Réponse au discours de réception de Philippe-Paul Ségur

Le 29 juin 1830

Antoine-Vincent ARNAULT

Monsieur,

Vous avez analysé avec trop de justesse, vous avez apprécié avec trop de goût, dans les ouvrages de M. de Lévis, ses titres les plus brillants à la commune estime, pour qu’il me soit permis de revenir sur cet objet. Telle était, au fait, votre tâche. C’est à vous qu’il appartenait de nous rappeler tout ce que valait le confrère que nous avons perdu. Ma tâche à moi est de faire connaître tout ce que nous acquérons dans l’académicien qui lui succède : offrir la consolation à la suite des regrets, la tâche est douce à remplir.

Noblesse oblige, a dit M. de Lévis. Des principes qu’il a posés, aucun n’est plus fécond en résultats généreux pour la noblesse elle-même ; sa vie entière le prouve. Hors de France comme en France, pendant la durée de son exil comme dans le cours des voyages qu’il entreprit volontairement, n’oubliant jamais qu’un grand nom impose de grands devoirs, et qu’il écrase l’héritier qui n’en continue pas l’illustration, il s’est constamment appliqué à soutenir celle du nom qu’il portait, et même à l’étendre ; accroissant de l’honneur que les lettres et la philosophie obtiennent par des travaux paisibles, celui que ce nom avait antérieurement conquis dans la carrière des armes .

Mais la maxime proclamée par votre oncle n’est-elle pas la devise de toute votre famille ? Un autre académicien qui vous tient de plus près encore, avait compris, avant qu’elle fût publiée, tout ce que lui commandait la condition dans laquelle il est né. Que n’a-t-il pas fait pour acquitter cette dette !

Au delà des mers où son courage alla chercher sous les drapeaux de Washington l’honneur de concourir à l’affranchissement de l’Amérique ; sur les bords de la Néva, où, mûr avant l’âge, il servit si utilement les intérêts de son gouvernement près d’une impératrice séduite par le charme de son esprit ; sur les bords de la Sprée, où sa prudence retint long-temps dans le fourreau cette épée que l’héritier du grand Frédéric était impatient de tirer contre la France constitutionnelle, votre noble père avait déjà satisfait aux exigences du nom qu’il vous a transmis, quand la fortune, le traitant avec une rigueur accablante pour tout autre, lui permit d’appeler une illustration nouvelle sur ce nom déjà illustre. Il ne doit pas s’en plaindre. Employant à instruire, à perfectionner les hommes, les facultés qu’il lui était défendu d’employer désormais à stipuler les intérêts des rois, peut-être s’est-il fait par ses lettres une réputation plus éclatante encore que celle qu’avec tant de talents il eût pu obtenir, soit dans la politique, soit dans les armes, si les révolutions ne l’eussent pas contraint à n’être plus qu’un des écrivains les plus spirituels du siècle.

Le poids du nom qu’il vous a fait, Monsieur, n’est pas léger : il n’excède pourtant pas vos forces. Entré sur les traces de votre père dans la carrière de l’histoire, vos premiers pas vous ont placé auprès de lui. Un pareil succès ne pouvait pas s’obtenir facilement. Que de qualités doit réunir en lui le véritable historien !

S’il ne possède pas à un égal degré l’activité qui explore, la patience qui étudie, la pénétration qui devine, la sagacité qui compare, le jugement qui apprécie, et la véracité qui est dans l’historien ce qu’est la probité dans un dépositaire de la fortune publique, possédât-il au plus haut degré le talent d’écrire, l’homme qui l’applique à l’histoire ne prendra jamais rang que parmi les romanciers.

On sait, Monsieur, si aucune de ces qualités vous est étrangère. Eh quels sujets plus propres à les mettre en évidence que ceux que vous avez choisis ! Quelle matière plus apte a en recevoir l’application, que l’histoire des deux souverains les plus étonnants des temps modernes !

A l’occasion du règne de Pierre le Grand, esquissant ceux de tous ses prédécesseurs, vous avez donné la mesure du génie de ce réformateur, en donnant celle des obstacles qu’il avait à combattre dans une barbarie si invétérée. L’idée était grande ; mais que de difficultés à vaincre pour la mettre à exécution !

Quel écrivain, si patient qu’il soit, n’est pas effrayé des dégoûts auxquels il doit se résigner, s’il lui faut puiser dans les sources de l’histoire de nos premières dynasties, l’histoire des cinq siècles qui précédèrent l’avènement du chef de la race dont devait sortir celle de saint Louis ? Quel écrivain, si courageux qu’il soit, n’est pas épouvanté des ténèbres dans lesquelles il doit se plonger pour découvrir la vérité au milieu du dédale où elle errait dans ces temps d’ignorance, de préjugés et de déception ?

Ces dégoûts, ces ténèbres, ne donnent qu’une idée incomplète de ce qu’il vous a fallu affronter pour recueillir les matériaux de votre Histoire de Russie, pour rassembler les éléments de ce résumé succinct et néanmoins complet des événements si compliqués, des vicissitudes si multipliées et si dissemblables dont se compose l’histoire de cet empire pendant huit siècles, c’est-à-dire, depuis son établissement par le chef de la dynastie des Rurick jusqu’au règne du quatrième czar de la dynastie des Romanow.

Pendant ces huit siècles, où tour à tour conquérante et conquise la Russie a vu ses princes tantôt souverains, tantôt sujets, mais toujours despotes, réduits une fois à la condition de percepteurs des tributs imposés à leurs peuples par les petits-fils de Gengis, par les Khans de la Horde dorée ; pendant cette longue période, dis-je, de grands hommes sont apparus par intervalle, comme des météores dans une nuit profonde ; mais comme des météores ils n’ont pas brillé d’un éclat constant. Leur grandeur même est empreinte de barbarie ; et la férocité se mêle aux actes les plus héroïques des Iwan, des Wladimir, et même à ceux de Dimitry, Donskoï et d’Alexandre de Newski.

Ce qu’ils avaient été, Pierre le Grand le fut : il les prit pour modèles, affectant, selon ses besoins, leurs vertus ou leurs vices ; et comme ce n’était pas par penchant, mais par calcul, qu’il attaquait la barbarie, il la combattit souvent en barbare, et par des moyens qui provoquent presque autant d’effroi que leur effet commande d’admiration.

Vous ne le dissimulez pas, Monsieur, et en cela vous vous montrez digne de la mission que vous vous êtes imposée. C’est dans l’intérêt de l’humanité que l’histoire doit être écrite. Pourrait-on, sans le trahir, ne pas avertir les princes que le bien même promis à la postérité par leurs actes, ne peut les disculper de l’avoir acheté avec le sang de la génération contemporaine, s’ils n’y ont été contraints par la dure nécessité ; et que, si utile qu’il soit à l’intérêt général, tout acte sanglant est un crime, quand le but auquel il tend a pu être atteint par des moyens que l’humanité ne réprouve pas ?

Il est d’autant plus nécessaire de proclamer ces vérités, qu’elles sont souvent mises en oubli par les chefs des nations, et que les générations qui succèdent à celles qu’un despote a façonnées de ses mains oppressives, à celles qu’un bourreau a repétries de ses mains sanglantes, ne sont que trop portées à faire l’apologie de ces actes dont elles recueillent les fruits, et à les compter au nombre des titres qui réclament pour leur auteur le nom de Grand. Le temps fait disparaître pour elles les difformités de ces colosses, comme l’espace fait disparaître les défectuosités et les dégradations des pyramides de Memphis, et prête même de l’élégance à leurs masses dont les proportions semblent se perfectionner à mesure qu’on s’éloigne du point qu’elles surchargent.

Un génie capable de concevoir les projets les plus vastes, une énergie capable de les exécuter, une constance infatigable, une volonté inflexible, et le besoin d’élever la gloire de sa nation au niveau bien plus au-dessus de la gloire des peuples les plus illustres, ne sont pas les seuls rapports par lesquels ressemble à Pierre le Grand l’autre héros qui aussi trouve en vous son historiographe.

A ces analogies de caractère se joignent des analogies de position, des révolutions dont la France avait été agitée pendant les onze années qui s’écoulèrent entre le renversement de la monarchie et sa reconstruction ; des systèmes contradictoires dans lesquels son gouvernement avait été incessamment recommencé, dans le but longtemps illusoire de le perfectionner ; des innombrables tyrannies auxquelles elle avait été successivement asservie, sous prétexte d’assurer sa liberté ; du conflit de tant de prétentions qui tout ensemble avaient aspiré à la régénérer par leurs lois ; du déchaînement de tant d’ambitions qui, tour à tour, s’étaient disputé l’empire offert en proie aux aspirants de toutes les conditions ; de cette longue subversion de tout ordre et de tout principe était né chez nous un état de choses qui ne ressemblait guère plus à la civilisation que la barbarie elle-même, ou plutôt qui n’était qu’une véritable barbarie ; car ne peut-on pas, sans calomnier une nation civilisée, caractériser ainsi l’état ou elle tombe, quand le pouvoir, échappé ou arraché à des mains instruites et habiles, arme les mains ignorantes et brutales de la classe infime de la population ?

Il n’appartenait qu’à un homme qui joignait une grande souplesse d’esprit à une grande force de caractère, de recueillir les éléments du pouvoir épars entre tant de factions, et d’en reconstituer, en caressant tous les préjugés, en amorçant toutes les exigences, un pouvoir de nature à rallier à lui la société prête à se dissoudre, et qui, fatiguée de la république, ne redemandait pas encore la royauté.

Il eût été digne d’un talent comme le vôtre, Monsieur, de représenter cet autre Pierre, instruit aussi à l’amour de l’ordre par le spectacle du désordre, et aussi doué de cet ascendant sous lequel le monde a toujours fléchi, recomposant et consolidant par les lois, la fortune d’une nation dont il avait réhabilité l’honneur par tant de victoires.

Si vous n’avez pas retracé sa vie entière, du moins avez- vous écrit de tous les événements dont elle se compose celui qui est le plus propre à donner la mesure de la volonté et de la puissance de cet homme prodigieux ; la mesure des ressources qu’il s’était créées, ressources immenses, puisqu’elles répondaient à l’étendue de ses conceptions : vous avez expliqué comment, après avoir reculé les bornes du possible, il avait fini par les dépasser, et par aller au-devant de la catastrophe, qui amena la ruine de l’empire le plus vaste et le plus robuste que, depuis Alexandre, le monde ait vu se former dans les mains d’un même maître ; vous avez démontré que l’homme qui affronte tout, parce qu’il croit avoir tout prévu, peut rencontrer dans des circonstances fortuites la preuve que le hasard a des secrets impénétrables, même pour le génie ; que celui devant qui tout a plié peut trouver dans la confiance qu’il a en lui-même la cause de sa ruine, et voir s’écrouler sous le poids de ses erreurs, bien plus que de l’habileté d’autrui, une fortune que lui seul avait pu élever et que lui seul pouvait détruire.

En effet, ce que les armes de l’ennemi ne pouvaient pas, les éléments l’ont fait. L’habileté du général vaincu a été de se les donner pour alliés, et cette habileté est grande ; mais grande est aussi la témérité du vainqueur qui lui permit de s’appuyer sur de tels auxiliaires, et qui, se fiant à son étoile, pensa pouvoir se dispenser une fois d’être prudent, parce qu’il avait été tant de fois heureux !

Le terme de notre prospérité ne fut pas, au reste, celui de notre gloire ; les revers ont la leur. Cette histoire d’un immense désastre est aussi celle d’un courage sans bornes. Jamais cette vertu française ne s’est manifestée avec tant d’éclat. La course triomphale de nos quatre cent mille hommes, à travers tant de populations dispersées au seul bruit de leur marche, commande moins d’admiration encore que cette retraite victorieuse des trente mille, à travers des hordes innombrables qu’ils ne cessent de combattre, tout en luttant contre toutes les rigueurs du climat, contre toutes les tortures du besoin. Si jamais entreprise n’a eu de résultat plus funeste pour la fortune de la France, jamais entreprise n’a eu de résultat plus surprenant pour l’honneur français ; elle a prouvé que dans nos soldats la vigueur de l’âme excédait celle des forces humaines.

Ces faits, développés avec une rare sagacité, sont racontés dans un style qui réunit des conditions aujourd’hui peu communes. Permettez-moi, Monsieur, de lui donner des éloges sous ce rapport surtout.

Toujours clair, toujours pur, toujours élégant ; tantôt concis sans sécheresse, tantôt abondant sans prolixité, s’animant avec l’action, se conformant à la nature de l’objet auquel il s’applique, ce style s’élève quelquefois à la hauteur épique. Je ne serai pas, Monsieur, du nombre des critiques qui vous le reprocheront. Je ne pense pas que le narrateur doive se tenir en garde contre les impressions qu’il peut recevoir du sujet qu’il traite, et que l’histoire veuille être écrite avec l’aridité d’une chronique, avec l’impassibilité d’un procès-verbal. L’historien doit être impartial sans doute, mais doit-il être indifférent ? Il ne lui est pas permis d’altérer la vérité, mais lui est-il défendu d’y être sensible ? Non, Monsieur. D’ailleurs, est-ce l’altérer que de raconter les faits avec l’accent de l’émotion qu’ils inspirent, et que d’élever cet accent au ton le plus solennel, quand, en racontant des faits réels, on raconte des prodiges ?

Étaient-ils moins grands que ceux du Simoïs et du Xanthe, les héros de la Moskowa, de la Bérésina et du Borysthène ? Et quand on parle d’Achille et d’Hector, le ton naturel n’est-il pas le ton d’Homère ?

Un éloge encore auquel votre style vous donne droit, c’est que, rempli de hardiesses, il est pur de tout néologisme ; c’est que vous savez être neuf sans employer aucun mot qui ne soit de la langue, sans user d’aucun tour qui ne soit dans ses analogies.

En cela, Monsieur, consiste la seule originalité à laquelle l’écrivain sensé puisse prétendre : l’originalité des écrivains qui, depuis deux siècles, font de la langue française la langue européenne, l’originalité des écrivains qui sont admirés de tout le monde, parce qu’ils ont su rendre, avec des expressions intelligibles pour tout le monde, des idées qui n’appartiennent qu’à eux ; leur génie a souvent donné une valeur nouvelle aux mots, par la manière dont ils les ont placés ; mais les voit-on jamais fabriquer des mots nouveaux comme le font certains novateurs qui, avec la prétention d’exprimer des idées neuves, s’efforcent de déguiser des idées vieilles ou communes sous des expressions barbares ?

Répudiant la langue de nos maîtres, chacun de ces écoliers se croit en droit de se faire un idiome particulier. Quel serait l’effet de cette manie, si jamais, encouragée par la faveur publique, elle devenait générale ? Non-seulement la ruine de notre langue, mais aussi celle de notre littérature, et par contrecoup celle de notre gloire littéraire ; car si, comme le prétendent je ne sais quels parodistes de Boileau, il nous fallait compter pour rien les richesses que nous tenons du passé, qui nous dédommagerait de cette perte ? Pourrions-nous compter pour quelque chose les richesses dont, sous l’empire de leur poétique, nous menacerait l’avenir ?

Déplorable effet d’un principe généreux en lui-même, mais qui, selon qu’il est appliqué, peut produire un grand mal comme un grand bien ! Déplorable effet de l’ambition dont sont tourmentés quelques adolescents impatients de prendre rang parmi les hommes ! Ils croient s’illustrer en se singularisant, en ne parlant comme personne, sans examiner si personne voudrait parler comme eux ; en faisant ce que personne n’a fait, sans s’inquiéter si personne voudrait avoir fait ce qu’ils font, et si ce ne sont pas les rebuts de la raison qu’ils nous donnent pour des produits du génie.

Imitons les grands maîtres sans les répéter ; imitons-les d’abord en respectant comme eux les règles du langage. C’est ainsi, Monsieur, que l’écrivain se met en rapport non-seulement avec la génération contemporaine, mais avec les générations futures ; c’est ainsi qu’il vivra non-seulement pour l’âge présent, mais aussi dans les siècles à venir ; c’est ainsi qu’il s’assurera la propriété de ses idées, et qu’il la mettra sous la protection de la mémoire de tous : autrement, fut-il vraiment riche en idées trouvées, elles lui seront dérobées, même sous ses yeux, parce qu’en littérature ce qui a été mal dit n’a pas été dit ; et sa destinée sera celle de ces écrivains surannés qui, malgré leur esprit, malgré leur génie, inconnus du vulgaire, parce qu’ils sont inintelligibles pour lui, sont continuellement mis à contribution par tant de gens qui ne peuvent écrire qu’autant qu’on a pensé pour eux, et qui les pillent sans encourir même l’accusation de plagiat car après tout, en cela ils ne font que traduire.

Cette inquiète avidité de renommée, ce besoin désordonné de célébrité ne pouvait pas s’en tenir à une seule innovation. Quelles règles supporteraient des esprits qui s’affranchissent de la plus nécessaire de toutes ? Aussi, rejetant comme des langes les règles que, sous la dictée de l’expérience et de la méditation, la raison a prescrites aux compositions de l’esprit, et prenant pour devise ce mot que le tragique anglais met dans la bouche d’un chef de révoltés : Notre ordre à nous, c’est le désordre , ont-ils avancé qu’indépendant comme la nature, objet de ses imitations, le poète ne doit recevoir de lois que de son caprice.

Sans m’engager dans une discussion pour démontrer l’absurdité de cette doctrine, pour démontrer que si la nature doit être l’objet des imitations de l’art, elle ne doit cependant pas être imitée sous tous ses aspects, et que l’on reproduirait d’étranges choses si, dans le choix des objets d’imitation, on n’était pas guidé par le goût, par cette faculté qui se compose de ce que l’esprit a de plus fin et de ce que la raison a de plus juste ; sans discours superflus, je dirai, avec vous, aux sectateurs de ces principes : Faites.

Avec vous aussi, Monsieur, si bien qu’ils croient faire, si bien même qu’ils aient fait, je les engagerai à ne pas déprimer ce qui est fait dans un système différent de celui qu’ils suivent, à ne pas croire que le genre humain ne marche sans lisières qu’à compter du jour où ils ont quitté les leurs, qu’il ne parle que depuis l’heure où ils ont commencé à bégayer, et que du moment de leur naissance date l’ère de la raison humaine.

S’ils ont le sentiment intime de leur supériorité, pourquoi cet acharnement à décrier les ouvrages de leurs devanciers ? Pourquoi tant d’efforts pour les chasser de la mémoire des hommes ? C’est, à entendre ces iconoclastes, c’est contre une aristocratie qu’ils se révoltent. En supposant que la prééminence du génie soit une aristocratie, quel régime prétendent-ils lui substituer ? Quel nom faut-il donner à ce régime ? Quel nom peut convenir à ce produit d’une révolution qui tend à tout renverser dans la république des lettres, et qui rappelle une époque d’affranchissement, moins qu’une époque de confusion, de proscription, de destruction ; époque postérieure en date à celle que vous citez , époque dont les législateurs sont caractérisés par une dénomination qui n’a pas encore trouvé place dans le Dictionnaire de l’Académie, et dont le cynisme effarouche depuis quarante ans l’ingénuité de l’histoire ?

Ce n’est pas par le besoin de détruire que se manifeste le génie, c’est par le besoin de créer, par le besoin d’égaler ce qui a été fait de plus beau, par le besoin de le surpasser. Tout en s’appliquant à mieux faire que les autres, ou a bien faire d’une autre manière, l’homme supérieur respecte ce que les autres ont fait ; il le respecte par intérêt si ce n’est par justice, et ne fût-ce que pour laisser subsister, dans les monuments des âges antérieurs, un témoignage du progrès qu’il a fait faire à l’art, et pour faire juger par comparaison de l’excellence de ses œuvres.

Les grandes littératures, comme les grandes villes, ne sont pas le produit d’une seule époque. La Rome des rois, la Rome des consuls, la Rome des Césars se retrouve dans celle des papes, et ce n’est pas à celle-ci que l’admiration offre ses premiers tributs. Permettons à notre littérature de s’enorgueillir des richesses de plus d’un siècle ; et quelque opulence qu’on attende de la régénération qui s’opère, ne répudions ni l’héritage de Mairet, ni celui de Rotrou, ni celui de Corneille, ni celui de Voltaire : ne répudions pas même l’héritage de Racine .

Telle était, Monsieur, l’opinion de l’académicien auquel vous succédez ; telle est l’opinion de l’académicien auprès de qui vous siégeriez aujourd’hui, si une maladie cruelle ne lui défendait pas de venir jouir au milieu de nous du bonheur le plus vif et le plus pur, du bonheur le plus digne d’envie que puisse ambitionner l’orgueil d’un père ; telle est l’opinion de ce noble écrivain qui, par tant d’ouvrages où la philosophie la plus saine s’explique dans le langage le plus correct, semble également appartenir au dix-septième siècle et au dix-huitième, au siècle de l’expression et à celui de la pensée, siècles qui ont laissé à la France une gloire littéraire qu’il est peut-être possible de continuer, mais qu’il n’est pas possible d’anéantir.

En effet, si jamais la France pouvait devenir complice de la proscription sacrilége dont un inconcevable délire menace les auteurs de cette gloire, ces illustres proscrits ne retrouveraient-ils pas un culte partout où règne une langue qu’ils ont rendue universelle, partout où s’étend la France qu’ils lui ont faite hors de France ?

Mais non, leur patrie ne répudiera pas le sceptre dont ils l’ont dotée ; non, ce ne sera pas sous le règne d’un prince ami des lettres, sous le règne d’un petit-fils de ce Louis XIV qui voyait dans leur gloire un des rayons les plus brillants de la sienne, que la France abdiquera la seule suprématie dont les nations jalouses ne pourraient pas la dépouiller.

Notes:

Le maréchal de Lévis s’était acquis une réputation brillante dans la défense du Canada.

Henri VI (seconde partie), acte IV, scène VII.

Le 14 juillet 1789.

Racine est particulièrement l'objet des dédains de nos réformateurs.