Réponse au discours de réception de René Clair

Le 10 mai 1962

Jacques de LACRETELLE

Réception de M. René Clair

 

Monsieur,

Votre discours nous a plu. Nous y avons retrouvé cette finesse d’observation et ce choix des idées qui ont fait de vous un maître incontesté dans l’art d’assembler des images.

Ce simple montreur d’ombres que vous prétendez être dispose, à notre époque, d’un singulier pouvoir. Il attire de longues files d’êtres bien vivants qui, à l’occasion, préfèrent ses sortilèges à ceux du théâtre et que l’on voit, certains jours, attendre patiemment l’heure où ils baigneront dans le Léthé. Parfois même leur besoin d’illusion est si fort qu’ils se jettent au milieu de la séance, comme si la compréhension du sujet et l’ordre des scènes étaient pour eux un souci superflu.

Comment voulez-vous, Monsieur, que l’Académie, si traditionaliste, si rétrograde qu’on la représente, n’ait pas été ébranlée par cette puissance nouvelle qui a conquis les esprits ? La science s’est mise de la partie et, grâce à elle, votre art a fait plus de progrès techniques en quarante ans que l’invention de Gutenberg en plusieurs siècles. Pour vous l’on a fondé des Universités et l’on a bâti des villes. Vous avez créé un vocabulaire vite admis par l’usage et aussitôt reçu par nous. À ce propos, j’ai remarqué que, par un scrupule courtois, vous avez tout au long de votre discours employé le mot cinématographe. Ici, Monsieur, nous disons cinéma.

Bref il est naturel que nous vous ayons ouvert nos rangs et que nous ayons même réclamé une scène royale pour accueillir une profession qui a donné un mouvement nouveau à la représentation des idées et des images. Je crois comme vous qu’elle n’a pas fini de nous surprendre. Elle a droit à sa part d’immortalité. Et il est légitime que ce soit vous que nous ayons distingué, vous qui, par plus de vingt créations originales, avez su adapter simultanément la poésie, la satire et le réalisme à ce métier qui vous donnait des ailes.

Vous vous rappelez assurément cette pensée de Pascal : « La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier. » Et il ajoute : « Le hasard en dispose. »

J’accepte ce mot de hasard à condition qu’on y introduise une foule de notions héritées et d’acquisitions secrètes qui, un beau jour, pèsent sur le plateau de la balance.

Ce hasard n’est peut-être, en fin de compte, que l’accumulation de thèmes enfouis en nous-même. Choses tues, disait Valéry. Les visions de notre enfance, l’influence de nos lectures, un esprit de concentration souvent involontaire et dont la fantaisie nous hante, voilà ce qui occupe dans ce hasard une place considérable.

Pourquoi ces investigations sur notre destinée, me demanderez-vous ? C’est que, Monsieur, mon rôle, aujourd’hui, est de raconter la vôtre, et j’ai l’intention de le faire à la manière d’un film : le film de René Clair. À vous d’être tourné.

Paris, et même, selon Zola, le ventre de Paris, telle a été votre première vision du monde, puisque vous êtes né dans le quartier des Halles. C’est un décor à transformations. Désert et vide le jour, la nuit il se repeuple et regorge d’abondance. Une heure sonne, et, d’un coup de baguette, des forêts de verdure et des montagnes de fraîcheur roulent sur le trottoir. Tout s’échange en silence, sur un rythme preste, imprévisible et logique, comme dans l’un de nos rêves.

À la lumière de globes jaunes, on surprend un étrange contraste d’opulence et de misère, de portefeuilles gonflés et de joues creuses. Des faces patibulaires, rongées par les veilles, dansent une sorte de ballet avec des figures rougeaudes qui respirent aux champs. Dans les cafés voisins, on aperçoit, installés pour un soir de fête, des personnages qui rappellent les provinciaux de la Cagnotte. Il y a tout à la fois de l’Andersen et du Labiche dans le spectacle des Halles la nuit. Ne me dites pas qu’il ne vous a pas fasciné.

Il y a aussi, le long de ces rues, des enseignes parlantes — un escargot doré, un mouton — et cette imagerie naïve peut illuminer un cerveau d’enfant au même titre que l’alphabet colorié où Rimbaud apprit à lire. Le Rimbaud d’Une saison en enfer en qui vous reconnaissez le promoteur inconscient du cinéma.

Telle est la première séquence de mon film.

Ensuite le lycée Montaigne, où vous passez huit années. Élève brillant ? Je n’en suis pas sûr. Il n’est jamais recommandable d’être un enfant rêveur, qui apprend plus volontiers les classiques du surlendemain et écrit des vers en cachette. À Louis-le-Grand, où vous faites votre rhétorique, c’est autre chose. Les premières confidences intellectuelles, qu’elles agissent par adhésion, par émulation ou par refus, renversent les barrières et élargissent notre champ d’action. Or, vous avez beau être discret, réservé, et même parfois sauvage, vous avez toujours été entouré de camarades, vous avez fait une place majeure à l’amitié. Dans presque toutes les fables que vous inventerez plus tard, il y a l’épisode de l’amitié qui triomphe du préjugé, de la colère ou de la jalousie.

Ces premiers amis, vous les choisirez très différents les uns des autres, comme si vous désiriez connaître toutes les façons de penser, et préserver la vôtre. Il y a, parmi eux, des esprits anarchisants, dont l’un poussera le mépris de la vie jusqu’au suicide. Il y en a un autre qui se trouvait être le frère cadet d’un de vos collègues présents ici. Vous avez éprouvé un grand chagrin lorsqu’il fut tué en 1918, et vous avez dit que Maxime François-Poncet aurait été peut-être le grand écrivain de sa génération.

Vous-même, à cette époque, alors que le conseil de révision vous avait ajourné, vous avez obtenu d’être affecté à une ambulance du front.

De cette période, vous rapportez des poèmes qui ne sont guère connus, puisque vous n’avez jamais consenti à les faire éditer. Laissez-moi en citer deux qui préfigurent admirablement, par leurs images comme par leur rythme, votre métier futur.

...Ils vont. Ils vont, les sacs, casques, masques, musettes,

Fusils, bâtons, cognés, heurtés, scandant leur marche.

Ça fait déjà trois ans qu’on fait ce métier-là.

Et pour longtemps encore... Ils vont, j’entends en moi,

Comme un long désespoir, crépitant dans la boue,

La voix multipliée de leurs pas qui s’éloignent.

N’est-ce pas le montreur d’ombres qui déjà s’exerce ?

Puis c’est le retour à Paris, qui vous inspire un autre poème. Celui-là est une sorte de romance visuelle.

Ô mon Paris, je te revois !

Tu es donc là, toujours avec les maisons droites

Sans obus dans leurs toits de plomb,

Sans pierres écrasées, sans sifflements soudains,

sans mort, ô mon Paris !

Je te reprends avec mes yeux qui ont besoin de toi,

tes pavés enfièvrent mes pas.

Bonjour, la Seine. Riez de toutes vos fenêtres,

vieilles petites maisons des quais,

boulevards, déroulez vos rubans de boutiques,

vos arbres, vos autos, vos cafés, vos réclames...

Jamais je n’avais vu la beauté de tes femmes

qui entrecroisent leurs parfums,

bouches brillantes de sourires.

Ta voix, les souvenirs, la langueur des trottoirs

vers le bois de Boulogne où se pose le soir...

Et j’aurais pu mourir !

Là aussi on aperçoit, en germe, bien des thèmes qui vont se développer plus tard dans votre œuvre, et l’on voit poindre une sensibilité qui vous est propre. Ces toits de plomb, nous les reverrons sur l’écran, et ils coifferont votre renommée. Cette capture des choses fugitives, cette poursuite des sentiments tendres qui bientôt s’envolent et laissent les mains vides, ce sera la marque de votre style. « Ah ! que la vie est quotidienne ! » soupirait Laforgue trente ans avant vous. Et un nouveau Laforgue lui répond : « Oui, mais ce quotidien est merveilleux ! »

Je me demande si cette quête du merveilleux, cette habileté à décrire la forme changeante des nuages, ne vous sont pas venues du temps de repos que vous avez été obligé de prendre à votre retour du front. C’est à Berck que vous allez vous soigner et guérir. Or, dans toutes vos prises de vues, même quand il s’agit d’une intrigue sombre et d’un décor resserré, on aperçoit une échappée vers un ciel clair. C’est un penchant de votre imagination, une fugue nécessaire pour votre fantaisie. Je ne vais pas y chercher un symbole ni moraliser à ce sujet. Ce serait vous desservir dans l’esprit d’un public qui est très nombreux aujourd’hui. Mais reconnaissez que l’univers de Kafka n’est pas le vôtre.

En 1918, on vous fait un beau cadeau pour l’anniversaire de vos vingt ans. Comme vous êtes né un 11 novembre, ils sont salués par les salves de l’armistice. Qu’allez-vous faire ? La littérature vous a toujours attiré. Vous avez dit à un de vos biographes : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours pensé que je deviendrais écrivain. »

Mais n’y a-t-il pas certains tiraillements dans cette vocation ? Vous respectez la forme classique, vous êtes sensible à l’élégie costumée de Musset. Et, en même temps, les vers que je viens de lire trahissent votre admiration pour la chanson plus simple d’Apollinaire. Et puis, en ces années 20, vous entendez tout autour de vous des cris nouveaux. Il souffle un vent d’insolence et de révolte dans les milieux littéraires. Le mouvement dada, ce rock’n roll de la raison créatrice, provoque des chahuts bien amusants. Ne le niez pas. Je vous ai aperçu à cette fameuse séance où les chefs du groupe, un peu guindés, à vrai dire, et beaucoup moins libres que ne l’avait été à leur âge l’auteur d’Un homme libre, ont mis Barrès en accusation.

À Montparnasse, on commence à parler de mots en liberté. Le surréalisme inaugure des jeux savants qui donnent le vertige. Bref vous hésitez sur la voie à suivre. Il y a en vous beaucoup de curiosité, mais elle est freinée par un fond de sagesse. Vous êtes un travailleur qui s’ignore, un désoeuvré par scrupule. C’est une bonne espèce pour l’art, celle qui fructifie le mieux. Mais on ne le sait guère, et vous, le premier, ne vous en doutez pas.

C’est alors que le journalisme vous offre une position d’attente. Vous entrez à l’Intransigeant et vous y collaborez au courrier des lettres. Chose neuve que cette rubrique des Treize, qui concède chaque jour une demi-colonne à la littérature, publie des échos, des portraits, des notes critiques. On comprend qu’elle vous ait tenté. Vous serez l’oreille au guet, vous aurez le loisir de lire, d’approcher des aînés qui connaissent leur métier. En somme, vous trompez votre faim.

Ici, Monsieur, je puis couper mon film et le remplacer par un témoignage direct — disons un « documentaire » — car c’est de cette époque que datent nos premières rencontres.

Où ont-elles lieu ? Je me souviens d’un soir d’été place du Tertre, à Montmartre, qui s’est prolongé tard. N’en déplaise à la nouvelle vague, le whisky était déjà inventé. Vous étiez ami du plaisir, mais à condition de le contrôler. Je me souviens aussi de vos visites à Versailles, ce Versailles qui vous récompense aujourd’hui et que nous aimions également l’un et l’autre. Je nous revois encore, les coudes sur la table d’une guinguette, à Viroflay, dans une clairière de sable, qui avait été au temps de votre enfance le théâtre d’un duel. Et ce décor, que vous aviez voulu me montrer, vous a ensuite inspiré quand vous avez entrepris les Grandes Manœuvres.

Toutefois je dois dire, au risque de contrister les admirateurs de René Clair, que René Chomette ne m’a jamais alors parlé de cinéma.

Si j’essaie de me rappeler nos entretiens, mes souvenirs se superposent, car le succès ne vous a pas changé. Vous connaissiez déjà le moyen de rester secret sans rien dissimuler et l’art de faire des mots sans être méchant. Comme aujourd’hui, ce qui animait soudain votre conversation, c’était — à l’encontre de ces causeurs qui peuvent briller sur tout — le retour d’une chose vue ou la mémoire d’un sentiment éprouvé.

La littérature était pour nous la grande affaire. Nous étions gâtés. Le Grand Meaulnes avait paru quelques années plus tôt. Proust continuait d’écrire. Valéry avait recommencé. Au fond, ce qui chauffait notre enthousiasme, c’est que nous flairions là des pistes. Sainte-Beuve, toujours enclin au scepticisme, a très bien percé cet état de grâce quand il écrit : « Jeunes, nous aimons, nous admirons à chaque pas ; nous croyons aimer les autres : c’est notre jeunesse que nous aimons en eux. » Il y a peut-être du vrai, mais qu’importe si cela nous fait aimer davantage ?

C’est peu après que vous abordez l’écran. Comme acteur, dans des rôles de jeune premier. Les deux films où vous jouez ne sont pas bons et ne vous mettent pas en vedette. Vous n’avez lu qu’une fois votre nom dans la presse. C’était en réponse à une lectrice qui, sous l’orgueilleux pseudonyme de Fleur de lys, confiait à une revue ses enthousiasmes et ses désenchantements. Interrogé par elle, le rédacteur chargé de cette petite correspondance avait écrit à son intention : « L’acteur que vous n’aimez pas s’appelle René Clair. »

Comme l’anecdote vient de vous, je la juge suspecte. On aime volontiers, lorsque l’on est comblé, à se rappeler le goût du pain amer.

Néanmoins, je vous donne le sujet d’un scénario. Bien des années plus tard, Fleur de lys, qui a suivi de loin votre gloire, se présente à vous. Confuse, repentante, elle vous raconte sa vie, qui n’a pas été heureuse. Elle a tout quitté pour un acteur qu’elle aimait, et elle vit dans la misère. Pris de pitié, vous lui donnez un rôle, vous la formez patiemment, et, par un de ces miracles que vous obtenez de vos interprètes, elle remporte un triomphe. Du coup, Fleur de lys, que les producteurs de films s’arrachent, redevient hautaine, sotte, cruelle. Il s’en faut de peu qu’elle ne fasse votre malheur et... Mais je m’arrête. J’ai cru que nous bavardions comme autrefois quand une scène de la rue nous amusait. Et j’oubliais qu’on nous écoute.

Enfin votre apprentissage se termine, et vous voilà, un jour, metteur en scène d’un premier film, puis d’un second qui fait quelque bruit. Picabia en a fourni l’argument. Il est donné au théâtre des Champs-Elysées par la compagnie des Ballets suédois, sur une musique d’Erik Satie, et il s’intitule Entracte.

Tout à l’heure, à propos de votre vocation littéraire, j’ai parlé de tiraillements et d’oscillations. Il est certain que ce film est fabriqué volontairement par l’anticonformisme et les défis qui ont eu prise sur vous naguère. Pourquoi, vous êtes-vous dit, le cinéma, qui rend possibles toutes les illusions et tous les trucs, ne participerait-il pas à cette explosion ? Dans votre présentation, vous parlez d’un « chaos d’images qui menacent le monde d’une mesure nouvelle ». Vous voulez bannir l’art obligatoire qui pèse sur le cinéma. Vous souhaitez libérer l’image et, selon une expression empruntée à André Breton et que la peinture prendra bientôt à son compte, « la détourner de son devoir de signifier ».

Comme la plupart des œuvres qui s’appuient sur un manifeste, Entracte n’a pas de valeur humaine. La virtuosité de ce film conduit droit à une impasse. Loin de libérer les images, il les asservit à un désordre non moins arbitraire. Cependant je ne regrette pas que vous l’ayez conçu, car c’est vous qu’il a libéré.

Il vous a montré que la fantaisie doit rester naturelle, que les caprices de notre imagination sont des états très délicats, très précieux, qui risquent de s’évanouir dès qu’une volonté trop systématique les dirige.

La transformation d’un objet, la ressemblance imprévue d’une figure avec une autre, les quiproquos de la vie, l’absurde et le cocasse qui nous entourent, tout doit jaillir de notre inconscient, comme une commedia dell’arte qui se fait et se défait à chaque pas. Le bon comique exige une fabrication invisible. Nous sommes des pantins dont on ne doit pas voir les ficelles.

Vous découvrez alors que les possibilités du cinéma sont immenses à cet égard. En effet, il lui est loisible d’observer la vie, je dirai même de la guetter, à la charnière du rêve et de la réalité. Cette optique mobile, ces ombres et ces éclairages, ces sauts dans l’espace et dans le temps, sont des clefs magiques pour utiliser vos songes, vos souvenirs et votre jeune fringale de la comédie humaine.

La littérature, elle aussi, peut accueillir la féerie et le fantastique. Et d’ailleurs vous le prouverez quelques années plus tard en écrivant un récit étrange, intitulé Adams. Là, tout en raillant les travers et les excès de votre nouvelle profession, vous avez imaginé des situations qui auraient pu tenter Pirandello ou Chesterton.

Seulement la féerie et le fantastique en tant que genres littéraires se résument toujours en un jeu d’écriture plus ou moins brillant. Les images de l’écran sont forcément plus souples : elles suggèrent sans conclure. Et surtout elles se fondent bien souvent, hors de notre raison, avec une part de nous-même que nous abritions à notre insu. Le papillotement mécanique favorise cette confusion et achève de nous persuader. Le cerveau suit.

Et nous vous avons suivi, Monsieur, pendant près de quarante ans, au cours d’une production qui a imposé un genre et créé des types. Il y a eu des œuvres dont vous aviez inventé le sujet. Il y en a d’autres, moins nombreuses, dont l’argument était tiré d’un livre ou d’une pièce. Dans les deux cas vous vous êtes emparé des thèmes avec la même aisance et en y imprimant votre personnalité.

Je pourrais vous accabler sous la louange en parlant de votre univers et de votre message. J’aime mieux dire plus simplement que vous êtes incapable de traiter un sujet qui ne s’applique pas à votre vision des êtres et à vos dons.

Vision, dons, quels sont-ils ?

Parmi les études ou essais qui vous ont été consacrés, je note qu’un critique qui a très finement étudié votre carrière, y reconnaît un fil conducteur. Il y aurait dans toute votre œuvre une tentative extraordinaire pour retrouver, prolonger, éterniser votre enfance et votre adolescence. Je cite là les termes mêmes employés par M. Barthélémy Amengual dans une conférence qu’il a faite sur vous.

Je n’aime guère les fiches qui prétendent inscrire toutes les créations d’un artiste sous une seule rubrique. Pourtant ce jugement me plaît, et c’est pourquoi j’ai introduit dans un éloge académique, qui s’en tient généralement à des sources sérieuses, la vie nocturne des Halles ou un ancien Pré aux Clercs de banlieue. La vision de ces scènes vous a marqué. Les citrouilles se sont changées en carrosses, la légende d’un duel vous a fait ressusciter une époque.

Dans tous vos premiers films, il y a de la féerie, une féerie ailée et pleine d’incohérences géométriques. La mode, je le sais bien, est alors aux comédies musicales. Mais c’est le dédoublement des personnages qui vous intéresse, l’envol imprévu des idées, la parodie des sentiments. En un mot votre but est la transposition poétique de la vie.

Un Chapeau de paille d’Italie, qui imprime une cadence nouvelle au vaudeville de Labiche, Sous les toits de Paris, où la perspective des rues est déformée devant nos yeux par d’audacieux déplacements d’appareil — quand vous collaborerez à notre dictionnaire nous dirons « travellings » — le Million, où vous embrouillez avec une frénésie lucide toutes les pistes raisonnables... voilà quelques exemples de cette opération magique.

En déformant, vous stylisez, vous installez la vie sur un autre plan, mais il est à remarquer que vous ne tombez jamais dans l’esthétisme ou la grosse caricature. Vos suites d’images sont assemblées avec une moquerie légère qui s’affirme à peine, comme si vous pensiez en face de vos personnages : « Il y a des gens dont la nature est ainsi, et, après tout, ce sont peut-être eux qui ont raison. » On rit, mais l’on est ému en même temps.

Cette alternative offerte au spectateur entre le touchant et le burlesque est une des trouvailles de votre sens comique. Le comique au cinéma est très différent du comique au théâtre. L’un doit être accidentel et imprévu. L’autre est généralement fondé sur le caractère des êtres. L’Avare, l’Étourdi., Sganarelle, tout notre meilleur répertoire de comédie deviendrait insoutenable à l’écran par la répétition des effets. Ce que le cerveau applaudit par raisonnement, l’œil s’y soumet moins volontiers et il s’en lasse plus vite. Il refuse de s’appesantir. C’est au discontinu qu’il fait du succès.

Dans son essai sur le rire, Bergson a tenté d’étudier toutes les sources du comique. Et, chose admirable, bien qu’il ait écrit son livre à la fin du siècle dernier, avant l’avènement du cinéma, il a mis en lumière comment et pourquoi un Charlie Chaplin et un René Clair nous font rire.

Quand il établit cette loi : Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique... n’est-ce pas l’image de Charlot qui pivote et gesticule aussitôt devant nous ?

Et quand il énonce cette autre loi : Notre imagination a sa philosophie bien arrêtée : dans toute forme humaine elle aperçoit l’effort d’une âme qui façonne la matière, âme infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce n’est pas la terre qui l’attire... voilà qui, par prescience, explique la vertu comique qui se dégage de ces films où vous mettez en conflit avec la matière des éléments de féerie.

Et pourtant, à un certain moment de votre carrière, l’adjonction de la parole à l’écran vous a obligé à modifier votre conception première du cinéma. Vos scénarios sont devenus de véritables pièces et des romans dialogués.

Je ne vous cache pas que je mets ces dernières œuvres au-dessus des autres. C’est par déformation professionnelle. Le liseur de romans, l’homme qui s’attache à l’analyse des sentiments et à la peinture de mœurs va de préférence vers ce qui grossit son butin. Et, avec le Silence est d’Or, les Belles-de-Nuit, les Grandes Manœuvres, Tout l’or du monde, vous avez contenté pleinement ceux qui demandent à un spectacle ou à une lecture de les faire progresser dans la connaissance humaine.

Vous avez écrit un jour, à propos de Charlie Chaplin, que son talent d’acteur avait fait du tort à son génie d’auteur. On peut dire de même que votre sens des images et votre virtuosité vous avaient fait mésestimer jusque-là vos dons de psychologue et de moraliste.

Cette humanité, vous allez l’observer principalement dans le petit peuple, afin d’attraper au vol l’image d’un vieil artisan idéaliste, d’un éclopé du rêve, d’une tête de linotte. Ou bien en province, parmi des paysans obstinés et les survivants d’un autre âge. Parfois vous rencontrez en chemin de mauvaises figures. Il y a aussi des sots et des canailles. Mais ils ne sont jamais tout à fait perdus pour un sort meilleur. Leurs vices ou leurs travers sont corrigés par des lueurs de générosité ou de bon sens que votre œil enregistre avec ironie. Un spectateur sensible trouve toujours le moyen de les repêcher. Il y a une petite chanson heureuse qui joue en sourdine sous leur aventure ridicule ou mélancolique.

Vous ne vous êtes jamais départi d’une qualité qui est un peu dépréciée de nos jours : le tact. Vous en avez fait votre force. La violence vous paraît une facilité grossière. Il y a peu de brownings parmi vos accessoires. Chez vous, comme dans nos tragédies, on meurt hors de scène. Et d’ailleurs on meurt rarement : on continue à vivre vaille que vaille.

L’érotisme ne vous a jamais tenté. Non par pruderie, mais vous devez penser que cela va de soi et que le faire apparaître en gros plan n’est pas le plus intéressant de la question. On a pu dire très justement que, dans tous vos films, vous êtes attiré par les amoureux et non par les amants. En littérature il serait facile d’inscrire sous la même enseigne quelques petites réussites : la Princesse de Clèves, Dominique, le Lys dans la Vallée, la Porte étroite.

À plusieurs reprises il vous est arrivé d’étendre votre observation comique de l’individu à la société. Mais, là encore, dans ces ouvrages satiriques, quelle délicatesse de touche, quelle absence de hargne et de grandiloquence !

À nous la liberté est le meilleur fruit de ces apologues en images. L’idée que le monde moderne refait de nous des esclaves à mesure qu’il prétend nous libérer, cette idée n’est pas neuve, mais vous l’avez illustrée par des rapprochements que l’on n’oublie pas.

Qui ne gardera pareillement en mémoire cette satire du lanceur d’affaires et de ses méthodes publicitaires que vous venez de donner dans Tout l’or du monde ? Un jeu de massacre, où chaque tête est juste assez peinturlurée pour nous faire éclater de rire, sans nuire à sa ressemblance avec celle qui regarde la baraque, voilà l’impression que j’ai eue en sortant.

Je ne vais pas raconter tous vos films. Nos auditeurs les connaissent. Et puis il y manquerait cette grâce nerveuse et cette ironie que vous avez su y mettre. Mais je veux insister sur le sérieux de la composition préalable, sur la somme de travail critique que représente cette action qui doit divertir par l’image tout en s’efforçant de fixer la pensée sur un sentiment vrai.

Oh ! je sais bien que vous voulez rester avant tout un cinéaste et que vous cherchez, à chaque tour de manivelle, à donner ce choc visuel qui provoque le mieux le rire. Dans les Belles-de-Nuit notamment — votre chef-d’œuvre peut-être, à moins que ce ne soit les Grandes Manœuvres — on sent chez l’auteur une sorte d’allégresse à s’élancer de nouveau, grâce à un sujet qui s’y prête, vers tous les moulins à vent que notre folle imagination nous fait voir. Je dis cela parce que votre héros est en somme un petit-cousin de Don Quichotte.

Et surtout, vous l’avez répété bien souvent, vous croyez jalousement à l’originalité de votre métier. Vous ne pensez pas qu’il puisse se confondre avec celui de l’auteur dramatique. C’est autre chose. Il vous faut bannir le couplet, la tirade. Une fois votre scénario bâti et votre découpage fait, vous n’êtes plus qu’un chasseur d’images et vous ne devez voir rien d’autre.

Je ne vous ai jamais vu au studio, mais j’imagine que ce qu’on vous y entend dire le plus souvent, c’est l’injonction : « Coupez ». Je suis sûr qu’elle ne ménage pas votre propre texte. Vous avez horreur du délayage, du motif qui traîne. Et sur le plateau, devant ces créatures que vous avez longuement caressées en songe et mises au monde, vous devez être aussi bref et aussi incisif qu’un médecin qui examine un cas et écarte les bavardages.

« Ce qui est cinéma, c’est ce qui ne peut être raconté », écriviez-vous déjà en 1923. Depuis, que d’auxiliaires sont venus enrichir le cinéma ! Mais n’en est-il pas quelquefois embarrassé, alourdi ? Je crois que vous souscririez encore à cette formule. Et l’on vous approuve.

Il y a, dans les ressources de cet art, une puissance d’envoûtement que ne se trouve nulle part ailleurs à ce degré, mais qu’il faut manier avec prudence. Vous avez le droit d’écrire en images, vous apportez le bruit, vous imposez des temps morts à la vie, privilèges que n’ont ni l’auteur dramatique ni le romancier. Raison de plus pour que le goût et la sobriété règnent sur cette splendide illusion.

Ce que pense un personnage, vous pouvez nous le faire entendre grâce à l’action, à la mimique, au décor autant que par le dialogue. Est-ce bon, est-ce mauvais, cette suprématie de l’image ? Je sais que nombre d’esprits se refusent à cette soumission. Relisez dans Scènes de la Vie future le chapitre que Georges Duhamel consacre à ces cinémas-molochs qui, aux Etats-Unis, dévorent les foules. Et cela peut fort bien s’appliquer aujourd’hui à notre pays.

Mais je sais aussi que, tout en étant profondément épris de votre métier et l’ayant porté très haut, vous en avez toujours parlé avec mesure, avec sagesse, prêt à blâmer toutes les outrances et toutes les compromissions qui le dénaturent et le rabaissent.

Dans deux recueils d’essais, Réflexion faite et les Commentaires qui accompagnent vos comédies, vous avez exprimé des avis instructifs qui sont presque des avertissements à ceux qui ne voient dans le cinéma qu’un prétexte à de grandes foires annuelles.

Ce n’est pas de votre part une attitude. Ce n’est pas non plus une modestie qui serait vaine. Je crois que c’est un sentiment de reconnaissance envers la littérature et les grandes admirations de votre jeunesse. Vous êtes né presque en même temps que le cinéma. Il a conquis votre génération. Il est naturel qu’il se soit offert à vous pour traduire votre élan poétique. Mais votre premier amour était grand et ne s’est pas laissé opprimer.

Sans doute est-ce cet élan poétique qui vous a permis de nous retracer avec tant de perspicacité, et avec une émotion sincère, la carrière de votre prédécesseur.

Si l’expression de vocation littéraire a un sens, si on l’entend comme un credo auquel tout doit être sacrifié, aucun homme ne l’a méritée mieux que Fernand Gregh.

Il avait reçu en don l’enthousiasme. Il aimait la vie. Il était sensible à la beauté du monde. Il croyait aux hommes. Tout cela, il voulait le dire. Et il a pensé dès sa jeunesse, et jusqu’à son dernier mot, que la poésie lyrique était le moyen d’accéder à ces cercles supérieurs.

Parlant de son œuvre en prose, vous avez très justement souligné sa générosité en tant que critique. Elle venait non seulement d’une nature incapable d’envie, mais de sa faculté d’admirer. La poésie a ses mots de passe qui changent à chaque génération. Il le savait. Esprit trop fin pour ne pas avoir des préférences d’expression, elles ne le conduisirent jamais jusqu’au refus des formes opposées aux siennes.

Fernand Gregh, jugeant les poètes, semblait être au sommet du mont Cynthe, dans l’île de Délos, regardant ces sanctuaires de marbre, de styles divers et à demi renversés, mais d’une blancheur encore éblouissante, où toutes les religions de l’antiquité ont révéré un instant leurs dieux.

Malgré cette admiration prodigue, son art, où vos citations ont fait un choix si heureux, était très personnel. Presque toujours c’est l’idée, c’est la réflexion qui l’inspirent. Mais l’image accourt en même temps, une image gracieuse et intime, qui ressemble parfois à ces fées qui règlent le jeu dans vos films.

Relisez-vous quelquefois Chamfort, Monsieur ? Il a un mot bien méchant sur les discours de réception à l’Académie. Il parle d’un homme qui en faisait collection et qui disait : « Lorsque j’y jette les yeux, il me semble voir des carcasses de feu d’artifice, après la Saint-Jean. »

Et il est vrai que l’image s’appliquerait avec quelque vérité à la séance où nous venons de vous accueillir. Les dorures de cette salle fastueuse, les échos que nous avons réveillés l’espace d’une heure, ces lumières qui vont s’éteindre quand j’aurai achevé ma page... Non, pourtant. Vous nous avez montré comment le culte de la poésie peut embellir la vie d’un homme et faire naître, même en ceux qui ne l’avaient pas approché, un sentiment d’amitié. J’ai tenté, pour ma part, de soulever le dessein caché de votre fantaisie et j’ai reconnu grâce à vous, le merveilleux de la vie quotidienne. Il y a peut-être là un double enseignement qui sera utile à d’autres.

Et comment une dernière réflexion ne naîtrait-elle pas à l’esprit de ceux qui sont venus vous écouter aujourd’hui ?

Ce charmant théâtre de Gabriel, conçu en d’autres temps et pour d’autres feux d’artifice, a retrouvé, comme par miracle, après deux siècles d’oubli, sa fraîcheur première et sa parure.

Jugera-t-on cela une usurpation ? Parlera-t-on de curiosité frivole ? Je le veux bien. Mais j’y vois aussi la preuve d’un attachement aux choses belles et le signe d’un renouveau continu qui peuvent être des sujets de fierté pour notre nation.

L’évolution des idées, le changement des mœurs et des structures sociales, sont des faits que l’histoire des peuples nous montre par une marche inéluctable. Elle nous dit aussi avec une terrible hauteur que les hommes ne sont jamais que des figurants dans une pièce dont ils ignorent le dénouement.

Mais quand ils jouent leur part en préservant quelques idées qui le méritent et en maintenant sur la terre le privilège de la beauté, alors ce travail de pygmée a le pouvoir de traverser tous les orages. Il résiste aux atteintes du temps. Et les œuvres qu’il laisse, œuvres de l’esprit ou œuvres de pierre, font, pour toujours, la grandeur d’un pays.