Réponse au discours de réception d’Édouard Herriot

Le 26 juin 1947

Jérôme THARAUD

 

Réception de M. Édouard Herriot

 

 

Monsieur,

 

Si notre Compagnie avait suivi son règlement à la lettre, ce n’est pas moi qui aurais l’honneur et le plaisir de vous recevoir aujourd’hui parmi nous. L’usage veut en effet, lorsqu’un de nos confrères vient à mourir, que ce soit le directeur en exercice à ce moment auquel revienne la mission (si lui-même est encore en vie) d’accueillir son successeur. Cette prérogative allait de droit à l’un de nos confrères, qui, Dieu merci, est toujours parmi nous. Mais vous ignoriez cet usage, et vous m’avez demandé, comme à votre plus vieux camarade, de me charger de cet agréable soin. Notre confrère n’a pas demandé mieux. Je le remercie de sa bonne grâce, et vous d’une attention qui me va droit au cœur.

Et c’est vrai que ce n’est pas d’hier que je vous ai rencontré pour la première fois. C’était en des temps fabuleux, en 1887, si j’ai bonne mémoire, dans ce cher collège Sainte-Barbe, où tous les deux nous avions reçu une bourse : vous, de deux ans mon aîné, en rhétorique ; moi, plus modestement, en troisième.

Nous passâmes une année ensemble dans une pièce que j’ose dire avoir été un des endroits les plus singulièrement intellectuels du jeune Paris de ce temps-là : je veux parler de la IVe étude, dans ce collège où avait passé avant nous, il y avait quatre siècles de cela, Ignace de Loyola.

À ce seul mot de IVe étude, je vois surgir devant mes yeux une salle surchauffée en automne et en hiver, celle des élèves de rhétorique supérieure qui préparaient l’École Normale. Nous étions là une trentaine, sous le sifflement du gaz qui éclairait nos pupitres, dans une atmosphère étouffante. Et cette chaleur n’était rien auprès de celle toute immatérielle, qui échauffait nos jeunes esprits.

Déjà, la préparation d’un concours redoutable nous amenait, les uns et les autres, à une assez haute température ; mais l’ébullition produite par tout ce qui venait du dehors achevait de soumettre à une rude épreuve la petite marmite de nos cerveaux. C’était le temps où les discussions littéraires et politiques entre Parnassiens, naturalistes, symbolistes, partisans du vers classique ou du vers libre, libertaires et socialistes, passionnaient la jeunesse du Quartier Latin. En prêtant bien l’oreille, du fond de notre étude, nous pouvions entendre Jean Moréas vaticiner au Vachette, et Verlaine frapper de son bâton le trottoir du boulevard Saint-Michel. Entre deux vers latins (on en faisait encore), nous rêvions de Stéphane Mallarmé, perdu là-bas, dans les quartiers excentriques de la rue de Rome ; et les drames d’Ibsen emportaient nos imaginations très loin d’un romantisme et d’un classicisme dont nous étions saturés.

Entre la porte et la fenêtre où notre surveillant somnolait, à longueur de journée, sur un inépuisable journal, il y avait une armoire, une simple armoire de bois blanc, où nous enfermions des volumes achetés de nos propres deniers, et qui n’avaient rien à voir avec l’objet des programmes universitaires. Les ouvrages les plus hardis de la littérature moderne étaient là, dans ce tabernacle, reliés en vert, jaune ou rouge, et soigneusement camouflés sous des titres fallacieux. Les Fleurs du mal devenait les Poèmes mystiques ; La confession d’un enfant du siècle, l’Histoire de l’abbé Trublet ; Mademoiselle de Maupin, Sœur Thérèse ; Madame Bovary, les Plaidoyers de Sénart, etc., etc. Et si je vous vois encore, Édouard Herriot, mince adolescent, tirant de votre poche un volume, que vous veniez d’acheter sous les galeries de l’Odéon, Sagesse, de Verlaine, et le glissant furtivement, entre les Fleurs du mal et Madame Bovary, dans la petite armoire de bois blanc, l’armoire aux poisons délicieux.

 Le prince de l’endroit, c’était vous. Vous nous éclipsiez tous par vos dons exceptionnels. Latin, grec, histoire, philosophie, prose et vers, vous excelliez en tous ces genres avec un égal bonheur. Vous étiez le champion du Collège au Concours général, et s’il y avait, dans la vieille maison, quelque fête scolaire, c’était à vous qu’on s’adressait pour la rendre plaisante. Je me rappelle une Saint Charlemagne, où vous fîtes dialoguer en vers un symboliste et un Parnassien. Dans le naufrage de tant de choses de ces jours de jeunesse, comment, pourquoi, ce vers de votre charmant dialogue m’est-il resté dans la mémoire ?

 Ah ! ne me touche pas, car je suis mal armé !...

Vous fîtes rire Francisque Sarcey, qui détestait pas le calembour, et qui vous consacra son article du Siècle. Ce qui nous mit tous en rumeur. C’est, je pense, la première fois que votre nom a paru dans un journal.

Et vous ne l’emportiez pas seulement sur nous par une maturité précoce et d’un point de vue étroitement scolaire, vous nous surpassiez tous par un charme, une gentillesse d’esprit et de manières, qui séduisaient tout le monde, autour de vous, depuis les bonnes religieuses qui soignaient nos maladies d’enfants, jusqu’au lampiste que nous appelions « Pisse-huile », parce qu’il commandait à un bataillon de lampes extraordinairement démodées, qui repoussent pour moi ces années-là dans je ne sais quel lointain presque imaginaire, quel roman de Balzac ou de Dickens à la fois triste, comique et merveilleux.

 

De quelle étoile veniez-vous ? Comment étiez-vous tombé parmi nous ? Vous l’avez raconté dans un livre, dont le titre Pourquoi je suis radical-socialiste ne laisse guère soupçonner le charme, et où vous parler de votre enfance et de votre formation spirituelle.

Aussi loin que vous remontiez dans votre famille, vous ne voyez que des soldats. On y était militaire de père en fils. Votre aïeul, retraité comme caporal, avait épousé, en Vendée, une jeune lingère. De ce mariage naquit à Rouen, en 1836, dans la caserne Saint-Sever, Jean-François Herriot, votre père, destiné lui aussi à la carrière des armes. Enfant de troupe à deux ans, soldat à seize, il prit part à la campagne d’Italie en qualité de caporal-fourrier. Que de fois il vous a raconté l’enthousiasme des Français, quand l’Empereur quitta les Tuileries pour aller prendre, en personne, le commandement de l’armée ; leur fierté à la pensée de délivrer un peuple illustre, et de s’en faire (ils le croyaient du moins) un ami pour toujours !

En 1870, le caporal-fourrier de l’armée d’Italie, devenu sous-lieutenant, prit part aux combats de Châtillon, de Bagneux, du plateau d’Avron. Com mandant du 2régiment de zouaves, à Oran, il mourut en activité de service, des suites de ses blessures, et il repose là-bas, avec votre mère, dans cette terre d’Afrique, où l’un de vos frères est mort, lui-aussi, dans un poste perdu du Congo.

 

Vous avez été élevé parmi ces souvenirs et l’amour des lettres antiques, que votre père avait rapporté d’Italie. Comment l’ancien enfant de troupe avait-il pu s’instruire d’Horace, de Virgile et d’Ovide ? Vous vous l’êtes demandé bien souvent sans pouvoir vous répondre. Le certain, c’est que le Lac de Garde n’était pas tant pour lui le lac où se sont déroulés des batailles fameuses, que le lacus Benacus célébré par Virgile, et qu’il vous a commu­niqué son affection pour des poètes qu’il avait découverts tout seul.

Les hasards de sa vie d’officier vous ont fait naître à Troyes, où il était en garnison. Les mêmes hasards vous éloignèrent de Troyes, mais votre bonne fortune voulut que souvent, pendant plusieurs années, vous revîntes passer vos étés dans la campagne champenoise, au village de Saint‑Pouage, chez une grand’mère et un vieil oncle curé. À l’excellente femme vous devez celui de vos défauts auquel vous tenez le plus : la gourmandise ; à votre oncle, vos premières émotions de botanique, cette affection pour les arbres et pour les plantes, qui vous a suivi toute la vie. Avec lui, vous alliez herboriser dans les prés ; et, devant son presbytère vous fîtes amitié avec un vieux poirier, dont l’âge avait rayé l’écorce de profondes gerçures. Que vous dit le vieil arbre ? Nous ne le savons pas. Et que vous dit le cimetière, tout voisin du poirier ? Là, était enterré, hors de la terre bénite, un personnage mystérieux, un conventionnel, ami de Danton. Les anciens de Saint-Pouange, qui l’avaient bien connu, racontaient qu’ils l’avaient vu célébrer en pleins champs la fête du soleil. Près de sa tombe réprouvée, vous eûtes la première notion confuse de ce qu’avait été la Révolution française. Que de choses des yeux d’enfant peuvent découvrir dans un vieux village de chez nous !

Les jours de marché, profitant de l’occasion d’une charrette, votre oncle vous emmenait à Troyes, dans le cercle admirable des porches, des vitraux, des clochers de la Madeleine et de Saint-Rémy. Une fois, le bon vieillard vous présenta à Monseigneur, l’héritier de Saint Amateur. - Qu’il travaille bien, dit l’évêque en vous tapotant la joue, nous en ferons un prélat ! » Le sort en décida autrement. Vous n’étiez pas réservé à l’éttat ecclésiastique.

Après un temps de garnison à Troyes, votre père avait été nommé à La Roche-sur-Yon, cette petite ville géométrique, tracée par Napoléon pour servir de point d’appui milliaire au cas toujours possible, d’une insurrection vendéenne. De nouveau, vous prenez contact avec la Révolution, dans ce tragique bocage, où chaque chemin creux semble fait pour l’embuscade, et où la lande, le bois, la haie gardent pour nos imaginations un air suspect, équivoque. Et là encore, vous fîtes amitié, non plus avec un vieux poirier, mais avec des arbres lointains, de grands araucarias dressés en pyramides, qui avaient pris, sous la bénignité du climat et l’influence de la mer, des proportions gigantesques...

Il restait bien entendu que vos études vous mèneraient à Saint-Cyr. Or, un jour, entra dans votre classe, avec cette solennité qui était de mise dans notre ancienne université, M. l’Inspecteur général Glachant. Il faisait déjà presque nuit. Pour lire son texte, chaque élève avait allumé une bougie. Il se passa alors ceci :

- Herriot, dit M. l’Inspecteur, prenez votre Pro Milone, et commencez à cet endroit : « Milo autem, cum in senatu fuisset... »

Il faut croire, que votre explication enchanta M. Glachant, car il vous offrit sur l’heure une bourse au Collège Sainte-Barbe pour vous préparer à l’École normale Supérieure. Non sans regret peut-être, votre père renonça pour vous à ses projets militaires, considérant que la carrière du professorat vous permettrait d’aider plus tôt sa famille, au cas où ses blessures abrègeraient sa vie. Et c’est ainsi que par la grâce de Clodius, de Milon et de M. Glachant, vous fîtes, un jour d’automne de l’année 1887, votre apparition dans la quatrième étude.

 

Comme il était naturel, à la fin de votre année de rhétorique, supérieure, vous, fûtes reçu d’emblée à l’École, mais sans disparaître pour cela aux yeux des camarades moins heureux que vous laissiez derrière vous. Chaque semaine, bénévolement, vous veniez vous entretenir avec nous des choses qui concernaient nos examens. Et cela vous permit de rendre un signalé service à un camarade, que nous ne connaissions encore, ni vous ni moi : je veux parler de Charles Péguy.

L’année précédente, Péguy, qui ne faisait rien comme tout le monde, avait quitté le lycée Lakanal où il était boursier, pour faire son service militaire, avec l’espoir qu’il pourrait travailler à la chambrée et passer son examen. Mais on ne travaille pas à la Chambrée ! Il avait été refusé et se trouvait bien embarrassé. Prévenu par un de nos amis, vous allez aussitôt trouver le directeur de Sainte-Barbe.et vous lui racontez l’histoire, ajoutant que, pour prix des leçons que vous nous donniez, vous lui demandiez la faveur d’une bourse pour ce camarade malchanceux - ce qui vous fut immédiatement accordé, avec cette générosité qui fait la gloire de notre vieux Collège. L’année suivante vous deviez, tous les deux, vous retrouver rue d’Ulm : mais il ne semble pas, qu’en dépit du service rendu, ces deux normaliens, d’une espèce si originale et d’une si bonne qualité aient éprouvé, l’un vers l’autre, une attirance particulière. Je n’en suis pas surpris. En ce temps-là, Péguy ne pensait qu’à promouvoir la révolution sociale et ne montrait de son caractère que le côté abrupt et doctrinaire. Vous, vous étiez ce que vous avez toujours été. Sans rien sacrifier des convictions qui étaient les vôtres, vous aimiez naturellement à plaire. Et à l’École comme au Collège, vous y réussissiez à merveille.

Vous, fûtes le disciple chéri d’un savant homme, dont j’ai suivi les cours, moi aussi, mais avec beaucoup moins de profit que vous, et dont vous avez dessiné le plus spirituel, le plus gracieux portrait, le grand helléniste que noua appelions familièrement le père Tournier ou le Juge, pour son double scrupule de justice et de justesse. Sa vie se passait à corriger, dans les textes anciens, les fautes de copistes ignorants. Vous l’éblouissiez par votre virtuosité dans l’art des conjectures. Jamais il ne vous trouvait à court pour découvrir l’énigme qu’il cherchait. Grâce à vous, les passages les plus obscures devenaient d’une clarté aveuglante, et la leçon de grec une heure d’un divertissement ingénieux. Les camarades qui vous succédèrent, et moi-même, nous étions moins subtils : « Ah ! si M. Herriot était là ! » soupirait parfois le Juge.

 

Comme nous tous, vous viviez dans les idées et les livres. Ce fut l’affaire Dreyfus qui vous tira de l’histoire, de la critique et de la philosophie.

Fils d’officier, vous aviez pu apprécier, par l’exemple de votre père, la haute impartialité de la justice militaire. Aussi vous fûtes assez longtemps à croire en l’innocence de Dreyfus, même dans ce milieu de l’École si ardemment dreyfusiste, et d’où partit une des premières listes de protestation en faveur du condamné. Mais quand l’Affaire fut terminée, nous ressentîmes, je crois, plus vivement que vous, de l’amertume et de la colère quand on vit ce que les vainqueurs faisaient de leur victoire : la ruée vers les places, un fanatisme à rebours, aussi haïssable que celui que nous avions combattu, la décomposition d’un mouvement où nous nous étions engagés avec un désintéressement si complet.

Dès ce moment, vous dites adieu à vos admirations de jeunesse, aux Jules Lemaître, aux Brunetière, et surtout à Barrès, dont vous ne pouviez accepter la doctrine suivant laquelle « les idées ne viennent pas de notre intelligence, mais ne sont rien que des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques ». Vous abandonniez ces maîtres pour vous attacher à un grand aîné, qui vous avait précédé de quelques années à l’École : Jean Jaurès, qui a laissé sur vous je ne sais quelle empreinte dorée de ses rêves et de ses imaginations.

Pourquoi n’êtes-vous pas entré délibérément à sa suite dans la voie socialiste ? Peut-être parce que vous trouvez, comme lui-même l’a écrit, au fond des formules marxistes « un résidu de nihilisme, d’où s’exhale une odeur de mort », et que, si vous reconnaissez volontiers que la propriété individuelle a changé bien des fois de forme et de substance, de sens et de contenu, vous ne pouvez admettre que, pour donner à l’homme toute sa puissance d’expansion (ce qui demeure selon vous le rôle essentiel de la politique) on puisse lui refuser sur tout objet, et en particulier sur ce qu’il aura créé de ses mains, ce droit de propriété qui, après tout, étant donné la brièveté de la vie, ne sera jamais, qu’un droit d’usage.

Et puis, qui peut se vanter d’être prophète ? Qui peut se vanter de prédire les formes que prennent les sociétés futures ? Et par exemple, de même que nos sociétés d’Occident sont passées de l’esclavage au servage, et du servage au salariat, pourquoi ne passerait-on pas, dans un prochain avenir, du travail salarié au travail associé ?

Ce sont des réflexions de cette sorte qui vous ont empêché de suivre jusqu’au bout l’orateur, l’esprit hardi et généreux, ce Jaurès que j’ai connu et admiré comme vous ; que je suis allé prendre quelquefois, avec Péguy, rue Madame, où il habitait, pour l’accompagner à la Chambre, ébloui tout le long du chemin par sa verve merveilleuse, mais dans lequel je n’ai jamais, pour ma part, reconnu les qualités qui distinguent un véritable penseur, je veux dire l’originalité et la force de l’imagination créatrice.

En sortant de l’École, vous fûtes nommé professeur de troisième au lycée de Nantes. Et là vous eûtes un proviseur qui a laissé en vous un très grand souvenir. M. l’abbé Follioley. Je ne l’ai pas connu. Mais il devait être un esprit peu commun, puisque le Gouvernement d’alors, peu suspect de cléricalisme, l’avait maintenu dans sa fonction.

 

Certes, je ne voudrais pas médire de l’Université, à laquelle je dois tant, mais j’avoue qu’au cours de ma jeunesse j’ai rencontré, chez quelques prêtres, une douceur, une grâce, une intelligence des esprits et des cœurs, que je n’ai pas trouvée, au même degré, ni chez mes professeurs de l’enseignement secondaire, ni à l’École Normale. C’est une expérience de cette sorte que vous fîtes avec l’abbé Follioley. Vous étiez le professeur le plus brillant qu’il eût jamais rencontré, et il se prit pour vous d’un sentiment où se mêlaient l’admiration et la tendresse. Quand vous fûtes nommé à Lyon, il vous vit vous éloigner avec beaucoup de tristesse, et il vous écrivit cette lettre, que je veux citer tout entière, car il me semble qu’elle marque une date importante de votre vie, et que son souvenir a dû souvent vous revenir à la mémoire :

« Dieu vous a fait un don, le plus précieux de tous, celui d’agir sur les âmes par votre parole, et de faire véritablement des élèves. Croyez-en ma vieille expérience, ce don est très rare, et il est d’une valeur inestimable. Vous seriez criminel de le laisser perdre. Ce qui revient à dire que vous ne devez pas être un pur lettré, un faiseur d’articles, de livres, voire même un grand conférencier. Je vous conjure de ne pas manquer à votre vocation, et par conséquent de rester, de devenir de plus en plus, avec une autorité et une compétence croissante, un directeur et un pasteur de jeunes gens. Pour peu que vous vous en donniez la peine, vous aurez vite une clientèle à conduire. Elle sera votre tourment, et elle sera votre joie.

Je vous embrasse. »

 

Dès votre arrivée à Lyon, où vous alliez enseigner la rhétorique, vous fûtes séduit, comme l’avaient été, avant vous, Lamartine et Michelet, par cette ville à l’aspect austère, par son énergie au travail, sa froide passion révolutionnaire attestée par tant de souvenirs tragiques. Et les Lyonnais aussi furent très contents de vous. Vos leçons eurent un tel succès que la municipalité vous confia un cours d’enseignement populaire à la Faculté des Lettres, et que le proviseur du lycée obtint, pour vous garder, la création d’une rhétorique supérieure, chaire qui n’existait encore dans aucune ville de province.

C’est alors que dans la brume des deux fleuves, vous vîtes se lever le fantôme de celle qui, après Chateaubriand et tant d’autres, allait enchanter votre imagination et vous fournir une thèse de doctorat : Mme Récamier.

Le jour de votre soutenance en Sorbonne, l’amphithéâtre ne pouvait contenir tous vos admirateurs. À tout moment, les applaudissements éclataient, tant et si bien qu’Émile Faguet, si bénin d’habitude, mais irrité sans doute de cette intrusion laïque dans un débat sorbonnique, menaça de faire évacuer la salle.

Que n’étais-je, ce jour-là, parmi vos auditeurs ? Avec quel bonheur je vous aurais applaudi, vous et votre héroïne, cette étrange Juliette, si belle et si gracieuse, si fine et avisée sous des apparences légères, si prompte à se laisser persuader par le sentiment plus que par la raison, d’un cœur si droit et d’une coquetterie si savante, qui est allée si loin dans l’amitié sans arriver jusqu’à l’amour. Pourquoi ? Personne, pas même vous, personne ne l’a jamais su.

En 1904, M. Auvagneur, maire de Lyon, que vous aviez séduit comme tout le reste de sa ville, vous pria de vous présenter au Conseil municipal. Après avoir hésité quelque temps, vous finîtes par céder, considérant que votre expérience pourrait être utile dans les questions d’enseignement. L’année suivante, quand Auvagneur fut nommé gouverneur de Madagascar, vous lui avez succédé tout naturellement à la mairie.

À ce tournant décisif de votre vie, au moment où vous alliez glisser décidément de la vie universitaire à la vie politique, n’avez-vous pas pensé à la lettre que vous avez écrite, naguère, votre proviseur de Nantes, le jour où vous quittiez son lycée ? Mais pouviez-vous douter alors que vos dons s’emploieraient mieux dans un domaine qui dépasse tellement l’horizon d’une classe ou d’un cours en Sorbonne ? Votre fatalité, c’était la chance et le bonheur. Vous n’avez pas résisté à la voix des Sirènes. Mais dans le secret du cœur et l’éblouissement même du succès, n’avez-vous pas regretté quelquefois de n’avoir pas écouté votre cher Follioley ?

Personne n’ignore que, depuis plus de quarante ans, vous vous êtes révélé, à la mairie de Lyon, un génial administrateur, puissamment secondé, dans vos œuvres sociales, par une Lyonnaise d’un grand esprit et d’un grand cœur, Madame Édouard Herriot. Vous avez modelé la ville à l’image de votre esprit hardi et généreux ; vous vous reconnaissez en Lyon, et Lyon se reconnaît en vous. Dans la façon dont vous avez compris votre rôle de maire, je ne vois pas seulement le témoignage de votre intelligence si prompte à saisir toutes les questions, j’y vois surtout le signe de cette humble vertu, l’auteur d’autrui, la bonté, la première des vertus et d’autant plus précieuse qu’on dirait qu’elle est en train de disparaître du monde.

Vous avez bâti des hôpitaux, des écoles, des ponts, une Faculté de médecine, une maison des étudiants, un hôtel de ville, des abattoirs, des piscines ; vous avez organisé une foire annuelle où se rencontrent, comme au moyen-âge, tous les marchands du monde. Vous avez aéré la ville par des stades, des squares, des jardins. Qui pourrait aujourd’hui, par une belle matinée, se promener dans le parc de la Tête-d’Or sans penser à vous, à votre tendresse pour l’humanité et les arbres, à l’ami du poirier de Saint-Pouange et des araucarias de la Roche-sur-Yon ?

 

En 1912, vous entrez au Sénat. Aristide Briand vous appelle au ministère du Ravitaillement, des Transports, des Travaux publics, de la Marine marchande. Dans cet instant critique (nous étions en 1916), vous déployez ces mêmes qualités de méthode et d’organisation que vous veniez de manifester à Lyon. À la fin de la guerre, vous quittez le Sénat pour la Chambre, et à partir de ce moment, simple député ou ministre, président du Conseil ou président de la Chambre, vous jouez un rôle de premier plan dans toutes les affaires de ce temps : École unique ; questions de la Ruhr et de la Sarre ; Plan Dawes ; Conférence de Londres ; Problème des dettes et des réparations ; traité de Lausanne ; débats de Genève ; reprise des relations avec la Russie, dont vous avez été, avec tant de sagesse et de courage aussi, le principal artisan.

Sur cette activité, il est permis à chacun de se faire telle idée qu’il voudra. Pouvions-nous, par exemple, demeurer dans la Ruhr avec une Angleterre hostile ? Convenait-il de faire tant de réformes sociales au risque de désorganiser notre industrie de guerre ? Avions-nous raison de mettre tant de confiance dans l’institution genevoise ? Avons-nous suffisamment compris qu’il n’existait pour la France qu’une question, mais capitale, le danger que nous faisait courir une Allemagne, qui ne l’emportait pas seulement par le nombre de ses habitants et sa puissance industrielle, mais aussi par un sombre esprit mystique et la volonté de faire au germanisme un holocauste de sang ? Laissons à l’Histoire de le dire. Mais ce que je puis affirmer, moi qui vous connais depuis si longtemps, c’est que vous n’avez jamais suivi que votre raison et votre cœur (un peu trop quelquefois !) en homme qui n’a jamais rien mis au-dessus des intérêts de la France, et en bon Européen qui cherchait de son mieux, une meilleure organisation du monde.

À mon sens, un des sommets de votre carrière politique, et peut-être de votre vie, fut, en 1932, votre intervention dans l’affaire des dettes américaines.

Deux thèses étaient en présence : ceux qui pensaient qu’en accordant à l’Allemagne un moratoire, qui la dispenserait de nous payer ce qu’elle nous devait, le Président Hoover avait créé une situation nouvelle, et que nous étions déliés de toute obligation envers nos créanciers, puisque nos débiteurs étaient eux-mêmes déliés de toute obligation envers nous. Et il y avait ceux qui, comme vous, se disaient bonnement que, lorsqu’on a des dettes on les paie, et que, lorsqu’on a pris des engagements, on les tient.

J’étais à la Chambre ce jour-là, ou plutôt cette nuit, car la séance se prolongea jusqu’à cinq heures du matin.

On savait que vous ne gagneriez pas la partie car vous aviez contre vous la majorité de la Chambre, et l’opinion presque unanime. Vous le saviez aussi, mais pas un instant on ne sentit, dans votre voix, ni défaillance ni découragement.

Vous tournant vers la droite, vous dites : « Vous avez beaucoup parlé de morale. Moi, je n’en connais qu’une : celle qu’on m’a apprise dans ma famille, le respect de ma signature. »

Et vous adressant à la gauche : « Vous, partisans des ententes internationales, c’est vous qui voulez faire un coup de force en refusant le paiement ? »

Puis, embrassant toute l’Assemblée, dans un de ces mouvements de bras qui vous est familier, pour finir, vous déclariez : « Il faut payer. Vous alliez me renverser. J’ai défendue l’honneur du pays. »

Quelle flamme ! Quelle ardeur, et en même temps quelle souplesse, quel à-propos, quelle dignité dans vos réponses aux interruptions qui jaillissaient de tous les côtés de la salle ! … Ce jour-là, une de vos jambes vous faisait cruellement souffrir. Vous pouviez à peine vous tenir debout. Et par un mouvement qu’on eût pu prendre pour une habileté oratoire, mais qui ne tenait qu’à votre souffrance, vous restiez presque couché sur la tribune, comme pour vous rapprocher de vos auditeurs et les convaincre mieux. Vous êtes ainsi demeuré pendent près de deux heures. Et, en vous voyant, et en vous écoutant, je me disais, pensant à nos années lointaines : « Voilà un de mes camarades qui, au moins un jour, une heure, une minute, aura réalisé ce que, du fond de la IVétude, nous avions espéré de lui ! »

Il était plus de cinq heures du matin. Aucun député n’avait quitté la salle. Les tribunes et leurs occupants harassés faisaient songer à des wagons bondés, à l’arrivée d’un train, dans une gare, à l’aube. Au moment du vote, dans l’hémicycle, il y eut un grand brouhaha. Le résultat fut proclamé. Votre appel pathétique n’avait pas été entendu. Le ministère et vous-même qui le présidiez étaient renversés. Mais votre intervention vous valut l’estime et l’amitié du Président Roosevelt et du peuple américain.

 

On peut dire que jamais, à aucun moment de votre vie, vous n’avez cessé de travailler. En pleine action, vous avez prononcé des discours, écrit d’innombrables articles de journaux et de revues, recueillis dans ces volumes aux titres expressifs : la Porte océane, Agir, Créer ; et pendant les moments de solitude et de silence où vous étiez rendu à vous-même, vous avez composé des ouvrages patiemment médités et mûris. Telle votre vie de Beethoven.

Pourquoi Beethoven et pourquoi pas Mozart ? Il est facile de le comprendre : vous aimez dans Beethoven le républicain, le démocrate, un génie de liberté. C’est lui que vous poursuivez dans la profonde analyse que vous faites de ses sonates et de ses symphonies, et où je ne vous suis pas toujours, non, certes, par défaut d’admiration pour votre héros, mais faute de connaissances musicales. À la fin de votre livre, j’ai vu avec bien du plaisir que vous rendez justice à la vieille société autrichienne, à sa richesse intellectuelle, à sa fertilité artistique, aux exemples qu’elle offrait à un musicien destiné à surpasser tous ses prédécesseurs, mais en partie du moins formé par eux. L’Autriche, si ingrate qu’elle ait été pour Beethoven et Mozart, mérite cependant qu’on lui laisse l’honneur d’avoir abrité le génie.

 

Sous ce titre : Lyon n’est plus, vous avez consacré plusieurs volumes à la Révolution et à la contre-révolution lyonnaise, au temps de Robespierre et de Fouché. Ouvrage considérable, d’une sûre et vaste érudition, pour lequel vous avez étudié, avec la patience et la minutie d’un chartiste, les documents originaux, archives nationales et départementales, archives municipales, reliques des papiers, brûlés en 1871, de la Préfecture de Police, collections privées, journaux et correspondances du temps, sans vous faire plus d’illusion qu’il ne faut sur la valeur des témoignages écrits. Vous dites justement : « Une phrase prononcée par Hébert sur Robespierre, et que nous retrouvons par hasard, a plus fait pour la perte du Père Duchêne que toutes les violences de sa feuille. Et qui dira l’importance d’un mot glissé par Fouché à l’oreille de l’un des conspirateurs de Thermidor ? » Vous ne jugez pas, vous racontez. Comprendre et faire comprendre cela vous suffit. L’histoire se dégrade à se présenter comme un arsenal ouvert à nos passions. Son objet est de décrire les paysages du passé, les reliefs sur lesquels se détachent des arbres tourmentés par l’orage. De cette façon seulement, elle demeure ; au sens ancien du mot, un poème. Vous avez uniquement cherché à établir la vérité ; mais cette vérité, je pense, a dû souvent vous sembler bien cruelle, à vous qui aimez le peuple d’un amour si sincère, car de votre étude impassible se dégage la plus sinistre idée de la nature humaine, au spectacle de la crédulité, de l’inconstance et de la bestialité des foules pendant les guerres civiles.

 

J’admire que, dans une vie si remplie d’occupations de toutes sortes, vous ayez encore trouvé le temps pour voyager : en Ecosse, dans le Proche-Orient, en Amérique, et même en France ! Vous êtes allé aux États-Unis, invité par le Président Roosevelt ; en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Égypte, en Grèce, en Turquie, en Russie. Vous en avez rapporté ces livres d’impressions : Orient, Sous l’olivier, où l’on retrouve l’humaniste et surtout l’homme d’État qui place au-dessus de toutes les déesses de l’Olympe, Athêna, la Sagesse, appuyée sur sa lance : la Russie nouvelle, où vous nous racontez le défilé sur la Place Rouge d’innombrables bataillons soviétiques, et comment ce spectacle vous enfonça dans l’esprit que notre salut existait l’alliance avec la Russie.

De tous ces livres de tourisme érudit et sensible, celui que je préfère, c’est un voyage en France ; c’est la Forêt normande. Vous l’avez écrit à Bagnoles-de-l’Orne, au cœur de la forêt d’Andaine. Personne n’a parlé comme vous de cette forêt qui est tout désir, élan, ascension, effort de chaque individu pour s’arracher à l’ombre mortelle du sous-bois ; où toute sa vie s’élance vers l’azur ; où les espèces végétales, comme des espèces humaines se disputent à la recherche d’un équilibre social, qui se défait à mesure qu’il se crée. Vous, démocrate, vous aimez cette société forestière si fortement hiérarchisée par la nature, où le chêne et le hêtre, ces seigneurs, commandent aux manants, et où l’orme avec son air bonasse, ses feuilles rudes, son allure de bourru bienfaisant, ne sort que rarement pour se promener sur la route, ou aller, le dimanche, écouter, sur la place, l’orphéon des pompiers. Bourgeois rusé, ajoutez-vous, qui, sous prétexte qu’il fournit, par ses fruits, du pains aux hannetons, épuise, avec un appétit vorace les ressources du sol où il s’implante.

Dans la forêt, l’église, innombrable dans cette Normandie, pays des grands bâtisseurs : l’église toute pareille à la forêt, avec ses voûtes, ses nefs, ses piliers, ses arceaux, et son autel, clairière dans la futaie, où descend la lumière. Cette image vous est venue à l’esprit en contemplant la nef de Coutances ; mais elle aurait pu se présenter à vous tout aussi bien dans l’une ou l’autre de ces cathédrales normandes, où vous alliez, les jours de pluie, vous coucher, sous les vitraux, d’avoir perdu la vue du ciel.

 

Vous étiez président de la Chambre au moment du désastre. Personne ne fut plus opposé que vous à l’armistice. Comme dans l’affaire des dettes américaines, vous considériez que l’honneur nous commandait de rester fidèles à la parole donnée. Nous devions, selon vous, suivre l’exemple de la reine Wilhelmine de Hollande qui, vaincue sur les champs de bataille, avait abandonné son royaume et du moins sauvé l’État. L’État, cette réalité supérieure à l’armée. Vos bagages étaient déjà embarqués sur le Massilia, et vous même, vous apprêtiez à partir pour cette terre française d’Algérie, qui vous était d’autant moins étrangère que vous y aviez passé des heures émouvantes de votre jeunesse et que votre père et votre mère y reposent. Mais le Président de la République, qui partageait vos idées, et qui avait même fait la première étape vers le port de la Méditerranée où il devait s’embarquer, était revenu sur ses pas et, après un débat déchirant avec lui-même, et ne faisant appel qu’à sa conscience de Français, s’était décidé à maintenir l’État dans la métropole. Pouviez-vous ne pas le suivre dans sa détermination, vous et votre collègue, M. Jeanneney, le président du Sénat ?

Quelques jours plus tard, à Vichy, j’ai assisté à la suprême séance des deux assemblées réunies. Cette séance, je l’ai racontée, sur l’heure, avec emportement et colère, et j’ai été bien dur pour vous, irrité que j’étais, dans ma vieille amitié, que vous eussiez dépensé les dons magnifiques que la nature vous avait donnés, dans une vie parlementaire à laquelle, bien injustement, sans doute, j’attribuais tous nos maux, et qui me faisait horreur ce jour-là… Aujourd’hui, je ne pense plus à cette séance qu’avec apaisement et tristesse — cette tristesse que vous éprouviez vous-même, et qui nous étreignait tous. Le régime qui s’écroulait sous nos yeux avait eu ses faiblesses, mais aussi ses grandeurs : il avait organisé l’enseignement du peuple, créé un nouveau code social, bâti un Empire aussi considérable que celui que nous avions perdu au XVIIIe siècle, remporté la victoire en 1918 — toutes ces grandes choses auxquelles vous aviez participé, pro parte virili. Ce n’était pas l’heure, dans un désastre où, pour parler avec franchise, nous avions tous notre part, et, dans un moment où notre premier devoir était de nous réconcilier et d’oublier toutes nos haines, non, ce n’était pas l’heure d’invectiver et de maudire !

Par 569 voix contre 80, les pleins pouvoirs étaient remis au maréchal Pétain pour tenter de sauver la France. « Messieurs, la séance est levée », déclara M. Jeanneney de sa voix douce, précise et sans couleur. La IIIe République avait vécu.

Vous ne le croyiez pas, vous ne vouliez pas le croire. Les Chambres n’étaient pas dissoutes ; députés et sénateurs continuaient, comme devant, de recevoir leur traitement... Mais vous ne fûtes pas long à vous apercevoir que ce sommeil, c’était le sommeil de la mort. Déjà, pour vous, Lyon n’était plus. Votre municipalité avait été suspendue, la première de toutes les municipalités de France, et sans doute, l’avait-elle été pour vous suspendre vous-même. Cependant; vous espériez toujours agir sur la vie politique, puisque les bureaux de la Chambre et du Sénat continuaient de fonctionner. Mais ils furent dédaigneusement exilés à Châtel-Guyon, et en juillet 1942 un simple décret-loi décapita ce qui restait encore actif dans les deux Assemblées. C’est alors que, de concert avec M. Jeanneney, vous écrivîtes une protestation contre une mesure qui violait la Constitution, d’après laquelle, dans l’intervalle des sessions, l’activité des bureaux ne doit pas être interrompue. En même temps, vous adressiez au président Roosevelt, qui venait de vous inviter aux États-­Unis, une lettre où vous le remerciez de son invitation, que vous ne pouviez accepter, disant « le peuple français, martyrisé de toutes façons, avait besoin, dans son désarroi, de conserver les quelques chefs qui lui demeuraient fidèles. » Paroles émouvantes, qui s’accordent avec le sentiment de tant et tant de Français, qui n’ont pas cru démériter en restant sur le sol de la patrie.

La même année, ayant lu dans les journaux que des croix de la Légion d’honneur avaient été attribuées, à titre posthume, à deux officiers français tués en Russie, sous le commandement allemand, vous avez renvoyé au grand-chancelier de la Légion d’honneur la croix que vous aviez reçue des mains de Clemenceau.

Ces gestes ne pouvaient plaire aux Allemands.

Dès 1940, dès qu’ils avaient occupé Lyon, ils vous avaient considéré comme un otage. Et lorsqu’en 1942, ils envahirent la zone soi-disant libre, leur premier  soin fut de vous mettre en résidence surveillée dans votre propriété de Botrel, si pittoresquement bâtie au-dessus d’un ravin sauvage, sur les ruines d’un château du XIIe siècle. Cette demeure battue des vents, assiégée en hiver par la neige, inhabitable pendant une grande partie de l’année, mais où vous aimez tant venir travailler les mois d’été, devint pour vous une prison, que surveillaient une vingtaine de policiers. Depuis deux ans déjà, vous aviez fait de votre maison perdue dans la solitude, un îlot de résistance, où vous receviez fréquemment des émissaires de Londres. On voulut obtenir votre parole de ne pas en sortir, et, d’une façon plus générale, que vous prissiez l’engagement de ne quitter la France. Mais vous, qui veniez de refuser l’invitation de Roosevelt, vous avez dédaigneusement écarté l’idée de prendre avec l’ennemi un engagement quelconque. La réponse ne se fit pas attendre. En novembre 1942, vous étiez arraché à votre cher Brotel et incarcéré dans la Creuse, à la prison d’Evaux. Là, soit dit entre parenthèse, vous fîtes, un jour, dans un couloir, la rencontre d’un autre prisonnier, un adepte de l’Action française, qui se campa devant vous et vous dit : « Monsieur, je ne sais pas pourquoi je suis ici ; mais je suis bien content de vous y voir ! » Par la suite, vous devîntes les meilleurs amis du monde. Nouvelle preuve qu’on ne résiste pas à votre don de plaire.

En avril 1943, vous reveniez près de nous, à Paris, avenue Foch, dans un fort bel immeuble, qui n’avait qu’un défaut, celui d’être de la Gestapo. Puis, après un internement à Nancy, les Allemands vous ramenaient, sous bonne escorte, à Paris où, de nouveau, ils vous logèrent fort bien, à l’hôtel de Ville, cette fois.

Ce ne fut qu’un passage. Dès que vous vous fûtes rendu compte qu’on voulait se servir de vous à des fins politiques, vous ne voulûtes rien entendre, et l’on vous dirigea sur l’Allemagne, dans les environs de Berlin. Vous y avez passé sept mois sous les bombes, que laissaient tomber les Alliés. Quel réconfort était pour vous ce déluge, qui présageait la victoire ! Enfin, le 25 avril 1945, vous et Mme Herriot, qui ne vous avait pas quitté un instant, vous étiez délivrés par les blindés du maréchal Konief. Les Russes vous rendaient la visite que vous leur aviez faite.

 

Telle fut, en bref, pendant les années sinistres, la suite des événements, où vous avez montré tant de courage, de clairvoyance et de ferme raison.

Et maintenant que vous avez repris votre place au Parlement, dans la bataille des partis, vous avez continué de rester fidèle à vous-même et aux idées libérales que vous aviez si hardiment maintenues devant l’ennemi : défense de la souveraineté nationale ; défense des droits de l’homme et du citoyen ; défense de l’individu contre une loi électorale qui le dépouille de sa personnalité ; défense des libertés communales, de la liberté de pensée et de la presse ; partout, en toute occasion, vous vous êtes porté au secours de nos droits menacés. Pas un moment, vous n’avez admis que, sous prétexte de bien public, on improvisât une législation arbitraire, et que, sous couleur de justice, nous cédions à la vengeance et soyons entraînés par la haine dans une chaîne sans fin.

Sur la France et son rôle dans le monde, vous avez dit les paroles les plus sages. Ne nous essoufflons pas à suivre des nations qui nous dépassent infiniment par l’étendue, le nombre et les ressources ; apprenons à connaître nos limites ; ne courons pas après des chimères. La grandeur ne se proclame pas, elle se prouve par les faits ; montrons de la vertu, au sens latin du mot, et la France aura tût fait de reprendre son prestige, et de briller aux yeux des peuples, qui la cherchent toujours dans le ciel, charmante étoile du matin...

En vous écoutant parler ainsi, je crois entendre Lamartine, l’homme, avez-vous écrit, que vous respectez et admirez le plus, et auquel vous ressemblez par tant de traits de votre esprit et de votre sensibilité. Comme lui, grand orateur et poète à votre façon, sincère ami du peuple et de la liberté, profondément humain, vous pensez que nos sociétés ne doivent pas attendre le bonheur d’événements catastrophiques, mais du progrès paisible des institutions et des mœurs, et que le premier devoir d’un homme d’État, digne de ce nom, est d’éveiller dans la nation des sentiments magnanimes... Parmi nous, vous tiendrez la place du héros de 1848, du défenseur inspiré des Girondins : je n’en sais pas de plus enviable au monde.

Dans votre ouvrage sur Mme Récamier, vous racontez une charmante anecdote :

Un jour, elle demanda à un de ses familiers s’il se rendrait à la réception de je ne sais quel académicien : « Oh ! non, madame, répliqua le bonhomme, avec ce léger bégaiement dont il savait tirer parti : je n’aime pas ces exécutions-là ! ».

Hé bien ! aujourd’hui c’est votre tour... Vous voilà exécuté... et qui, pis est, par un ami !

 

Monsieur,

À notre grande tristesse, une mort prématurée n’a pas permis à ce très bel esprit, à cet historien d’une conscience si scrupuleuse, d’une imagination si vive, d’une sensibilité si fine, notre cher Octave Aubry, de siéger à l’Académie, où nous l’avions appelé avec tant d’empressement. La vie a de ces cruautés. Mais votre parole si vivante l’a ramené un instant parmi nous, au cours du bel éloge que vous venez d’en faire avec tant de chaleur amicale.

 

Il me reste encore un devoir.

En psychologue, en moraliste, en historien, vous avez analysé l’œuvre et le caractère de Mgr Baudrillart. Je reconnais avec vous qu’il a eu des faiblesses, qu’il a commis des erreurs, qu’il a trop tôt fermé l’oreille à l’espérance. Il a été la première victime de lui-même, puisque son destin ne lui a pas permis de voir la délivrance de notre pays. Mais je dois ajouter ceci : pendant les affreux jours, une dizaine d’entre nous (tous les membres de l’Académie qui étaient restés à Paris), nous l’avons vu ici, chaque jeudi, jusqu’à sa mort. Pas un instant, je l’affirme, il n’y eut un sentiment pro-allemand dans son cœur. J’ai été le témoin, le confident de ses incertitudes, de ses angoisses, que l’âge explique, et la conscience tragique d’avoir la responsabilité d’une jeunesse impatiente d’agir, mais dont il jugeait nécessaire, bien à tort selon moi, de réfréner l’élan. Je vous remercie d’avoir parlé de celui qui fut si longtemps notre confrère et notre ami avec cette équité, cette noblesse et cette façon d’élever toujours le débat, qui est votre don suprême et vous a fait aimer de tous.