Réponse au discours de réception d’Eugène Brieux

Le 12 mai 1910

Pierre de SÉGUR

Réception de M. Eugène Brieux

 

C’est presque une tradition que de représenter l’Académie française sous les traits d’une douairière âgée, vénérable d’ailleurs et portant avec dignité l’auguste fardeau des années. Je crains d’avoir moi-même usé d’une métaphore, dont je dois reconnaître aujourd’hui l’impropriété. Non, une femme n’est pas vieille, lorsqu’elle a des adorateurs, ou, mieux encore, des soupirants qui prétendent à sa main et l’honorent de feux légitimes. Des amoureux, des prétendants, qui donc en a plus que l’Académie ? Peut-être même, en aucun temps, n’en eut-elle davantage, de tout âge et de toute provenance. Ne venez-vous pas de nous dire que, dès votre quinzième année, vous leviez vos regards vers elle, avec l’ardent désir d’obtenir un jour ses faveurs ? Étant donc jeune, et belle, et recherchée, elle est aussi un peu coquette, et elle se plaît parfois à éprouver légèrement ceux qu’elle aime. De cette malignité, je veux vous donner un exemple. Vous connaissez la répugnance de notre Compagnie à spécialiser les fauteuils ; on vous en a donné sans doute de belles et de subtiles raisons. Détrompez-vous, Monsieur ; vous êtes maintenant des nôtres et je vais tout vous dire. Quand vous voyez dans cette enceinte un mathématicien faire l’éloge d’un poète, un dramaturge l’éloge d’un historien, un historien l’éloge d’un avocat, ne cherchez pas dans ces désignations l’effet de calculs ingénieux ni de combinaisons savantes ; mais songez bien plutôt à ce qu’un tel effort comporte de difficulté pour celui auquel on l’impose, de plaisir délicat pour ceux qui en sont les témoins.

Vous avez paru, il est vrai, échapper à la loi commune. Vous remplacez un de vos pairs, vétéran de l’armée où vous avez conquis si brillamment vos grades ; dramaturge, il vous fut donné de louer un dramaturge. Qui sait pourtant si cette apparente mansuétude ne cachait pas un raffinement, et comme un surcroît de malice ? Mettre l’auteur des Remplaçantes, de l’Engrenage, des Avariés aux prises avec l’auteur de l’Abbé Constantin, de Froufrou, de la Belle-Hélène, quel contraste piquant ! quelle opposition de talents ! et par suite, quel régal pour vos nouveaux confrères, pour le public de fidèles habitués, qui suivent nos exercices avec une curiosité avertie, — avec aussi, dit-on, un peu de l’intérêt spécial de ce spectateur légendaire, qui se rendait quotidiennement au cirque, dans le secret espoir de voir un jour dévorer le dompteur... Si ce vœu fut jamais formé, ce n’est pas aujourd’hui qu’il aura été exaucé. Vous avez heureusement triomphé de l’épreuve. L’art que vous avez fait paraître à évoquer ici votre prédécesseur a désarmé toutes les critiques, enchanté tous vos auditeurs, et satisfait même vos amis.

Je voudrais m’efforcer à suivre votre exemple, et vous peindre à mon tour. Je sais que l’on a contesté parfois, non sans apparence de raison, l’utilité de raconter sa propre histoire à celui auquel on adresse un compliment de bienvenue, de lui apprendre à quelle date il naquit, à quelle famille il appartient, quelles furent les circonstances et les étapes de sa carrière. Mais ne peut-on pas répliquer que même hors du théâtre, il est des fictions nécessaires que le récit, dans la réalité, est destiné moins à l’élu lui-même, qu’à l’assistance rassemblée pour lui faire honneur ? Dans votre cas, Monsieur, je découvre une double raison de m’arrêter quelques instants sur votre personnalité : d’abord elle est intéressante, ensuite je la crois mal connue. Par une originalité charmante, vous avez le goût du silence ; vous n’occupez guère les journaux de vos projets, de vos villégiatures ; vous vous garez des reporters avec une vigilance craintive. On parle peu de vous en dehors de vos pièces, et cela vous convient ainsi. Mon excuse pour soulever le voile sous lequel vous vous dérobez, c’est que votre existence est liée étroitement il votre œuvre, c’est que chacun de vos écrits porte comme l’empreinte de votre âme, et qu’à noter les échelons successifs de votre développement intellectuel et de votre progrès moral, on marque du même coup les degrés de votre ascension vers la renommée littéraire. Ne m’y avez-vous pas d’ailleurs encouragé vous-même, en rappelant tout à l’heure, avec une légitime fierté, votre naissance dans la classe ouvrière ? Mais ce que vous n’avez pas dit, c’est par quel chemin escarpé, au prix de quel vaillant labeur, vous êtes, de l’atelier, monté jusqu’à l’Académie. L’exemple est assez rare pour qu’il vaille d’être mis au jour. Si la mode était, comme jadis, aux édifiants petits recueils que l’on donnait en prix aux élèves des écoles, votre histoire devrait figurer dans un volume à tranches dorées sur les Enfances célèbres.

 

On a dit de vos pièces, et ce n’est nullement un reproche, qu’elles exhalent volontiers un arome léger de province ; vous êtes pourtant né à Paris, d’une famille d’artisans établis au faubourg du Temple, et vos premiers éducateurs, les seuls, je crois, avec ceux de l’école Turgot, que vous ayez connus, furent ceux de l’école communale de votre voisinage, en ces temps arriérés où l’enseignement officiel de l’alphabet et du calcul était encore confié — peut-on y songer sans frémir ? — aux frères de la Doctrine chrétienne. Y fûtes-vous un brillant élève ? Je n’en sais rien, et il n’importe guère. Vous étiez tout au moins studieux, sérieux, déjà méditatif. Les jeux bruyants de vos compagnons d’âge n’avaient guère plus d’attrait pour vous que n’en auront plus tard les folles dissipations de vos camarades de jeunesse. Orphelin de bonne heure, enfant rêveur et solitaire, vous viviez dans vos songes, prompt à passer de l’enthousiasme à la mélancolie. Vos chagrins personnels, bien loin de vous replier sur vous-même, ajoutaient à votre pitié pour le malheur des autres ; selon l’éloquente expression d’un homme qui vous fut cher, vous aviez « trop de larmes pour vos propres misères ». Cette disposition naturelle, sans doute avivée par l’exemple et l’exhortation de vos maîtres, vous avait enflammé d’une ardente ferveur religieuse, que déjà votre instinct dirigeait vers l’action. Vous avez songé, m’a-t-on dit, à vous faire missionnaire, à catéchiser les sauvages. Mais ce ne fut qu’une velléité passagère ; vous avez bientôt reconnu qu’en Afrique, en Océanie, il n’était plus guère de sauvages, mais qu’il en est beaucoup en France, et vous vous êtes restreint à évangéliser ceux-là. La vérité m’oblige à dire qu’en changeant de sauvages, vous avez changé d’évangile. Peut-être pas autant que vous le croyez vous-même ; car si vous avez, semble-t-il, renoncé aux dogmes précis, vous gardez une âme religieuse, pleine d’un christianisme latent. Sur tant de problèmes douloureux que pose l’état social moderne, vos préoccupations, quelquefois même vos solutions, concordent étrangement avec les paroles qui résonnent sous les voûtes de nos cathédrales. Ce n’est pas sans motif qu’on a pu vous ranger parmi les « prédicateurs de la scène ».

Quand, dans votre quatorzième année, vous quittiez les bancs de l’école, vous n’étiez pas un grand savant ; du moins, ce qui vaut mieux qu’une science élémentaire, vous saviez ce qui vous manquait et vous aviez le goût d’apprendre. Votre rage de lecture dépassait toute idée. Cette passion absorbait toutes vos économies. Vous lisiez, un peu au hasard, ce qui vous tombait sous la main, non pas pourtant des journaux illustrés ni des romans feuilletons, mais les livres célèbres et, de préférence, les classiques. Vous étiez un des bons clients de cette collection populaire que l’on nommait « la Bibliothèque nationale », et qui, pour la somme de vingt-cinq centimes, mettait à la portée de tous les chefs-d’œuvre de toutes les langues. Le Faust de Goethe vous fut révélé de la sorte, et vous en fûtes comme enivré. Vous passiez des nuits à le lire, quelquefois dans votre escalier et à la lueur d’un chétif bec de gaz, pour réduire les frais de chandelle. Un peu plus tard, vous comprîtes la nécessité d’introduire l’ordre et la méthode dans la culture de votre esprit. Vous eûtes même le courage d’entreprendre, tout seul, l’étude du grec et du latin, sans guide, sans professeur, avec l’unique secours des grammaires, des lexiques et des livres de classe. Si vous fûtes vite découragé du grec, plusieurs années durant vous vous acharnâtes au latin ; et peut-être, sur ce terrain, auriez-vous l’avantage sur bon nombre de ceux qui sortent du collège avec la patente officielle de l’Université.

C’est de cette période initiale que date en vous l’éveil de la vocation théâtrale. Cette vocation, chose surprenante, ne vous venait pas du dehors, par les oreilles ou par les yeux. Quand pour la première fois, vers l’âge de dix-sept ans, vous pénétrâtes dans une salle de spectacle, depuis longtemps déjà vous étiez auteur dramatique ; vous écriviez des pièces à thèse, comme vous venez d’en faire l’aveu. Sans doute, par une précoce intuition, pressentiez-vous dès lors la place prépondérante que le théâtre occupe dans la société de nos jours. Le nombre de ceux qui lisent est restreint ; mais qui ne va pas au spectacle ? Le théâtre est, pour bien des gens, toute la littérature ; on a pu dire de lui, sans exagération outrée, qu’il est « la dernière religion de la France ». De là l’importance grandissante du rôle de l’auteur dramatique. Il partage avec l’orateur le privilège d’exercer sur la foule une action directe et tangible. Son art, vous l’avez dit un jour, est « le plus merveilleux truchement entre le penseur et les auditeurs, le plus frappant moyen que l’homme ait de communiquer son rêve ». Le vieux dicton Castigat ridendo mores a beau être passé de mode, il n’en exprime pas moins une vérité de tous les temps : c’est que, si les mœurs d’une époque ont leur ressemblance sur la scène, la scène, bien plus encore, influe sur les mœurs d’une époque. L’auteur peut, s’il lui plaît, faire, des tréteaux où vivent ses personnages, une chaire ou une tribune d’une incomparable puissance. Et c’est pourquoi, Monsieur, dans votre âme généreuse, le missionnaire défunt a enfanté le dramaturge.

 

Aux essais juvéniles que je mentionnais tout à l’heure succède un drame sur Bernard Palissy, draine en vers, s’il vous plaît, écrit en collaboration avec un ami de votre âge. Si Bernard Palissy ne put être joué en public, il fut tout au moins imprimé, premier acheminement vers la gloire. La série des pièces qui suivirent n’eut pas la même fortune. Vous connûtes l’amertume des manuscrits posés d’une main timide sur la table d’un directeur affable et majestueux, et retournés trois mois plus tard sans que l’enveloppe en ait été rompue. Vous connûtes l’ironique froideur des grands confrères dont, en dernière ressource, on vient solliciter l’appui. « Jeune homme, vous répondait l’un d’eux, — et non des moins illustres, — jeune homme, la vache enragée est excellente. Vous aider serait vous gâter. » Par bonheur, vous n’étiez pas seul pour traverser cette période douloureuse. Conformant votre vie aux idées que prêchent vos ouvrages, vous vous êtes marié à vingt ans. Le respect m’interdit de dévoiler ici tout ce que fut pour vous celle dont votre heureux choix fit la compagne de votre existence ; du moins puis-je révéler, puisque vous l’avez dit vous-même, quelle main pieuse recopiait, chaque soir, les pages écrites par vous dans les loisirs de la journée, quel tendre réconfort, après les vaines attentes dans l’antichambre des théâtres, vous accueillait sur le seuil du logis, pour calmer votre fièvre et relever votre courage. Ne regrettez jamais ces heures difficiles du passé. Elles vous ont appris la douceur, elles vous ont appris la bonté. C’est le souvenir des déceptions d’antan qui fait qu’à l’heure présente vous n’avez guère le cœur de rendre sans les lire les manuscrits qu’on vous apporte. C’est le souvenir de vos tristesses qui répand dans votre œuvre ce que nous y sentons d’apitoiement sur la misère d’autrui.

 

Il fallait vivre cependant. Une occasion s’offrit, qui vous en donnait les moyens, sans renoncer à la littérature. Pendant sept ans, à Dieppe, à Rouen, vous exercez l’emploi de rédacteur en chef de journaux politiques, apportant, comme toujours, à votre nouvelle besogne cette conscience, cette sincérité, cet appétit du bien dont vous ne sauriez vous défaire. Je me souviens d’avoir lu quelque part que certaines de vos pièces portaient trace de votre passage dans la rude profession d’improvisateur quotidien. Pour moi, je suis surtout frappé de ce que vous avez su en tirer d’avantages : la variété dans les sujets, la netteté dans l’exposition, la hardiesse à vous attaquer aux plus graves et brûlantes questions, et, mieux encore que tout cela, cet instinct de l’actualité qui, parmi la foule des problèmes proposés à votre attention, vous fait aller aux plus urgents, vous fait frapper aux points les plus sensibles, atteindre au plus vif les plaies les plus saignantes. Vous laissez à d’autres confrères les abstractions philosophiques, les sujets éternels ; vous n’avez pas écrit la Course du flambeau. Vous n’appliquez guère davantage votre pénétration aux subtilités passionnelles, au mystère des crises d’âme et des cas de conscience ? Mais vous cherchez avec ferveur, vous discernez avec sûreté, l’abus, l’erreur, le vice, dont souffre, au jour présent, la société contemporaine, et vous dévoilez d’une main ferme le mal caché qui nous menace. La plupart de vos pièces sont venues à leur heure, et c’est une des raisons de leur très légitime succès.

Votre séjour dans le pays normand a, d’une autre façon encore, mis son empreinte sur vos ouvrages. Vous lui devez cette connaissance parfaite, que j’indiquais tout à l’heure en passant, des mœurs, de la vie de province, et c’est ce qui vous a permis de renouveler la galerie des figures que nous avons accoutumé de voir défiler sur la scène. La majeure partie de vos pièces sont des comédies provinciales, dont les héros, dépeints d’après nature, évoluent dans un cadre d’une minutieuse exactitude. Quelles silhouettes ressemblantes, quels types vivants, inoubliables, que la plupart des personnages de L’Engrenage, des Bienfaiteurs, des Trois filles de M. Dupont ! Vos facultés d’observation étaient sans doute ici aidées par vos affinités et vos goûts naturels. En dépit de votre origine, vous n’êtes guère Parisien, si l’on entend par là que vous êtes peu enclin au ton, à la gouaillerie et — qu’on me passe le terme — à la blague du boulevard. Non par impuissance à comprendre et à manier cette langue spéciale. Certaine série d’échos humoristiques publiés dans le Figaro, et dont j’ai gardé la mémoire, ont jadis témoigné qu’il ne tenait qu’à vous d’être aussi boulevardier qu’un autre. Mais là n’était pas votre voie. Vous y avez vite renoncé, et vous vous êtes fait provincial, ou plutôt rural, d’adoption. Quand la fortune vous a souri, l’emploi de vos premières épargnes fut de vous construire une demeure dans un site lointain de Provence, un site alors presque désert, mais si pittoresquement choisi que, peu d’années plus tard, une grande route y passait, sillonnée de voitures, de bicyclettes, d’automobiles, et que des groupes de touristes curieux venaient, à votre grand chagrin, heurter à votre seuil. En vain, gravez-vous sur la porte ces mots : Je suis venu ici pour être seul, et, pour leur donner plus de poids, les signez-vous du nom respecté d’Ézéchiel. Rien n’y fait. Pour trouver le calme, il faut déplanter votre tente, vous réfugier dans une contrée rustique, parmi des populations agricoles.

Dans ce dernier asile, vous avez mis beaucoup de votre cœur, car vous aimez la terre et ceux qui vivent près d’elle, ceux qui n’ont guère d’autre souci que les événements naturels, la pluie, la grêle ou la gelée. Vous comprenez aisément ces âmes simples, et vous savez les attirer à vous. Que dis-je ? Vous êtes agriculteur vous-même ; vous savez qu’à tel champ convient telle espèce de culture ; vous vous connaissez aux engrais ; votre joie la plus vive, après celle d’avoir lu pour la première fois votre nom sur l’affiche d’un théâtre, a été de le voir inscrit sur le revers d’un sac de blé. Irai-je encore plus loin dans la révélation de vos goûts bucoliques ? On m’a affirmé de bonne part — excusez ce détail intime — que vous étiez, à vos heures de loisir, un adepte fervent de la pêche à la ligne. Mais vous êtes un pêcheur d’un genre particulier : votre plus grand chagrin est quand un poisson importun, en mordant sottement à l’amorce, se permet de troubler votre méditation. Ce qui vous plaît dans ce sport innocent, c’est le prétexte à rêver de longues heures, au bord d’une eau dormante, l’esprit tranquille, la cervelle en repos et l’œil vaguement fixé sur le bouchon flottant.

 

J’en ai dit plus qu’il ne fallait pour justifier ce que j’avançais tout à l’heure sur l’harmonie constante entre votre vie et votre œuvre. Cette concordance était déjà sensible dans le premier de vos ouvrages qui ait vu le feu de la rampe. L’histoire de ce début mérite d’être contée. Il y aura bientôt vingt ans, un directeur de théâtre, à Paris, reçut un manuscrit signé d’un nom qu’il n’avait jamais entendu. Il eut la curiosité de le lire, il accourut à Rouen, vous vit, promit de jouer la pièce, et tint religieusement parole. La salle où il vous offrait un abri faisait grand bruit, à cette époque, dans le monde parisien, objet de scandale pour certains, d’enthousiasme pour d’autres et de curiosité pour tous. On a compris qu’il s’agit du Théâtre-Libre, déjà en plein essor, assez récent toutefois pour que ses habitués eussent gardé la mémoire de son humble origine, de cette espèce de grange située dans une ruelle de Montmartre et pompeusement appelée l’Élysée des Beaux-Arts, où, sur des planches improvisées, dans des décors fabriqués à la diable, avec des costumes de rencontre, et devant des banquettes si dures que les spectateurs empilés pouvaient se dire avec fierté martyrs de l’art révélé sur la scène, un modeste employé du gaz, à la tête d’une troupe d’amateurs, amusait d’abord ses loisirs à jouer la comédie, puis, peu à peu, sous l’action d’une flamme intérieure, haussait son ambition à rajeunir les vieilles formules, à guider vers des voies nouvelles la littérature dramatique.

Cette ardeur révolutionnaire se tempérait pourtant d’un intelligent éclectisme. Deux genres de pièces, deux genres opposés l’un à l’autre et n’ayant d’autre lien qu’une semblable infortune — à savoir les pièces de poètes et les pièces réalistes — languissaient, en ce temps, dans l’attente d’un public. L’audacieux novateur convia les unes et les autres au festin. À son appel, vieux romantiques et jeunes naturalistes tressaillirent d’allégresse. Il apportait la consolation aux premiers, aux seconds l’espérance. Ce fut surtout à la jeunesse, comme il est ordinaire, que la fortune accorda ses faveurs. Vainqueur dans le roman, jusqu’alors le naturalisme n’avait pas conquis le théâtre. Non que la formule réaliste n’eût jamais affronté les planches ; Becque avait fait La Parisienne ; mais, sauf d’assez rares exceptions, l’école nouvelle n’avait pas encore rencontré une salle et un public. Grâce au Théâtre-Libre, elle prit une éclatante revanche. Elle eut, il faut l’avouer, le triomphe insolent. Sous prétexte de vérité, on ne nous montra plus de la nature humaine que les plus répugnants ou les plus effrayants aspects. Ce fut l’âge héroïque du pessimisme outré, de la « rosserie » féroce et de l’horreur macabre. Et l’auditoire acceptait tout ; il n’avait ni nausées, ni protestations, ni révolte, pareil à ce bourgeois candide qui, d’après la légende, écoutait jadis, sans broncher, les effarantes confidences de Baudelaire : « Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant ? Cela ressemble à des cerneaux, et c’est excellent ! »

Au plus fort de cette crise, vous apparûtes, Monsieur, vos Ménages d’artistes à la main. Si habitué qu’il fût aux fantaisies de ses fournisseurs attitrés, le directeur, en vous lisant, n’avait pu réprimer un sursaut d’étonnement, car cette œuvre d’un débutant était d’une nouveauté troublante, d’une témérité prodigieuse et touchant à l’extravagance. L’auteur, — le croirait-on ? — défendait sans vergogne la morale contre le caprice, la famille contre le désordre ; on y vouait un intérieur bourgeois que ne souillaient pas tous les vices ; toutes les vertus n’étaient pas réfugiées sur les hauteurs sacro-saintes de la Butte. Comme, en dehors de ces hardiesses, la pièce ne manquait pas de force dramatique, qu’elle renfermait plusieurs scènes bien venues, les spectateurs, d’abord surpris, s’accommodèrent tant bien que mal de cette honnêteté scandaleuse. Le succès fut même assez vif pour vous encourager à passer à la récidive.

Votre premier essai avait été un coup d’audace ; le second fut un coup de maître. Ce fut une soirée triomphale que celle où vint au monde cette inoubliable Blanchette, jouée, depuis, cinq ou six cents fois sur toutes les scènes de l’ancien et du nouveau monde. La pièce est-elle, comme l’ont cru certaines gens, dirigée contre l’instruction, contre l’ascension des classes pauvres ? Non certes, pas plus que L’Évasion n’est dirigée contre la science. Elle se borne à prendre à partie cette superstition un peu niaise qui fait de l’instruction une infaillible panacée, à tracer le tableau réel et saisissant des ravages que peut exercer, dans un cerveau médiocre, un enseignement qui dépasse sa capacité naturelle. Fénelon disait déjà de l’esprit des jeunes filles : « Dans un réservoir si petit et si précieux, on ne doit verser que des choses exquises. » Vous ne faites qu’appliquer à la démocratie le prudent conseil de Fénelon. Aujourd’hui comme alors, le grand art de l’éducation consiste à doser le savoir d’après la force intellectuelle de celui auquel on l’inculque. Exagérer la dose, c’est faire des déclassés, espèce lamentable entre toutes. Tout être a droit de chercher à s’élever au-dessus de sa condition et de son milieu d’origine, pourvu qu’il soit, par le cœur et l’esprit, supérieur à ce milieu, et à cette condition. Ces simples vérités, trop souvent méconnues, sont celles auxquelles vous apportiez l’appui d’un lumineux bon sens, d’une observation pénétrante, d’une puissance dramatique qui, dès la première scène, prend le spectateur aux entrailles et le mène tout haletant jusqu’à la scène finale.

Le retentissement de Blanchette n’eut pas seulement pour résultat de vous mettre hors de pair, de faire, d’un nom hier obscur, un nom déjà presque célèbre, mais il marqua, pour ainsi dire, une date dans l’histoire du théâtre. L’heure avait, en effet, sonné où le public, si longtemps bénévole, commençait, sans s’en rendre compte, à se lasser des mets faisandés et poivrés dont on l’avait, depuis plusieurs années, exclusivement nourri. Certaines personnes, particulièrement perspicaces, se demandaient si, dans la vie, il n’existe vraiment que des gredins, des escrocs et des filles, s’il ne s’y trouve aussi parfois de ces êtres moyens, qui, sans prétendre à la perfection absolue, méritent pourtant moins de mépris et de haine que les autres, et qu’on appelle les honnêtes gens. Vous vîntes à point nommé pour justifier cette découverte, et vous eûtes, du même coup, comme la révélation de la voie que vous deviez suivre. Auprès des pièces frénétiquement cruelles, auxquelles répugne votre cœur, et des pièces de simple amusement, qui ne peuvent lui suffire, germe dans votre esprit la notion du « théâtre utile », qui n’est pas tout à fait le théâtre d’idées, et dont la fonction essentielle est moins de faire penser que de faire mieux agir. Vous limitez votre horizon, pour l’embrasser plus aisément ; vous spécialisez votre action, pour la rendre plus efficace.

Dans cet ordre d’idées, les grands sujets ne manquaient pas. Les grands sujets, d’ailleurs, ne manquent jamais à qui les cherche. On pourrait même dire qu’ils foisonnent, qu’il n’est qu’à étendre la main pour les saisir au vol. Mais, pour les traiter avec fruit, il faut des qualités, des dons, même des vertus, qui ne sont pas l’apanage du vulgaire. Il y faut d’abord de la foi : pour convertir autrui, il faut être croyant soi-même ; un apôtre ironique serait un déplorable apôtre. Il y faut une espèce de bravoure ingénue qui ne tient pas compte du danger, qui affronte sans fléchir le sourire moqueur des sceptiques. Il y faut, enfin et surtout, assez de force et de talent pour être original dans un domaine où la banalité vous guette, pour échapper à cette morne froideur qui est l’écueil propre aux moralités, comme les appelaient nos pères, pour y souffler la flamme, le mouvement et la vie. Foi, courage et vigueur, ce sont, Monsieur, vos caractéristiques. Quelle que fût votre modestie, vous en aviez conscience. Comment eussiez-vous hésité à marcher de l’avant ? Vos amis, dès cette heure, vous avaient baptisé « le Tolstoï du faubourg du Temple » ; comment n’eussiez-vous pas tâché à justifier un si glorieux surnom ?

 

De cette source d’inspiration procède la longue série des pièces sur lesquelles s’est fondée votre célébrité. Toutes ont pour origine l’observation d’un vice ou d’un fléau social, dont un examen réfléchi, ou quelquefois un fait récent, vous a démontré le danger. Par exemple, vous êtes frappé de la déformation produite, en quelques âmes faibles et sans défense, par la pratique du métier politique, des compromissions de conscience auxquelles elles se laissent entraîner, et vous écrivez L’Engrenage, cet impitoyable tableau des mauvaises mœurs parlementaires. Vous remarquez à quels abus peut donner lieu l’exercice de la charité ; il vous déplaît que le malheur d’autrui ne soit pour certaines gens qu’un prétexte de fêtes, de toi lettes et de bavardages, que l’on danse pour un incendie, qu’on organise une comédie pour une inondation et des tableaux vivants pour un tremblement de terre ; et vous démasquez âprement, dans votre pièce des Bienfaiteurs, cette hypocrite profanation de la charité véritable. Loin de vous la pensée de condamner la bienfaisance ; mais vous estimez que l’aumône, faite sans chaleur et sans élan, ne remédie et ne suffit à rien, qu’il faut, comme dit Pascal, « servir les pauvres pauvrement », avec cette grâce discrète, cette douceur attendrie, qui ajoutent au bienfait comme un rayonnement de bonté.

On vous raconte un jour l’histoire d’un nouveau-né succombant faute de soins, dans un lointain village, tandis que la mère, à Paris, alimente de son lait un enfant étranger. Votre imagination s’échauffe et votre cœur s’émeut. Vous vous représentez les suites cruelles qu’entrains, dans les pays où elle fleurit, l’industrie nourricière, dépérissement du petit campagnard, fainéantise et débauche du mari, démoralisation de la femme, jetée dans un milieu nouveau et dans l’éblouissement d’un luxe corrupteur. De là Les Remplaçantes, dont la sévère leçon est égayée d’un croquis de mœurs villageoises que n’eût pas renié Maupassant… Enfin, et je veux terminer par là ce rappel incomplet de vos heures de triomphe, vous vous haussez, dans La Robe rouge, à la satire d’une grande institution sociale, et vous vous en prenez à la magistrature. L’attaque est vive, mordante, mesurée cependant, d’autant plus redoutable. Nulle vénalité chez vos juges, point de malhonnêteté consciente ; mais la « fièvre de l’avancement » qui fausse la droiture naturelle, la justice regardée comme un métier qui doit nourrir son homme, et la routine enfin, qui fait du magistrat un simple rouage automatique de la grande machine à punir. Et sans doute ces faiblesses sont un peu celles de toutes les professions, mais combien plus graves et dangereuses, lorsqu’il s’agit d’une mission effrayante, sacrée, presque divine, lorsqu’il s’agit d’hommes qui tiennent en leurs mains l’honneur, la liberté, la vie de leurs concitoyens ! La thèse est passionnante, l’action sobre, rapide et du plus poignant intérêt. Jamais, je crois, comme en cette pièce, ne se sont affirmés vos dons de dramaturge ; aucune ne montre plus à découvert votre cœur généreux, rude aux puissants et tendre aux misérables. En la relisant récemment, il me venait à la mémoire cette belle sentence de La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger L’ouvrage : il est bon, et fait de main d’ouvrier. »

Malgré le succès triomphal et durable de La Robe rouge, ce n’est pas, assure-t-on, votre œuvre préférée. Semblable à ces parents qui chérissent d’une spéciale tendresse ceux de leurs rejetons dont l’enfance fut malingre, la croissance difficile, vous avez une prédilection pour d’autres pièces dont les débuts furent moins heureux, mais les suites plus fécondes. J’entends par là celles de vos comédies qui relèvent du genre médical, celles où l’homme de théâtre s’efface un peu devant le sociologue, où, contrairement à votre méthode habituelle, le dialogue, par endroits, cède la place à la conférence : Maternité, Les Avariés surtout, la pièce fameuse dont, à cette place, je ne dirai qu’une chose, c’est qu’elle a enrichi la langue d’un vocable nouveau et nous a permis de traiter, jusque dans les milieux mondains, un sujet jusqu’alors réservé aux cliniques. Cette considération, Monsieur, n’est pas celle qui vous touche. Vous vous glorifiez, bien plutôt, des résultats amenés par ce retentissant appel. Peut-être, à cet égard, devez-vous quelque gratitude aux scrupules administratifs qui entravèrent pendant un temps la pièce. Le bruit fait par l’interdiction n’a-t-il pas servi votre cause mieux que le plus éclatant succès ? Et la censure, maintenant défunte, ne fut-elle pas, cette fois encore, la plus utile collaboratrice de l’auteur ?

 

Tant de problèmes ardus que vous abordez sur la scène, vous n’avez pas la prétention de les résoudre à vous tout seul. Il vous suffit d’en montrer l’importance et de les exposer sous un jour saisissant. Vous êtes celui qui sonne le tocsin. Vous apportez à cette tâche méritoire la plus sincère ferveur, la plus robuste santé d’âme et, pardonnez-moi l’expression, une tranquille bonhomie qui y ajoute une note charmante. Vous avez la faculté rare — rare en tous temps, mais surtout de nos jours — de discerner le bien du mal, et, ce qui est plus rare encore, vous ne rougissez pas de ce discernement. C’est peut-être par là que vous prouvez le mieux cette intrépidité candide que je louais tout à l’heure. Il ne faut pas cependant s’y tromper. Qu’on vous appelle l’« honnête Brieux », le « Brieux des bonnes gens », cela n’est pas pour vous déplaire. Mais vous n’avez rien d’un Berquin. Pour être saine, morale, édifiante si l’on veut, votre œuvre n’est ni fade ni timide. Vous n’écrivez pas pour jeunes filles. Vous n’êtes pas « Bibliothèque rose » ; on peut m’en croire, je m’y connais. Nul peut-être, au contraire, n’a manié d’une main plus osée les plaies les plus secrètes, n’est descendu d’un pied plus ferme dans les plus ténébreux bas-fonds. Réaliste, vous l’êtes par une certaine rudesse de forme, par une certaine audace dans le choix des sujets, et pessimiste aussi, par le regard sans illusion que vous jetez sur les misères humaines. Mais, observait Brunetière, est-on véritablement pessimiste, quand, « en trouvant que tout va mal, on travaille en même temps à faire que quelque chose aille mieux ? » Lorsque vous pénétrez dans l’écurie d’Augias, ce n’est pas « pour y ajouter », comme on l’a dit d’un autre, mais pour y faire passer un souffle vivifiant, un large flot limpide et purificateur. Votre pessimisme apparent est tout imprégné de pitié, et votre réalisme est tout ennobli d’idéal.

 

Que cette conception du théâtre soit belle, élevée, logique même entre toutes, je n’entends pas y contredire. De bons esprits pourtant se sont fait de l’art dramatique une idée différente, et s’appuient sur des arguments qui ne sont guère moins persuasifs. La vérité, disent-ils, est, par essence, étrangère au théâtre ; quoi qu’on puisse dire et faire, il demeurera toujours le royaume de la convention. Le spectateur le sait mieux que personne ; ce qu’il y vient chercher, c’est bien moins une leçon que l’oubli passager des tristesses, des laideurs et des platitudes quotidiennes, une sorte d’alibi pour échapper aux griffes des réalités angoissantes. L’émouvoir, le charmer, le promener au pays des fictions enchantées, c’est le rôle bienfaisant de l’auteur dramatique. Il n’est ni le censeur du vice, ni le conseilleur du devoir, mais le doux vendeur d’illusion, l’évocateur du rêve, le consolateur de la vie. Si l’on reproche à cette définition ce qu’elle comporte de frivolité, ses défenseurs ne reculent pas devant l’accusation. Il ne faut pas, à les en croire, médire de la frivolité. Elle n’est souvent que la forme la plus aimable, la plus souriante de la sagesse. C’est une manière de crier au Destin : « Je me soumets à tes caprices, mais je n’en suis pas dupe, je me refuse à les prendre au tragique. » C’est, en face de la vie mauvaise, une attitude faite de fierté, de résignation élégante et de ce que jadis on appelait la crânerie française. Renan disait qu’un jour viendrait peut-être où la plus haute philosophie du monde aboutirait à un ballet, et Voltaire assurait que, si l’on n’était un peu frivole, on se pendrait tous les matins...

Le charmant écrivain dont vous occupez le fauteuil appartenait à cette seconde école. Tout l’y prédisposait : d’abord sa nature et ses goûts, ensuite le temps et le milieu où se formèrent son âme et son cerveau. Impressionnable, délicat, les nerfs à fleur de peau, et frissonnant au moindre choc, il lui fallait, pour s’épanouir, la contagion de la gaieté d’autrui, le rayonnement d’une atmosphère de joie. Par la hâte de jouir du présent, où se mêlait l’angoisse vague du lendemain, il était bien de cette génération qui aurait pu prendre à son compte le mot d’un contemporain de Louis XVI : « Nous avions l’air de nous divertir par prudence, comme ces gens qui s’approvisionnent contre la disette. »

 

Encore qu’il n’eût que trente-six ans lorsque éclata la guerre, Ludovic Halévy demeura toute sa vie le type le plus accompli et le plus finement distingué du genre Second Empire. Avec sa mise soignée, son allure réfléchie, sa discrète affabilité, son air sérieux et un peu froid légèrement teinté d’ironie, sa parole rare et réservée, il conservait le pli du fonctionnaire correct qu’il fut durant de longues années. Dans le tableau que vous avez tracé de son adolescence, vous avez justement rappelé comment, par atavisme, il se rattachait au théâtre, et constaté sa vocation précoce. Il est certain qu’à quatorze ans, il avait ses entrées à l’Odéon, à l’Opéra, à l’Opéra-Comique, et, qu’en tunique de collégien, il jetait son nom en passant aux contrôleurs déférents et surpris. Mais il est non moins vrai qu’à dix-neuf ans il débutait dans l’administration et qu’une vingtaine d’années plus tard, — vous nous l’avez appris vous-même, — il était décoré en qualité d’« ancien chef de bureau ». Au moral autant qu’au physique, un pareil stage n’est pas sans laisser une empreinte, et j’y attribue, pour ma part, dans une certaine mesure, ce qu’il garda toujours de tenue, de méthode et d’ordre dans la fantaisie.

N’exagérons rien cependant. La muse comique le travaillait dès lors, et le vaudevilliste perçait sous l’administrateur. Secrétaire-rédacteur au Corps législatif, il avait peine à s’empêcher d’égayer de quelques couplets les graves discours parlementaires et songeait au compositeur qui pourrait les mettre en musique. Lors d’un voyage qu’il fit avec son chef Villemain, pour étudier l’esprit de seize départements, Villemain rapporta seize rapports, Halévy une pièce en trois actes.

C’est à cette comédie elle s’appelait La Fille d’un Mécène — qu’il dut ses premières amertumes. « Il est, écrivait Legouvé, trois états où il faut une patience angélique : jardinier, marin et auteur dramatique. » Comme vous, Monsieur, Ludovic Halévy en fit la cruelle expérience. Le directeur de l’Odéon, Royer, auquel il apporta sa pièce, lui dit : « Ce serait charmant au Gymnase. » Ce à quoi Montigny, directeur du Gymnase, répliqua : « Ce serait tout à fait l’affaire de l’Odéon. » Si bien que La Fille d’un Mécène échoua dans un tiroir. Même sort, à quelques mois de là, pour un roman intitulé Le petit bossu de Nizerolles, qu’il présenta successivement à deux directeurs de journaux. « C’est un peu court pour un roman », fit l’un. « C’est un peu long pour une nouvelle » fit l’autre. Et le Petit Bossu rejoignit la Fille d’un Mécène au fond du tiroir funéraire où tous deux dorment côte à côte.

 

S’il eut, bientôt après, grâce aux velléités dramatiques de Morny, la chance de rencontrer, en son chef hiérarchique, le plus puissant des collaborateurs, la vraie bonne fortune de sa vie, comme vous l’avez rappelé, fut le hasard qui plaça sur sa route l’homme dont, pendant vingt ans, le nom sera le complément du sien. Vous avez hésité, par un respectable scrupule, à sonder le mystère d’une si heureuse et féconde association, à chercher la part de chacun dans l’œuvre et dans la gloire communes. Mon métier d’historien, sans doute, me rend un peu plus indiscret, et je m’en sens à l’avance excusé par certaines demi-confidences échappées, aux heures d’expansion, à Halévy lui-même, des confidences dont la sincérité n’appelle de restriction que leur excessive modestie. Dans cette procréation à deux, dont le mécanisme subtil est peu accessible aux profanes, la virilité de Meilhac, à première vue, s’affirme comme prépondérante. Le plus souvent, c’est lui qui tient la plume, lui qui imagine le sujet, qui trace le canevas de la pièce, qui esquisse les situations et les scènes capitales. Mais c’est ici qu’intervient Halévy, avec ses dons de finesse pénétrante et d’observation réfléchie, accrus et aiguisés par la fréquentation des milieux parisiens et la pratique intelligente du monde. Il sème dans le dialogue les traits de mœurs, ces mots charmants qui, sous une apparence légère, contiennent souvent tant de philosophie, qui animent les figures les plus audacieusement comiques de cette vérité générale, de cette réalité vivante, sans lesquelles aucune œuvre ne saurait subsister dans la mémoire des hommes. C’est Halévy, n’en doutez pas, qui fait dire à Henriette dans la Petite Marquise : « Un homme qui se traînait à mes pieds pour obtenir une heure de ma vie !... Je lui apporte ma vie tout entière, et il n’en veut pas ! » Et n’est-elle pas signée de lui, cette phrase où l’amie de Froufrou, la baronne de Cambri, dévoile si joliment les causes et marque les limites de son honnêteté conjugale : « Je croyais avoir affaire à une femme raisonnable, à une femme comme moi... parce que moi, voyez-vous, si l’on venait me parler sérieusement d’aimer un autre homme que M. de Cambri, ce serait absolument comme si, après que j’aurais reçu cinquante coups de bâton par devoir, on venait me proposer d’en recevoir cinquante autres par plaisir. Voilà mes principes ! »

C’est encore Halévy qui, dans les ouvrages les plus gais, — La Cigale ou La Périchole, — sait placer à propos la touche légère de sensibilité qui, après l’explosion du rire, rafraîchit doucement la paupière d’une petite larme sans chagrin, pareille à la rosée du soir après l’éclat rude du midi. Mais son plus bel apport est cette mesure parfaite et ce tact délicat, qui disciplinent la fantaisie, tempèrent l’exubérance, retiennent les plus folles inventions au point précis où le vaudeville se distingue de la farce, le bouffon de l’extravagant. Et c’est ainsi que, par une image ingénieuse, on a pu comparer l’œuvre des deux amis à une pendule harmonieusement réglée, dont Meilhac serait le ressort et Halévy le balancier.

À cette police du goût qu’Halévy exerçait avec une fermeté discrète est due sans doute la solide popularité de la plupart des pièces de la première période, ces opérettes presque classiques d’une verve surveillée, d’une forme toujours littéraire, subversives sans malice, irrespectueuses sans âpreté et satiriques sans amertume. On se souvient encore, après bientôt un demi-siècle, du formidable applaudissement qui accueillit La Belle Hélène, Les Brigands, La Vie parisienne, cette Grande-Duchesse surtout, pour laquelle, assure-t-on, les rois, avant d’arriver à Paris, retenaient une loge par dépêche, et dont la célèbre interprète, se présentant un jour à l’entrée de l’Exposition réservée aux têtes couronnées, n’avait qu’à décliner ses nom et qualités pour voir toutes les portes s’ouvrir, le tambour battre aux champs, le poste présenter les armes à l’impérieuse souveraine du duché de Gérolstein !

Temps corrompus ! Théâtre corrupteur ! gémissent certains moralistes, qui oublient de se demander si nous sommes assez sûrs de notre austérité pour avoir bonne grâce à médire de la légèreté de nos pères. Et sans doute, dans ces opérettes, couplets narquois et dialogues croustilleux n’épargnent guère la gravité des institutions séculaires et des vénérables principes. Mais ne peut-on soutenir qu’un peu d’irrévérence est parfois une utile épreuve pour expérimenter la force des remparts sociaux et la solidité des dogmes ? S’il suffisait d’une plaisanterie pour mettre à bas un édifice, c’est qu’il aurait la consistance de ces ballons d’enfant que dégonfle une piqûre d’épingle.

 

D’ailleurs, dans la seconde moitié de sa carrière littéraire, des œuvres d’un autre ordre allaient montrer chez Halévy, à côté du frondeur et du spirituel ironiste, le patriote et l’homme de bien. La guerre fut la première, la plus grande douleur de sa vie. Il en fut atteint à la fois dans sa santé physique et son humeur morale. Du grand bouleversement opéré dans son être, le témoignage direct est ce livre de L’Invasion, dont vous avez si bien compris ce qu’il révèle de secrète amertume et de souffrance contenue. On suit aussi la trace de cette évolution dans le ton différent de la plupart des comédies qui datent de cette période, comédies délicates où la fantaisie du sujet s’allie avec l’étude approfondie des caractères, où la gaîté se pare de grâce et se voile de mélancolie, où, sans grands mots et comme du bout des doigts, l’auteur fustige les ridicules et quelquefois les vices de ses contemporains. Faut-il citer La Veuve, La Petite Marquise, L’Été de la Saint-Martin, Froufrou enfin, cette délicieuse incarnation de la Parisienne de ce temps-là, de sa petite âme capricieuse, amoureuse et sensible, capable des plus généreux élans, des plus déconcertantes folies, des plus inattendus retours ?

Mais où s’accusent surtout les traits de cette physionomie nouvelle, c’est dans les sept ou huit volumes qu’il publie coup sur coup lorsque, jugeant sa veine dramatique épuisée, il renonce à collaborer, dit adieu à la scène et se tourne vers le roman. Dans ces petits chefs-d’œuvre qui s’appellent L’Abbé Constantin, Criquette, Mariage d’amour, il verse les trésors de son âme douce et miséricordieuse aux humbles sans dogmatiser il enseigne, et il moralise sans prêcher. Il ose quelquefois plus encore, et il se lance un jour dans la satire politique et sociale. Vous avez défendu Ludovic Halévy du reproche d’avoir voulu faire, en créant la figure de Monsieur Cardinal, le procès de tout un parti. En un sens, vous avez raison. Monsieur Cardinal, homme privé, n’est représentatif d’aucun régime ni d’aucune opinion, il n’est, hélas ! pas de parti qui ait droit de revendiquer le privilège de la vertu. Mais, en tant qu’homme public, il porte une étiquette. Nous le rencontrons tous les jours, le pionnier du progrès, qui estime que « la République, c’est le mouvement, le tumulte, la fièvre », que la France doit « toujours marcher », innover sans répit et bouillonner sans trêve, l’ombrageux citoyen, qui frémit de colère au passage d’une patrouille, rêve d’une armée « exclusivement civile ». Et qui ne le connaît surtout, le penseur affranchi qui, dans un mouvement héroïque, se dresse sur le passage du Pape et le regarde fixement dans les yeux, « d’homme à homme » ?

Une seule chose nous surprend dans cette évocation vivante, c’est le dénouement de l’histoire, les déboires du héros, son insuccès final. Pour moi, j’en fais l’aveu, je suis toujours tenté de m’apitoyer sur son compte, je me sens prêt à m’écrier : « Je vous plains, monsieur Cardinal, encore plus que je ne vous admire. Vous fûtes un précurseur, gloire auguste, mais sort funeste. Vous êtes venu trop tôt dans un monde trop jeune. Si vous aviez attendu l’heure propice, de quel incomparable éclat n’eût pas brillé votre fortune ! Je suis pris de vertige quand je songe à ce qu’eût pu être la grandeur de vos destinées ! »

 

Cette excursion dans les régions épineuses de la politique demeure une exception dans l’œuvre d’Halévy. Par nature, il fuyait le fracas de la lutte. Quand, en pleine force de talent, il déposa sa plume, il ne chercha de refuge contre l’oisiveté que dans ce qui apaise, adoucit ou console, les lettres, les arts, l’amitié. Ce sage eût jusqu’au bout été un homme heureux, s’il n’eût été un homme sensible, d’une sensibilité frileuse et presque maladive, au point, dans les dernières années, de s’opposer à la reprise de ses plus jolies comédies, par crainte d’une émotion, par frayeur d’un chagrin possible, si elles n’eussent retrouvé le succès d’autrefois. La paisible atmosphère des séances de l’Académie lui convenait mieux maintenant que l’air enfiévré des théâtres. Aussi s’y montrait-il assidu, laborieux, faisant son devoir en conscience. Parfois, pourtant, au sortir d’une grave discussion sur les prix d’éloquence, de poésie ou de vertu, il éprouvait l’invincible besoin d’un léger délassement d’esprit. Il se rendait alors au théâtre des Variétés, s’asseyait à l’orchestre et assistait à une répétition. Les petites figurantes se demandaient entre elles : « Quel est ce monsieur si sérieux, avec une si belle barbe grise ? Et que vient-il faire par ici ? » L’une d’elles, mieux renseignée, nommait Ludovic Halévy, la gloire de la maison. Le nom volait de bouche en bouche, les curiosités s’allumaient, et, dès l’entr’acte, un essaim babillard s’empressait aux côtés de l’auteur de La Belle Hélène. À toutes, il distribuait de bonnes paroles, des encouragements bienveillants, et s’en allait ragaillardi, avec de la gaîté dans l’âme, vivifié d’avoir respiré comme un frais bouquet de jeunesse.

La jeunesse, il l’aima toujours. Au rebours des vieillards moroses qui ne vantent le passé que pour accabler le présent, il n’était jamais plus content que lorsqu’il découvrait dans la génération nouvelle une promesse de talent, une espérance d’avenir. Ne doutez pas, Monsieur, qu’il ait salué de grand cœur votre essor, qu’il ait goûté vos fortes productions et qu’il se soit réjoui de vos rapides victoires. Maintenant encore, dans le séjour élyséen où nous aimons à nous représenter ceux qui ont, par leurs œuvres, enchanté notre vie, j’imagine Halévy, en cette heureuse journée, s’associant sans réserve à la consécration qui récompense votre noble et fécond labeur. Du haut de l’Empyrée, l’auteur de la Vie Parisienne applaudit l’auteur de Blanchette. Autour de lui se pressent, sympathiques et souriantes, les figures légendaires qu’anima son gracieux génie : la Grande-Duchesse contresigne votre admission au corps d’état-major de la grande armée littéraire ; Froufrou, pour vous fêter, arbore sa plus pimpante toilette et son plus mirifique chapeau ; et le bon abbé Constantin, d’un geste paternel, bénit vos justes noces avec l’Académie française.