Réponse au discours de réception de Michel Mohrt

Le 27 février 1986

Jean d’ORMESSON

Réception de Michel Mohrt

 

     Monsieur,

     Nous avons eu des princes du sang, des présidents de la République, des maréchaux de France, des premiers ministres et des hommes du monde, des cardinaux et des athées, des enfants presque en bas âge et de grands vieillards vénérables en train d’entrer dans la nuit et dans l’éternité. Nous avons même eu des écrivains, des poètes, des romanciers. Nous avons eu des orateurs sacrés et des auteurs comiques. Nous avons eu des talents qui n’ont pas laissé la moindre trace dans la mémoire des hommes. Il nous est arrivé de négliger des génies. Nous sommes allés, de temps en temps, jusqu’à en recruter quelques autres. À la place même où vous êtes assis, un juif russe qui nous honore a remercié l’Académie de l’avoir choisi pour succéder à un de nos noms les plus illustres qui comptait parmi les siens beaucoup de ducs et pairs. Nous ne nous soucions ni de l’âge, ni de l’origine, ni des croyances, ni des opinions, ni de la race, ni des mœurs, ni du sexe. Je ne voudrais choquer personne, mais nous avons poussé l’audace jusqu’à choisir une femme. Avec vous, Monsieur, nous recevons un Breton.

     Vous êtes breton, catholique et sauvage. J’aurais voulu vous saluer dans votre langue natale qui fut celle d’un Renan, d’un Charles Le Goffic ou d’un Jean Guéhenno :

     Aotrou, ni a zo laouen oc’h heti d’eoc’h digemer vad e breuriezveur ar galleg.

     Je n’aurais pas détesté non plus vous accueillir sous cette Coupole où courent quelques versets tirés du Livre saint en chantant un de ces cantiques à la Vierge Marie qui ont bercé votre enfance, qui chavirent les cœurs purs et que vous ne pouvez pas entendre, vous l’avez avoué, sans que les larmes vous viennent aux yeux :

     Salve Regina,
     Mater misericordiae...
     Ad te clamamus,
     Ad te suspiramus,
     Gementes et flentes
     In hac lacrimarum valle...

ou

     Chez nous, soyez Reine.
     Nous sommes à vous.
     Régnez en souveraine
     Chez nous, chez nous.

     Vous êtes la Madone
     Que l’on prie à genoux,
     Qui sourit et pardonne
     Chez nous, chez nous...

     J’ai renoncé à ces exordes séduisants pour deux raisons décisives que je n’ai jamais déplorées aussi vivement qu’aujourd’hui : je ne sais pas chanter et je ne connais pas le breton.

     Nous aurions pu surtout, vous et moi, nous dispenser de discours. Nous aurions été capables tous les deux de cet exercice-là. Vous vous seriez levé, avec votre haute taille, vos yeux bleus dans votre habit vert, votre allure britannique et vos moustaches de la même farine. Vous auriez dit :

     « Messieurs,
     Je vous remercie de l’honneur que vous me faites. »
     Et vous vous seriez rassis.
     Et moi, je vous aurais répondu :
     « Monsieur,
     Vous êtes le bienvenu parmi vos pairs et vos amis. »

     Et puis, nous serions allés ensemble, bras dessus, bras dessous, boire un peu de vin blanc au petit bistrot du coin.

     Peut-être nous serions-nous fait ainsi une place originale dans la longue et glorieuse litanie — parfois, il faut bien l’avouer, un peu obscure et un peu fastidieuse — des discours académiques. Et nous aurions été fidèles, je crois, aux origines primitives de notre académie, avant la prise en main par le terrible cardinal dont nous avons récemment célébré la mémoire. Le charme de cette académie d’avant l’Académie était, dit-on, irrésistible et ses membres s’étaient juré mutuellement de vivre dans l’obscurité et de ne parler à personne des liens qui les unissaient pour mieux leur conserver un caractère d’intimité et de liberté poétique.

     Je n’aurais jamais osé, en tout cas, aller aussi loin que Jean Cocteau dont j’ai retrouvé un texte étonnant et peu connu à propos de la traduction en argot de son discours de réception à l’Académie française. « Il est de toute importance, écrit-il, de mettre en tête que c’est Lemmy Caution qui devait apprendre mon discours par cœur et le réciter ensuite aux Vieux (...). Chaque fois que vous lirez Messieurs... » — Pardonnez-moi, Messieurs, ce n’est pas moi qui parle, notez-le bien, c’est votre confrère Jean Cocteau — « ... chaque fois que vous lirez Messieurs, tas de ouistitis à face de gorille me paraît indispensable. »

     Breton et sauvage, vous êtes aussi et surtout un homme de tradition. Et la tradition exige depuis quelque trois cent cinquante ans, depuis le beau remerciement du grand Patru qui succédait à l’immense Porchères d’Arbaud, que je vous adresse un de ces discours — un de plus — qui durent une heure ou deux ou peut-être davantage. Aussi ne saurais-je trop vous conseiller, à tous et à toutes, de vous armer de courage, d’attacher vos ceintures et de tâcher, s’il se peut, de garder les yeux ouverts.

     « Il y a beau temps que j’ai cessé de naviguer et je sais la réputation de sauvage qui est la mienne dans ce bourg. L’an dernier, j’ai donné ma démission de vice-président de la Société des régates pour n’avoir pas à me montrer en public et à coudoyer la foule qui se déverse chaque année dans notre petit port, devenu méconnaissable. » Qui a écrit ces lignes inversement prémonitoires et prophétiques, comme souvent, par renversement intégral ? C’est vous, Monsieur, à la dernière page d’un des plus beaux de vos livres. Voyez !... Il était bien inutile de donner votre démission d’une si estimable société. Car on n’échappe pas à son destin et le vôtre était d’atteindre à cette sorte de gloire immortelle — ne vous emballez pas, Monsieur — immortelle et fragile que dispense notre Compagnie.

     Aux premières lignes de votre remerciement et de votre éloge de l’homme exquis et de l’excellent écrivain que fut Marcel Brion, vous vous êtes décrit comme « étonné ». Étonné à la façon d’un écrivain solitaire, presque absent, perdu dans ses rêveries, replié sur lui-même et difficile à vivre qu’on vient soudain chercher — je n’irai pas jusqu’à dire : malgré lui — pour le jeter sous la lumière crue du public, des projecteurs et de l’actualité. Je ne crois pas qu’en évoquant avec simplicité à la fois votre réserve naturelle et votre désir d’être reconnu vous ayez cédé aux convenances ou à la coquetterie. Vous êtes allé, au contraire, assez loin dans des aveux qui éclairent peut-être notre temps. Puisque je suis là pour parler de vous, Monsieur, je vais essayer de poursuivre sur cette voie et de vous expliquer brièvement qui vous êtes et quels sont vos liens avec notre époque. Telle est la règle de ce genre un peu surprenant qu’est l’échange de discours un jour de réception à l’Académie française : un nouveau venu qui est souvent le seul à ne pas avoir connu son prédécesseur le décrit dans le détail à des académiciens qui l’ont côtoyé chaque jeudi ; et un vieillard chenu en train de perdre la mémoire — c’est moi — s’adresse à un jeune homme fringant — c’est vous — pour lui raconter une vie et une œuvre que l’intéressé devrait connaître mieux que personne puisque ce sont les siennes. Et que ses nouveaux confrères ne devraient pas ignorer puisqu’ils ont voté pour lui.

     Ne craignez pas trop cet exercice d’école. Ne vous énervez pas. Restez calme, comme on dit dans d’autres enceintes et dans d’autres débats. Je sais bien qu’il existe des précédents illustres où le discours académique prenait plutôt l’allure d’un étrillage en règle. Molé recevant Vigny eut, sur le romantisme, de ces formules terribles dont il était familier et qui ne nous surprennent pas de sa part puisque c’est à lui que nous devons une des définitions les plus profondes et les plus féroces de Chateaubriand, son ami intime et détesté : « Ce qui m’a toujours frappé chez M. de Chateaubriand, c’est cette capacité de s’émouvoir sans jamais rien ressentir. » D’autres exemples viennent en foule à l’esprit. Valéry évoqua la mémoire d’Anatole France sans citer son nom une seule fois. Chateaubriand, à l’occasion de sa première réception avortée, en 1811, assassina Marie-Joseph Chénier sous prétexte de le célébrer. Il est vrai que Chateaubriand avait au moins deux motifs — que je n’ai pas à votre égard — de haïr Marie-Joseph Chénier. D’abord le frère d’André Chénier, l’auteur du Chant du départ, était conventionnel et régicide ; ensuite il avait écrit quatre petits vers qu’il avait mis dans la bouche de l’auteur d’Atala et du Génie du christianisme :

     O sensible Atala ! tous deux avec ivresse
     Courons goûter encore les plaisirs de la messe !
     Je prétends chaque jour relire auprès de toi
     Trois modèles divins : la Bible, Homère et moi.

     Ce sont de ces choses qui ne s’oublient guère et qui ne se pardonnent pas. Je me souviens aussi de la formule d’Alphonse Daudet : « À l’Académie, l’habitude est que celui qui souhaite la bienvenue au récipiendaire lui retire son fauteuil au moment où il va s’asseoir. C’est un relief des brimades d’antan, un petit memento quia pulvis. » Je m’en voudrais de vous faire de telles farces et de vous causer de telles frayeurs. Je suis sûr que vous ne vous prenez pas pour Vigny. Encore moins pour Chénier qui n’avait pas vos idées. Soyez tout à fait sûr que je ne me prends pas pour Molé. Ni même pour Chateaubriand. Je tâcherai seulement de dire la vérité. Vous êtes fait de telle façon que nous n’avez guère à la craindre.

     Vous êtes délicieux, Monsieur. Et tout à fait impossible. Votre caractère est abrupt, entier, franchement difficile et souvent ombrageux. Le milieu littéraire parisien, qui a remplacé autour de vous la rudesse des tempêtes et des aspérités de votre Bretagne natale, n’a guère réussi à vous entamer. Vous êtes peu enclin à la flatterie et à la compromission. Vous avez la fâcheuse manie de dire ce que vous pensez et de penser ce que vous dites. Que venez-vous donc faire parmi nous ? La réponse, je crois — et, je ne voudrais pas que vous y vissiez, selon les mœurs de notre temps, une injure ni une réserve — est qu’avec votre élégance naturelle, votre droiture, votre probité assez rare vous êtes, de la pointe de vos moustaches celtiques jusqu’au revers de votre pantalon de flanelle et aux souliers de marin que vous ne portez pas aujourd’hui, un homme de bonne compagnie. Il était tout naturel de vous voir rejoindre la nôtre.

     Solitaire, sauvage, ennemi de toute concession, vous êtes l’ami le plus fidèle et le plus loyal, le compagnon le plus gai, un de ceux dont on recherche, plus que de personne, la familiarité et la confiance. Très loin d’un Philinte phraseur ou de ces amis de tout le monde qui ne sont les amis de personne, je vous verrais volontiers sous les traits d’un Alceste tout particulièrement aimable. Vous êtes de ces êtres d’exception qui ne font rien pour être aimés et qui le sont d’autant plus. Vous parliez tout à l’heure du besoin de reconnaissance qui travaille les poètes, les artistes, les écrivains. Voyez comme le monde est étrange — et bien fait. Cet Alceste un peu rugueux, tenté par le refus, par l’amertume, par le chagrin — et j’en connais d’autres parmi nous — on l’imaginerait volontiers en train de fuir, loin des hommes trompeurs et doubles, sur des côtes battues par les flots et les vents, vers une Thébaïde dans le désert où d’être homme d’honneur on ait la liberté. Voilà que ce sauvage au cœur tendre, qui avait négligé les honneurs et que les honneurs avaient négligé, se retrouve au cœur des institutions et de l’établissement français. Rattrapé par un système auquel il avait cm devoir échapper, Michel Mohrt ne revêtira ni le suroît du marin breton, ni les défroques farouches du protestataire obstiné. Il a revêtu l’habit vert et, je vous prends tous à témoins — tous et toutes —, il lui va comme un gant.

     À quoi sert l’Académie ? est une des questions récurrentes que posent inlassablement les imbéciles quand ils ont épuisé les charmes du temps qu’il fait et de la cohabitation. À quoi sert-elle ? Mais à rien, comme toutes les choses délicieuses ou un peu grandes. À quoi servent les chats, le temple d’Abou Simbel, les îles des lacs italiens, les flamants roses de la Camargue, les parades militaires et celles des animaux qui veulent éblouir leurs conquêtes, les très vieux chênes de nos campagnes, nos souvenirs de bonheur ? À quoi servent les rites et les cérémonies ? Aux yeux du moins d’un monde dominé par l’argent, par la force dans tous ses états, par les entraînements collectifs, passagers et aveugles, à quoi sert l’Académie ? À rien. À rien du tout. Elle sert à être beau.

     En voilà assez, Monsieur, avec votre portrait physique et moral, brossé avec une objectivité scandaleusement partiale. Il est grand temps d’en venir à votre vie — c’est-à-dire à votre œuvre, puisque vous êtes écrivain. Car l’existence d’un romancier se confond avec ses romans. Je dirais volontiers qu’il n’a pas d’autre biographie que sa bibliographie. Sa famille, ses amours, ses voyages, sa carrière, tous les liens qui l’unissent à ce monde n’ont pas vraiment d’importance. Ils comptent moins que les feuilles blanches qu’il s’agit de noircir au détriment d’une vie qui est faite d’abord et peut-être exclusivement pour aboutir à un livre. « Je suis une machine à faire des livres », se plaignait Chateaubriand. L’écrivain, le romancier n’a pas d’autres enfants que ses ouvrages. Aut libri aut liberi, disaient déjà les Latins : ou des enfants ou des livres. Je ne vous parlerai donc ni de votre naissance à Morlaix, ni de vos études de droit, ni de votre campagne dans les Alpes, ni de votre brève carrière d’avocat au barreau de Marseille, ni de votre séjour en Amérique, ni de vos liens avec Gallimard, forteresse de la littérature française qui a successivement délégué parmi nous, avant vous-même, un Jean Paulhan et un Marcel Arland — qui vient, hélas ! de nous quitter. Je vous parlerai de vos romans. Car ils sont l’image de vos jours, de vos grandes espérances et de vos illusions perdues.

     Il y a deux façons d’aborder votre œuvre. La première, la plus simple, est de la prendre par ordre chronologique. On commence par un essai : Les Intellectuels devant la défaite de 1870, et par un roman : Le Répit. On continue avec Mon royaume pour un cheval, Les Nomades, Le Serviteur fidèle. On culmine avec La Prison maritime, suivi de La Campagne d’Italie, L’Ours des Adirondacks, Deux Indiennes à Paris... La seconde méthode est plus subtile et peut-être plus instructive : elle consiste à rétablir un ordre logique parmi vos livres et à commencer par un des derniers qui raconte votre famille et votre enfance en Bretagne. Il porte un joli titre : La Maison du père. On y trouve tous les vôtres, dépeints avec ce charme qui s’attache à tout ce que vous écrivez. On y trouve votre vie à Ker Velin et dans le terrible collège de Brest ou « rhume, angine, embarras gastrique, diarrhée, otite, foulure au pied étaient également passibles du traitement à l’huile de ricin ». On y trouve surtout la naissance de toute une série de thèmes et d’images qui ont servi à nourrir toute votre œuvre romanesque. Chacun sait que l’enfant est le père de l’homme. Jusqu’à la défaite de 40, rien ne vous aura marqué plus profondément que cette enfance bretonne qui sera au cœur de ce que vous êtes. « Il me suffit, écrivez-vous de ce visage entrevu, d’une rencontre furtive sur le chemin des douaniers, pour que se lève en moi le souvenir de mes jeunes années dans ce village de pêcheurs au bord de l’Océan, là où finit la terre. »

     On passerait ensuite à la longue série de vos écrits romanesques où, sous des noms divers, nous n’aurions pas beaucoup de peine à reconnaître votre silhouette, votre pudeur, vos élans toujours maîtrisés, votre audacieuse réserve. Les mêmes scènes traitées sur le mode du souvenir dans La Maison du père apparaîtraient sous le masque de l’imagination. On vous retrouverait, mais cette fois en personnage de fiction, au collège du Bon Pasteur, sous l’autorité de ce prêtre étonnant, autonomiste breton, aventurier lyrique, que vous appelez le grand Foc, sans que personne puisse savoir comment orthographier son nom et s’il désigne une voile ou un mammifère savant de l’ordre des pinnipèdes, au cou court et aux oreilles sans pavillon. Quel déchirement quand votre mère, après vous avoir acheté — vous rappelez-vous ? — un rond de serviette, un couteau Pradel et un nécessaire de toilette, vous abandonne, épouvanté, à la porte du collège ! Il est étrange que nous nous souvenions avec tant de tendresse et de douceur de ces événements de l’enfance qui, le plus souvent, nous ont paru si durs. Mêlée à une merveilleuse aventure de bateau et d’amour, c’est l’histoire que raconte le plus beau peut-être de vos livres, qui est aussi, à mon sens, un des beaux livres de notre temps : La Prison maritime. On vous verrait encore naviguer, à la veille des grandes catastrophes, le long des côtes de Bretagne, dans Les Moyens du bord. Mais voici déjà la guerre qui s’annonce, avec sa fin tragique et toute la chaîne de ses conséquences : elles ne cesseront plus de dominer votre existence d’écrivain. Avec votre enfance bretonne, la défaite, puis la division de la France seront la source, souvent amère, et la clé de votre œuvre.

     Dans l’étude intitulée Les Intellectuels devant la défaite de 1870 comme dans la longue série des romans de guerre et surtout d’après-guerre, dans Le Répit, dans La Campagne d’Italie, dans Mon royaume pour un cheval, dont nous aurons à reparler, dans Le Serviteur fidèle, au titre si éloquent, dans Les Nomades, à la construction très savante où les mêmes événements reparaissent, un peu à la façon de Faulkner, dans les consciences alternées des principaux personnages, et dans cette Guerre civile, avec sa face de Gorgone, que vous nous donnez ces jours-ci, retentit l’écho sourd de la guerre, de la débâcle, des conflits de la nation déchirée et de toute cette expérience d’un effondrement national transformée, au plus profond de vous-même, en conscience malheureuse. C’est un même livre d’amertume et de fidélité que vous reprenez inlassablement, que vous semblez ruminer, comme si vous vous en vouliez obscurément de n’avoir été qu’un témoin qui ne s’est pas fait égorger. Même dans L’Ours des Adirondacks, tour de force romanesque, rédigé d’un bout à l’autre sous la forme du dialogue, même dans Deux Indiennes à Paris, le souvenir traîne encore des malheurs de la patrie et des compagnons égarés. « Moi, j’ai perdu ma jeunesse il y a longtemps, avoue Jean-Yves de Biendire dans L’Ours des Adirondacks. C’est à la défaite que je l’ai perdue, d’un seul coup. » Et le héros des Deux Indiennes entreprend un voyage dans le Midi avec la jeune Jessica « pour exorciser le souvenir » de ces fantômes des années terribles qui ne cessent de le hanter. Une plaie s’est ouverte en vous. Elle ne se refermera plus.

     Ce n’est pas par hasard, j’imagine, que vous avez consacré votre seule pièce de théâtre, d’ailleurs portée à la télévision, Un jeu d’enfer, au personnage fascinant et ambigu de Benjamin Constant, pris, lui aussi, cent trente ans plus tôt dans une crise nationale, dans un écroulement militaire, dans une occupation étrangère : la chute de l’Empire et les débuts de la Restauration. Une femme exceptionnelle est naturellement présente dans ces tourmentes, dans ces débats et elle contribue à les éclairer, ou peut-être à les obscurcir : Juliette Récamier. En attendant le vicomte dont le génie, un beau soir de printemps chez Mme de Staël en train de mourir, balaiera tous ces talents, elle traîne derrière elle une foule de cœurs éperdus — dont celui de Benjamin, pris à la fois dans les tempêtes du cœur et dans celles de l’histoire. Ainsi se dresse peu à peu le décor de votre univers romanesque : une époque troublée, une crise nationale, des déchirements collectifs et, à l’intérieur de ces drames, la tentation, allègre, fragile, un peu hésitante, presque timide, du bonheur.

     À travers tous ces livres que nous venons de citer, le retour de certains noms court à la façon d’un fil qui les unirait l’un à l’autre. Il imprime à toute l’œuvre comme un sceau d’unité. On retrouve Bargemont dans La Campagne d’Italie, dans Mon royaume pour un cheval, dans Les Nomades, dans Deux Indiennes à Paris. Le héros des Nomades s’appelle Pierre Talbot. Il est aussi celui de La Campagne d’Italie. Il est encore le narrateur de Deux Indiennes à Paris. Les noms et les silhouettes de Mme de Clemeur ou de Mrs. Fiori-Wood, du père Sandedieu et de Thomas Peabody passent aussi d’un livre à l’autre. Même quand les noms sont différents, les prénoms sont souvent les mêmes. Il y a un Jean-Yves dans Le Serviteur fidèle et il y a un Jean-Yves de Biendire dans L’Ours des Adirondacks. Et quand ni les noms ni les prénoms ne se répètent, les personnages, les situations, les événements sont bien proches les uns des autres. Pierre Talbot, Jean-Yves de Biendire et l’Alain Monnier de Mon royaume pour un cheval vous ressemblent tous trois comme un frère. Tous trois, comme vous, ont servi dans les Alpes, sur le front italien, et sont partis ensuite enseigner la littérature dans des universités américaines. Je vois non pas une faiblesse, mais bien plutôt une force dans ces récurrences et dans ces obsessions. Tout le monde écrit. Ce qui fait un écrivain, c’est qu’il écrit tout le temps la même chose. Et de la même façon. Voilà pourquoi il suffit de lire quelques lignes de Saint-Simon, de Stendhal, de Proust pour savoir aussitôt qu’il s’agit de Saint-Simon, de Stendhal et de Proust. Tout le problème de l’écrivain est de puiser toujours dans le même fond — la fameuse expérience à transformer en conscience — avec toujours la même forme — le fameux style, Messieurs, le fameux style — et d’unir pourtant une diversité accidentelle à une unité nécessaire.

     Votre première constante à vous, Monsieur, c’est le vent et la mer. Ce n’est pas à la légère que je vous ai présenté tout à l’heure comme un Breton. Beaucoup d’écrivains ont chanté nos provinces de l’Est, la Provence et le Midi, les Flandres et le Nord, l’Auvergne, les Cévennes, la Touraine, la Normandie, les pays de la Loire, la Bourgogne, les Landes et le Bordelais, le Béarn et la Gascogne, et bien entendu Paris et l’Île-de-France. De Barrès à Mistral et à Pagnol, de Balzac à Jules Romains, de Hugo à Mauriac, de Maupassant à Toulet, les noms viennent en foule à l’esprit. Avec vous, ce sont les pays de l’Ouest, la Bretagne, le Finistère qui surgissent à nos yeux. La tempête fait rage, les vagues déferlent, les éléments se déchaînent, on empanne, on fait naufrage. Vous n’êtes ni ministre, ni ambassadeur, ni cardinal, ni maréchal. Vous êtes un marin. Et la mer est partout dans vos livres. « J’ai passé toute mon enfance au bord de la mer, nous dites-vous, soumis à ses caprices, à l’horaire des marées, au régime des vents (...). La mer m’attirait et me faisait peur. » Et encore : « J’écris ces pages devant la mer, compagne changeante de ma vie. » Vous êtes du côté des Conrad, des Stevenson, des navigateurs et des corsaires. La fraternité, la mélancolie, le goût du rêve des marins ont passés dans votre œuvre. La Prison maritime est l’histoire d’un voyage mouvementé à bord du Roi-Arthur — coque blanche, deux mâts trapus, mât de tape-cul légèrement incliné vers la poupe, immense bout-dehors qui lui sort droit du corps, maintenu par la sous-barbe. Le cotre nous est présenté aux premières lignes du livre en une de ces ouvertures qui suffisent à jeter le lecteur dans toutes les transes de l’impatience et de l’imagination : « Au début du mois de juillet 1923, la présence du Roi-Arthur dans les ports de la Manche fut signalée par des navigateurs, et nous nous attendîmes à son arrivée prochaine dans la baie de Lesguivy. » Nous assisterons le cœur battant aux aventures du Roi-Arthur qui tirera bien des bordées et affrontera bien des tempêtes. « Ouvrir le roman de Michel Mohrt, a pu écrire Jean-Louis Bory, c’est aspirer une bouffée de grand air. Délicieuse griserie. On part en vacances. »

     La Prison maritime n’est pas le seul ouvrage de Michel Mohrt où souffle le vent de la mer. Les Moyens du bord et L’Air du large sont des titres assez éloquents. Mais nous frisons ici le calembour : si le premier est encore un roman, une fiction maritime nourrie de souvenirs vécus, une histoire de bateau et d’amour mêlés, le second est un essai et l’air du large dont il s’agit est le vent, si novateur et si fort, des lettres étrangères — et surtout anglo-saxonnes.

     Michel Mohrt a été de ceux qui ont contribué avec le plus de force et de talent à faire connaître en France la littérature américaine. Il a traduit Styron en français, il a entretenu avec les écrivais anglo-saxons des liens aussi étroits qu’avec Montherlant en France. S’il a écrit un Montherlant, homme libre, il nous a donné aussi, outre L’Air du large, un essai important sur Le Nouveau Roman américain. Depuis sa première traversée de l’Atlantique à bord de La Désirade, il est parmi ceux qui ont jeté le plus de ponts entre les lettres anglo-saxonnes et les lettres françaises. L’héritier légitime de la génération perdue des Faulkner et des Dos Passos, des Fitzgerald et des Hemingway, c’est vous, Monsieur, qui le faites connaître en France. Vous êtes déjà un spécialiste de la littérature américaine, vous avez déjà traduit en français Le Cavalier de la nuit de Robert Penn Warren lorsque vous rencontrez à Rome, où il s’est marié avec Rose, l’auteur d’un livre superbe et terrifiant où le mal ne cesse de rôder : Set this House on fire ! Cet écrivain immense s’appelle William Styron.

     J’aime à imaginer — et je sais que vous évoquez avec plaisir — les’ cinq ou six jours que vous avez passés à Rome avec l’auteur d’Un lit de ténèbres, avec le futur auteur des Confessions de Nat Turner et du Choix de Sophie. Je ne dirai pas que vous avez mené à Rome, tous les deux, l’existence sulfureuse, hantée par le Malin, que dépeignent les œuvres de Styron. Mais enfin, dans cet automne encore chaud où les nuits étaient douces, je vais jusqu’à supposer que vous ne vous contentiez pas d’un peu d’acqua minerale — même sorgente. Vous dîniez à dix heures du soir dans l’une ou l’autre de ces délicieuses trattorie du Trastevere et, après de joyeuses et sérieuses libations, vous parliez littérature jusqu’au moment de la séparation, vers le petit matin, sur les marches de l’escalier monumental de La Trinité des Monts au-dessus de la place d’Espagne.

     Quand vous avez quitté Rome et Styron, vous n’apportiez pas seulement à Gaston et à Claude Gallimard le formidable Set his House on fire ! — qui, au prix d’un léger adoucissement du titre original : Mettez le feu à cette baraque !, allait être traduit sous le titre La Proie des flammes —, vous emportiez aussi un autre livre célèbre que William Styron vous avait mis entre les mains et que vous avez dévoré pendant votre voyage de retour : c’était Good bye Colombus de Philippe Roth, le futur auteur de Portnoy. Plus tard, vous alliez traduire vous-même un autre roman de William Styron, La Marche de nuit. Et c’est vous encore qui alliez remettre, il y a quelques mois, le prix mondial Del Duca, annonciateur peut-être d’autres honneurs à venir, au grand William Styron, à qui j’adresse ici, en votre nom et au nôtre, notre salut fraternel et nos vœux affectueux.

     Ainsi se tissent les liens qui donnent à une époque sa couleur et son sens. Vous avez accompli pour les lettres anglo-saxonnes le même travail qu’ont accompli pour les lettres sud-américaines notre confrère Roger Caillois et pour le romantisme allemand notre confrère Marcel Brion dont vous avez si bien évoqué la figure et la mémoire qui restent, pour nous tous et pour moi, si vivantes et si chères.

     Vous avez parlé de vos rencontres avec Marcel Brion, le jeudi vers trois heures de l’après-midi, rue de l’Université ou rue des Saints-Pères. Nous le revoyons tous, très grand, très élégant, irrésistible, souvent vêtu d’une veste de tweed, très beau, aussi beau qu’il l’était quand je suis venu, les larmes aux yeux, le saluer pour la dernière fois, sur le lit de mort où il reposait. De l’autre côté de la forêt, sur le Pré du grand songe il était devenu à jamais cet Enfant de la terre et du ciel et cet Enchanteur qu’il incarnait parmi nous.

     Une espèce d’allégresse pleine de songes m’envahissait à chaque fois que je le rencontrais dans cette maison. Sa jeunesse de cœur, la chaleur de son accueil, sa capacité d’amitié étaient telles qu’on eût dit qu’il n’avait rien de plus important ni de plus urgent à faire que de s’entretenir avec moi. Je l’aimais. Il me parlait de Venise, du fantôme de la Pensione Accademia avec qui il entretenait, à son habitude, les relations les plus courtoises, de Rembrandt ou de Schumann, de Caspar David Friedrich, de la puissance mystérieuse qui s’emparait de lui quand il écrivait et qui semblait rédiger à sa place les aventures merveilleuses qu’il rapporte dans Les Vaines Montagnes ou dans les nouvelles fantastiques des Escales de la haute nuit. Tous les prestiges du rêve semblaient entrer avec lui dans la vieille maison si raisonnable de Richelieu, de Voltaire et de Renan. Il rayonnait de bonté, de savoir, de charme. Je lui devais beaucoup. C’est en passant, j’imagine, qu’il s’est occupé d’Attila et des Huns. Mais la vision qu’il m’a offerte du général volant et des galops des Hiong-nou à travers les steppes d’Asie a nourri plus d’une page de La Gloire de l’Empire.

     Roger Caillois a introduit chez nous le plus grand écrivain argentin d’aujourd’hui, un des plus grands de notre temps : Jorge Luis Borgès. Vous avez vous-même contribué plus que personne à faire connaître en France la personne et l’œuvre de Styron. Vous avez servi la cause de Faulkner, de Philippe Roth, de Robert Penn Waren. Marcel Brion a été l’interprète inspiré de Robert Schumann, de Kleist, de Tieck, de Brentano, de Novalis, d’Hoffmann, de Jean-Paul, d’Eichendorff, de tout ce romantisme allemand dont il était, parmi nous, par une mystérieuse métempsycose, le dernier représentant, et l’un des plus séduisants. Rien n’est plus beau que cette longue chaîne d’esprits qui se répondent les uns aux autres et qui à travers les souffrances, les affres, les agonies de la création — car les joies de la création n’ont d’égales que ses tourments — dialoguent entre eux à travers l’espace et le temps.

     C’est un cri répété par mille sentinelles
     Un ordre renvoyé par mille porte-voix,
     C’est un phare allumé sur mille citadelles,
     Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois.

     Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
     Que nous puissions donner de notre dignité
     Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
     Et vient mourir au bord de votre éternité.

     L’éternité du souvenir, la fidélité aux morts, la présence du passé... Avec la mer du bout du monde qui se déchaîne en tempête et le vent du large qui nous apporte l’écho des lettres anglo-saxonnes, le troisième thème favori de Michel Mohrt, le plus fort sans doute, le plus amer aussi peut-être, est la tradition. La Maison du Père surgit du trésor du passé. Votre Bretagne est toute bruissante de rumeurs immémoriales. Votre exil américain n’est que l’envers de votre passion pour la tradition. Il est l’amour en creux de la patrie déchirée et du pays des ancêtres. Vos relations avec la tradition sont difficiles et douloureuses. Vous vous demandez parfois si elle ne vous a pas trahi. Mon Royaume pour un cheval, Les Nomades, La Campagne d’Italie et La Guerre civile sont tout pleins de ces souffrances qui se mêlent à la fidélité et au goût du bonheur.

     Le ton, ici, devient plus grave. Très loin de toute ironie et de toute légèreté, il faut nous arrêter un instant sur cette passion malheureuse. Elle est tapie au cœur de votre personne et de votre œuvre. Breton et catholique, vous êtes aussi un Chouan. Et ce n’est pas assez dire. Trois fois, quatre fois, peut-être cinq fois, par adhésion directe ou par imagination interposée, vous avez partagé les souffrances et les rêves de ce monde maudit et sacré qu’est le camp des vaincus. Bien loin de vous accabler parce que vous avez fait le mauvais choix, je me souviens aussitôt de la formule foudroyante empruntée aux tragiques grecs par l’héroïque Simone Weil : « La justice, cette fugitive du camp des vainqueurs. »

     En évoquant à la fois votre attachement à Styron ou à Faulkner et vos débats de conscience au sein de votre époque et de la France contemporaine, je dirais volontiers que vous êtes un Sudiste. Oui, voilà : avec la mer qui bat la côte du Finistère, le cœur même de votre vie et de votre inspiration. Vous êtes un marin naufragé, un Chouan débordé et accablé par le monde moderne, un traditionaliste convaincu d’avoir été trahi par l’histoire, un Sudiste vaincu qui se souvient d’un passé qu’il préfère au présent.

     Je ne passerai pas en revue vos illusions évanouies et les crises de ce temps. Vous en avez parlé vous-même à beaucoup de reprises et les traces en figurent dans presque tous vos ouvrages. Il y a un bouleversement qui résume tous les autres. C’est celui qui a suivi, pour tous les Français et pour vous, l’écroulement national de 1940. Il me semble parfois que notre vie entière se joue sur un coup de dés. Il m’est arrivé de rêver, en vous lisant, à ce que vous seriez devenu si la fidélité et l’honneur qui sont si forts chez vous vous avaient jeté à Londres dans le camp du général. Il est d’ailleurs intéressant de constater que des écrivains imprégnés de l’influence anglo-saxonne et qui poussaient parfois jusqu’à l’anglomanie, tels que Morand, Maurois, vous-même, n’ont pas rejoint l’Angleterre alors que des spécialistes du monde germanique, tels par exemple que Marcel Brion ou Robert d’Harcourt, marquèrent avec force leur hostilité à une Allemagne défigurée où ils ne reconnaissaient plus le visage de Kant, de Goethe et de Heine. J’essaie toujours de comprendre ceux qui ne pensent pas comme moi. Je crois que je comprends les sentiments que vous éprouviez à l’égard de ceux qui voulaient continuer la lutte contre l’envahisseur. Il vous semblait, j’imagine, que c’était les mêmes qui, par leur pacifisme, par leur absence de réactions, par leur laisser-aller, avaient affaibli, pendant toutes les années qui précédèrent le drame, une France que vous vouliez forte. Me permettez-vous, en regard, de vous présenter l’envers du tableau ? Eux, les pacifistes qui, selon le mot de Malraux, faisaient la guerre sans l’aimer, pouvaient s’étonner et regretter, de leur côté, que des hommes comme vous, nourris de nationalisme, du culte de la patrie, de cet amour de la terre charnelle dont parlait tant L’Action française, n’eussent pas partagé leur combat pour la libération du territoire national occupé par l’envahisseur. Nous sortons à peine des passions violentes qui accompagnent inévitablement les déchirements nationaux. Avec beaucoup de talent, un Robert Aron ou un Henri Amouroux ont commencé, parmi beaucoup d’autres, à appliquer à nos années sombres les méthodes d’une histoire scientifique, objective et sereine. L’histoire intellectuelle et littéraire des sentiments et des mouvements de pensée de cette époque ravagée par la guerre et par des doctrines monstrueuses reste encore à écrire.

     C’est un de nos confrères, Messieurs, qui a été, au cœur même de la tempête, le symbole et l’enjeu du déchirement des Français. Son nom seul suffit encore à embraser les esprits et, dans un sens ou dans l’autre, à attiser les passions. Et c’est un autre de nos confrères, François Mauriac, qui dès la fin du procès de 1945, il y a plus de quarante ans, donnait, avec courage et lucidité, le meilleur commentaire, à mon sens, de cette tragédie nationale, et peut-être plus que nationale : « Un procès comme celui-là n’est jamais clos et ne finira jamais d’être plaidé. N’est-ce pas pour cela, au fond, que Pétain a voulu se livrer ? (...) Parce qu’il s’est livré à notre justice, rien n’est achevé pour lui, le dialogue de l’accusation et de la défense va se poursuivre de siècle en siècle. Pour tous, quoi qu’il advienne, pour ses admirateurs, pour ses adversaires, il restera une, figure tragique, éternellement errante, à mi-chemin de la trahison et du sacrifice. » « Faisons désormais silence, ajoutait François Mauriac, nous tous qui fûmes trop mêlés aux événements de ces noires années pour ne pas céder à l’injuste haine ou à l’injuste amour. »

     Vous n’êtes pas un homme politique, Monsieur. Vous êtes un romancier. Le drame de la patrie déchirée et vaincue, vous l’avez vécu dans la douleur, avec toute la dignité que vous inspirait l’idée que vous vous faisiez de la fidélité et de l’honneur. Et il n’a jamais cessé d’être une des sources secrètes et majeures de votre inspiration. Vous êtes un romancier, le charme de votre talent suffit à emporter vos lecteurs. La force du romancier, c’est qu’il impose son univers à tous ceux qui le lisent. On est communiste avec Aragon, on est fasciste avec Brasillach, on est chouan avec Barbey, on est pacifiste avec Barbusse, on est sudiste avec Faulkner, on est révolutionnaire et turc avec Yachar Kemal, on est grec et antiturc avec Kazantzakis. Avec vous, Monsieur, on est soldat militaire, on est marin breton, on est catholique de tradition. On est surtout votre ami. Et on se mettrait pour un peu à chanter un de ces cantiques avec lesquels j’aurais tant aimé vous accueillir.

     À la réflexion, l’idée n’était pas fameuse. Ce n’est pas moi, Monsieur, c’est vous qui devriez, ici, sous cette coupole, vous mettre soudain à chanter. Quel succès vous vous tailleriez ! Il y a deux vers de Musset dont, je ne sais pas pourquoi, je me suis toujours souvenu :

     « Il se fit tout à coup le plus profond silence
     Quand Georgina Smollen se leva pour chanter... »

     Qui est Georgina Smollen ? Je vous l’avoue, je n’en sais rien. Elle m’a beaucoup fait rêver. Et si vous vous leviez maintenant et qu’à défaut d’un cantique vous entonniez à pleine voix :

     When I was a bachelor
ou
     My father was a Spanish captain
     Went to sea a month ago...

     le même silence stupéfait se ferait sous la Coupole que pour Georgina Smollen et vous seriez assuré, n’en doutez pas, de passer à la postérité. Je ne dis pas que vos romans ne suffiraient pas à cette fin. Mais deux sûretés valent mieux qu’une. Vous ne vous levez pas ? Décidément, vous ne voulez pas chanter. Je le regrette, Monsieur. La séance y perdra en éclat et surtout en gaieté.

     Je m’aperçois avec horreur que j’ai prononcé — à l’Académie ! — quelques mots de ce langage barbare que réprouvent et poursuivent nos puristes. N’y voyez, je vous pris, aucune manifestation antinationale. Je suis, autant que personne, attaché à notre langue qui est notre vraie patrie. Si je me suis permis d’introduire quelques bribes de la langue de Shakespeare, de Faulkner et de Woody Allen dans cette illustre assemblée qui en a vu, il est vrai, et entendu bien d’autres, ce n’était que pour célébrer une de vos vertus les plus exquises et un de vos charmes les plus secrets, qui s’expriment souvent sous les espèces de chansons anglo-saxonnes. Je veux parler, vous l’avez déjà deviné, de votre attachement aux collectivités fraternelles et de votre sens de l’amitié.

     Dans Mon royaume pour un cheval — « un très bon roman » disait Nimier — Alain Monnier, le héros, et son ami Bargemont évoquent avec nostalgie le projet de phalanstère « sans lois, sans devoirs, sans familles, sans convenances sociales » dont ils avaient rêvé dans leur jeunesse. Toute votre vie et à travers toute votre œuvre, vous serez tenté par cette fraternité virile loin des « gens raisonnables » et des honneurs officiels. « Tout ce qui était officiel, dites-vous d’un de vos héros qui se confond avec vous, lui donnait la nausée. » L’amitié, pour vous, ne pousse pas dans des cabinets de ministres, dans des conseils d’administration, dans les cercles de hauts fonctionnaires. Elle ne sert pas à « faire sa vie ». Elle croît et se développe sur les champs de bataille, à bord des bateaux emportés par la tempête, dans ces nuits de printemps ou d’été où des jeunes gens brûlés de passion et déchirés par l’histoire discutent de littérature en se moquant d’eux-mêmes et en buvant à leurs amours.

     Tout doit se tenir dans un discours parce que tout se tient dans la vie. En 1946, à New York, le héros des Nomades, Pierre Talbot, prononce une phrase révélatrice où flottent comme un souvenir et un écho de Montherlant : « Il y a le bonheur. Et le mépris : les deux béquilles qui me soutiennent dans la vie. » Dans Mon royaume pour un cheval, Alain Monnier explique à Françoise qu’il méprise l’argent, les gens importants, les postes intéressants. Et il ajoute : « Oh ! mes idées ! Mes idées, ce sont mes humeurs. Je n’ai que des réactions, des dégoûts, des amitiés (...). Il n’y a qu’un rôle que j’ambitionne : celui de témoin. » Ce qui soutient ce témoin, ce qui le tient debout, c’est la fidélité, c’est l’honneur, c’est l’amitié. Il ne se jette pas lui-même dans l’action — et parfois il s’en veut de ne pas s’engager. Au moins se doit-il à lui-même et à l’idée qu’il s’en fait de rester fidèle à ses amis. « Qu’est-ce qu’une patrie, dit Monnier, où la fidélité est proscrite, où le pacte d’amitié n’a plus cours ? (...) Veut-on m’obliger à renier mes amis parce qu’ils se sont trompés, s’ils l’ont fait ? » L’amitié, la fidélité, l’honneur sont les seuls recours dans le grand drame de l’histoire. Ils sont cruels comme l’histoire et douloureux comme elle. Il reste de chanter dans la nuit, dédiées aux amis morts et aux illusions évanouies, des chansons de marin breton et ces rengaines mélancoliques où passent des capitaines espagnols et des amours désastreuses pour des jeunes filles américaines semblables à des chevaux sauvages.

     L’idée m’a traversé que vous veniez chercher ici, dans cette Compagnie où règnent à la fois la liberté et l’amitié, comme un écho apaisé de vos rêves de jeunesse et de vos projets de phalanstère, de chevalerie et de camaraderie exaltée. La plupart de vos héros aspirent à faire partie de petits groupes : congrégations religieuses, cercles d’études, postes militaires de montagne... « Je m’exaltais, dit l’un d’eux, à la pensée d’être choisi, d’être parmi les meilleurs. » « Mais, ajoute-t-il, et ce détail m’inquiète un peu, je ne faisais jamais que passer dans ces groupes, mon indiscipline et mon " mauvais esprit " m’en faisaient impitoyablement chasser. » Espérons qu’ici, au moins, vous resterez quelque temps parmi nous.

     On raconte — vous savez que les histoires sur l’Académie sont innombrables comme le sable de la mer — on raconte qu’un de nos confrères, sollicité de donner son avis sur l’ouvrage d’un autre de nos confrères, aurait répondu : « C’est bien, c’est très bien. Mais il a trop insisté sur le côté emmerdant. » Nous insistons sans doute un peu trop ici, à votre goût, sur le côté officiel. Mais quoi ! Vous avez échangé un peu de liberté contre un peu de broderies, un peu de jeunesse, hélas ! contre un peu de cette importance que vous avez tant détestée dans votre adolescence. Rassurez-vous. Vous êtes très vert.

     Je compte sur mes doigts, je récapitule pour ne rien oublier. Voyons : la mer, la Bretagne, le monde anglo-saxon, la tradition et la déchirure, l’amitié et l’exil... Il me semble soudain que je n’ai presque rien dit de votre œuvre et de vous. Rien ou presque rien de tant de personnages inquiétants ou enchanteurs : Arthur Saint-Arthur dans La Prison maritime, caricature très réussie de l’homme de lettres français à l’époque des années folles, Julien Maudire dans Mon royaume pour un cheval, mélange, j’imagine, de Montherlant et de Drieu, ou encore, toujours dans le même livre, votre ami Bargemont que vous avez aimé dans la vie et que vous aimez dans le souvenir. Rien sur votre père et votre mère, sur votre famille, sur le Père Sandedieu, sur Thomas Peabody, sur tant d’autres qu’il m’est impossible de citer... Rien sur la description de Marseille au lendemain de la défaite et sur tant de pages superbes qui apprennent à vos lecteurs que vous n’êtes pas seulement un caractère d’exception, un homme de dignité et d’honneur, le plus fidèle des amis, mais un écrivain de premier rang.

     Il y a bien encore tout un pan de votre œuvre — et des plus importants — dont je n’ai pas dit un seul mot. C’est que je n’ai pas osé. Surtout en présence de la jeune femme brune et belle qui partage votre vie et qui porte votre nom — et dont je suis heureux de saluer ce soir la présence vive et chaleureuse. Ce chapitre capital, c’est celui des femmes et de l’amour.

     Un de vos personnages se répète une phrase de Gobineau qui devait aussi frapper et inspirer Montherlant : « Il y a le travail, puis l’amour, et puis rien. » Vous avez beaucoup travaillé, Monsieur, et très bien. Vous êtes toujours fidèle à vos règles de vie. De Lady Cecilia à Françoise — Pardonnez-moi, Madame, je crains que ce ne soit une autre Françoise, mais naturellement avant vous — , de Franci à Lolette, à Patsy, à Ruth, à Jessica... — je suis bien obligé de mettre un terme à cette litanie —, que de silhouettes irrésistibles, de visages séduisants et de charmants caractères ! Personne ne sera surpris si je déclare ici, avec force, que vous vous conduisez toujours à leur égard avec une parfaite élégance. Elles vous tombent dans les bras. Vous en restez stupéfait. Vous semblez aussi étonné de vos succès féminins que de votre entrée à l’Académie. En amour comme dans les lettres, rien ne vous est plus étranger que les manœuvres, les intrigues, les longs projets tortueux. Vous êtes, grâce à Dieu, le contraire d’un séducteur. Votre charme agit, voilà tout. Et plutôt malgré vous.

     Il agit plus d’une fois avec une force effrayante. Pierre Talbot, dans Les Nomades, est amoureux d’une jeune Hongroise belle et touchante qui porte le nom de Franci. Elle est la passion de sa vie. Il partage son existence. Il envisage de l’épouser. Ces sentiments estimables ne l’empêchent pas de retrouver une ancienne maîtresse, la jeune Patsy, à qui il a appris le français et qui récite à merveille L’Amateur des prunes de La Bruyère : « Quelle chair ! Goûtez-vous cela ? Cela est-il divin ? Voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs... Et là-dessus, ses narines s’enflent ; il cache avec peine sa joie... » Quand elle dit : « Quelle chair ! Goûtez-vous cela ? », Pierre Talbot ne peut pas s’empêcher de la prendre dans ses bras. L’ennui c’est que deux femmes ne lui suffisent pas. Il y en a aussi une troisième. Elle s’appelle Ruth. Pierre et Ruth se disputent avec violence dans un hall d’hôtel lorsqu’elle le prend soudain par la main, elle lui crie : « Imbécile ! » et elle l’entraîne vers les ascenseurs. Le chapitre se clôt en même temps que la porte de l’ascenseur. Expliquez-nous, Monsieur Mohrt, ce qui se passe juste dans cet ascenseur de New York entre Pierre et la troisième femme. Je crois bien qu’il les transporte jusqu’au septième... étage.

     Et Lady Cecilia dans La Prison maritime ! À l’égard du jeune Hervé qui lui plaît à la folie, sa technique est bien différente de celle de la trouble Ruth et de la pulpeuse Patsy. Nous la voyons en train de circonvenir le jeune garçon avec une infinie douceur et beaucoup de discrétion. « Si cet ouvrage, écrivez-vous, devait un jour être agrémenté d’illustrations, je conseillerais à l’artiste de reproduire cette scène touchante avec une légende ainsi conçue (dans le style des romans de la collection Nelson) : Mon petit Hervé, rapprochez-vous, dit-elle, ou bien : Ils burent ensemble leur boujaron. » Vous vous êtes beaucoup rapproché, Monsieur, vous avez bu pas mal de boujarons. Mais on dirait que pour vous, au même titre que sur l’histoire, il y a sur l’amour une sorte de malédiction. À quoi est-elle due ? D’abord à votre caractère difficile et un peu rude comme la terre de Bretagne. Après avoir vanté les perfections du corps d’Hervé, la longueur de ses cuisses et jusqu’à la forme cambrée de ses pieds, lady Cecilia n’hésite pas à déclarer que lui seul — votre mauvais caractère, ou peut-être le sien, ils sont indiscernables — vous empêche « d’être charmant ». Mais il y a plus et pis. Je dirais, pour aller vite, que votre amour de l’indépendance, votre besoin de vous en aller, votre refus de l’établissement vous inclinent peut-être plutôt du côté de l’amitié que du côté de l’amour. « Toute ma vie, se dit Talbot, j’ai cherché à rejoindre mes semblables (...) L’amour peut-être ? Mais peut-on se laisser limiter par un seul être ? J’étais de la race des religieux, des chevaliers (...) C’était là ma vocation... Peut-être ai-je seulement la vocation de l’amitié, moi qui ait été toute ma vie obsédé par l’amour ? » L’amour, chez vous, finit mal, comme l’histoire.

     À la dernière ligne de Mon royaume pour un cheval, un passant demande à Alain Monnier s’il est français. Il hésite un instant avant de répondre « Oui ». À la dernière ligne des Nomades, Pierre Talbot pense à Franci dont il a fini par s’éloigner pour retourner en France : « Soudain il se dit avec un désespoir que rien ne pouvait alléger : Voyageur traqué, Français rêveur, l’aurais-tu épousée ? » Sous le charme, sous le goût du bonheur, sous le sens de la fidélité et de l’honneur qui vous rapprocheraient d’un Nimier, d’un Déon, des illustres hussards, il y a chez vous, Monsieur, quelque chose de sombre et de tourmenté. C’est cette fêlure, j’imagine, cette insatisfaction, cette rupture qui font de vous un écrivain.

     Chateaubriand dit quelque part : « Notre espèce se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort et aimés d’elle, troupeau choisi qui renaît, les hommes de la vie et oubliés d’elle, multitude de mort qui ne renaît plus. » Vous avez la tentation du bonheur, Monsieur, de la lumière, de l’amitié, de l’extrême probité. Mais par refus du conformisme, par méfiance pour les honneurs, par mépris pour les concessions, par pessimisme foncier, par attachement aux causes perdues et ne serait-ce peut-être que par fidélité à votre nom, il y a aussi en vous un de ces hommes de la mort exaltés par Chateaubriand. Ce ne m’est qu’un motif de plus de vous dire de tout cœur, Monsieur, avec une estime profonde, avec l’affection que vous savez et avec toute la solennité qui s’impose : « Entre, mon vieux Michel, chez tes pairs et tes amis et sois heureux parmi eux : ils te respectent et ils t’aiment. »