Réponse au discours de réception de Philippe Néricault Destouches

Le 25 août 1723

Bernard LE BOUYER de FONTENELLE

Après que M. NERICAULT DESTOUCHES eut achevé fon Difcours, M. de FONTENELLE, Directeur de l’Académie, lui répondit.

 

MONSIEUR,

On fçoit affez que l’Académie Françoife n’affecte point de remplacer un Orateur par un Orateur, ni un Poëte par un Poëte ; il lui fuffit que des talens fuccedent à des talens, & que le même fonds de mérite fubfifte dans la Compagnie, quoique formé de differens affemblages. Si cependant il fe trouve quelquefois plus de conformité dans les fucceffions, c’eft un agrément de plus que nous recevons avec plaifir des mains de la fortune. Nous avions perdu M. Campistron, illuftre dans le genre Dramatique, nous retrouvons en vous un Auteur revêtu du même éclat. Tous deux vous avez joui de ces fuccès fi flatteurs du Theatre, où la louange ne paffe point lentement de bouche en bouche, mais fort impétueufement de toutes les bouches, la fois, & où fouvent même les tranfports de toute une grande Affemblée prennent la place de la louange interdite à la vivacité l’émotion.

Il eft vrai que votre Theatre n’a pas été le même que celui de votre Predeceffeur. Il s’étoit donné à la Mufe Tragique ; & quoi qu’il ne foit venu qu’après des Hommes qui avoient porté la Tragédie au plus haut degré de perfection, & qui avoient été l’honneur de leur fiécle, à un point qu’ils devoient être auffi le défefpoir éternel des fiécles fuivans, il a été fouvent honoré d’un auffi grand nombre d’acclamations, & a recueilli autant de larmes. On voit affez d’ouvrages, qui ayant paru fur le Théatre avec quelque éclat, ne s’y maintiennent pas dans la fuite des tems, & aufquels le Public femble n’avoir fait d’abord un accueil favorable, qu’à condition qu’il ne les reverroit plus ; mais ceux de M. Campiftron fe confervent en poffeffion de leurs premiers honneurs : fon Alcibiade, fon Andronic, fon Tiridate vivent toujours & à chaque fois qu’ils paroiffent, les applaudiffemens fe renouvellent, & ratifient ceux qu’on avoit donnés à leur naiffance. Non, les campagnes où fe moiffonnent les Lauriers n’ont pas encore été entiérement dépouillées ; non, tout ne nous a pas été enlevé par nos admirables Ancêtres, & à l’égard du Theatre en particulier, pourrions-nous le croire épuifé dans le tems même où un Ouvrage fort de cette Académie, brillant d’une nouvelle forte de beauté, paffe les bornes ordinaires, les grands fuccès, & de l’ambition des Poëtes ?

Pour Vous, MONSIEUR, vous vous êtes renfermé dans le Comique, auffi difficile à manier, & peut-être plus que le Tragique ne l’eft avec toute fon élévation, toute fa force, tout fon fublime. L’Ame ne feroit-elle point plus fufcecptible des agitations violentes que des mouvemens doux ? Ne feroit-il point plus aifé de la tranfporter loin de fon affiette naturelle, que de l’amufer avec plaifir en l’y laiffant, de l’enchanter par des objets nouveaux, & revêtus de merveilleux, que de lui rendre nouveaux des objets familiers ? Quoi qu’il en foit de cette efpéce de différent entre le Tragique & le Comique, du moins la plus difficile efpéce de Comique eft celle où votre génie vous a conduit ; celle qui n’eft Comique que pour la Raifon, qui ne cherche point à exciter baffement un rire immodéré dans une multitude groffiére, mais qui élève cette multitude prefque malgré elle-même à rire finement & avec efprit. Qui eft celui qui n’a pas fenti dans le Curieux impertinent, dans l’Irréfolu, dans le Médifant, le beau choix des caracteres, ou plûtôt le talent de trouver encore des caracteres, la jufteffe du Dialogue, qui fait qu’on fe parle & qu’on fe répond, & que chaque chofe fe dit à fa place, beauté plus rare qu’on ne penfe, la nobleffe & l’élégance de la verfification, cachées fous toutes les apparences néceffaires du ftile familier ?

De-là vient que vos Piéces fe lifent, & cette louange fi fimple n’eft pourtant pas fort commune. Il s’en faut bien que tout ce qu’on a applaudi au Théatre on le puiffe lire. Combien de Piéces fardées par la répréfentation ont ébloui les yeux du Spectateur, & dépouillées de cette parure étrangere n’ont pû foutenir ceux du Lecteur ? Les Ouvrages Dramatiques ont deux tribunaux à effuyer, très-differens, quoique compofés des mêmes Juges, tous deux également redoutables ; l’un parce qu’il eft trop tumultueux, l’autre parce qu’il eft, trop tranquille : & un Ouvrage n’eft pleinement affûré de fa gloire, que quand le tribunal tranquille a confirmé le jugement favorable du tumultueux.

La réputation que vous deviez aux Mufes, MONSIEUR, vous a enlevé à elles pour quelque tems. Le Public vous a vû avec regret paffer à d’autres occupations plus élevées, à des affaires d’Etat, dont il auroit volontiers chargé quelque autre moins néceffaire à fes plaifirs. Toute votre conduite en Angleterre, où les intérêts de la France vous étoient confiés, a bien vengé l’honneur du génie poëtique, qu’une opinion affez commune condamne à fe renfermer dans la Poëfie. Et pourquoi veut-on que ce génie fois fi frivole ? Ses objets font fans doute moins importans que des Traités entre des Couronnes, mais une piéce de Théatre qui ne fera que l’amufement du Public, demande peut-être des reflexions plus profondes, plus de connoiffance des hommes & de leurs paffions, plus d’art de combiner & de concilier des chofes oppofées, qu’un Traité qui fera la deftinée des Nations. Quelques gens de Lettres font incapables de ce qu’on appelle les affaires ferieufes, j’en conviens ; mais il y en a qui les fuyent fans en être incapables, encore plus qui fans les fuir & fans en être incapables ne fe font tournés du côté des Lettres, que faute d’une autre maniere à exercer leurs talens. Les Lettres font l’azile d’une infinité de talens oififs, & abandonnés par la fortune ; ils ne font gueres alors que parer, qu’embellir la Société, mais on peut les obliger à la fervir plus utilement, ces ornemens deviendront, des appuis. C’eft ainfi que penfoit le grand Cardinal de RICHELIEU notre Fondateur ; c’eft ainfi qu’a penfé à votre fujet celui qui commençoit à le remplacer à la France, & que la France & l’Académie viennent de perdre.

Venez parmi nous, MONSIEUR, libre des occupations politiques, & rendu à vos premiers goûts. Je fuis en droit de vous dire fans craindre aucun reproche de préfomption que notre commerce vous fera utile. les plus grands hommes ont été ici, & n’en font devenus que plus grands. L’Académie a été en même tems une récompenfe de la gloire acquife, & un moyen de l’augmenter ; vous en devez être plus perfuadé que perfonne, vous qui fçavez fi bien quel eft le pouvoir de la noble émulation.