Réponse au discours de réception du marquis d’Aguesseau

Le 13 mars 1788

Nicolas BEAUZÉE

Réponse de M. de Beauzée
au discours de M. le marquis d'Aguesseau

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 13 mars 1788

PARIS LE LOUVRE

     Monsieur,

Vous succédez à un Académicien que vous venez de peindre avec bien plus de justesse & de vérité que ne pourroit le faire mon foible pinceau : mais je dois me féliciter de ce que le sort, qui m’avoit destiné à faire aujourd’hui son Éloge, lui a donné du moins un successeur si propre à suppléer ce qui me manque pour m’en acquitter dignement. Je me bornerai donc à remarquer, pour votre éloge & pour le sien, quelques traits de ressemblances que vous avez avec M. le Marquis de Paulmy.

Décoré, comme vous, d’un nom illustre, il avoit, comme vous, un aïeul, un père, qui se sont immortalisés dans le Ministère & dans les Lettres ; il jouissoit, comme vous, de la gloire de ses auteurs ; & il pensa, comme vous, à s’en faire une qui lui appartînt en propre. Son premier pas dans la carrière des honneurs fut, comme le vôtre, l’exercice d’un ministère public au Parquet d’un Tribunal de Justice ; & il est bien vraisemblable que vous parviendrez, comme lui, aux premiers postes, que la confiance du Roi réserve à ceux qui s’en rendent dignes par leurs lumières & par leurs services.

Lorsque vous parûtes au Parquet du premier de nos Parlements, votre nom fixa sur vous l’attention universelle avec l’intérêt le plus vif : on observa avec satisfaction votre sagacité à démêler les détours d’une chicane insidieuse ; on fut étonné de votre prudence pour apprécier les prétentions ambitieuses de la vanité, pour confondre les sophismes criminels de la cupidité, pour pénétrer les vues secrètes de la licence ; on admira la sagesse avec laquelle vous invoquiez, tantôt les lois protectrices du foible contre le fort, tantôt les lois vengeresses ou de l’honneur outragé ou de l’autorité méprisée ; on applaudit à votre éloquence, toujours modeste quoique brillante, toujours équitable quoiqu’animée, tout enfin annonça au Public un digne rejeton de l’immortel Chancelier, que la France & les Lettres regretteront longtemps.

Voilà, sans doute, les motifs qui vous ont fait appeler de bonne heure au Conseil d’État, parce que vous avez fait espérer que vous y porteriez le même zèle, les mêmes lumières, les mêmes vertus qui paroissent héréditaires dans votre Maison.

Vous venez, Monsieur, de confirmer ces grandes espérances, par ce voyage qui vous a conduit jusqu’aux extrémités de l’Europe, pour observer les différentes législations des Peuples que vous avez visités, & sur-tout l’influence de chaque législation sur les mœurs, sur le caractère, sur le bonheur plus ou moins grand des nations qui y sont soumises. Voilà encore un trait de ressemblance que vous avez avec votre prédécesseur : vous avez voyagé comme lui ; vous avez eu, comme lui, le bonheur d’être accueilli & apprécié par Frédéric le Grand ; & en voyageant vous vouliez, comme M. de Paulmy, vous disposer à remplir dignement les places où votre naissance & votre nom peuvent naturellement vous porter : étude véritablement digne d’un homme d’État, & qui devroit peut-être devenir l’apprentissage de tous ceux que leur naissance ou leurs dignités appellent à l’honorable & délicate fonction de donner au législateur le secours de leurs lumières.

L’Académie, frappée de tant d’heureux présages, a vu avec joie le désir que vous avez montré d’être admis dans son sein ; & elle s’est empressée de le satisfaire. Elle regrettoit de ne pas voir dans ses fastes le nom de d’Aguesseau, si cher à la nation & aux Lettres ; & elle se flatte que vous en négligerez rien pour honorer ce nom autant qu’il vous honore lui-même. Permettez-moi, Monsieur, de vous indiquer un moyen naturel & juste de remplir un devoir si cher à votre cœur.

Il fut imprimé en 1720, au Château de Fresne, un Discours sur la vie & la mort, le caractère & les mœurs de M. d’Aguesseau, Conseiller d’État ; par M. d’Aguesseau, Chancelier de France, son fils. L’auteur n’en fit tirer que le petit nombre d’exemplaires qu’il destinoit à ses enfants. « Peu de personnes, leur dit-il vers la fin de cet Ouvrage, sont capables de sentir le prix de tous les traits que j’ai recueillis ; & je pourrois dire même que le Monde n’en est pas digne : mais je n’ai écrit que pour vous & pour moi ».

J’ose dire que, moins le Monde en paroît digne, plus il importe de mettre sous ses yeux de grands exemples, capables de le faire rougir de la frivolité de ses idées, peut-être de le corriger de la licence de ses mœurs, & de le ramener aux bons principes qu’il n’a que trop oubliés. Tel sera, je n’en doute point, l’effet infaillible de cet ouvrage, s’il devient public par l’impression : les hommes de tous les états trouveront, dans le personnage qu’on y peint, un modèle véritablement digne d’admiration, & qu’il seroit honteux de ne pas imiter.

L’auteur du Livre y est lui-même un modèle, je ne dis pas simplement de style, car personne n’ignore avec quelle supériorité il écrivoit dans tous les genres ; mais un modèle accompli de piété filiale & de sollicitude paternelle. C’est la piété filiale, qui lui a suggéré de tracer, pour sa propre instruction, le tableau énergique & fidèle des vertus de son respectable père. C’est la sollicitude paternelle, qui lui inspiré d’adresser à ses enfants ce discours, qui, ayant été d’abord entrepris pour son utilité personnelle, ne pouvoit pas manquer de contribuer à celle de sa postérité. Je n’ai écrit que pour vous & pour moi : voilà le secret de son cœur révélé.

Faites, Monsieur, qu’il ait écrit pour toute la Nation, pour tous les hommes ; & hâtez-vous de publier ce précieux ouvrage, non seulement dans la collection volumineuse de ses œuvres, qui ne pourra être à la portée de tout le monde, mais dans une édition particulière & séparée, que tous puissent se procurer.
M. le Chancelier eut peut-être raison de concentrer modestement cette instruction domestique dans le sein de sa famille, comme on cache un grain dans le sein de la terre, afin que la végétation l’y développe en secret & lui procure enfin la fécondité : mais aujourd’hui que le succès a rempli l’attente de ce père heureux & digne de l’être, ce seroit, de la part de sa famille, une modestie mal entendue, je dirai même injuste, de dérober plus long-temps au grand jour ces précieuses leçons. Elle doit le sacrifice de sa modestie à l’utilité publique, objet du dévoûment de ce grand homme ; elle le doit à ce grand homme lui-même, dont ce bel ouvrage ne peut qu’honorer infiniment la mémoire.

Je dis plus, Monsieur : ce livre est en quelque sorte le code des devoirs de votre état ; vous aurez donc le courage de le faire connoître au Monde, afin de lui faire connoître les obligations que vous êtes résolus de remplir.

Vous réjouirez ainsi les manes de vos aïeux : vous montrerez combien vous êtes digne de l’épouse qui fait le bonheur de vos jours, & de l’affection de son respectable père, qui, chargé des mêmes fonctions que votre illustre aïeul, s’occupe, comme lui, de l’important projet de réformer notre législation, se dévoue, comme lui, au bonheur de la France, & va recueillir, comme lui, les bénédictions des Peuples.