne suivre jamais que la marche terre à terre du syllogisme ; que l’induction, pour appeler par son nom ce merveilleux procédé, chaque fois qu’on l’applique à la géométrie, et notamment à ce calcul infinitésimal qui depuis Leibnitz a pris force de loi, ne rencontre point d’incrédules, que les savants et tout le monde, à leur exemple, en acceptent comme absolument vraies les données les plus audacieuses ; que dès-lors on est sans excuse de ne pas accorder la même confiance aux données de cette même induction lorsqu’au lieu de l’infini géométrique c’est de l’infini vivant et créateur, c’est-à-dire de Dieu, qu’il s’agit. L’incontestable droit d’attribuer la même certitude aux résultats de deux opérations de notre esprit reconnues identiques, voilà ce qu’avec insistance vous avez démontré, empruntant aux mathématiques, non pas une preuve directe de l’existence de Dieu, mais la confirmation, par voie de similitude, des preuves qui de tout temps en ont été données. Et cette démonstration, vous l’avez rendue vôtre à force de la reproduire en mainte occasion, et plus particulièrement dans ce traité de Logique où votre verve courageuse aborde tous les sujets de controverse métaphysique qui se peuvent agiter aujourd’hui.

Je voudrais qu’il me fût possible de vous suivre dans ce dédale dont vous savez les secrets ; j’aimerais à parcourir aussi cet autre ouvrage encore plus attrayant, ce traité de la Connaissance de l’âme, où la poésie déborde et malgré vous se substitue parfois à la psychologie, mélange singulier d’exactitude scientifique et de pieuse extase ! – Mais prenons garde, c’est encore de la métaphysique, et le plus bienveillant auditoire a besoin d’être ménagé. – Vous-même, Monsieur, vous semblez m’avertir de ne pas m’attacher trop à la partie abstraite de votre œuvre ; vous n’y êtes pas tout entier. Votre imagination se prête mal aux rigueurs méthodiques de ces sortes d’études. Vous avez fait de la philosophie avec amour sans doute, plus encore par devoir, un peu comme autrefois vous faisiez des mathématiques. Votre dette payée, vous lui avez avec joie dit adieu. Il fallait à votre âme une plus vivante nourriture. « Les fléaux qui enveloppent le monde, la vue des souffrances des hommes, et tant d’âmes percées de douleurs, tout cela, écriviez-vous il y a quinze ans, tout cela nous inquiète, nous sollicite continuellement le cœur au milieu de notre travail et semble nous dire : Que fais-tu ? Pourquoi es-tu prêtre ? Pourquoi ces subtiles recherches qui n’intéressent pas ceux qui souffrent, ni surtout ceux qui meurent ? »

Voilà des paroles, Monsieur, où vous êtes bien tout entier ! Elles sont le commentaire, le résumé de votre vie. Ce grand effort au profit de la raison, cette guerre à l’erreur si chaudement soutenue, quel en était le but ? Vouliez-vous satisfaire un besoin d’amour-propre ou de curiosité ? Vous étiez tourmenté d’une ambition plus haute, du saint espoir d’éveiller dans les âmes le goût de la lumière divine. Votre but était tout pratique, tout religieux. Aussi, le jour venu, vous avez dit comme Malebranche : « Je ne veux plus m’occuper que de morale et de religion. » De là cette série d’ouvrages tendres et fraternels qui ont rempli la seconde phase de votre vie d’écrivain ; et ce beau commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu, et ces dialogues si simples et si profonds que vous avez intitulés Philosophie du Credo, et vos Sources où tant de jeunes âmes se sont saintement abreuvées, et surtout cet intime et délicieux portrait d’un jeune prêtre, d’un ami, mort dans sa fleur, et dont le nom, comme un symbole d’espérance moissonnée trop matin, est sans cesse invoqué même en dehors de la foi catholique et semble aujourd’hui presque un gage de concorde entre les chrétiens.

Si le charme de tels ouvrages ne peut être apprécié que par ceux qui les lisent, l’effet de votre parole peut encore moins être compris de quiconque ne l’a point entendue. Ce n’est pas dans la chaire proprement dite que vous avez fait vos preuves ; vous n’auriez pu sans imprudence en braver les fatigues ; mais le professorat dans un local restreint, des instructions, des conférences dans de simples chapelles, ont mis au jour un des dons les plus rares que vous ayez reçus, l’art de parler et de convaincre sans effort et comme à demi-voix, ou, pour mieux dire, la plus facile, la plus pénétrante éloquence. Aussi vous attirez les âmes par la douce chaleur de vos convictions et de votre bonté. En vous faisant aimer vous apprenez à croire. Secourable à ceux qui fléchissent sous les épreuves de la vie et qui la trouvent longue, plus secourable encore à ceux qui, près de la quitter, ont la consolation de recevoir, avec vos larmes et vos prières, vos confiantes exhortations !

Ce qui vous soutient, Monsieur, dans votre tâche, c’est une passion, la plus chrétienne des passions, mais chez vous toujours jeune et ardente, l’amour de vos semblables. Vous aimez tant les hommes qu’il vous est impossible de ne pas espérer qu’un jour, sur cette terre, ils seront moins aveugles et moins malheureux, que dis-je ? peut-être même parfaitement heureux. Il est vrai que vous êtes patient, que vous comptez par siècles plutôt que par années, et que, ce souverain bonheur, vous ne le promettez que sous le bénéfice d’une perfection morale qui peut longtemps se faire attendre. Mais vous croyez que, si l’homme le veut, de tels progrès s’accompliront, que les conditions de notre race et du monde qu’elle habite en seront entièrement transformées. N’est-ce pas une utopie, un rêve généreux ? Vous demandez qu’on ne réponde qu’après vous avoir entendu. Un livre est là tout récemment éclos, à peine mis au jour, le dernier-né de vos enfants, l’objet de vos prédilections, depuis longues années conçu, prémédité par vous ; vous priez qu’avant tout on le lise. Et en effet, rien de plus séduisant que cette Loi de l’histoire, ainsi présentée par vous. Vous tracez le tableau des progrès accomplis et vos raisons d’en attendre bien d’autres avec tant de chaleur, d’émotion, d’enthousiasme, que votre conviction devient contagieuse, et que les moins optimistes, séduits par le talent, sont bien près d’adopter la croyance.

Nous avons grand besoin, Monsieur, de cette jeunesse d’esprit, de ces trésors d’espérance que vous nous apportez, pour nous fortifier contre le souvenir de pertes irréparables. C’est ici notre sort de ne prononcer jamais une parole de bienvenue, sans y joindre aussitôt ces tristes mots de regrets et d’absence. Regrets toujours pénibles, mais autrement durables et profonds lorsque ceux qui nous quittent ne furent pas seulement nos confrères, lorsqu’ils ont occupé dans l’histoire de leur temps une place considérable et jeté sur la compagnie comme un reflet de leur illustration.

Tel fut, Monsieur, celui dont vous avez à si bon droit recueilli l’héritage. Pour moi c’est une émotion vive, je dois le dire, que de parler de lui à cette place. D’abord, ce qui est déjà quelque chose, je n’ai guère rencontré dans ma vie un homme aussi parfaitement aimable et bienveillant, et les encouragements que ma jeunesse en avait reçus m’ont toujours pénétré d’une reconnaissance que cette mort ne fait que raviver ; mais le nom de M. de Barante me dit encore bien autre chose. Tout ce que les hommes de mon âge, au prix d’efforts, parfois heureux, souvent déçus, ont entrepris de bon, d’utile, de généreux, d’honnête, aussi bien sur le terrain des lettres que dans le champ de la politique, ce nom a la vertu de me le rappeler. Il me transporte dans un temps d’activité féconde où l’horizon semblait s’ouvrir plein de promesses et de lumière, où les esprits n’étouffaient pas dans le doute et la lassitude, où nous espérions tous léguer à nos neveux non pas un âge d’or où ne seraient éclos que des œuvres de bon goût et des actes de bon gouvernement, mais tout au moins quelques principes, les fondements, les premières bases d’un édifice que nos pères croyaient avoir conquis par tant de larmes et de sang !

D’où vient que ce double espoir, ce double rêve, l’honneur des lettres, l’établissement de la vraie liberté, semblent si naturellement s’associer à ce nom ? D’autres champions de la même cause ont, à la même époque, brillé d’un éclat plus vif, livré de plus grands combats, et dans les luttes de tribune, et dans le maniement des affaires ; d’autres aussi, dans les lettres, se sont élevés à des hauteurs plus grandes, à plus de perfection de style, à plus d’audace et d’originalité : nul n’a mené de front avec autant de constance, de modestie et de succès ces deux missions que lui imposait sa nature, les lettres et les affaires, la vie publique et la vie de l’esprit ; nul enfin, ce qui explique encore mieux cette sorte de faveur qui s’attache à son nom, nul, depuis le commencement du siècle, dans les questions de critique littéraire et d’histoire, aussi bien que de droit public et d’administration, n’a fait preuve d’autant d’à-propos ; toujours prêt avant tous les autres, prenant le premier la parole et n’en disant pas moins, assez souvent, le dernier mot.

Si l’Académie, par exemple, mettait aujourd’hui au concours un examen critique de notre littérature au XVIIIesiècle, que pourraient faire les concurrents, à supposer qu’avec sagacité ils missent à profit soixante années d’expérience, recueillant ce que dans l’intervalle les esprits les plus éminents ont pu dire de plus juste sur ces délicates questions ? Pourraient-ils faire autre chose que répéter, avec moins de bonheur peut-être et moins de perspicacité, ce qu’en 1806, à vingt-quatre ans, écrivait M. de Barante ? On reste confondu à chaque trait de ce tableau : est-ce bien sous le premier Empire, n’est-ce pas hier qu’il a été tracé ? De quelles intolérances, de quels préjugés fallait-il s’affranchir pour s’établir ainsi, dès le début du XIXe siècle, juge impartial des écrivains du XVIIIe ? Qui les lisait alors sans passion et sans parti pris ? Ceux qui leur imputaient les malheurs et les crimes de la révolution n’en parlaient qu’avec invectives, moins en juges qu’en accusateurs ; les autres, c’est-à-dire la France presque entière, étaient à leurs genoux, plus dévotement crédules aux doctrines encyclopédistes qu’aucun siècle du moyen âge ne l’a jamais été aux saintes Écritures. Dès lors quelle nouveauté, quelle étrange entreprise que d’oser, à la fois, briser l’idole et ne pas méconnaître ce qu’au fond de ce triste culte, de ces dangereuses idées, il y avait eu de résultats utiles, de nobles intentions, de vrais bienfaits providentiels ? Si ce n’est pas l’intuition du génie, c’est une rare clairvoyance, une sorte de divination que de lire ainsi dans l’avenir et de devancer de si loin les jugements de la postérité. Il est vrai qu’une femme illustre inaugurait alors, par ses écrits et sa conversation, les voies nouvelles de ce siècle naissant et lui donnait de viriles leçons d’indépendance intellectuelle, à la fois respectueuse et hardie ; mais, si les souvenirs de Coppet, ces généreux conseils, ce souffle inspirateur devaient agir puissamment sur le jeune écrivain, on ne peut pas dire que l’influence en fût directe dans son livre, qu’il s’y manifestât la moindre trace d’imitation et que sa nature d’esprit en fût le moins du monde altérée.

J’en dis autant d’une autre de ses œuvres née d’une inspiration d’un genre tout différent. La veuve d’un noble chef, d’un des héros des guerres de la Vendée, s’adresse à lui et lui confie, avec un rare discernement, ses plus intimes impressions, ses vivants souvenirs, le priant d’en composer une image fidèle de ces terribles luttes dont elle fut le témoin courageux ; ce n’est pas à un des siens, c’est à lui, ami des nouvelles idées, à lui, sous-préfet de l’Empire, qu’elle demande de faire comprendre, d’honorer dignement et l’héroïsme vendéen, et la grandeur morale d’une insurrection ; l’œuvre. semble impossible ; il s’en charge, et nous donne non-seulement un récit plus attachant, plus dramatique que le plus beau roman, mais un nouvel exemple de cette impartialité naturelle et précoce que nous admirions tout à l’heure. Dans sa sous-préfecture, au cœur de l’ancien Bocage, sur ce sol dévasté, sur ces cendres encore fumantes, il avait apaisé, pacifié les esprits, ramené la concorde et obtenu l’obéissance ; il trouve encore le secret de satisfaire dans ce livre les plus fidèles débris de la cause vaincue, sans déserter ses propres opinions.

Quelques années plus tard l’Empire était tombé, et la France, subitement dotée des libertés les plus réelles qu’elle eût encore connues, et telles que jamais peut-être elle n’en retrouvera, la France était, en politique, si difficile à contenter alors, qu’elle se croyait déshéritée du trésor qu’elle avait en sa main et ne songeait qu’à se plaindre ; tandis qu’en matière de goût son infatigable patience s’accommodait docilement au joug des traditions même les plus surannées. Aujourd’hui qu’il en est autrement et que du côté des lettres nous pourrions bien avoir en trop ce qui nous manque encore de l’autre, on a peine à s’imaginer qu’il ait fallu guerroyer pendant près de dix ans pour faire renoncer ce pays à la superstition des règles et des convenances. Rien n’est plus vrai pourtant : ce fut une croisade où les plus grands esprits, où les hommes d’État non moins que les poëtes s’enrôlèrent à l’envi. Dès les premiers symptômes de cette émancipation nouvelle, M. de Barante était prêt, fidèle à ses habitudes de diligence et d’à-propos ; résolu, mais toujours modéré, et, bien qu’à l’avant-garde, songeant à diriger, à contenir le mouvement plutôt qu’à l’accélérer.

C’était aux littératures étrangères qu’avant tout nous devions nous faire initier. Shakspeare venait d’être traduit, M. de Barante se chargea d’interpréter Schiller ; puis, laissant là le rôle de traducteur, il ne tarda pas à payer, de son propre fonds, par un exemple original, un plus large tribut à sa cause. Je veux parler de cette heureuse tentative, de cette intelligente nouveauté venue juste à son temps, de l’Histoire des ducs de Bourgogne. Vers cette époque, de 1824 à 1828, une forme nouvelle de la vérité historique se produisait en Europe ; elle descendait du Nord, des montagnes d’Écosse, sous l’apparence du roman, et bientôt on peut dire qu’elle était répandue dans I’air et pénétrait partout. Chez nous elle provoqua une éclosion féconde de recherches et de savants travaux, en même temps qu’elle donnait un nouveau charme et un nouveau crédit au naïf témoignage de nos vieux chroniqueurs et de nos premiers historiens. M. de Barante, aussitôt, conçut l’idée de faire en société avec Froissart et Commines, en s’imprégnant de leur esprit, en s’abstenant de toute réflexion personnelle, de tout raisonnement et de tout plaidoyer, le simple et fidèle tableau, le calque pittoresque de la société française au XIVe et au XVe siècle. Est-ce à dire qu’il n’entendait parler qu’aux yeux, qu’il prétendait ne rien prouver, et qu’il donnait à l’épigraphe dont il avait fait choix un sens purement littéral ? Le livre est là qui nous dit le contraire. Rien, à coup sûr, ne plaide mieux en faveur des bienfaits de la civilisation que cette peinture exacte, détaillée, vivante, d’un peuple encore courbé sous l’empire de la force, sans autre protection que des lois impuissantes et des mœurs à demi barbares. C’est donc prouver que raconter ainsi, et, de plus, c’est charmer son lecteur. Aussi quel succès rapide, éclatant ! Au bruit de la faveur publique les portes de cette enceinte s’ouvrirent comme d’elles-mêmes devant le nouvel historien. Sa destinée ne se démentait pas : de toute sa génération, de tous ces éminents esprits unis par un même amour de la vraie liberté, c’est à lui qu’allait appartenir l’honneur de franchir le premier le seuil de l’Académie.

Enfin c’est encore lui qui, au plus fort de la tourmente dont ce pays fut assailli, voilà vingt ans, lorsque d’impuissants parodistes nous fatiguaient de leurs apothéoses du comité de salut public et voulaient imposer à la France la reconnaissance et l’amour pour les bienfaits de la Convention, c’est lui qui, en quelques mois, dans sa retraite de Barante, improvisait ces trois volumes où la redoutable assemblée se laisse voir à nu, telle qu’elle était, comme dans un effrayant miroir. Cette fois il faisait mieux que d’arriver à temps, il faisait acte de courage. Le succès le soutint, il poursuivit son œuvre et nous donna l’Histoire du Directoire, travail plus achevé, qui, d’un côté, révèle dans ses moindres misères cette triste époque, cette politique d’expédients et de corruption, et, de l’autre, jette un jour vraiment neuf, une clarté pénétrante sur l’homme extraordinaire qui, en renversant le Directoire, allait rendre sans doute à la France un service, mais un service payé si cher !

Voilà bien des travaux, et j’en pourrais citer tant d’autres ! Comment omettre, par exemple, cette remarquable étude sur les Communes et l’Aristocratie, ou plutôt, sur l’abus de la centralisation administrative ? Ne dirait-on pas qu’elle aussi vient à peine de naître, tant les idées en sont encore nouvelles, bien qu’elle ait tout à l’heure cinquante ans ? et cette Vie de Royer-Collard qui encadre et enchaîne si bien ces discours admirables et qui en fait comme un cours pratique de théories parlementaires et d’esprit constitutionnel ; et ces pages sur Matthieu Molé, seule trace qui nous reste d’une œuvre inachevée, d’une histoire que l’auteur s’était promis d’écrire, l’histoire du parlement de Paris ; et tant de fragments, d’études, de notices, de biographies, d’écrits de circonstance, réunis en si nombreux volumes ; ne semblerait-il pas qu’il y avait là de quoi remplir deux vies comme la sienne, même aussi longues et aussi laborieuses ? Eh bien ! non, chez M. de Barante tout cela n’est que délassement : c’est le fruit de ses heures de repos, de ses jours de retraite ; sa vie active, sa véritable vie, n’est pas là : il aimait tendrement les lettres, mais les lettres ne suffisaient ni à son esprit ni à son âme ; il avait besoin d’autre chose : il lui fallait un devoir à remplir, du bien à faire, une occasion d’agir, non-seulement sur soi-même, en travaillant à son perfectionnement moral, mais sur les autres, par l’amélioration de la destinée commune, par le triomphe des idées de justice et de liberté. Et, chose étrange, ce besoin d’action n’excitait pas en lui la passion du pouvoir. Il n’avait soif que d’être utile, sans aspirer au premier rang. Les agitations, les hasards, la responsabilité d’un ministère ne l’auraient pas séduit, l’auraient troublé peut-être ; sa vocation l’en détourna. Il s’était plu, dans sa jeunesse, aux emplois de la haute administration ; son âge mûr allait trouver, à un degré plus haut, dans les fonctions d’ambassadeur, un exercice encore plus propre à son genre d’activité. Cette intervention indirecte dans les plus grandes affaires, cette participation aux secrets de l’État entremêlée de la vie du monde et du silence du cabinet, c’était une combinaison qui semblait inventée pour lui.

Le seul défaut de cette vie où la conversation, la parole fugitive, joue un rôle si grand, c’est d’échapper à la postérité. Si M. de Barante n’avait été qu’administrateur et diplomate, que nous resterait-il de lui ? Déjà, malgré ses livres, c’est le bien peu connaître que de ne pas l’avoir entendu causer. Dans cette façon d’émettre sa pensée, il avait, j’ose dire, une supériorité rare, plus de trait, de couleur, de mouvement que dans sa parole écrite. Le peu de soin qu’il semblait y prendre, une sorte de négligé, tout au moins apparent, et pas toujours exempt d’une douce malice, prêtaient à ces causeries un agrément extrême. Au lieu de faire parade des mots heureux qui lui venaient en foule, et loin de les mettre en lumière, il semblait plutôt les éteindre dans une sorte de demi-jour, baissant la voix de préférence presque toujours au bon endroit. Si bien que maintes fois ce n’était qu’après coup, par réflexion, pour ainsi dire, qu’on sentait tout le sel de ce qu’il avait dit.

Si quelque chose peut donner une idée de cette conversation désormais disparue, ce sont peut-être les Mémoires où M. de Barante a raconté sa vie avec une vivacité et une fraîcheur de coloris qui sentent presque l’improvisation. Par malheur, ces Mémoires ne vont guère au-delà de sa trentième année, et ils sont encore inédits. Mais le public en connaît quelques pages charmantes, enchâssées récemment avec un si grand art dans le noble et affectueux hommage qu’un de nos plus éloquents confrères a voulu rendre à son ami. M. de Barante, en effet, a eu cette fortune qu’à peine hors de ce monde, et sa tombe encore entr’ouverte, les amitiés les plus fidèles, les illustres et même aussi les plus modestes, se sont hâtées, à qui mieux mieux, de raconter si parfaitement sa vie et de lui rendre si complète justice, qu’aujourd’hui nous n’avons plus ici, pour honorer sa mémoire, qu’à essayer de leur servir d’écho.

Mais de tous ces éloges, le meilleur, j’ose dire, c’est de lui seul qu’il le tiendra, lorsque le temps aura permis que les nombreuses dépêches écrites par lui dans ses deux ambassades soient livrées à la publicité. Même pour l’écrivain, cette révélation ne sera pas sans honneur, car, excepté peut-être dans ses Mémoires, jamais sa plume ne s’est montrée plus souple et plus habile qu’en traçant ces rapides dépêches ; et quant au politique, je ne crains pas d’affirmer que ses meilleurs amis auront eux-mêmes, en le lisant, d’agréables surprises, tant sa discrète modestie aimait à laisser ignorer les occasions de clairvoyance qu’il avait su le mieux saisir. Savent-ils, par exemple, que plus d’un mois avant l’expédition d’Ancone, lorsque l’armée autrichienne menaçait seulement d’occuper les Romagnes, et que le grand et courageux ministre qui déjà méditait cet acte d’énergie, son éternel honneur, ne se livrait encore qu’à de secrets préparatifs, son parti pris, mais personne n’en ayant confidence, des dépêches arrivèrent de Turin où les raisons qui devaient le mieux l’affermir dans son projet, étaient momentanément offertes et discutées, des dépêches qui demandaient que le drapeau de la France flottât bientôt sur l’un des deux rivages des États de l’Église, affirmant que c’était le moyen d’éviter, non d’allumer la guerre, le seul moyen de ne pas perdre toute influence en Italie ? Ce n’est certes pas un mérite vulgaire et un instinct peu clairvoyant que d’avoir si bien deviné, et de s’être ainsi associé, même seulement par un vœu, à cette mémorable entreprise.

Si je n’avais hâte de finir, je demanderais qu’on me permît d’être juste envers tout le monde. L’ambassadeur ne grandira pas seul quand ses dépêches seront connues ; la politique qu’il a suivie, le pouvoir dont il fut l’interprète, recevront aussi quelque honneur de ses révélations. Où voulez-vous connaître mieux la valeur d’un gouvernement que dans ces entretiens secrets, à travers la frontière, entre ses agents et lui ? Vous lisez dans ses intentions, vous voyez ce qu’il commande, vous savez ce qu’il veut, et partant ce qu’il vaut. Qui d’ailleurs mieux que M. de Barante peut ici vous servir de guide ? Il a pour chefs ses amis les plus sûrs ; avec eux il parle à cœur ouvert ; il vous fait pénétrer au fond de leurs pensées. Voyez de quels moyens, vis-à-vis des puissances même les moins amies, l’emploi lui est prescrit ! quelle loyauté scrupuleuse ! quel respect de la foi jurée ! quel ménagement des droits de tous ! et quand son regard se tourne vers la France, avec quelle émotion il assiste de loin à ces continuels assauts que ses amis soutiennent ! comme il les encourage, tout méconnus qu’ils soient, à persister dans leur noble gageure, à ne vouloir d’autre liberté que la liberté pour tous, à la défendre sans jamais se permettre la plus légère atteinte à la plus stricte légalité ! comme il essaye enfin d’ouvrir les yeux à cette Europe, ou tout au moins à ces deux cours près desquelles il est accrédité, malveillantes par aveuglement, et s’obstinant à ne pas voir que c’est leur cause aussi et l’avenir du monde qu’il s’agit de sauver à Paris !

N’insistons pas ; il est des justices tardives, mais assurées ; et, vous avez raison, Monsieur, il en est même dès ce monde, je n’en veux pour preuve que l’heureux et beau déclin de cette vie que j’essaye de peindre, les vingt dernières années qui la couronnent si noblement !

Que M. de Barante, le jour où fut brisé le trône constitutionnel, ait renoncé, et pour toujours, à la vie des affaires, à cette activité pratique, sa constante prédilection, il n’y a rien là dont je songe à lui faire un mérite, pas plus que je ne lui tiens grand compte d’avoir deux autres fois, dans le cours de sa vie, résigné des fonctions qu’il aimait, pour rester fidèle à sa cause. Chez les âmes d’une certaine trempe, cette sorte de façon d’agir, qu’il faudrait remarquer et admirer chez d’autres, est tellement naturelle qu’on semblerait les méconnaître et les classer hors de leur rang, en leur en sachant trop de gré ; mais ce qui n’est pas donné à tous ces cœurs d’élite, même aux plus purs et aux plus généreux, c’est de savoir entrer dans la retraite sans renoncer à l’action ; de remplacer la vie qu’ils perdent par une autre vie qu’ils se donnent, non moins active et plus féconde encore. Ce rare secret, M. de Barante l’a connu et en a fait, pour son bonheur, le plus habile usage. L’étude, à la rigueur, le travail, auraient pu suffire ; il y joignit la bienfaisance, l’active charité, le don de faire mieux que l’aumône, de se donner soi-même, de s’occuper des autres et d’en prendre souci, de les aimer, pour tout dire en un mot, et de s’en faire aimer. Chrétien de cœur, à mesure qu’il avançait en âge, on peut dire que la foi s’affermissait et grandissait en lui, non la foi qui s’en tient aux dogmes et aux pratiques, la foi qui passe dans les œuvres et qui engendre la vertu.

Aussi, quelque brillantes et désirables que soient les premières phases de sa vie, si j’avais à opter, c’est la dernière que je voudrais choisir. Que de faveurs du ciel, que de bénédictions en échange de quelques biens fragiles ! Il n’a connu de la disgrâce que les heureux côtés, le calme et la solitude. Le soin de son honneur ne lui a commandé que de douces épreuves. On ne l’a pas vu, comme l’auguste exilé dont il fut le représentant, chercher sur la terre étrangère un asile, puis un tombeau. Son exil, à lui, son volontaire exil, a été le berceau de ses pères, un pays qu’il aimait, sa chère Auvergne, ses vieux ombrages qu’il avait embellis. Et les soins d’une tendre famille, nombreuse encore, même après d’irréparables coups, l’ont toujours entouré, et la compagne de sa vie, son guide et son émule dans l’art de faire le bien, il a pu, jusqu’à l’heure du départ, la voir, la sentir près de soi ! Ce n’est pas encore tout : une autre récompense plus rare et plus inattendue lui était réservée. Lui qui jamais n’avait brigué les faveurs de la foule, qui constamment et vivement avait adopté, défendu ce qu’il y a de moins populaire au monde, les idées modérées, indépendantes, la pure raison, la simple vérité, il avait, pendant ces vingt ans de loisir si dignement, si saintement remplis, répandu dans toutes ces contrées, de proche, en proche et comme à son insu, de telles semences de gratitude et de vénération, qu’au jour où il quitta ce monde, ce fut une explosion générale et profonde de la douleur publique, un deuil si vrai et si universel, que jamais, nulle part, je le dis sans hyperbole, jamais ne s’étaient vues de telles funérailles, et autour d’un cercueil une telle ovation posthume.

S’il était mort ambassadeur, son corps eût reposé peut-être sous de plus magnifiques tentures ; mais cette popularité, la vraie, la bonne, celle de la douleur et des larmes, sa mémoire l’aurait-elle obtenue ? N’est-ce pas là, Monsieur, un consolant symptôme et comme un enseignement pratique des vérités que votre cœur vous révèle et vous ordonne de propager ? Le spectacle de ces funérailles autorise vos espérances ; quand on voit rendre de tels hommages non pas à la puissance, mais simplement à la vertu, il est permis de dire aux hommes que, s’ils le voulaient bien, ils pourraient trouver sur la terre un avant-goût de l’éternel bonheur.