Réponse au discours de réception d’Édouard Hervé

Le 10 février 1887

Maxime DU CAMP

Réponse de M. Maxime Du Camp
au discours de M. Édouard Hervé

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 février1887

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Vous avez eu raison, Monsieur, de dire que notre compagnie n’écarte aucun genre de supériorité ; loin de là, elle en est avide et vous êtes ici pour en témoigner ; si vous n’étiez supérieur en votre art, les portes de l’Académie française ne se seraient point ouvertes à deux battants devant vous, dès que vous avez jugé que l’heure était venue d’y frapper. Ce n’est pas seulement votre talent, c’est aussi l’unité morale de votre existence qu’elle a su apprécier et qui a forcé, en quelque sorte, le suffrage de ceux d’entre nous dont les opinions peuvent ne point concorder avec les vôtres. La rectitude du jugement jointe au désintéressement trace pour l’honnête homme une ligne droite sur laquelle se meuvent sans effort la fermeté de la pensée et la correction de la vie. Dès votre jeunesse, vous avez adopté un parti moyen, également éloigné des extrêmes où sont les excès et vous n’en avez pas dévié. Deux hommes, dont l’histoire a gardé les noms, qui avaient peu d’idées communes et qui dans les assemblées délibérantes de la fin du siècle dernier, se seraient combattus sans doute, jusqu’à la mort, semblent avoir formulé la maxime où vous avez trouvé le point d’appui de vos croyances politiques ; Joseph de Maistre a dit « Il faut sans cesse prêcher aux peuples les bienfaits de l’autorité et aux rois les bienfaits de la liberté. » En 1814, Carnot écrivait : « Pour obtenir la prospérité nationale, il faut, d’une part, que la liberté soit renfermée dans certaines bornes et que, de l’autre, le pouvoir soit limité. » Pour venir des points opposés de la philosophie gouvernementale, ces deux opinions n’en sont pas moins identiques. C’est la théorie du juste-milieu que l’on essaya de mettre en pratique au temps de votre enfance ; elle a disparu ; ne l’a-t-on point regrettée ? Je le croirais, en voyant que vous avez voulu la faire revivre. Les déceptions ne vous ont point été épargnées ; mais rien n’a pu vous attiédir et vous vous êtes resté fidèle.

Cette fidélité, cette forte conviction que nul intérêt secondaire n’a jamais détournée de sa voie, cette persistance à travers tant de modifications extérieures, dans une opinion que l’on croit vraie parce qu’elle est équitable, cette droiture de l’âme, en un mot, vous désignait pour succéder au duc de Noailles qui, lui aussi, fut inébranlable en sa foi politique et s’attacha d’autant plus à la famille qu’il avait servie, que cette famille était plus malheureuse et qu’elle était repoussée loin du sol natal, loin du sol sacré, dont tant d’efforts accumulés par une longue lignée de rois et tant de gloire héréditaire avaient fait la plus enviable des patries. À cet égard, vous reconnaîtrez, Monsieur, qu’entre le duc de Noailles et vous, les points de ressemblance ne font pas défaut.

Vous rappelez qu’il eut le douloureux honneur d’offrir l’hospitalité, j’allais dire de donner asile à son souverain fugitif, qui s’arrêta à Maintenon après s’être vu contraint d’abandonner Rambouillet. Par une de ces étranges coïncidences dont l’histoire est prodigue, Rambouillet est le dernier château royal où Charles X ait dormi avant de prendre sa route vers Holy-Rood et c’est le dernier château impérial, où, dans la nuit du 29 juin 1815, Napoléon ait couché avant de partir pour Sainte-Hélène. Ainsi, à quinze ans de distance, les deux représentants de la souveraineté nationale et du droit divin, tous deux descendus de leur trône, se sont reposés à la même étape sur le chemin de l’exil.

Vous avez dit, en termes excellents, comment le duc de Noailles devint chef du nom et des armes de sa maison et quel nouvel éclat il répandit sur elle. Il sembla vouloir lui rendre la gloire qu’il en avait reçue. La pairie qu’il conserva après et malgré les événements de 1830, lui servit à prouver qu’il n’avait rien répudié des traditions de sa race. Là où l’on pouvait combattre encore pour défendre ses principes, il resta comme un bon soldat qui s’obstine à ne pas quitter le rempart, même lorsque la muraille est écroulée. Chateaubriand ne l’imita point et se retira en voyant tomber cette monarchie « qu’inutile Cassandre il avait fatiguée de ses avertissements dédaignés ». Je ne l’en puis blâmer ; car, lui aussi, il fit son devoir, simplement, comme il le comprenait, ne voulant pas se démentir et renouvelant ainsi l’acte célèbre par lequel il s’était éloigné des affaires publiques, au moment où toute fortune lui était promise, lorsque Bonaparte allait devenir Napoléon. Cependant l’on peut reconnaître que Chateaubriand, s’il n’eût rejeté son manteau de pair de France, eût rendu bien des services à son parti ; il eût même été utile au nouveau gouvernement, en lui épargnant la peine, pour ne dire plus, de faire arrêter et incarcérer l’auteur du Génie du Christianisme. Vous vous souvenez de la scène ; il était de belle humeur lors qu’il l’a contée. On le conduit au Dépôt près la Préfecture de Police ; on le traite en ancien ambassadeur, en chevalier de la Toison d’or et on lui fait la grâce, sinon les honneurs d’une chambre séparée. Il s’ennuie et pour occuper sa captivité, il se met à composer des vers latins. La quantité d’un mot lui échappe il heurte des pieds et des mains à la porte ; un gardien accourt : « Vite un Gradus ! — Un Gradus ? — Oui,un Gradus ad Parnassum ! » Le geôlier s’enfuit épouvanté : que va-t-on dire ? mon détenu est fou ! — On n’apporta point le Gradus, qui est un livre dont l’usage est peu commun dans les bureaux de la Police. Chateaubriand en prit son parti ; au lieu de faire des vers latins, il fit des vers français, et c’est peut-être à la rigueur d’un gouvernement trop prompt à agir que nous devons cette poésie un peu précieuse mais charmante, qu’il a intitulée : Jeune fille et jeune fleur.

Pendant que Chateaubriand pouvait se croire prisonnier d’État, ce qui ne dura pas longtemps ; pendant qu’il continuait sa vie morose, mécontent de lui-même et des autres, essayant de sauver la duchesse de Berry compromise dans une équipée que l’on dirait empruntée à l’Arioste, tentant un rapprochement entre le vieux roi Charles X et la princesse indisciplinée, travaillant à ses Mémoires, faisant figure d’idole dans la petite chapelle de l’Abbaye-au-Bois, dont Mme Récamier était la prêtresse, le duc de Noailles siégeait à la Chambre des Pairs, éclairait les discussions à la lumière de son intelligence et captivait l’attention de ses collègues par la netteté de son bon sens. Il fut prophète, vous l’avez heureusement rappelé, lorsque la question des fortifications de Paris passionna les esprits et produisit un choc d’opinions dont mon âge me permet de n’avoir pas perdu le souvenir. Le duc de Noailles et ses partisans furent battus. M. Thiers fut le triomphateur du jour ; il disait, il répétait, il écrivit : « Désormais, Paris est imprenable ! » Il le croyait ; mais le hasard est ironique. Ce Paris imprenable, M. Thiers fut obligé de le prendre et le prit, lors de cette insurrection que le duc de Noailles avait annoncée, mais dont l’impiété dépassa toutes les prévisions.

C’est au château de Maintenon que le duc de Noailles se délassait de ses travaux parlementaires. Dans ce domaine, que lui avaient légué ses ancêtres, il aimait à retrouver les allées à l’ombre desquelles celle qui s’appelait volontiers une mère de l’Église, s’était promenée en causant avec l’auteur d’Esther, de cette tragédie où les incidents de l’histoire intime de Versailles se laissent apercevoir derrière les fictions empruntées à l’Écriture sainte. Esther elle-même, moins touchante dans la réalité qu’au théâtre, débarrassée de l’altière Vasthi, était devenue toute-puissante. Louis XIV, le plus courtois des hommes envers les femmes, consultait, écoutait celle qu’il nommait : « Votre Solidité. » Dans son livre, remarquable à tant de titres, le duc de Noailles n’a que des éloges pour Mme de Maintenon ; vous-même, Monsieur, vous la jugez avec une extrême bienveillance ; je crois qu’il sied d’être moins indulgent.

Sans s’arrêter aux commérages de la Palatine, sans tenir un compte rigoureux des médisances de Saint-Simon, on est en droit d’apprécier, et parfois avec sévérité, l’influence que la gouvernante des enfants naturels de Mme de Montespan a exercée sur l’esprit ennuyé de Louis XIV. Elle eut voix délibérative et peut-être prépondérante dans deux déterminations qui furent de conséquences graves pour la monarchie. Lors de la révocation de l’Édit de Nantes, elle ne resta pas oisive ; le souvenir de son père, d’Agrippa d’Aubigné, de ce huguenot de plume et d’épée, dont les livres sont datés du désert, ne fut point assez puissant pour s’interposer entre elle et une mesure qui suivit de peu son mariage secret. Plus tard, dans son ardeur à flatter des passions démesurées, fermant les yeux devant les orages qui s’amassaient de toutes parts, elle surexcita des ambitions qu’il eût été sage de calmer. Lorsque le duc d’Anjou partit pour l’Espagne, afin de ceindre une couronne que sa naissance ne lui avait pas promise, peu s’en fallût qu’il n’emportât avec lui la fortune de la France, que Villars devait sauver à Denain. Le prince Albert, dans une lettre que vous citez, a prononcé une parole qu’il faut retenir ; il a dit : « Il n’y a pas de grand monarque sans un grand ministre. » Dans les deux circonstances que je viens de rappeler, le grand ministre n’était plus et, à distance historique, on peut reconnaître que la marquise de Maintenon ne l’a pas remplacé.

Je regrette, Monsieur, de n’être point d’accord avec vous à cet égard ; mais j’estime, en thèse générale, que tout ce qui tend à accroître une puissance au détriment des autres, que tout ce qui porte préjudice à la liberté de conscience, mérite d’être condamné.

La politique est comme l’enfer, elle est pavée de bonnes intentions ; c’est par les résultats seuls que nous devons juger des actes que les contemporains ont souvent applaudis, parce qu’ils n’en avaient aperçu ni deviné les conséquences. Ces conséquences, nous les avons appréciées, nous en avons parfois souffert, et c’est pourquoi il n’est que juste de blâmer les causes qui les ont produites. Si j’avais besoin d’arguments pour donner du poids à cette opinion, c’est à vous, Monsieur, que je les emprunterais ; n’avez-vous pas dit : « On ne doit pas à tous les peuples la même somme de droits politiques ; on leur doit à tous, au même titre, au même degré, avec le même caractère d’impérieuse obligation, ce bien suprême, aujourd’hui universellement réclamé par la conscience du genre humain : la paix religieuse. » C’est à l’Angleterre que vous parliez ainsi ; excusez mon étourderie, Monsieur ; j’avais cru que vos paroles s’adressaient ailleurs.

Cette paix religieuse, cette liberté de la foi qui ne relève que des intimités les plus profondes de l’âme, le duc de Noailles les voulait comme vous ; quelque fermes que fussent ses croyances, il respectait celles d’autrui et ne trouvait dans la religion qu’il pratiquait avec ferveur, qu’une impulsion plus vive vers les actes de bienfaisance auxquels il excellait. Il recherchait les infortunes pour les secourir, il faisait donner de l’instruction aux enfants pauvres qui sans lui eussent peut-être échappé à toute culture, et souvent, le matin, il allait faire ce qu’il appelait, en souriant, une visite de voisinage. Dans une maison située non loin de son hôtel, il trouvait facilement à exercer cette bonté adjuvante qui a été une des règles de sa vie. Là, en effet, il rencontrait des vieillards reçus en hospitalité, des orphelines recueillies, des petites filles que l’on instruit, des enfants de premier âge, des nourrissons déposés dans une crèche. À la tête de cette admirable officine de charité, il saluait, sous la blanche cornette des filles de Saint-Vincent de Paul, une femme dont le nom patronymique a sonné haut dans les fastes de l’histoire de France, et parmi les sœurs, il en voyait une à laquelle il pouvait dire : « Bonjour, ma cousine, » car le sang de la famille de l’humble religieuse s’est mêlé à celui des Noailles. Le souvenir du confrère que nous regrettons est resté vivant dans cette maison bénie. Puisse-t-il en écarter toute adversité !

Dans la longue vieillesse du duc de Noailles, rien ne démentit son existence, rien n’affaiblit la sécurité de ses relations, rien ne diminua l’aménité de son caractère, auquel le culte des lettres ajoutait un charme de plus. La mort ne le surprit pas, il l’attendait ; il l’accepta avec la foi d’un croyant qui, à travers les ténèbres de la terre, a vu briller l’aurore des splendeurs éternelles. Il pensait que les espérances d’ici-bas sont des promesses dont la réalisation nous attend dans le monde invisible qui s’ouvre au delà du tombeau. Sans défaillance, sans fausse humilité, continuant la tradition des aïeux, il est mort fidèle à son Dieu et fidèle à son roi. Sa mort, comme sa vie, a été un exemple.

Le jour même de ses obsèques qui furent imposantes, votre nom fut prononcé, Monsieur ; il parut que, pour remplacer ce grand seigneur de lettres, on ne pouvait mieux faire que de choisir un combattant de la plume, dont le talent et la persistance morale sont d’un aloi supérieur. Quoiqu’elle se soit écoulée dans des milieux différents, votre existence n’est point sans analogie avec celle de votre prédécesseur, car, ainsi que lui, vous n’avez jamais rien sacrifié du respect que tout galant homme se doit à soi-même. Vous êtes de cette forte race lorraine qui a si énergiquement uni ses destinées à celles de la France et c’est par suite des événements dont notre pays eut à souffrir, que vous êtes né à l’île Bourbon ; c’est ainsi du moins que s’appelait encore l’île de la Réunion, lorsque vous y vîntes au jour. Notre vieille et chère colonie doit être contente de l’accueil que l’Académie française s’est empressée de faire à ses enfants, et j’imagine que le Gros Morne et le Piton de la Fournaise ont illuminé en témoignage de satisfaction. Dans votre île natale, vous n’avez qu’ébauché vos études qui s’achevèrent au collège Henri IV, où vous eûtes la bonne fortune d’écouter les leçons d’un maître éminent que ses travaux d’histoire militaire ont rendu célèbre ; vous avez pu apprécier alors une intelligence, une sûreté de méthode que vous allez retrouver, plus actives que jamais. Le professeur a gardé bon souvenir de l’élève, car il a délaissé le poste officiel qu’il devait occuper aujourd’hui, pour se donner la joie et l’honneur de vous assister pendant votre baptême académique, en compagnie d’une de nos gloires, de ce vigoureux poète dramatique, qui, lui aussi, a illustré votre ancien collège.

Votre apprentissage scolaire se termina avec un éclat peu commun et votre dernier concours général fut un triomphe ; vous vous couvrez de gloire ; prix d’honneur de philosophie, prix de mathématiques, prix de chimie, que sais-je encore ? toutes les couronnes vous appartiennent ; la science et les lettres se disputent vos faveurs. L’École polytechnique vous réclame, l’École normale vous sollicite. C’est vers celle-ci que vous inclinez. Avez-vous eu l’intention sérieuse de consacrer votre vie à l’enseignement ? je ne le crois pas ; sans doute vous aviez déjà médité la phrase si cruellement vraie de Montesquieu : « Nous recevons trois éducations différentes : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. » Vous aviez hâte d’acquérir cette douloureuse éducation qui coûte bien des illusions et déracine bien des croyances. Aussi l’École normale ne vous retient pas : au bout de quelques mois vous secouez un joug qui n’avait rien de trop pesant et vous reprenez votre liberté.

Les temps étaient mauvais alors, je ne l’ai point oublié. Après le coup de force de Décembre et surtout après le plébiscite de 1852 qui restaura l’Empire, l’Université fut en péril. Tout un parti s’était soulevé et criait haro contre elle. On était injuste, comme toutes les fois que la passion gonfle les cœurs et en chasse l’esprit de clairvoyance. On la rendait responsable des excès dont on avait été menacé et des billevesées qui hantent les cervelles sans pondération. Elle était devenue la mère des iniquités et l’on rêvait de la détruire. Par fortune, le ministère de l’instruction publique était dirigé par un fin lettré qui était un homme habile et convaincu. Si l’Université n’a pas sombré, dans cette tempête qui fut plus violente que l’on ne peut croire, c’est à Hippolyte Fortoul qu’elle le doit et jamais elle n’aura assez de gratitude pour sa mémoire, car c’est lui, c’est lui seul qui l’a sauvée. Il fallait se modifier ou disparaître : le mot a été dit. Sous prétexte de donner une impulsion plus vive aux études, on inaugura une sorte de système mixte entre les humanités et les sciences : c’est ce que l’on nomma la Bifurcation. Vous vous souvenez encore du tumulte qui s’éleva autour de cette nouveauté, ce fut à qui la combattrait par des arguments plus ou moins sincères ; la lutte fut très ardente, elle fut longue et durait encore, lorsque la mort, qui toujours trop se hâte, frappa Hippolyte Fortoul, dont le souvenir est resté cher à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il a fait souche de gens qui ont souci des gloires de la France : les bulletins de la guerre du Tonkin nous ont dit et répété que son fils se conduisait comme un héros.

La bataille qui avait ébranlé l’Université eut son contre-coup à l’École normale où le régime était devenu un peu plus tracassier qu’il ne convenait à l’indépendance de votre esprit. Seul et libre sur le pavé de Paris, vous n’avez pas longtemps cherché votre orientation : les lettres que vous aimiez et qui vous avaient saisi tout entier, vous conduisirent dans la maison hospitalière que Louis Hachette avait ouverte aux écrivains, après avoir lui aussi, traversé rapidement l’École Normale. Là, sans stage prolongé, il vous fut facile d’appartenir à la rédaction de la Revue de l’Instruction publique ; vous y étiez en bonne compagnie, car on y était perspicace et l’on s’y connaissait en talent ; je n’en veux pour preuve que les noms de vos collaborateurs dont plusieurs sont devenus et sont restés l’honneur de notre compagnie.

Vous débutez par une étude sur une nouvelle traduction de Salluste. L’article est daté de 1855 ; vous veniez d’avoir vingt ans. J’admire votre sagesse, Monsieur, et votre rare maturité. C’est du plus loin qu’il me souvienne, néanmoins il me souvient qu’à cet âge nous avions des préoccupations moins austères, et que nous cherchions dans les prairies plus ou moins voisines du Parnasse les plantes baroques qui n’appartenaient guère à la flore poétique. Nous admirions Sans titre, par un homme noir, blanc de visage, et nous sentions s’agiter nos émulations, en lisant Sémiramis la Grande, Journée de Dieu, en cinq coupes d’amertume, précédée d’une porte cyclopéenne en forme d’introduction.

Vous souriez, Monsieur, et moi aussi ; nous ne savions diriger notre besoin d’enthousiasme, il nous entraînait ; nous avions lâché la proie pour l’ombre, nous confondions l’effort dans l’étrangeté, avec l’originalité native et nous nous éprenions de fadaises qui dorment à jamais sous le linceul d’un oubli mérité. Nous avons fait un grand circuit et perdu bien des heures, avant de revenir à ces nobles traditions littéraires que la sûreté de votre esprit vous avait fait apercevoir du premier coup d’œil.

Dans cette étude sur Salluste, vous donnez déjà preuve la rectitude de votre jugement, car, malgré votre extrême jeunesse, vous échappez à l’influence des choses, éphémères. Votre sujet vous possède, il vous suffit ; dans Salluste vous savez ne voir que Salluste. Bien plus, vous n’approuvez point Brutus ; c’était presque du courage en ce temps-là, car l’histoire romaine était devenue un arsenal où l’on cherchait des armes pour blesser le second Empire. On interrogeait les textes, on modifiait les traditions, on interprétait les légendes, dans le dessein d’être désagréable au pouvoir. Le gouvernement était en alerte, il s’était remis à étudier le latin pour mieux saisir les allusions dont on le harcelait : quiconque s’occupait d’histoire romaine passait pour un perturbateur, Tacite était suspect et Suétone était subversif. Cela n’arrêtait guère les faiseurs de commentaires, car l’homme sait toujours ressaisir, même au détriment de la logique et de la vérité, la part de liberté qu’on lui refuse et qui lui est due.

Les travaux que vous avez publiés dans la Revue de l’Instruction publique sont nombreux : on croirait que vous y préludez à vos destinées et que vous vous préparez à l’honneur qu’aujourd’hui nous partageons avec vous. L’Académie française vous attire ; quand elle tient ses assises solennelles pour recevoir un nouvel élu, vous faites part au public des impressions que vous avez recueillies, et lors de la réception de M. Ponsard, en décembre 1856, vous dites : « Je ne sais rien au monde de plus embarrassant et de plus délicat que de parler d’un homme à cet homme lui-même... » Détrompez-vous ; rien n’est plus facile que de souhaiter la bienvenue à un confrère de talent, rien n’est plus doux que de pouvoir le louer sans réserve. Je vous assure, Monsieur, que je n’éprouve aucun embarras, en vous parlant, à vous parler de vous-même.

Vous ne deviez pas rester longtemps dans le domaine exclusif des lettres ; l’imagination ne vous emportait point dans le monde des fictions ; vous étiez guidé par un esprit positif et clairvoyant, qui aime à s’en prendre à la réalité des faits ; déjà l’on pouvait reconnaître en vous un polémiste qui cherchait l’arène du champ clos et se sentait de force pour la lutte. La politique vous appelait, vous l’avez écoutée. Vous avouerai-je que je le regrette ; ne vous a-t-elle pas trop occupé à des escarmouches quotidiennes, suscitées par des questions qui le plus souvent n’ont point de lendemain ; l’action est d’autant plus vive qu’elle s’apaise plus rapidement et l’on ne tarde pas à être surpris de s’être passionné pour des sujets si promptement oubliés. La somme de talent qui se dépense dans les journaux est prodigieuse et plus d’une fois je me suis attristé en pensant qu’il n’en fallait pas tant pour produire une de ces œuvres dont le rayonnement éclaire les contemporains et se projette jusque sur la postérité. Ce sont les mœurs nouvelles qui exigent cela ; aujourd’hui, les encyclopédistes du dix-huitième siècle ne publieraient pas leurs in-folio, ils fonderaient un journal et appliqueraient leurs doctrines à commenter les faits du jour. De loin la politique est une charmeresse, elle attire ; c’est une sirène, rien de plus ; elle se plaît à dévorer ceux qui se sont donnés à elle. Ses caprices sont inexplicables et restent un sujet de stupeur : « Fragilité, ton nom est femme, » a dit Shakespeare ; à ce titre, la politique est la femme élevée à la plus haute puissance : de fois ne l’avons-nous pas vue, sous tous les régimes, aire au contact des médiocrités et repousser les esprits supérieurs. Bien des nations, dans ce siècle comme dans les siècles écoulés, ont dû leurs infortunes au dénuement intellectuel des hommes dont elle s’était engouée.

Dans le journalisme politique, où vous êtes passé maître, vous avez apporté des habitudes de modération et une élévation de langage qui témoignent des solides études dont vous avez fortifié votre âme aux jours de votre jeunesse. Dans vos luttes les plus vives, vous ne vous êtes jamais départi de ce que les humanités vous avaient enseigné. Votre urbanité reste parfaite et votre courtoisie est irréprochable. Quelque violent que soit le combat que vous livrez, vous ne faites que de l’escrime et jamais du pugilat. Ceci n’est point un mince mérite, Monsieur, et j’aime à vous en louer, car il est rare. Nous savons tous où peuvent conduire les emportements de la polémique et à quels excès on se laisse parfois entraîner. Cette outrance de l’expression semble être inhérente à la fonction même ; mais il faut être indulgent et comprendre combien le travail fiévreux du journalisme est propice aux exagérations. Il suffit d’évoquer le souvenir de Voltaire pour se convaincre que l’on peut être un maître de la langue, avoir le loisir de chercher ses mots et cependant user de l’injure envers ses adversaires avec une largesse qui touche de près à la prodigalité.

Je sais qu’il n’est pas indispensable d’être Voltaire pour avoir dans la discussion plus d’intempérance qu’il ne convient et je regrette que l’exemple que vous avez donné, n’ait pas fait loi : la vérité y eût gagné, car l’insulte ne la retient pas et le dénigrement systématique l’a parfois mise en fuite. En toute chose où la morale a ses droits, en art, en politique, en littérature, la violence est une preuve de décadence et la brutalité un signe de faiblesse. — Tu te fâches, donc tu as tort. —Je constate, Monsieur, que vous ne vous fâchez jamais. Dans certaines questions qu’il n’est pas opportun de rappeler, votre perspicacité a été grande : vous avez signalé le mal, dévoilé le péril, indiqué le remède, et vous n’avez point été écouté, ce qui était naturel et n’a point dû vous surprendre, car il n’y a pas que les Saints qui soient réduits à prêcher dans le désert. Votre haute raison, vos connaissances en histoire et en économie politique vous destinaient à siéger dans les conseils de la nation ; vous y eussiez apporté vos lumières, l’esprit conciliant qui les fait valoir et vous auriez pu exercer sur les destinées de notre pays une influence féconde. Le suffrage universel ne l’a pas voulu, car il dort de temps en temps, comme le bon Homère. J’imagine que la déconvenue a été sensible et qu’il vous est arrivé de regretter de ne pouvoir vous consacrer sans réserve à la direction des affaires politiques auxquelles vous excelleriez. Résignez-vous, Monsieur, vous n’êtes pas seul à avoir souffert de l’injustice des scrutins. Jetez les yeux autour de vous, dans cette enceinte même ; vous verrez des hommes d’une valeur incontestée, qui ont régi la chose publique avec intelligence et dévouement ; par ce qu’ils avaient déjà fait, ils démontraient ce qu’ils pourraient faire encore et, malgré leur vigueur, leur talent et leur éloquence, ils ont été rejetés loin de la lutte, comme des champions inutiles. Condamnés comme vous au rôle de spectateurs, ils ont trouvé dans les lettres qu’ils cultivaient depuis longtemps, la compensation qu’elles ne refusent jamais à ceux qui les aiment.

La politique est ingrate, elle vous l’a prouvé ; les lettres ne le sont pas, elles vous le prouvent aujourd’hui. Ce sont les grandes consolatrices, elles endorment les chagrins et guérissent du mal des déceptions ; vous le savez, Monsieur, vous, qui toujours leur êtes resté fidèle et ne semblez point près de les abandonner. Vous leur devez peut-être vos heures les meilleures, vous leur devez votre renom et nous leur devons de vous posséder. Elles vous ont bien inspiré le jour où elles vous ont conseillé d’écrire le livre qu’avec trop de modestie vous avez intitulé : la Crise irlandaise, et qui est, en réalité, l’histoire de l’Irlande depuis un siècle. L’Angleterre a été mécontente de ce volume ; elle vous regarde volontiers comme un révolutionnaire, ce qui doit étonner ceux de nos compatriotes qui lestement vous traitent de réactionnaire. N’ayez souci ; l’exagération de ces deux opinions démontre simplement que vous êtes dans la vérité ; elle affirme aussi que là où vous regardez, vous cherchez la justice et que vous vous affligez quand vous ne l’apercevez pas.

Une femme d’un large esprit, dont le nom, que nous revendiquons, est doublement célèbre dans les lettres, Mme la comtesse d’Haussonville, a raconté l’épisode de Robert Emmet, et un de nos confrères a parlé de la pauvre île catholique avec cette charité éloquente et profonde qui est moins une obligation de sa dignité épiscopale qu’un besoin de son grand cœur. Pourquoi n’avez-vous pas cité les dernières paroles de Robert Emmet ? Ne pensez-vous pas qu’elles auraient pu servir d’épigraphe à votre livre ? Lorsque l’insurgé de 1803 fut condamné à mort, il dit : « Qu’aucun homme n’écrive mon épitaphe. Que ma tombe reste sans inscription. Quand mon pays aura repris son rang parmi les nations de la terre, alors, mais seulement alors, que mon épitaphe soit écrite... » À l’heure qu’il est, la tombe de Robert Emmet est toujours anonyme ; car l’Irlande n’a pas encore reçu la satisfaction que l’Angleterre persiste à lui refuser. Avec une sobriété qui ne rend votre récit que plus poignant, vous racontez cette lutte funeste et vous en marquez les phases : la guerre religieuse, la guerre politique, la guerre sociale. Au cours de votre narration, rapide et vivante comme le plaidoyer d’un avocat convaincu, vous jetez d’étranges lumières sur l’histoire et vous prouvez que l’iniquité retombe souvent sur celui qui l’a commise. L’Angleterre a traité l’Irlande en pays conquis, elle se l’est partagée comme elle se partagerait le territoire des Zoulous ou des grands Namaquas. À la propriété collective de la tribu où chaque famille trouvait à vivre, elle substitua parla violence la propriété féodale : les anciens propriétaires ne furent plus que les fermiers du landlord. Sous Charles Ier, le vice-roi d’Irlande, lord Strafford, fit attribuer au souverain une énorme étendue de terrain que l’on enleva sans plus de façon aux maîtres légitimes. « Triste cadeau, dites-vous, qui devait porter malheur au ministre, au monarque et à la monarchie. Un soulèvement général éclate dans l’île : cinquante mille colons anglais sont massacrés. Pour réprimer la rébellion, il faut une armée ; pour équiper l’armée, des subsides ; pour voter ces subsides, un parlement ; c’est ce parlement qui fait la révolution d’Angleterre, » et décapite le roi Charles.

Il ne s’agit que de vous suivre pas à pas pour retrouver les événements contemporains de cette lamentable histoire. La lutte religieuse fut longue, si longue qu’aujourd’hui nous sommes surpris de sa durée. L’Angleterre protestante semblait toujours près de reprendre la bataille des Têtes rondes contre les Cavaliers ; avec une obstination que rien semblait fléchir, que le respect de la liberté individuelle ne parvenait pas à modifier, elle rejetait hors d’elle ce qu’elle nommait le Papisme ; elle le traitait en pestiféré et le tenait en quarantaine, forclos des emplois et des législatures. Il fallut attendre jusqu’en 1829 pour obtenir l’émancipation des catholiques. L’ébranlement que la forte main d’O’Connell imprima à la machine anglaise, fit comprendre à Robert Peel qu’il était temps de mettre fin à un conflit qui durait depuis quarante ans. La guerre religieuse était à peine terminée que la guerre politique éclatait. L’Irlande ne se contente pas des concessions arrachées à la lassitude des Parlements. Loin de là, elle en profite pour réclamer, pour exiger ses droits ; elle se demande pourquoi, elle aussi, elle n’aurait point sa représentation législative et autonome, comme le Canada, comme l’Australie ; elle s’étonne d’être moins bien traitée qu’une colonie d’outre-mer ; elle se souvient qu’elle a eu son parlement qui siégeait à Dublin dans un palais où l’on peut voir, aujourd’hui, les bureaux de la Banque. Vous nous la montrez mise en tutelle, administrée comme un mineur, n’acceptant point son sort avec résignation, et devenant de jour en jour un obstacle à la prospérité de l’Angleterre. Elle ne peut l’attaquer de vive force, mais elle la paralyse, et dans toutes les crises ministérielles, on peut reconnaître la poussée irlandaise. Le groupe qui la représente au Parlement n’est point la majorité, mais il la complète ou la détruit ; il lui suffit de se déplacer pour retarder ou précipiter la chute des ministres. Il en résulte que, conservateur ou libéral, tout ministère est forcé d’entrer en lutte ou en composition avec l’Irlande, et qu’en bien des occurrences, les deux sœurs ennemies sont prisonnières l’une de l’autre.

Cette rivalité séculaire, dont les incidents sont des émeutes, des combats, des intrigues politiques, des manœuvres parlementaires, des coups de couteau et même des explosions de dynamite, vous l’avez racontée avec un vif sentiment de commisération pour ceux qui souffrent. Vous terminez par une conclusion que je dois citer et à laquelle les gens de bien s’associeront : « L’Irlande pourrait avoir son parlement séparé, tout en étant représentée dans le Parlement d’Angleterre. Il ne faut point désespérer de voir finir un jour par une transaction ce long conflit entre deux pays que la nature a faits pour vivre unis et que les différences de races, de religions et de mœurs, ont mis depuis des siècles en hostilité. » Puisse votre vœu être exaucé, Monsieur, et puissions-nous ne plus voir encore, au Royaume-Uni ou ailleurs, éclater une de ces guerres qui outragent l’humanité, la stérilisent et la désespèrent !

Nous voilà bien loin, Monsieur, des traductions de Salluste et de vos débuts ; vous avez le droit d’être fier du chemin que vous avez parcouru, d’un pas vaillant, dans la route droite, sans défaillance et même sans hésitation. Depuis plus de vingt ans, il n’est pas une question sur laquelle vous n’ayez donné votre avis. Si considérables qu’aient été votre talent et votre labeur, ils n’ont lassé ni votre force ni votre conscience ; toutes deux ont marché d’accord et vous ont permis de toujours approuver les œuvres libérales et de toujours combattre les mesures d’exception qui, par cela même qu’elles sont exceptionnelles, ne devraient être que transitoires. Vous savez que l’exercice de la liberté consiste moins à faire triompher ses idées qu’à respecter les idées d’autrui ; c’est là le grand principe dont il ne faut jamais s’écarter, sous peine de péril pour la liberté même. Sur ce point, on doit demeurer inébranlable ; sans quoi les conquêtes morales de la Révolution française resteraient vaines et feraient douter de leur vitalité ; ce qui serait un désastre pour la civilisation.

Ces hautes questions qui touchent à la politique et à la bonne tenue des nations, vous continuerez à les traiter, au bénéfice de ceux que leur passion ou leur ambition ne détourne pas de la vérité. Vous n’êtes point de ces hommes, qui désertent la lutte et j’imagine que vous aurez encore bien des passes d’armes à soutenir. Je vous crierai le mot que Théroulde a souvent répété dans la Chanson de Roland : Aoi ! que Dieu vous aide ! Nous aurons de vous une part plus intime ; dans nos paisibles débats, vous nous apporterez la sagacité de votre esprit et votre connaissance de la langue française dont vous essaierez, comme nous, de sauvegarder la pureté, la sobriété, la vigueur qui en font un des plus beaux instruments de propagande intellectuelle qui ait jamais existé. Dans nos commissions, vous étudierez la quantité considérable d’œuvres qui sont soumises à notre jugement et, en appréciant l’effort de la jeunesse littéraire, vous verrez que nous pouvons envisager l’avenir avec confiance ; les dossiers si nombreux, relatifs aux faits de dévouement, que nous avons mission de signaler en les récompensant, vous démontreront que notre pays est fertile en bonnes actions, autant sinon plus qu’à aucune époque de son histoire : de tous les points de la France, l’héroïsme de la vertu chante son sursùm corda et ne permet de douter ni de la beauté morale de notre patrie, ni de son amour du bien, ni de la grandeur de son âme. Ces pensées sont les vôtres et les travaux qui vous attendent à l’Académie ne pourront que les affermir.

Notre compagnie, Monsieur, marquera ce jour d’un caillou blanc, car elle a été heureuse de vous souhaiter la bienvenue.