Réception de M. René Girard
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux
D’où parviennent jusqu’ici ces aboiements ? Reconnaissons-nous, de même, dans le récit de Théramène, les chevaux emportés qui traînent le cadavre d’Hippolyte sur la plage, écartelé ? Qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
Merci, Monsieur, de nous avoir fait entendre, en ces abois, ces hennissements, ces hurlements d’animaux enragés, nos propres vociférations ; d’avoir dévoilé, en cette meute sanglante, en cet attelage emballé, en ce noeud de vipères, en ces bêtes acharnées, la violence abominable de nos sociétés ; d’avoir révélé, enfin, en ces corps déchiquetés, les victimes innocentes des lynchages que nous perpétrons.
Tiré de Racine, ce bestiaire hominien eût pu s’échapper, furieux, de l’Antiquité grecque, où des femmes thraces dépècent Orphée, de la Renaissance anglaise ou de notre xviie siècle classique, où chaque tragédie porte en elle, imagée ou réelle, une trace immanquable de cette mise à mort. Les Imprécations de Camille, chez Corneille, réunissent contre Rome tous les peuples issus du fond de l’univers et dans Shakespeare, les sénateurs, assemblés, plantent leurs couteaux croisés dans le thorax de César. L’origine de la tragédie, que Nietzsche chercha sans la trouver, vous l’avez découverte ; elle gisait, tout offerte, en la racine hellénique du terme lui-même : tragos signifie, en effet, le bouc, ce bouc émissaire que des foules prêtes à la boucherie expulsent en le chargeant des péchés du monde, les leurs propres, et dont l’Agneau de Dieu inverse l’image. Merci d’avoir porté la lumière dans la boîte noire que nous cachons parmi nous.
Nous.
Nous, patriciens, au marais de la Chèvre, assemblés en cercles concentriques autour du roi de Rome ; nous, parmi les ténèbres d’un orage parcouru d’éclairs ; nous, découpant Romulus en morceaux, et, la clarté revenue, fuyant, honteux, chacun dissimulant, dans le pli de sa toge, un membre du roi de Rome dépecé ; nous, soldats romains, pressés autour de Tarpeia, jetant nos bracelets, nos boucliers sur le corps virginal de la vestale chaste ; nous, lapidateurs de la femme adultère ; nous, persécuteurs, lançant pierre après pierre sur le diacre Étienne, dont l’agonie voit les cieux ouverts…
… nous, bannissant ou élisant tel candidat en inscrivant son nom sur des tessons de terre cuite, souvenir oublié de ces pierres de lapidation ; nous, désignant un chef par nos suffrages, sans nous remémorer que ce mot fractal signifie encore les mêmes fragments, jetés sur l’élu ; de ces pierres assassines, nous bâtissons nos villes, nos maisons, nos monuments, notre Coupole ; nous, désignant roi ou victime, parmi nos fureurs temporairement canalisées par ce suffrage même ; nous, vos confrères, qui, de nos suffrages, vous avons élu ; nous, sagement assis autour de vous, debout, discourant de notre Père Carré, mort.
Grâce à vous, je vois pour la première fois le sens archaïquement sauvage de cette cérémonie, les cercles concentriques des sièges, fixés au sol, immobilisés, séparés ; j’entends le silence du public, apaisé de fascination, vous écoutant, vous, élu, debout ; je découvre aussi pour la première fois cette chapelle ronde autour du tombeau de Mazarin, tous deux faits des pierres d’une lapidation gelée, reproduisant, comme en modèle réduit, les pyramides d’Égypte, résultats elles aussi, elles sans doute parmi les premières, d’une lapidation longue, celle du corps de Pharaon, accablé couché sous ce monceau. Les institutions élèvent-elles nécropoles et métropoles à partir de ce supplice primitif ? La Coupole en dessine-t-elle encore le schéma oublié ?
Que signifie le sujet que nous appelons toi ou moi ? Sub-jectus, celui qui, couché, jeté dessous, jeté sous les pierres, meurt sous les boucliers, sous les suffrages, sous nos acclamations. Et quelle abominable glu colle les collectifs en ce sujet pluriel que nous nommons nous ? Ce ciment se compose de la somme de nos haines, de nos rivalités, de nos ressentiments. Sans cesse renée, mère mimétique de soi-même, marâtre des groupes, la violence, molécule de mort aussi implacablement repliquée, imitée, reprise, reproduite que les molécules de la vie, voilà le moteur immobile de l’histoire. Profonde leçon de grammaire élémentaire et de sociologie politique : vous, sous la boîte noire des pierres, voici le bouc émissaire ; nous, dans la boîte noire de la nuit, voilà, sans qu’ils le sachent, d’anciens persécuteurs. Leçon d’anthropologie et d’hominisation, j’y reviendrai.
D’où provient cette violence ?
Observez nos habits verts. Pourquoi un groupe parade-t-il ainsi, en uniforme ? Pourquoi femmes et hommes suivent-ils une mode vestimentaire, intellectuelle, parleuse ? Pourquoi ne désirons-nous passer pour d’exceptionnelles singularités qu’à la condition de faire comme tout le monde ? Pourquoi ladite correction politique exerce-t-elle tant de ravages sur la liberté de pensée ? Pourquoi faut-il tant de courage pour dire ce qui ne se dit pas, penser ce qui ne se pense pas, faire ce qui ne se fait pas ? Pourquoi l’obéissance volontaire fonde-t-elle les pouvoirs ? Pourquoi nous prosternons-nous devant les grandeurs d’établissement, dont la cérémonie d’aujourd’hui donne un si parfait exemple ?
Vous avez découvert, aussi, cette autre et première glu dont l’adhérence fait une bonne part du lien social et personnel : le mime, dont les gestes et 3 conduites, les paroles, les pensées nous rapprochent de nos cousins les singes, chimpanzés ou bonobos, sur lesquels, Aristoteles dixit, nous l’emportons en imitation. Combien de fois, observant, dans un ministère, une réception officielle, ou, dans un hôpital, la visite d’un professeur de médecine au chevet d’un malade, n’ai-je pas vu, de mes yeux vu, de grands anthropoïdes se livrant aux jeux dérisoires de la hiérarchie, où le mâle dominant parade face aux dominés ou à ses femelles soumises ? L’imitation produit la dominance plus ou moins féroce que nous exerçons ou subissons.
Anthropologique et tragique, le modèle que vous proposez à notre méditation, en illuminant notre expérience, part du mime et du désir qui en découle. Tel aime la maîtresse de son ami ou l’ami de sa maîtresse ; tel autre jalouse la place de son proche voisin ; quel enfant ne s’écrie « moi aussi » dès que frère ou soeur reçoivent un cadeau, et quel adulte peut se défendre d’un même réflexe ? L’état d’égaux crée une rivalité qui, en retour, nous transforme en jumeaux, réattisant à la fois la haine et l’attirance. Le paysage entier des sentiments violents, des émotions de base, divers et coloré en apparence, jaillit de cette gémellité uniforme et pourtant productive. Nous désirons le même, le désir nous fait mêmes, le même fait le désir, qui se reproduit, monotone, sur la double carte de Tendre et de Haineux, que vous dessinez avec le pinceau du mime.
Mieux encore, ce mimétisme jaillit du corps, du système nerveux comprenant ces neurones miroirs, découverts récemment par des cognitivistes italiens et dont nous savons aujourd’hui qu’ils s’excitent aussi bien lorsque nous faisons un geste qu’au moment où nous voyons un autre le faire, comme si la représentation équivalait à l’acte. Ainsi le mime devient-il l’un des formats universels de nos conduites. Nous imitons, nous reproduisons, nous répétons. La replication propage et diffuse le désir individuel et les cultures collectives comme les gènes de l’ADN reproduisent et disséminent la vie : étrange dynamisme de l’identique dont l’automatisme redondant, repliqué indéfiniment, va se répétant.
Vous avez mis la main sur l’un des grands secrets de la culture humaine, spécialement de celle que nous connaissons aujourd’hui, dont les codes envahissent le monde exponentiellement plus vite que ceux de la vie – trois milliards huit cent millions d’années pour l’une, quelques millénaires à peine pour l’autre – parce que ses grandes révolutions – tailles de la pierre au paléolithique, écriture dans l’Antiquité, imprimerie à la Renaissance, industrie de chaînes et de séries depuis quelques siècles, nouvelles technologies, plus récemment - inventèrent toutes, sans exception, des replicateurs, codes ou opérations de codage dont la surabondance envahissante caractérise notre société de communication et de publicité. Ces replicateurs, dont la similitude excite et reproduit le mimétisme de nos désirs, semblent imiter, à leur tour, le processus de reproduction de l’ADN vivant.
Les objets qui nous entourent désormais, voitures, avions, appareils ménagers, habits, affiches, livres et ordinateurs… tous proposés à nos désirs, comment les nommer, sinon des reproductions d’un modèle, à peu de variations près. Que dire, aussi, de ce que l’inculture de nos élites appelle management, pour les entreprises privées, ou de l’administration, pour les services publics, sinon que l’effroyable lourdeur de leur organisation a pour but de rendre homogène et reproductible toute activité humaine et de donner ainsi le pouvoir à ceux qui n’en ont aucune pratique singulière ? Et que dire des marques, partout propagées, dont nous connaissons l’origine : les traces de pas que laissaient en marchant, imprimées sur le sable des plages, les putains d’Alexandrie, révélant ainsi leur nom et la direction de leur lit ? Le long de leur marche dupliquée, ne revenons-nous pas au désir ? Quel président d’une grande marque, aujourd’hui partout repliquée, se sait, - s’il ne le sait pas, je jouis de le lui apprendre – se sait, dis-je, fils de ces putains d’Alexandrie ? Nous avons créé un environnement où le succès lui-même, où la création elle-même, dépendent désormais de la reproduction plus que de l’inimitable.
Le danger majeur que courent nos enfants, le voilà : les fils de putains, à qui je viens de rappeler leur digne lignée, les plongent dans un univers de codes repliqués ; nous les écrasons de redondance. La crise de leur éducation, la voici : fondé naturellement sur l’imitation, l’apprentissage enseigne à devenir des singularités inimitables. Tonitruants, les médias, la publicité, le commerce et les jeux répètent, au contraire : imitez-moi, devenez les véhicules automatiques de la répétition de nos marques, pour que votre corps et vos gestes répétés multiplient en les répétant nos succès commerciaux ; timide et quasi sans voix face à ces potentats, l’éducation leur souffle : n’imitez personne que vous-mêmes, devenez votre liberté. Devenue pédagogique, notre société a donc rendu l’éducation contradictoire. La crise de la création, la voici enfin : dans un univers de replicateurs, de modes et codes reproducteurs, de clones bientôt, l’oeuvre inimitable reste cachée jusqu’à la fondation d’un nouveau monde. Ainsi nous avez-vous révélé comment le désir personnel et la culture humaine amplifient l’un des secrets de la vie, de la naissance, de la nature.
Aveuglés par la monotonie du même, nous voyons mal la répétition. Comprenons-nous, par exemple, comment les techniques, sorties du corps, reproduisent, d’abord, les fonctions simples de nos organes : le marteau frappe comme le poing ; la roue tourne comme les articulations des genoux et des chevilles ; le nouveau-né tète au biberon comme au sein… imitent, ensuite, les systèmes : les machines à feu miment la thermodynamique de l’organisme ; télescopes, microscopes, miment les systèmes sensoriels… miment, ensuite, certains tissus : les réseaux de voies ferrées, maritimes, aériennes, électroniques imitent le tissu nerveux… miment, enfin, l’imitation même de l’ADN… ?
Voilà un autre mimétisme caché : appareillées du corps, les techniques finissent par entrer dans son secret de se reproduire pareillement. Elles se ramènent donc à des bio-technologies. Partis du corps, les appareils, bien nommés, y reviennent aujourd’hui. Leur histoire raconte comment les objets que nous fabriquons explorent, les unes après les autres, les performances de la vie. J’ai appelé cela, jadis, l’exo-darwinisme des techniques ; grâce à vous, je comprends qu’il continue, qu’il imite, culturellement, le darwinisme naturel. Je vous nomme désormais le nouveau Darwin des sciences humaines.
Je veux, par deux aveux, compléter le tableau du mimétisme tel que vous le décrivez : le premier concerne nos psychologies. Si, d’exercice ou de nécessité, nous cherchions, le plus loyalement du monde, ce que nous désirons vraiment, ou ici et maintenant, ou globalement pour notre vie entière, n’entrerions-nous point, pour longtemps, dans une autre boîte noire, intime, où nous nous égarerions, sans trouver, en ce fond sombre de nous-mêmes, le plus petit élément de réponse à cette exigence, immédiate ou large, de plaisir ou de bonheur ? Face à l’inquiétude induite par un tel égarement, nous nous précipitons vers l’imitation parce que nous ne pouvons pas ne pas combler, au plus vite, un vide aussi angoissant.
Aussi difficile que se présente, d’autre part, la morale la plus austère, ne constitue-t-elle pas, elle aussi, un substitut facile à la même absence ? Évidence plus que paradoxe : la route malaisée de la morale, comme le chemin aisé du mime, semblent des voies d’accès plus accessibles que la quête inaccessible de l’authentique plaisir. Puisque je ne sais pas ce que je veux, autant désirer ce que les autres paraissent vouloir ou ce que des normes féroces m’imposent.
Deuxième aveu, plus logique à la fois et plus personnel : il ne se présente pas de cas, dit Karl Popper quelque part, où certaines théories, le marxisme et la psychanalyse par exemple, se trouvent en défaut. Voilà des théories qui ont toujours raison ; mauvais signe, car, exact ou rigoureux, le savoir se reconnaît à ce qu’il connaît toujours des lieux où il défaille. Il n’y a donc de science que falsifiable. Or, çà et là, nous entendons dire que votre modèle, trop universel, tombe sous ce couperet. Il n’y aurait, dit-on, aucune exception à votre théorie du double et de la rivalité mimétique. On ne pourrait que la vérifier ; or, je le répète, pour qu’elle puisse entrer en science, il faudrait la falsifier.
Aussitôt, je m’y emploie. Voici déjà presque trente ans que, me prétendant votre ami, je reçois de vous des marques d’amicale réciprocité. En public, ce soir, je puis jurer les dieux devant les autels du monde, et sans risque de parjure, que je n’ai jamais ressenti ombre de jalousie ni de ressentiment à votre égard, quelque admiration que je vous porte. Veuillez donc me considérer comme un monstre, comme un double sans rivalité, donc falsificateur de votre modèle ; de la sorte, nous pouvons l’admettre dans l’exactitude rigoureuse du savoir. Quoi de plus réjouissant, vous en conviendrez, qu’un ami vrai joue assez au faux ami pour pouvoir démontrer, en la falsifiant, la vérité décrite par son ami ?
Et puisqu’il s’agit là de vous et de moi, pourquoi ne pas avouer, en entrant plus avant dans les confidences, que, cependant, je vous jalouse sur un point ? Vous naquîtes en Avignon, expression qui m’induit, et voilà l’exception, en rivalité mimétique ; car issu, moi aussi, moi toujours votre double, d’une ville dont le nom commence par un A, je ne bénéficie pas, comme vous et certain de nos amis né, par chance, en Haïti, de la préposition en dont l’euphonie évite à vos compatriotes l’hiatus dont l’horreur haïssable hante qui habita à Agen. Je me laisse brûler, là, par les feux de l’envie. Mais si, vous avantageant et me punissant, ce point de grammaire nous sépare, deux ponts, comme il se doit, nous rassemblent : alors que vous dansez sur celui d’Avignon, nous nous enorgueillissons de notre Pont-Canal.
Quasi jumeaux, nous naquîmes donc sous la même latitude, mais seuls les Parisiens, gens de peu d’oreille, croient que nous parlons, avec le même accent, une même langue d’Oc. Alors qu’ils croient la France coupée seulement en Nord et Sud, ils ne la voient pas, comme nous, séparée aussi en Est et Ouest : nous, Celtes et même Celtes-Ibères et, vous, Gaulois latinisés d’Arles ou de Milan, promis au saint Empire romain-germanique ; nous, atlantiques, versés vers un océan ouvert, vous, continentaux d’une mer intérieure ; nous, de la barre pyrénéenne, vous de l’arc alpin ; nous aquitains, gallois ou bretons, humides et doux, vous, méditerranéens venteux, piquants et secs ; nous, Basques ou Gascons, cousins des Écossais, Irlandais, Portugais ; vous, Provençaux, voisins rhodaniens du Rhin et du Pô ; vous, Zola, Daudet, Giono ; nous, Montaigne ; vous, Cézanne ; nous, Fauré.
Si l’espace nous sépare, il nous a unis aussi. À la fin de la dernière guerre, vous avez émigré, terrifié, comme je le fus, des folies criminelles de nations européennes. Pour mieux la penser, sans doute, vous mettiez, instinctivement, de la distance entre votre corps et cette mortelle violence. Et, de même que je parle avec une certaine émotion de la France rurale d’avant la coupure du conflit, vous parlez souvent avec la même nostalgie des États-Unis que vous connûtes alors, pays, comme le nôtre, à culture rurale et chrétienne, avant qu’il ne s’américanise. En cherchant la paix, vous deveniez, parmi les tout premiers, ce que nous devons tous devenir désormais : métis de culture et citoyens du monde.
Je ne vous rejoignis que vingt ans après. Vous souvenez-vous des paquebots, de ces traversées bénies dont la durée ne coûtait au corps aucun décalage horaire ? En le perdant, l’on gagnait du temps, alors que nous en perdons, maintenant, en croyant le gagner, entassés dans des aéronefs. De ce moment, j’ai en partie partagé votre errance de campus en campus et d’Est en Ouest. Vous souvenez-vous des blizzards de Buffalo, des hivers où nous cassions la glace sur la route où les congères, accumulées par la neige des Grands Lacs, nous interdisaient parfois de sortir de nos maisons ? Vous souvenez-vous des automnes lumineux de Baltimore, d’étés indiens où les rouges du feuillage renvoient au ciel une clarté que son azur ne connaît pas ? Vous souvenez-vous des chaleurs humides du Texas, des forêts de Caroline ? Avec quelle tristesse, la vieillesse venue, devrai-je bientôt me passer de vous retrouver, comme depuis plus de vingt ans, sur les bords du Pacifique, entre la baie de San Francisco et l’Océan ?
De même que votre pensée connecte plusieurs disciplines, votre vie traversa lentement cet immense continent. Vous en connaissez l’espace, vous en savez, mieux que personne, les moeurs, les vertus, les excès, la grandeur, les émotions, les religions, la politique, la culture. Jour après jour, j’ai appris les États-Unis en vous écoutant et je souhaite souvent qu’à la suite d’Alexis de Tocqueville, dont j’occupe le fauteuil, vous écriviez demain une suite, contemporaine et magnifique selon ce que j’entendis, de la Démocratie en Amérique. Les souvenirs de votre vie nous doivent ce dernier ouvrage-là.
Vous avez traversé la mer pour vous évader de la violence ; vous, principalement, et moi, votre double dans l’ombre, n’en parlons pas pour rien, en effet. Dès 1936, nous avions tous deux autour de dix ans, je n’en perdrai jamais la souvenance, nous autres, enfants rares issus des rescapés de la première guerre mondiale, recevions déjà les réfugiés d’Espagne, rouges et blancs, jumeaux échappés des atrocités d’une guerre civile qui annonçait la reprise des horreurs subies par nos parents. Souvenez-vous, alors, de la suite en cataracte, souvenez-vous des réfugiés du Nord, poussés par la Blitzkrieg de 39, souvenez-vous des bombardements, des camps de la mort et de l’Holocauste, des luttes civiles entre Résistants et Miliciens, de la Libération, joyeuse mais abominable de ressentiment sanglant, souvenez-vous d’Hiroshima et de Nagasaki, catastrophes pour la raison et le monde. Ainsi formée par ces atrocités, notre génération dut, en plus, porter les armes dans les guerres coloniales, comme en Algérie. Nous partageâmes une enfance de guerre, une adolescence de guerre, une jeunesse de guerre, suivant une paternité de guerre. Les émotions profondes propres à notre génération nous donnèrent un corps de violence et de mort. Vos pages émanent de vos os, vos idées de votre sang ; chez vous la théorie jaillit de la chair. Voilà pourquoi, Monsieur, vous et moi, mêlée à notre corps de guerre, avons reçu dès cet âge une âme de paix.
Un jour les historiens viendront vous demander d’expliquer l’inexplicable : cette formidable vague qui submergea notre Occident pendant le xxe siècle, dont la violence sacrifia, non seulement des millions de jeunes gens, pendant la première guerre mondiale, puis des dizaines de millions autour de la seconde - selon la seule définition de la guerre qui tienne et selon laquelle des vieillards sanguinaires, de part et d’autre d’une frontière, se mettent d’accord pour que les fils des uns veuillent bien mettre à mort les fils des autres, au cours d’un sacrifice humain collectif que règlent, comme les grands prêtres d’un culte infernal, ces pères enragés que l’histoire appelle chefs d’états - et qui, pour couronner ces abominations d’un pic d’atrocité, sacrifia, dis-je, non seulement ses enfants, mais, par un retournement sans exemple, sacrifia aussi ses ancêtres, les enfants de nos ancêtres les plus saints, je veux dire le peuple religieux par excellence, le peuple à qui l’Occident doit, sous la figure d’Abraham, la promesse de cesser le sacrifice humain. En l’atroce fumée sortie des camps de la mort et qui nous étouffa tous deux en même temps que l’atmosphère occidentale, vous nous avez appris à reconnaître celle qui sortait des sacrifices humains perpétrés par la sauvagerie polythéiste de l’Antiquité, celle, tout justement, dont le message juif, puis chrétien, tenta désespérément de nous délivrer. Ces abominations dépassent largement les capacités de l’explication historique ; pour tenter de comprendre cet incompréhensible-là, il faut une anthropologie tragique à la dimension de la vôtre. Nous comprendrons un jour que ce siècle a élargi, à une échelle inhumaine et mondiale, votre modèle sociétaire et individuel.
Derechef, d’où vient cette violence ? Du mime, disiez-vous. Il pleut du même dans les champs du désir, de l’argent, de la puissance et de la gloire, peu d’amour. Il pleut du mime comme il pleuvait jadis, dans le vide, du même, atomes, paroles ou lettres, pour la fondation du monde.
Or quand tous désirent le même, s’allume la guerre de tous contre tous. Nous n’avons encore rien à raconter que cette jalousie haineuse du même qui oppose doubles et jumeaux en frères ennemis. Quasi divinement performative, l’envie produit, devant elle, indéfiniment, ses propres images, à sa ressemblance. Les trois Horaces ressemblent aux Curiaces triples ; les Montaigus imitent les Capulets ; saint Georges et saint Michel miment le Dragon ; l’axe du Bien agit symétriquement, selon l’image, à peine inversée, de l’axe du Mal. Ainsi généralisé, couvrant tout l’espace par l’imitation, le conflit risque de supprimer les guerriers jusqu’au dernier. Épouvantés de cette possible éradication de l’espèce par elle-même, tous les belligérants se retournent, parmi cette crise, contre un seul. Des humains en foule tuent l’humain unique, en un geste d’autant plus répété que les meurtriers ne savent ce qu’ils font.
Jusqu’ici, nous n’avons rien à raconter parce que le récit, redondant, répète toujours la même ritournelle, ce cauchemar monotone de mime et de meurtre que communément l’on appelle l’histoire. Il n’y a rien à raconter parce que, aveugles ou hypocrites, nous cachions, sous les mille circonstances multicolores de l’histoire - le verbe historier signifie ce bariolage enjolivé d’un décor de racontars - cette uniformité d’un message sans aucune information. Du kaléidoscope de ses fureurs, de ses oripeaux d’arlequins, l’histoire couvre son vide d’information, issu de la monotonie repliquée de la violence.
Alors, mais alors seulement commence le récit : celui que racontent à la fois le Livre des Juges (XI, 34-40) ou la tragédie grecque et qu’à mon tour, enfin, je puis relater. Si je gagne cette guerre, supplie Jephté, général des armées, j’offrirai au Seigneur en holocauste la première personne que je rencontrerai. Si les vents se lèvent à nouveau pour virer mes voiles vers Troie, prie Agamemnon, amiral de la flotte, je sacrifierai, sur les autels de Neptune, le premier qui viendra vers moi. Une bonne brise enfle la voilure des vaisseaux de guerre grecs et ce père, roi des rois, voit venir vers soi sa propre fille Iphigénie. L’armée juive écrase les fils d’Ammon et, dansant et jouant du tambourin pour fêter la victoire, sort de sa maison, à Miçpa, la fille de Jephté soi-même courant, joyeuse, vers son père triomphant, mais déchirant ses vêtements. Dans les plaines mornes des batailles et chamailles des mêmes contre les mêmes, tous deux désirant le même, sans nouvelles donc et sans information, montent, alors, et jusqu’au ciel, le plus improbable des messages, le comble de l’horreur et de la cruauté. Les plus nobles des pères deviennent les pires.
La vie, le temps, les circonstances et l’histoire tirent au hasard ces premières venues. Le dieu Baal et le Minotaure terré au labyrinthe de Crète dévorent les premiers nés des notables de Carthage ou d’Athènes. Les fils et les filles, toujours les enfants. La victime de la violence paraît se tirer à la courte paille, mais, toujours, le sort tombe sur le plus jeune, sur le mousse… voilant ainsi le secret, que j’avais deviné, de la guerre : le meurtre de la descendance, dont l’organisation, par ces pères ignobles, se cache sous l’aléa.
En cette deuxième monotonie du sacrifice humain, désormais sans cesse repris, la première vraie nouvelle vint d’Abraham, notre ancêtre, au moins adoptif, qui, appelé par l’ange du Seigneur (Genèse, XXII, 10-13), arrêta son poing au moment où il allait égorger Isaac, son fils. Cela montre, mieux encore, qu’Agamemnon et Jephté avaient sacrifié leur fille de gaieté de coeur et cachaient cette abomination sous le prétexte du hasard et du premier venu, comme d’autres ailleurs, le dissimulaient dans la nuit, à l’occasion d’un orage. La pitié, la piété monothéistes consistent, nouvellement, en l’arrêt du sacrifice humain, remplacé par la vicariance d’une victime animale. L’éclair de la violence bifurque et, miséricordieusement, épargne l’enfant. Au passage, pour venir en aide à votre idée sur la domestication des animaux, aviez-vous remarqué l’enchevêtrement des cornes du bélier dans le buisson ? Cette attache veut-elle dire que la bête avait quitté déjà la sauvagerie ?
La deuxième vint de la Passion de Jésus-Christ ; à l’agonie, celui-ci dit : Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Ici, la bonne nouvelle porte sur l’innocence de la victime, l’horreur du sacrifice et le dessillement des bourreaux aveugles. La troisième vient de vous, qui dévoilez cette vérité, à nos yeux comme aux leurs cachée.
Moins connue à ce jour, quoique assourdissante, la quatrième exigerait de longs développements. Par l’imprimé, la parole et les images, les médias d’aujourd’hui, reprennent le sacrifice humain, le représentent et le multiplient avec une frénésie telle que ces répétitions recouvrent notre civilisation de barbarie mélancolique et lui font subir une immense régression en terme d’hominisation. Les technologies les plus avancées font reculer nos cultures aux ères archaïques du polythéisme sacrificiel.
Vous dites aussi que le dévoilement du mécanisme victimaire en a usé le remède. De fait, nous ne disposons plus de rituels pour tuer des hommes. Sauf sur nos écrans, tous les jours ; sauf sur nos routes, souvent ; sauf dans nos stades et nos rings de boxe, quelquefois. Mais, j’y pense, cette loi souveraine qui nous fit passer du meurtre à la boucherie, cette loi, dis-je, qui dérive notre fureur de la victime humaine à la bête, notre violence ne la dérive-t-elle pas, aujourd’hui, sur ces objets dont je viens de dire qu’ils sortent, justement, de nos corps, par un processus copié de votre mimétisme ? Voici quelques semaines, nous connûmes en France, pour la seconde fois, des révoltes sans morts, des violences déchaînées sans victimes humaines. Avons-nous vu, nous, vieillards, témoins des horreurs de la guerre et à qui l’histoire enseigna, contre le message d’Abraham et de Jésus, le bûcher de Jeanne d’Arc ou celui de Giordano Bruno ; avons-nous vu les révoltés en question ne brûler, par mimétisme, que des automobiles ; avons-nous observé la police, postée devant eux, épargner aussi les vies humaines ? Je vois ici une suite immanquable de votre anthropologie, où la violence collective passa, jadis, de l’homme à l’animal et, maintenant, de la bête, absente de nos villes, à des objets techniques. Parmi ces révoltes fument des chevaux-vapeur.
Comme un revenant, le sacrificiel ne cesse donc de nous hanter. Pourquoi ? Enfants, l’on nous enseignait à l’école que Zeus, Artémis et Apollon peuplaient le panthéon des religions antiques. Fausses, ces appellations font oublier qu’aux yeux des anciens existaient seulement les divinités spécifiques des villes. Couverte de seins, l’Artémis d’Éphèse se distinguait de l’amazone chasseresse d’une autre cité ; Apollon régnait à Delphes et Athéna sur la communauté exclusive des athéniens ; ces noms propres unifiaient un collectif local.
Ces ancêtres croyaient-ils aux déités ainsi nommées ? Non. Aucun verbe, dans leur langue, ne désignait une foi. Ils y croyaient, certes, mais seulement au sens où certains, moi compris, participons parfois avec chaleur aux exploits de notre équipe régionale ou nationale de rugby, au sens où un concitoyen confesse sa confiance en la République. Cette créance transit l’appartenance. À l’ombre du Parthénon, Athéna symbolise un territoire éponyme comme une équipe de football ou autres partis désignent d’autres niches. Il arrive que l’on y brandisse un étendard sanglant devant de féroces soldats, dont des paroles racistes disent encore le sang impur. De ces appartenances découle tout le mal du monde. Des conflits perpétuels entre villes et empires éradiquèrent la Grèce, l’Égypte et Rome et, en trois guerres successives, les nationalismes d’Occident faillirent s’en suicider. Par bonheur, notre génération inventa une Europe qui, pour la première fois de l’histoire occidentale, vit en paix depuis soixante ans. Votre polythéisme meurtrier du sacré, je le généralise en religions belliqueuses et militantes de l’appartenance. La Foi les délaisse, usées.
Les polythéismes et les mythes associés collent les collectifs avec une efficacité sanglante, mais cette solution, toujours temporaire et donc à recommencer sans cesse, s’use, pendant que ces sociétés en périssent. L’Antiquité mourut de ses religions. Quand le judéo-christianisme parut, il enracina peu à peu la Foi dans les individus. Avant saint Augustin et Descartes, saint Paul invente l’ego universel.
Il y a deux sortes de religions : les anthropologies et les sociologues épuisent le sens de celles qui fondent l’appartenance, où règnent la violence et le sacré. Inversement, pour celles de la personne, les expressions « sociologie, politique des religions » sentent l’oxymore. La distinction monothéisme-polythéisme ne se réduit point à la croyance en un ou plusieurs dieux, mais désigne une séparation plus radicale entre croyance et foi, entre social et individuel. Quand l’Évangile recommande la dissociation entre Dieu et César, il distingue la personne de son collectif. L’Empereur maîtrise le nous ; Dieu s’adresse au moi, source ponctuelle sans espace de ma Foi en Lui. Je dois l’impôt à la société dominée par le pouvoir impérial ; je sauve mon âme. Pour n’avoir aucune place dans le monde, la nouvelle religion fonde sa sainteté dans l’intime de l’intérieur.
Cependant, elle fonde aussi une Église, qui s’enferme, d’abord, dans les catacombes, à côté des tombes, non pas seulement pour échapper aux persécutions de Rome, mais pour se cacher d’une société violente usée jusqu’à la corde, pour tenter de constituer un collectif nouveau, laissant l’appartenance sacrée pour la communion des saints. Je vois les premier chrétiens, dames patriciennes, esclaves, étrangers de Palestine ou d’Ionie, sans distinction de sexe, de classe ni de langue, ne cessant de focaliser leur regard et leur attention fervente sur l’image de la victime innocente, en partageant une hostie symbolique plutôt que les membres épars d’un lynchage. Si nous comprenions ce geste, ne changerions-nous pas de société ?
Que l’Église ait réussi ou non un tel pari, l’histoire, trop brève, peut-elle en juger ? Je sais seulement que toute société, celle-là autant que les autres, se trouve, aussitôt que née, empêtrée dans la nécessité de gérer sa violence inévitable. Aucun collectif n’échappe à cette loi d’airain, pas même celui des théologiens, philosophes, scientifiques, historiens, académiciens… aussi persécuteur que n’importe quel groupe en fusion. La puissance sociétaire de la violence et du sacré l’emporte sur les vertus douces des individus et dévaste vite la communion des saints. Peut-elle échapper au mimétisme, à la rivalité, aux mécanismes aveugles du bouc émissaire ? Ceux qui prétendent se battre pour Dieu tombent alors et n’assassinent que pour un fantôme de César. Au milieu des guerres de religion, Montaigne notait qu’il ne trouvait pas un furieux sur mille qui avouât tuer pour sa Foi. La violence revient toujours parmi nous et aussi bien parmi le divin. Nous vivons, aujourd’hui encore, le retour de ces revenants.
Considérer la religion comme un fait de société ou d’histoire, loin de caractériser une approche scientifique, fait, au contraire, partie de la régression contemporaine vers les religions sacrificielles de l’Antiquité. Le savoir, là, s’adonne au même aveuglement que les médias ; dans les deux cas, Dieu mort, nos conduites reviennent aux religions archaïques ; depuis que le monothéisme se tait, nous errons, redevenus polythéistes, parmi les revenants du sacrifice humain.
Pourquoi tous les jours, à midi et le soir, la télévision représente-t-elle avec tant de complaisance cadavres, guerres et attentats ? Parce que le public se coagule par la vue du sang versé. Rats pour les autres hommes, nous autres, hommes, béons devant la violence et ses revenants. Le polythéisme sacrificiel colle si bien le collectif que je l’appellerais volontiers le « naturel du culturel ». Les prophètes écrivains d’Israël connaissaient bien ce retour fatal du sacrifice, dans une société qui n’arrive point à vivre la difficulté d’un monothéisme qui l’en prive.
Comme aux temps bibliques, cela nous arrive aujourd’hui. Un prophète seul peut le rappeler ; nous devons vous écouter.
Il y a deux sortes de religions. Presque naturellement, les cultures engendrent celles du sacré, qui se distinguent de celles que ces collectifs mêmes peuvent à peine tolérer parce que, saintes, elles interdisent le meurtre. Rare et difficile à vivre par son exception insupportable, le monothéisme porte la critique la plus dévastatrice des polythéismes courants, sans cesse revenants dans leur fatalité. Le saint critique le sacré, comme le monothéisme l’idolâtrie.
Vous décollez la foi des crimes de l’histoire, y compris de ceux perpétrés au nom du divin, non pas pour justifier la religion, mais pour rétablir la vérité, dont voici le critère : ne jamais verser le sang.
Méditant ainsi, vous portez la raison en des matières de violence qui semblaient l’exclure. Elle n’appartient, de droit, à personne, à aucun savoir, à nulle institution, mais se conquiert seulement d’exercice. Il paraît, certes, aisé de la pratiquer dans les sciences exactes ; or vous l’introduisez dans des domaines autrement difficiles. On entend souvent, aujourd’hui, réduire la religion à un fidéisme fade et irrationnel en dehors de tout rationalisme ; comme si, venue d’un coeur au douceâtre écoeurant, la foi tournait le dos à la raison. Vous renouez, au contraire, avec la plus haute de nos traditions où l’une cherche l’autre en les réconciliant.
Vous le faites, de plus, en suivant un chemin d’une longueur peu commune. Je mesure l’importance de votre hypothèse avec l’extension de son rayonnement ; elle a renouvelé, en effet la critique littéraire : j’ai tenté de faire entendre, en commençant, que nous lisons désormais autrement la tragédie, grecque, renaissante et classique ; mais nous quittons un exercice qui, fermé sur soi, resterait vain, pour mieux penser, grâce à vous, les tragédies que nous vivons ; elle a renouvelé l’histoire : nous interprétons désormais autrement la fondation de Rome, les conflits, les mouvements de foule, les révolutions ; mais nous quittons un exercice qui, fermé sur soi, resterait vain, pour mieux comprendre, grâce à vous, l’horreur de notre xxe siècle ; elle a renouvelé, de même, la psychologie : si le triangle à la française rafraîchit la lecture des romans du xviiie et du xixe siècles et leurs mensonges romantiques, nous quittons aussitôt un exercice qui, fermé sur soi, resterait vain, car votre mimétisme permet de mieux interpréter le narcissisme, les relations amoureuses, l’homosexualité, de relire même la psychanalyse ; de mieux comprendre aussi les mécanismes du désir et de la concurrence qui modèlent notre économie ; nous entrons plus avant, grâce à vous, dans l’anthropologie, l’histoire des religions et la théologie, en redonnant son importance au sacrifice, en resituant les religions juive et chrétienne par rapport aux divers polythéismes ; mais nous quittons aussitôt un exercice qui, fermé sur soi, resterait vain, pour mieux saisir enfin les monotones nouveautés de l’âge contemporain. Pour comprendre notre temps, nous disposons non seulement du nouveau Darwin de la culture, mais aussi d’un docteur de l’Église.
Votre pensée, décidément, me ramène toujours aux temps présents. J’ai hâte de les rejoindre.
Je disais tantôt que l’espace nous sépare et nous unit ; mais le temps aussi nous rassemble ; nous naquîmes tous deux à la pensée par celle d’une femme dont je veux évoquer la vie et le visage par reconnaissante piété ; sensiblement au même âge, nous lûmes Simone Weil ; son génie et les atrocités de la guerre firent de cette femme inspirée, juive à la fois et chrétienne, la dernière des grandes mystiques, l’ultime philosophe pour qui l’héroïsme et la spiritualité avait autant, sinon plus de densité que la vie même. Je me souviens de réunions, en Californie, entre Allemands et Français, ennemis en des temps effacés de nos mémoires, devenus amis depuis, qui avouaient de concert avoir commencé à méditer sous l’égide douce de cette héroïne qui voua son existence à la sainteté.
De fait, pourrions-nous vivre, écrire et penser seuls, nous autres faibles mâles, sans d’autres saintes femmes ? Votre oeuvre, Monsieur, convertit qui la lit à la certitude du péché originel, dont la constante traînée dans l’histoire, nous oblige sans cesse à gérer parmi nous une violence irrépressible. Face à ce modèle dur, votre vie s’accompagna d’une deuxième image féminine, plus douce, plus aimable, irremplaçable. Outre ses douze apôtres mâles, Jésus-Christ lui-même eut besoin de saintes femmes, et, parmi elles, d’une Marie-Madeleine, pour répandre sur lui le parfum, et d’une Marthe pour le quotidien des jours. Voilà deux figures de l’inspiratrice nécessaire à qui se jette, assoiffé, par le désert de l’oeuvre. La verseuse du nard précieux, accapareuse de la meilleure part, reçut, dans l’histoire sainte, assez d’éloges et fit le modèle d’assez de représentations profanes pour que je la passe sous silence au profit, enfin, de la seconde, dont nul ne dit mot. Toujours à la peine, jamais à l’honneur.
Je la vois américaine, porteuse d’une tradition chrétienne aussi ancienne que l’immigration, solide, loyale, généreuse et douce, retirée. Vous incarnez, Madame, les vertus que nous admirons, depuis des siècles, dans la culture de votre pays : la fidélité, la constance et la force, le conseil, la justesse de jugement, la finesse dans l’appréhension des sentiments d’autrui, le dévouement, le ressaut vif après l’épreuve, le dynamisme et la lucidité devant les choses de la vie. Sans vous, sans votre présence inimitable, peu de gens le savent, qu’ils l’apprennent aujourd’hui, les grandes pensées que j’ai la lourde charge de louer ce soir, n’auraient sûrement pas vu le jour. Avec vos enfants et vos petits-enfants, dont je vois en ce moment les visages amis, vous incarnez, de plus, le lien entre ce qui se passa naguère dans le Moyen Ouest de votre Nouveau Monde et ce qui se dit aujourd’hui, à Paris, en des habits antiques. Voici : un citoyen français, professeur à Stanford University, reçoit sous la Coupole, l’une des plus anciennes institutions de France, un citoyen américain, français de naissance, professeur lui-même dans la même université. Il ne s’agirait que d’un double, si vous n’assistiez point à la séance et complétiez le triangle, pour une nouvelle et miraculeuse fois sans mimétisme ni rivalité. Vous liez nos deux personnes, par l’affection que je porte à votre mari et à vous-même ; vous liez aussi nos deux pays, dont je célèbre l’infiniment précieuse amitié. Qu’elle ait connu l’épreuve de nuages passagers, la plus serrée des relations le dirait d’elle-même.
Sur vos épaules repose le pont du monde. La paix règnera, l’humanité se construira, mêlée, moins à l’aide des traités entre nations, moins par la politique, le droit ou les échanges commerciaux que par d’humbles liens amoureux tissés par les femmes aux mariages sans frontières. Alors, dans leur foyer sonnent, ô merveille, deux langues maternelles. L’harmonie à venir s’ouvre sur cette musique métisse, multipliant les chanterelles et les passerelles entre les cultures. Madame, j’entends depuis longtemps le pont de votre voix.
Monsieur, je reviens vers vous, qui avez inventé l’hypothèse la plus féconde du siècle. J’ai pris un temps de repos en ces confidences parce que j’avais du mal à soutenir l’élévation vers la grandeur des choses que vous dites. À retenir une seule des leçons que j’en tire, voici celle sur laquelle je voudrais finir.
Des « lambeaux pleins de sang et des membres affreux » dont j’agitais l’horreur en mon commencement, vous avez généralisé les actions sacrificielles auxquelles s’adonnent les cultures connues. L’hémoglobine dégouline du corps des victimes humaines et animales, bref de ces meurtres collectifs dont vous nous dégoûtez irrémédiablement. Or, en jugeant la victime coupable et en innocentant les assassins, les fables qui les relatent mentent. Vous nous enseignez donc que la fausseté accompagne le crime et le mensonge l’homicide, l’un suivant l’autre comme son ombre. Du sang versé naissent des dieux, antiques ou contemporains, toujours faux. Jumeaux, l’erreur et le meurtre demeurent inséparables. Sublime rationalisme.
Inversement, innocenter la victime amène à ne pas tuer en dévoilant la vérité. Cherches-tu le vrai ? Tu ne tueras point ! La révélation d’innocence équivaut, alors, à une généalogie de la vérité, à qui l’Occident, par le monothéisme juif, la géométrie grecque et le christianisme judéo-grec, tous trois critiques des mythes, doit sa maîtrise unique des raisons et des choses. De la vérité découle la morale. Rationalisme sublime.
Du coup, vous m’avez appris ceci, qui a changé ma vie, de distinguer le saint du sacré, ni plus ni moins que le faux du vrai. Théologie, éthique, épistémologie parlent, en trois disciplines, d’une seule voix.
Écoutez la circonstance qui m’advint voici quelque quinze ans, et qui, à mes yeux, passa pour une expérience quasi cruciale du bien fondé de votre hypothèse. Jamais je n’eus devant moi des étudiants comparables aux prisonniers de Fresnes ou de la Santé ; contrairement aux élèves ordinaires, ils disposent de temps et donc forcent de mutisme et d’attention. À l’aise en ces lieux, j’avais en commun avec eux d’avoir vécu, de longues années d’adolescence, pensionnaire en des lycées aux architectures pareilles à leur enfermement. Ils me demandèrent, un jour, de parler du sacré. L’un d’eux protestait, prétendant que, rouleau d’écriture, ciboire, pierre noire… il se réduisait à une simple convention. Arbitraire ou non, c’était la question. Fidèle à une méthode dont l’exigence refuse le cours magistral, je leur demandai de se préparer à y répondre en méditant sur la mort quelques instants, à part. Me reprenant vite, je rectifiai ma proposition, ajoutant : non seulement la mort que vous et moi allons subir, de toute nécessité, mais aussi celle que l’on peut donner, par accident ou de volonté. Alors, trois d’entre eux se levèrent soudain, comme piqués d’un aspic : « Moi, moi, je sais le sacré ! ». Il s’agissait des condamnés pour meurtre. Jamais je n’obtins un silence aussi contemplatif, extatique et prolongé devant l’évidence. Les faux dieux nous visitaient.
Le saint se distingue du sacré. Le sacré tue, le saint pacifie. Non violente, la sainteté s’arrache à l’envie, aux jalousies, aux ambitions vers les grandeurs d’établissements, asiles du mimétisme et ainsi nous délivre des rivalités dont l’exaspération conduit vers les violences du sacré. Le sacrifice dévaste, la sainteté enfante.
Vitale, collective, personnelle, cette distinction, recouvre celle, cognitive, du faux et du vrai. Le sacré unit violence et mensonge, meurtre et fausseté ; ses dieux, modelés par le collectif en furie, suent le fabriqué. Inversement, le saint accorde amour et vérité. Surnaturelle généalogie du vrai dont la modernité ne se doutait pas : nous ne disons vrai que d’innocemment aimer ; nous ne découvrirons, nous ne produirons rien qu’à devenir des saints.
Au cours de réunions où je regrettais que vous n’assistiez pas, notre compagnie hésita, récemment, à définir le mot religion. Vous en dites deux familles : celles qui unissent les foules forcenées autour de rites violents et sacrés, générateurs de dieux multiples, faux, nécessaires ; celle qui, révélant le mensonge des premières, arrête tout sacrifice pour jeter l’humanité dans l’aventure contingente et libre de la sainteté, pour lancer l’humanité dans l’aventure contingente et sainte de la liberté.
Je veux finir par ce que sans doute peu de gens peuvent ouïr de leur vivant ; que je n’ai encore prononcé devant personne : Monsieur, ce que vous dites dans vos livres est vrai ; ce que vous dites fait vivre.
Le sacrifice épuisé, nous ne nous battrons plus que contre un ennemi : l’état où nous désirions réduire l’ennemi lorsque, jadis, nous nous battions. Alors, seul adversaire en ce nouveau combat, la mort, vaincue, laisse place à la résurrection ; à l’immortalité.
Madame la Secrétaire perpétuelle, permettez-moi maintenant, comme entorse au règlement, de quitter, sur le mot terminal, le vouvoiement cérémoniel. En notre compagnie, fière de te compter parmi nous, entre, maintenant, mon frère.