Réponse au discours de réception de M. Jérôme Carcopino

Le 15 novembre 1956

André FRANÇOIS-PONCET

Réception de M. Jérôme Carcopino

 

Monsieur,

Notre première rencontre ne date pas d’aujourd’hui. Vous m’avez été révélé, il y a plus d’un demi-siècle, sous l’aspect d’un Normalien de troisième année, agrégatif, c’est-à-dire candidat à l’agrégation d’histoire qui, après avoir passé par l’école communale, puis par la maison des champs du Collège Sainte-Barbe, accomplissait, au Lycée Henri-IV, où il avait fait, comme André Chaumeix, de brillantes études, le stage pédagogique réglementaire.

Dans la chaire où vous débutiez, en 1904, vous aviez été invité à dénouer pour nous les nœuds embrouillés de la question d’Orient. Vous le fîtes avec tant de précision, de clarté, d’autorité, avec une diction si martelée et si péremptoire, que la classe en fut saisie. Elle vous avait, à mon instigation, je l’avoue, surnommé le Hospodar, titre que portaient les princes de Moldavie et de Valachie, vassaux du Grand-Seigneur. Mais elle ne songeait pas, pour autant, à tenait coite, médusée, d’emblée, par l’affirmation d’un talent exceptionnel.

« Eheu ! me miserum ! » — pensais-je pour ma part — comment atteindrais-je jamais à pareille maîtrise ?

Ni vous, ni moi ne soupçonnions, à ce moment, que nous nous retrouverions, en 1938-1940, à Rome, sous l’abri du même palais Farnèse, et que nous mettrions en commun, pour les mieux supporter, nos angoisses patriotiques. Ni vous, ni moi, ne devinions que l’élève de naguère, que votre supériorité décourageait, serait, paradoxalement, un jour, à l’Académie Française, l’introducteur de son ancien maître et aurait le privilège de lui souhaiter la bienvenue.

Il était plus facile de prévoir que vous seriez cacique d’agrégation.

C’est, en effet, ce qui arriva. Votre vocation d’historien ainsi manifestée procédait de vos années d’enfance passées à Verneuil-sur-Avre, votre ville natale. Votre père, homme d’une vaste culture et d’une noblesse d’âme exemplaire, s’y était établi comme médecin, en 1878, un médecin éminent, qui jouissait, loin à la ronde, de la considération et du respect de tous. Il était authentiquement Corse, apparenté aux Bonaparte, tandis que votre mère n’était pas moins authentiquement Normande, en sorte que l’on ne doit pas s’étonner qu’en vertu des lois de l’hérédité, votre caractère allie un solide bon sens, un réalisme robuste, une astuce malicieuse et un certain goût processif à l’ardeur des sentiments, et des ressentiments, à la vivacité passionnée, à la pugnacité que l’on attribue volontiers à la population de l’île de beauté.

Verneuil, votre patrie, est une petite ville toute imprégnée d’art et d’histoire.

Place forte, à la frontière qui séparait, jadis, la Normandie du Royaume de France, elle a été l’enjeu de maints combats. On vous menait, quand vous étiez petit, au champ de la bataille du 17 août 1424, qui fut fatale à la Chevalerie française, au « Clos Frotté  », où le dernier des Chouans, le Comte Louis de Frotté, fut fusillé, le 17 février 1800, sur la place où Napoléon et Marie-Louise furent acclamés en 1811, à la maison où Charles X, fugitif, a soupé et couché. On nous apprenait à admirer la tour fleuronnée qui flanque l’église de la Madeleine, les statues qui ornent l’intérieur de l’église Notre-Dame et qui représentent saint Christophe, saint Aventin et saint Joseph. Il n’y manque que l’effigie de saint Jérôme, un patron qui, certainement, ne vous renie pas. Grandissant au milieu de tant de souvenirs, il était naturel que s’éveillât en vous le goût de l’histoire. Mais de quelle histoire ? L’histoire du moyen âge, l’histoire ancienne, l’histoire moderne ? Vous y aviez réfléchi sans conclure, pendant l’année du service militaire qui précéda votre entrée à l’Ecole Normale Supérieure, où vous aviez été reçu, en 1900, avec le numéro 4.

À l’École Normale vous avez été heureux, comme la plupart de ceux qui y ont vécu. Vous avez goûté le charme de cette maison singulière, riche d’un long passé et si bien décrite par Jules Romains. Vous avez apprécié les maîtres que vous y avez écoutés : Gustave Bloch, Monod, Pfister, Bourgeois, Girard, Goelzer, René Durand, Bédier, Lanson. Vous avez aimé l’atmosphère de libéralisme intellectuel et d’indépendance, volontiers frondeuse, qui y règne, les conversations qui, d’une turne à l’autre, se poursuivent dans la critique mutuelle et l’ironie, le travail assidu et consciencieux qui s’y accomplit dans la gaieté et le dégoût du pédantisme, le rapprochement qui s’y opère entre littéraires et scientifiques, les stations prolongées que l’on y fait, parmi les rayons d’une bibliothèque incomparable et qui alternent avec des promenades non moins fructueuses sur les toits, l’honnêteté dans la recherche de la vérité, le souci de l’élégance dans l’expression de la pensée, que l’on y cultive comme un héritage précieux. Vous regrettez la réforme de 1904, qui en a modifié le régime. Il fallait bien, tout de même, moderniser un établissement plus que centenaire, qui demeurait enfermé dans le corset napoléonien, lui enlever son caractère de caserne, le rattacher plus ouvertement au monde extérieur, à la vie de la Sorbonne et des Facultés. En a-t-il souffert ? Il n’y paraît pas. Le genius loci n’a pas déserté ses murs. Ceux qui ont respiré son souffle continuent à essaimer dans toutes les directions. Je plaisanterais, si je disais qu’il y en a même qui deviennent professeurs. De beaucoup les plus nombreux entrent dans l’enseignement et en sont la moelle. Vous en êtes un insigne exemple. D’autres bifurquent, comme André Chaumeix, et deviennent poètes, hommes politiques, diplomates, inspecteurs des finances, écrivains, journalistes. Ils se retrouvent à l’Institut. Leurs anciens camarades les traitent d’amateurs et de transfuges. C’est eux, pourtant, qui font la réclame la plus efficace à cette mère nourricière qu’ils n’oublieront jamais.

Dès votre première année normalienne, vous avez déployé une activité peu ordinaire, couronnée de succès précoces. Vous avez déposé pour la licence ès lettres un mémoire sur l’ostracisme, auquel l’illustre Bouché-Leclercq donna la note 20 sur 20, l’ostracisme dont vous auriez vous-même à souffrir un jour ! L’année suivante, pour l’obtention du diplôme d’études supérieures, vous rédigiez un mémoire sur la loi de Hiéron et les Romains, qui n’eut pas besoin de retouches pour devenir, ultérieurement, votre thèse complémentaire de doctorat.

Vous étiez donc déjà fort engagé du côté de l’histoire ancienne. Un voyage en Méditerranée, qui vous fut offert par la Revue Générale des Sciences et dont vous futes comme ébloui, acheva de décider le jeune Anacharsis. N’aviez-vous pas d’ailleurs, lors de la cérémonie d’initiation des conscrits de la rue d’Ulm, baisé la dernière vertèbre de la queue du mégathérium qui se dressait à l’entrée du couloir des carrés, et qui servait à la fois de surnom à l’excellent professeur Gustave Bloch, dit « le Mega  », et de totem à la tribu des spécialistes de l’histoire ancienne, qu’il dirigeait paternellement ? Encore fallait-il choisir entre le latin et le grec. Vous étiez fort en latin, moins bon en grec. Le sort en fut jeté. Votre rang d’agrégation vous ouvrait, l’accès de l’École de Rome, ou celui de l’École d’Athènes, l’une et l’autre improprement appelées « Écoles » puisque leurs élèves sont déjà des maîtres. Après avoir, je n’en doute pas observé les fumées et consulté les augures, vous partîtes pour Rome, où, quelques années plus tôt, André Chaumeix vous avait une fois de plus, précédé.

Mais tandis que lui y avait surtout flâné, musé, laissé agir sur lui l’ambiance extraordinaire de cette ville unique où, dans un paysage enveloppé d’une lumière rosée, l’antiquité romaine et ses vestiges, la Renaissance, ses églises, et des palais sont intimement mêlés au mouvement, à la vie trépidante d’un peuple alerte et dynamique, vous avez, tout en savourant ces jouissances sans pareilles, travaillé, photographié, visité, voyagé, exploré, noué des relations en tous sens, enrichi, comme une abeille laborieuse, un bagage déjà considérable.

L’École française de Rome est un centre d’études moins turbulent que celui de la rue d’Ulm, mais non moins attachant. Des personnalités de la valeur de Mgr Duchesne, qui était plus qu’éminent, sans être Éminence, et qui l’ont dirigée pendant vingt-sept ans, lui ont imprimé une marque ineffaçable. Normaliens, Sorbonnards, Chartistes vivent, au second étage du palais Farnèse dans un climat où il n’y a pas de place pour la concurrence, mais seulement pour l’estime, l’amitié et l’entraide.

Moi qui les ai eus au-dessus de ma tète pendant un an et demi, je leur dois le témoignage que je n’ai jamais été incommodé par leurs piétinements ou leurs cris, qu’ils composaient, au contraire, une équipe discrète, charmante, studieuse, entourée de la sympathie générale du monde romain et dont j’avais plaisir et profit à suivre les travaux et les conférences.

À l’époque où vous n’étiez encore que membre de cette École, vous y avez, pour vos débuts, fait deux coups de maître.

Le premier a consisté à traduire et à adapter en français une brochure que venait de publier le sous-directeur de l’Institut archéologique allemand de Rome, le Docteur Christian Huelsen, sur le Forum romanum.

Cet exercice eut l’avantage de perfectionner votre connaissance de la langue allemande et celui, plus important encore, de vous familiariser, non seulement avec l’histoire du forum, mais avec chacun de ses monuments, que Huelsen décrivait, datait et commentait à l’aide de photographies et d’essais de reconstitution très plausibles. Dieu sait qu’un tel guide est indispensable pour s’orienter parmi tant de ruines accumulées, pour imaginer ce que pouvait être, en réalité, ce fouillis de constructions du plus grand et du plus petit modèle, ces basiliques, ces palais reposant en surplomb sur des arches, ces colonnes, ces statues, au milieu desquelles serpentait une Voie sacrée, si étroite que l’on se demande comment le héros du jour y pouvait passer sur un char attelé de quatre chevaux, et la foule s’y presser pour l’acclamer !

Votre traduction, aujourd’hui introuvable, eut le plus large succès. D’emblée, elle vous installait au carrefour d’où partait et où refluait toute la vie de l’antiquité romaine, c’est-à-dire au cœur du sujet. Dès lors vous y étiez à l’aise et comme chez vous.

Aussi n’eûtes-vous aucune peine, vingt ans plus tard, à écrire cette Vie quotidienne à Rome, qui est, en quelque sorte, la somme de vos études et de vos expériences de latiniste, le plus répandu de vos livres, le seul des ouvrages d’érudition, disait Ludwig Curtius, votre homologue allemand, que l’on puisse lire dans son lit.

Il est, en effet, fort plaisant et très évocateur. On y voit vraiment renaître la Ville, telle qu’elle était, entre le milieu du Ier, et le milieu du IIe siècle après Jésus-Christ, à l’époque des premiers Antonins, au moment où, dans un monde pacifié, Rome était au faîte de sa richesse et de sa puissance, mais où, déjà, se manifestaient, par le relâchement des institutions et des mœurs, les signes de la décadence. Vous y soulignez la disparate d’une civilisation à la fois grandiose et sordide, le contraste entre le luxe, le raffinement, la splendeur et une simplicité rudimentaire, entre les maisons des riches et les immeubles à étages, les « insulae  », hautes parfois de 20 mètres, mais privées d’eau, de lumière, de cheminées et de chauffage. Vous mettez sous nos yeux les rues tortueuses et semées d’immondices, où se coudoient les Romains et les étrangers, le Thrace, le Sarmate, l’Égyptien, l’Arabe, le Sicambre, les piétons, les soldats, les cavaliers à cheval ou à mule, les porteurs syriens des litières, au milieu du tapage des artisans, derrière les auvents de leurs boutiques, et des enfants, épelant en chœur leurs lettres dans une échoppe, sous la férule du maître d’école ; une image qui rappelle étrangement celle qu’offrent encore, de nos jours, les médinas nord-africaines. Vous oubliez, toutefois, de nous avertir que la civilisation romaine, comme la grecque, était polychrome, que les monuments, les temples, les palais, les statues étaient coloriés, que le forum rutilait des couleurs les plus crues, que la foule était bariolée et bigarrée, que les Romains ne se contentaient pas d’apprécier les fresques et les mosaïques, mais qu’ils aimaient et pratiquaient la peinture sur chevalet. Rien, il est vrai, n’en subsiste. Il n’empêche qu’un défilé de tableaux représentant ses exploits précédait, dans les triomphes, le cortège du triomphateur. Je crains aussi qu’à quelques égards vous n’exagériez les ignorances, les incapacités dont les Romains étaient affligés dans leur vie quotidienne. Vous ne dites pas, comme on le soutenait autrefois, qu’ils se rasaient avec des coquilles de noix, ce qui eût été un remarquable tour d’adresse. Mais vous prétendez qu’ils ne savaient pas se raser et que les tonsores les écorchaient cruellement. Alors, pourquoi se rasaient-ils ? Et en quoi est-il plus difficile d’affûter un rasoir que d’aiguiser un glaive ou un poignard, dont les Romains se servaient assez bien ? Dans une revue d’archéologie, j’ai relevé, un jour, la reproduction d’un petit instrument composé d’une lame de fer serrée entre deux morceaux de bois ; d’où j’ai tiré la certitude que les Romains connaissaient et employaient le rasoir Gillette. Nous avons, là-dessus, une vieille controverse. Ce n’est pas l’heure de la vider.

Le second des coups d’éclat qui ont marqué votre séjour à l’École Française de Rome, c’est la découverte de la pierre d’Ain-el-Djemala. Mgr Duchesne vous avait mis, selon la coutume, à la disposition du directeur des Antiquités de Tunisie, qui était, en 1906, notre confrère Alfred Merlin. Vous aviez été chargé de fouiller le site de l’ancienne Thignica, et les fouilles ne donnaient pas grand-chose. Vous alliez y renoncer, lorsqu’un caïd vous proposa de vous conduire devant une pierre, telle qu’il n’en avait jamais vue. On était au début de juin, L’oued, affluent de la Medjerda, avait, en débordant, démoli un pan de ses rives et démasqué un cube de pierre tronqué, où s’apercevaient des lettres sur chacune des quatre faces. Vous le tirez de l’eau. Vous l’examinez. Vous le déchiffrez. Vous y reconnaissez le texte d’une pétition des travailleurs de l’endroit, qui sollicitaient l’autorisation d’occuper des terres, de les cultiver et d’en transmettre la possession, et le texte de la circulaire d’Hadrien, réglant le statut des domaines impériaux ; sur la quatrième face étaient gravées, mais malheureusement mutilées, les instructions des procurateurs, appliquant à la situation régionale les principes de l’édit de l’empereur. Cette trouvaille, dûment présentée, expliquée et commentée dans toutes les incidences qu’elle comporte pour l’étude des grands domaines, des « saltus », africains et du régime du colonat partiaire, a le plus grand retentissement. Elle vous classe — vous aviez vingt-cinq ans — au premier rang des archéologues français, ou plutôt, des épigraphistes. Car vous voulez bien être un archéologue, mais à condition d’être, avant tout, un épigraphiste. L’archéologie, selon vous, est exposée au risque de divaguer, si l’épigraphie ne la contrôle et ne la guide. L’épigraphie opère en terrain sûr, celui du texte écrit, ou inscrit. Souvent ce texte est incomplet, détérioré, incompréhensible. C’est alors qu’intervient le génie de l’épigraphiste. Il lit ce que l’on n’avait pu lire avant lui. Il reconstitue, il devine le reste. Et rien n’égale l’extase dans laquelle il tombe, lorsque, plus tard, une découverte nouvelle corrobore l’hypothèse qu’il avait avancée. Vous deviez plus d’une fois goûter de tels transports !

Mais votre séjour, du moins le premier de vos séjours à Rome, se termine. L’Université vous réclame. Vous aimez, du reste, le beau métier d’enseigner. Vous êtes professeur dans l’âme. Vous vous qualifierez vous-même, un jour, de « vieil enseignant ». En attendant, vous êtes un jeune professeur d’histoire, au lycée du Havre. Vous fondez un foyer. Vous épousez la fille du compositeur Lucien Hillemacher, qui saura, avec une délicatesse et un dévouement insurpassables, créer autour de vous, au fil des années, l’atmosphère familiale la plus propre à faciliter vos travaux. Mais faire seize heures de classe par semaine, préparer les cours, corriger les copies ne permet guère à un épigraphiste, même déjà notoire, d’avancer rapidement dans l’élaboration de sa thèse doctorale. Vous sollicitez donc un congé. Vous allez à Paris. Vous y servez, un instant, de secrétaire à Raymond Poincaré, qui vous a prié de réunir pour lui les éléments d’un livre sur M. Thiers. Il vous déçoit par sa raideur, son manque d’aménité. Je vais vous révéler la raison de son attitude revêche : vous l’intimidiez ! Votre thèse progresse, cependant. Elle porte sur Virgile et les origines d’Ostie.

Admirateur de Victor Bérard, vous vous avisez d’appliquer ses idées et sa méthode à l’Enéide. Votre effort aboutit à des résultats fructueux. Vous établissez que les six derniers chants de l’Enéide ne se déroulent pas dans une contrée imaginaire, mais très exactement dans la région comprise entre Ardée, le Tibre, Rome et la mer. Vous identifiez l’un après l’autre les lieux où le Romain, désireux de rivaliser avec l’Iliade, comme il a rivalisé avec l’Odyssée, et de choisir des paysages rappelant à Enée et à ses compagnons leur Troie d’origine, a situé, à Prattica di Mare, autour de Castelfusano et dans les environs de la future Ostie, c’est-à-dire en des points que ses lecteurs connaissaient bien, l’action de son poème. Rapprochée du texte de celui-ci, votre démonstration, neuve et frappante, et qui éclaire les intentions de Virgile et le sens de son œuvre, emporte la conviction. Je ne sache pas, d’ailleurs, qu’elle ait été sérieusement contestée.

Votre thèse ne sera, pourtant, soutenue et publiée qu’en 1919. Dans l’intervalle, bien que n’ayant pas encore le grade de docteur, vous êtes nommé chargé de cours à la Faculté d’Alger, inspecteur-adjoint et conservateur du Musée National des Antiquités Algériennes. En ces qualités, vous êtes, à la fois, le successeur et l’auxiliaire d’un savant admirable, Stéphane Gsell, dont on peut dire qu’avec Gustave Bloch, Mgr Duchesne et le grand érudit belge Franz Cumont, il a le plus fortement influencé le cours de votre pensée et l’orientation de votre travail scientifique. Vous parcourez alors, dans toutes les directions, à pied, à cheval, en chemin de fer, votre immense domaine, multipliant avec un rare bonheur les découvertes, les déchiffrements d’inscriptions, les acquisitions de pièces dont s’enorgueillit le Musée d’Alger.

La guerre interrompt une activité si féconde. Elle vous attache, sous l’uniforme d’un lieutenant de zouaves, au corps expéditionnaire des Dardanelles, puis à l’État-Major de l’Armée Française d’Orient, où vous remplissez — vous, territorial — à l’ébahissement de vos chefs, avec une compétence et des résultats extraordinaires, les fonctions de chef du 2Bureau, généralement dévolues à un officier de l’active. Vous en revenez promu, décoré, cité, démobilisé... et gravement malade.

À peine remis, vous passez, dans les conditions les plus brillantes, les épreuves du doctorat et, dès l’année suivante, en 1920, la Sorbonne vous confie la chaire d’Histoire Romaine. Vous l’avez occupée jusqu’en 1937. Vous y avez dépensé un zèle, un talent hors de pair, exercé un rayonnement durable, éveillé des vocations, groupé auprès de vous, formé des disciples, dont la plupart, transmetteurs du flambeau, enseignent à leur tour et sont demeurés vos amis. Mais dans le même temps, vous avez publié plus de vingt volumes, qui ont, bien au-delà de notre pays, solidement assis votre renom.

Tous se distinguent par les mêmes caractères : une érudition écrasante, servie par une de ces mémoires comme il n’est hélas ! accordé qu’aux historiens d’en posséder ; une connaissance exhaustive des textes ; dans l’interprétation de ces textes, une logique implacable, mais aussi une ingéniosité, une habileté, une astuce poussées au maximum — et même au-delà — une imagination fertile, une hardiesse, allant jusqu’à la témérité — et même au-delà ; dans l’exposition de la thèse, une clarté, une précision, une dialectique sans défaut ; dans la réfutation des objections, une ardeur entraînante, une véhémence qui, jointe à la faculté que vous avez de représenter les choses et les gens de façon imagée, rendent vos livres alertes, colorés, vivants, toujours apparentés, d’ailleurs, au genre oratoire de la plaidoirie, plutôt qu’à celui de la sèche argumentation scientifique.

Je n’essaierai pas de rendre compte, ici, d’une aussi riche matière. Je me contenterai d’en signaler l’essentiel.

Une partie importante de votre œuvre est consacrée à la fin de la République Romaine. Cette République agonisante, vous la dépeignez sous des couleurs fort sombres. Tandis qu’elle est en proie aux convulsions, on y prononce encore de grands mots, on se réclame de grandes traditions ; mais sous l’influence délétère de la Grèce et de l’Orient, les institutions s’affaissent, les mœurs se corrompent, dans l’impuissance des lois. L’aristocratie est assoiffée de luxe, d’argent, de jouissance. La classe moyenne disparaît. La plèbe, versatile, nourrie par l’État, amusée par l’État, brise le lendemain l’idole de la veille, se rue au cirque et aux jeux et néglige de plus en plus le travail. Les Juges, les avocats sont vénaux, les proconsuls, déprédateurs. La guerre extérieure est pratiquée, moins pour la sécurité ou la gloire que pour le butin qu’elle rapporte. Tout se relâche, sauf l’acharnement des luttes de personnes et la violence des rivalités de factions. Aussi, après avoir déploré l’échec des deux démocrates prévoyants qui auraient encore pu tout sauver, Tiberius, et surtout Caïus Gracchus, que vous libérez, au passage, des légendes et des calomnies dont on les a entourés, après avoir, dans Sylla ou la monarchie manquée, dessiné de l’homme qui voulut être roi un portrait moins flatteur qu’il n’est d’usage, et restitué les vraies raisons de son abdication, après avoir, enfin, mis en relief les insuffisances de Pompée, qui fut, pourtant, un grand général, réservez-vous toutes vos louanges à Jules César, dont vous avez fait le sujet d’un de vos meilleurs livres, égal, sinon supérieur à ceux de Théodore Mommsen et d’Édouard Meyer. De Jules César, vous admirez tout, l’intelligence souveraine, l’allure désinvolte de grand seigneur libertin, la mémoire infaillible, la perspicacité foudroyante, l’intrépidité, la générosité, le talent oratoire, la culture. Et si le vieux républicain que vous êtes lui pardonne d’avoir passé le Rubicon, et même de s’être divinisé, c’est que le ressort de son âme vous paraît avoir été le souci de sauvegarder la grandeur romaine, l’amour de la patrie.

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Sur la route que vous avez ainsi parcourue d’un pas ferme, vous avez à maintes reprises rencontré un personnage auprès duquel on me permettra de m’arrêter un instant. Je veux parler de Marcus Tullius Cicero. Envers lui, ce serait trop peu de dire que vous ne montrez pas beaucoup de sympathie ; vous le détestez. Il semble que vous lui ayez déclaré la vendetta. Vous ne blâmez pas seulement sa conduite politique. L’homme privé vous paraît indigne de toute estime. Vous en puisez la preuve dans l’étude minutieuse de la Correspondance, où Cicéron se montre sans contrainte et sans précaution, en sorte qu’il devrait être difficile de contester un témoignage qui émane du principal intéressé lui-même. Pourquoi, dans ces conditions, avoir livré au public des lettres aussi peu flatteuses ? Il y a là un secret, le Secret de la Correspondance de Cicéron que vous allez, Sherlock Holmes, nous dévoiler. La Correspondance a été publiée par Atticus, l’ami intime, l’ami de cœur de Cicéron. De son vivant, ce dernier était opposé à cette divulgation. Il n’ignorait pas, cependant, que ses lettres étaient, selon la coutume, communiquées à un cercle d’amis choisis. Peu après sa mort, Atticus a passé outre à la volonté de Cicéron. Votre thèse, c’est qu’en agissant ainsi, il s’est proposé de plaire à Octave, dont il recherchait les bonnes grâces et avec lequel il se serait mis d’accord, pour l’aider à assouvir une vieille et tenace rancune.

Exposé en pleine lumière, Cicéron, peint par lui-même, devait perdre tout son lustre ; il indisposerait, il choquerait, il indignerait les lecteurs de sa correspondance. De quoi Octave ne pouvait que se réjouir, puisque Cicéron avait été l’adversaire de Jules César et le sien propre. Mais surtout, convenablement expurgée par les soins d’Atticus de tous les passages désagréables ou hostiles à Octave et aux siens, ramenée à ceux qui, au contraire, s’élevaient contre les rumeurs plus ou moins calomnieuses dont l’empereur et sa famille étaient l’objet, la Correspondance servirait la cause impériale.

Le machiavélisme d’un tel dessein ne vous a pas paru sortir des limites de la vraisemblance. Vous le tenez pour certain, et comme vous n’avez pas l’habitude de rien avancer à la légère, vous appuyez votre conviction sur un arsenal d’arguments dont on demeure impressionné. Atticus, généralement considéré, et d’abord, par Cicéron, comme le type du parfait ami, l’honnête homme par excellence, l’épicurien scrupuleux, étranger à l’esprit de parti, lié avec tout le monde, ami de tout le monde, malgré les querelles inexpiables et les drames qui l’entouraient, Atticus devient, dans votre conception, un plat valet du pouvoir, un traître de la plus basse espèce, un monstre odieux ; bien plus, un libraire, un éditeur cupide, réalisant une fructueuse opération financière, au détriment de la réputation d’un homme qui n’avait juré que par lui. Mais vous n’en voulez pas seulement à Atticus. Vous arrangez Cicéron, lui aussi, de la belle façon, au moyen des armes que ses lettres vous fournissent et dont vous l’écrasez.

En cela vous réalisez une prédiction de Gaston Boissier. Celui-ci avait écrit, en effet : « Un jour, un commentateur curieux étudiera ces confidences trop sincères et il s’en servira pour tracer de l’imprudent qui les a faites un portrait à effrayer la postérité... Il prouvera qu’il était mauvais citoyen, méchant ami, qu’il n’aimait ni son pays, ni sa famille, jaloux des honnêtes gens, et qu’il a trahi tous les partis.  » Gaston Boissier protestait par avance contre une pareille interprétation, qu’il rejetait comme inexacte et injuste. Souffrez donc qu’à mon tour je rompe, en faveur du vieux Cicéron, une modeste lance.

Vous lui reprochez, en somme, de n’avoir pas été un Caton. Caton, lui-même, était-il sans faiblesse ? Cicéron, tel que je le vois, était un homme de son temps, un homme appartenant à l’élite aristocratique et intellectuelle de son pays. Il ne faisait pas tache au milieu des autres, sinon par son intelligence, qui s’élevait beaucoup au-dessus de celle de la plupart. Il avait les goûts, le genre de vie de son milieu. Il aimait l’argent, c’est vrai. D’où lui venait sa fortune ? demandez-vous. Comment a-t-il pu s’offrir le luxe de six ou huit villas, de deux ou trois cents esclaves, d’une équipe de quatre secrétaires, deux lecteurs et deux médecins ? Et vous laissez entendre qu’au mépris de la loi Cincia de donis et muneribus, il se faisait, sous des formes détournées, grassement payer ses plaidoiries. Mais Pline le Jeune, pour lequel vous avez tant d’indulgence, en usait-il autrement ? Plaidait-il pour rien ?

Sa richesse, à quoi Cicéron l’employait-il ? À acheter des objets d’art, qu’Atticus lui signalait, à s’entourer de belles choses, à accroître, surtout, sa bibliothèque. Ce n’est pas si mal ! Vous consentez à reconnaître qu’il n’était ni incestueux, ni homosexuel, comme tant d’autres, mais vous ne lui en savez aucun gré. Vous êtes choqué, parce qu’un jour, dînant chez Volumnius, la maîtresse de celui-ci, la courtisane Citheris, s’est allongée à côté de lui sur le triclinium. Il arrive encore aujourd’hui à des gens très bien de tomber par accident dans une mauvaise société. Ils n’en sont pas définitivement déconsidérés. Vous ne lui pardonnez pas d’avoir répudié sa femme à cinquante-sept ans, étant déjà grand-père. Il semble établi, cependant, que Terentia, son épouse, était une femme fort désagréable. Il prétendait qu’aidée par un intendant de sa confiance, Philotemus, elle le volait. Rien ne prouve qu’il ait eu tort. En tout cas, Terentia, en un temps où les divorces et les remariages étaient monnaie courante, a supporté allègrement sa répudiation, puisqu’elle s’est, après son divorce, remariée deux fois et qu’elle est morte, non de chagrin, mais de vieillesse, à plus de quatre-vingts ans.

Il a épousé, à soixante-trois ans, une jeune fille, Publilia, — par intérêt, assurez-vous. Nous n’en savons rien. Pourquoi Cicéron aurait-il été à l’abri du démon de midi ?

Il n’avait pas de cœur ? Je constate qu’il aimait tendrement ses amis, cet Atticus, un traître plein de noirceur, selon vous, un homme exquis, au jugement de tous ceux qui l’ont connu.

Il adorait sa fille, Tullia. Il fut profondément malheureux de sa mort. C’est l’antipathie témoignée à Tullia par sa seconde femme qui l’a amené à se séparer de celle-ci. Il était bon pour ses esclaves, et spécialement pour le premier d’entre eux, Tiron, qu’il affranchit. Sa vie n’était pas conforme aux principes moraux de ses ouvrages ? De combien de moralistes ne pourrait-on en dire autant ? Voilà pour l’homme privé.

Quant à l’homme public, vous l’accusez de versatilité, d’opportunisme, de bassesse, voire de lâcheté. Mais, à cette époque, à manquer de souplesse, on risquait sa tête ; et finalement Cicéron a eu la sienne tranchée, ce qui ne lui fût pas arrivé s’il avait eu tout l’opportunisme que vous incriminez. Son intelligence a nui à la fermeté de son caractère ? Elle lui montrait, en tout cas, plus qu’à d’autres, l’envers des choses et des hommes. Il était « conservateur-libéral  », dirions-nous, partisan de l’autorité du Sénat, fidèle à la tradition républicaine, ennemi du pouvoir personnel et de la dictature. C’est pourquoi il s’est porté du côté de Pompée, sans illusion sur son compte. Quand il le comparait à César, il ne pouvait se dissimuler les supériorités de ce dernier, ni, non plus, son ambition et les coups, peut-être mortels, qu’elle allait porter à la République. En César, l’homme lui plaisait, l’homme politique l’effrayait.

Ayant à choisir entre son penchant et ses principes, Cicéron, non sans hésiter, il est vrai, a préféré ses principes. Il s’est rangé dans le camp des Brutus et des Caton, non par défaut de clairvoyance, mais en dépit, au contraire, de cette clairvoyance.

Est-il juste, d’ailleurs, d’accuser de lâcheté l’homme des Verrines, l’homme des Catilinaires, l’homme des Philippiques ?

À supposer, au surplus, qu’Atticus ait sincèrement voulu nuire à la mémoire de son ami intime, on serait en droit d’affirmer qu’il n’y a pas réussi.

La Correspondance, dès sa publication, a été, si l’on peut ainsi parler, un grand succès de librairie. Elle a reçu le meilleur accueil. La postérité n’a pas, non plus, ratifié le calcul d’Atticus et d’Octave. Elle a toujours lu avec plaisir et sympathie les lettres de Cicéron. Elle en goûte la fraîcheur, la spontanéité, le naturel. Elle y retrouve le reflet d’un homme dont les vertus, indéniables, s’accompagnaient d’infirmités, non moins certaines, mais qui ne cachait pas ses contradictions, qui ne « posait » pas et qui, mis à part son talent, se rapprochait de l’humanité moyenne.

Ce jugement est encore, à l’heure actuelle, le plus répandu. Vous l’ébranlez ; vous ne le renversez pas. Je me demande, au fond, si vous ne vous êtes pas laissé tenter par l’extrême subtilité d’une thèse dont la justification exigeait l’emploi de toutes vos ressources.

Votre ingéniosité, en effet, n’a pas de limites. Je gage que vous seriez capable, si l’on vous en défiait, d’administrer l’irréfutable preuve que l’Académie Goncourt ne publie le fameux Journal que pour discréditer ses auteurs et dans l’intention secrète de plaire au chef de l’État !

En ce qui concerne Cicéron, malgré toute mon admiration pour la prouesse que vous avez accomplie, je demeure, élève indocile, de l’avis de Gaston Boissier.

N’était-ce pas, au surplus, celui d’Octave lui-même qui, devenu Auguste, et dans un jour de clémence, disait de son ancien ennemi « C’était un homme très éloquent et qui aimait bien sa patrie !  »

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Quel que soit l’intérêt — et il est grand — des ouvrages que vous avez consacrés à l’histoire des guerres civiles et de la fin de la République, ceux dans lesquels vous vous êtes penché sur le Pythagorisme, son influence et sa diffusion à Rome, dans les années qui ont précédé notre ère et celles qui ont vu le christianisme surgir, souffrir, lutter et vaincre, ceux-là me semblent constituer votre principal mérite ; ce sont vos œuvres maîtresses.

Le paganisme n’a pas disparu à date fixe. Le christianisme n’a pas, non plus, jailli comme un soleil qui, d’un coup, chasse les nuées. De l’un à l’autre il y a eu, dans un pullulement de sectes et un foisonnement de controverses, une transition lente et continue. Vous l’avez éclairée d’une vive lumière.

Après une période d’extraordinaire éclat, au Ve siècle avant Jésus-Christ, le Pythagorisme, ses disciples, son église, victimes de la persécution, avaient subi une longue éclipse ; mais ils n’avaient pas cessé de nourrir une sorte de courant souterrain, où persistèrent à s’abreuver, de génération en génération, des hommes distingués, des âmes d’élite. Ils refleurirent à la fin de la République et au début de l’Empire, à une époque où le paganisme primitif avait perdu sa vertu et où la soif d’un idéal, répondant aux exigences de l’esprit et aux appels du cœur, suscitait, à côté, ou plutôt en face de systèmes tels que l’Épicurisme ou le Stoïcisme, des doctrines, des chapelles singulières, dont la foi et les rites, entourés de mystère, venaient d’Orient par le chemin de la Grèce. Les noms d’Eleusis, d’Isis, d’Orphée, d’Attis et de Cybèle, de Mithra les évoquent. De ces mouvements, le Pythagorisme a été le plus brillant, le plus répandu, le plus voisin du christianisme. Vous nous le présentez comme la plus haute réforme spirituelle qu’ait tentée le paganisme romain.

Pythagore de Crotone, qui a vécu entre la fin du VIe siècle et le milieu du Ve avant Jésus-Christ, était un mathématicien. C’est pourquoi on appelait ses adeptes les « Mathematici » ; mais il était en même temps un moraliste et un poète. Esprit profond, et même génial, il avait poussé très loin l’étude de l’arithmétique, de la géométrie, des intervalles musicaux et des mouvements astronomiques.

Sa métaphysique, d’après laquelle le nombre est la racine de l’univers, les choses ne font que réaliser les virtualités inscrites dans les nombres, la matière sensible n’est que le reflet de l’être transcendant, cette métaphysique admettait l’unité d’un Dieu immatériel, dont l’âme immortelle était l’émanation.

La morale que le Pythagorisme en déduisant était à la fois sévère et douce. Elle prêchait l’amour d’autrui, l’amitié, la sympathie pour tous les êtres vivants, la bonté envers les animaux, le végétarisme, la sobriété, le renonceront, l’ascétisme, l’examen de conscience quotidien. Elle enseignait que la vie doit être employée à une purification continue, qui, au terme de réincarnations successives, permettait à l’âme d’obtenir son salut et de s’envoler vers la demeure des Bienheureux, au sein de l’éther divin. Le salut, la rédemption s’acquéraient par la pratique des vertus. Pythagore, lui-même, était vénéré comme un rédempteur d’essence divine. Il avait une cuisse d’or, prétendaient ses disciples, qui voyaient en lui une incarnation de l’Apollon solaire.

Tout cela rendait, il est vrai, un son presque chrétien, pré-chrétien.

Ce qui n’était pas chrétien, c’étaient les rapports des Pythagoriciens avec la religion et la mythologie traditionnelles. Ils ne les répudiaient pas. Ils se les annexaient. Mais ils leur faisaient subir une transmutation profonde. Ils en acceptaient les dieux, les héros, les mythes, les légendes, les fêtes, les sacrifices ; mais ils les interprétaient à leur manière. S’inspirant des thèmes de l’orphisme, ils y voyaient des symboles, dans lesquels ils retrouvaient leurs propres croyances, une anticipation, une annonciation de leur propre doctrine. Ainsi, ils ne brisaient pas avec le passé. Ils ne reniaient pas les ancêtres. Ils ne les accusaient pas de puérilité ou de débilité mentale. Ils les honoraient comme des prédécesseurs qui s’étaient avancés sur la voie d’une vérité que leurs descendants apercevaient dans sa pleine lumière.

Le caractère sacré de leurs croyances les avait conduits à organiser celles-ci en une religion, soumise à des rites particuliers, et tenus secrets, à la célébration de cérémonies auxquelles étaient progressivement admis les fidèles, selon le degré de leur initiation, et qui se déroulaient en des salles de réunion écartées du bruit des villes ; ils avaient créé des « hétairies », des associations qui étaient les filiales d’un ordre véritable.

On se demande pourquoi ces gens, discrets et secrets, extérieurement respectueux de la religion officielle, et, en somme, inoffensifs, ont été poursuivis et interdits. Le secret même dont ils s’entouraient prêtait aux récits fantaisistes, aux commérages, aux calomnies, ainsi qu’il advint également aux Chrétiens. Et puis, ils se mêlaient de magie. Ils pratiquaient la divination, usurpant un privilège réservé à l’État et à ses prêtres ; ils dressaient des horoscopes ; ils usaient de l’hypnotisme ; ils interprétaient les songes ; ils prédisaient l’avenir. Par là, ils apparaissaient aux pouvoirs publics comme un élément dangereux, un facteur de dérèglement et de trouble.

N’empêche qu’entre 60 avant Jésus-Christ et 50 après, le Pythagorisme a compté des adeptes de choix. Le cercle de Scipion l’Africain lui était acquis. Caton s’en réclamait. Cicéron en était imprégné. Il était l’ami intime de Nigidius Figulus, l’un des Pythagoriciens les plus en vue de l’époque. Platon n’était, à ses -veux, que l’héritier, le continuateur du maître de Crotone.

Mais le Pythagorisme, avez-vous affirmé, a laissé à Rome des « traces palpables ». Ces traces, vous les avez relevées en trois endroits : à la Porte Majeure, au tombeau du Viale Manzoni et à l’église Saint-Sébastien.

C’est là qu’il nous faut maintenant vous suivre.

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Le 23 avril 1917, à cent mètres à l’est de la Porte Majeure, à Rome, la voie de chemin de fer de Rome à Naples s’affaisse tout à coup.

On creuse. On tombe sur une prise d’air au-dessus d’un couloir. On creuse encore et l’on découvre, enfouie à une grande profondeur, au bout du couloir, une construction souterraine qui semble une église et comprend un atrium, un vaisseau à trois nefs, séparées par deux rangées de trois piliers, la nef du milieu, plus large que les autres, se terminant par une abside semi-circulaire. Le monument est décoré entièrement de stucs, assez bien conservés, répartis en une multitude de panneaux, dont quelques-uns sont encore coloriés. Ils représentent des personnages ou des scènes énigmatiques, mais qui paraissent empruntés aux usages et aux mythes du paganisme. À l’intérieur du monument, dont le pavement est à 13 mètres au-dessous du niveau actuel du sol, on observe la marque laissée par plusieurs tables et par une cathèdre, adossée au mur de l’abside.

Qu’est-ce donc que cet étrange édifice ? Les archéologues, les érudits, les savants s’empressent autour de la trouvaille et s’efforcent de l’expliquer.

Ce n’est pas une église chrétienne. Elle date de la fin du règne de Claude. Ce n’est pas, non plus, une salle des fêtes ; on s’y sent pénétré d’une sorte de gravité sacrée. Ce n’est pas davantage une sépulture. Elle recèle quelques bustes, mais pas d’urnes ni de sarcophages. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ce fut le siège d’un culte.

Alors, à votre tour, vous entrez en lice. Vous examinez les lieux avec minutie. Vous montez sur des échelles, armé de l’appareil de votre formidable érudition, d’une bonne loupe et d’une forte lampe. Vous consultez les ouvrages qui sont rangés sur les rayons de votre bibliothèque et sur ceux de votre mémoire. Ils vous livrent une foule de références, d’analogies, d’éléments de comparaison et de rapprochement. Vous réfléchissez, vous méditez, et puis, vous prononcez : c’est une basilique pythagoricienne, un de ces « antres de Pythagore », dont parle Porphyre, enfoncé sous terre, selon la recommandation du Maître lui-même. Elle n’a probablement pas été achevée. Frappée d’interdit, on voit qu’elle a dû être déménagée en hâte. Elle a, pourtant, été utilisée. Telle qu’elle a été exhumée, elle est, sans doute, l’œuvre d’une confrérie de vingt-huit membres — chiffre rituel — qui s’y réunissait à la fin du jour.

Votre imagination secondant votre science, vous nous décrivez, comme si vous y aviez assisté, la cérémonie. Les vingt-huit célèbrent, d’abord, un sacrifice. Ils prennent, ensuite, un repas, une cène, assis à quatre tables, à raison de sept par table. Sept, nombre virginal. Après quoi, ils écoutent la lecture d’un texte, attribué à Pythagore. Pour finir, le plus ancien, siégeant sur la cathèdre, fait à la confrérie un sermon, dans lequel il rappelle et commente les préceptes de la morale pythagoricienne.

L’hypothèse de la construction et de l’utilisation de la basilique par une confrérie pythagoricienne vous fournit, en outre, la clé de l’énigme des stucs, le moyen d’en identifier les personnages, d’en révéler et d’en préciser le sens.

Le plus important de ces stucs orne l’abside du monument. Il domine la basilique entière et couronne le symbole de sa décoration.

On y distingue les houles de la mer, des falaises aux deux extrémités. À gauche, un homme est assis, triste, le visage dans ses mains. En haut, un Apollon, campé sur les rochers, l’arc dans la main gauche, encourage du geste une femme résolue à franchir le bras de mer qui la sépare du Dieu et de la main libre que celui-ci lui tend. Elle porte une lyre. Elle n’a plus qu’un pied sur le sol. Un amour ailé la pousse, tandis qu’un triton, tenant une rame, souffle dans une conque. C’est Sappho, la poétesse de Lesbos, qui va sauter dans la mer de Leucade, non pas pour se suicider, par, amour pour Phaon, mais afin de se renouveler, de se purifier, grâce à Phaon, héros céleste, qui l’a entraînée vers l’amour divin, et de rejoindre Apollon, figure pythagoricienne du Soleil, dans l’éther où séjournent les âmes libérées par l’initiation.

Dans votre déchiffrement des rébus de la Basilique de la Porte Majeure, il subsiste, sans doute, une grosse part de conjecture. Si les confréries pythagoriciennes ont été aussi répandues et nombreuses que vous le dites, on s’étonne, en particulier, que cette basilique soit la seule de ce genre que l’on ait découverte jusqu’ici. Mais votre démonstration est appuyée sur une documentation si riche et si précise, sur un raisonnement si serré, des inductions et déductions si logiques, une méthode si stricte, des suppositions si plausibles, qu’elle satisfait l’esprit et emporte la conviction.

L’ouvrage dans lequel sont exposés votre investigation et ses résultats est magistral. Il faut toujours en revenir à cet adjectif, quand on parle de vos travaux.

Nous devrions maintenant nous transporter, sous votre conduite, au Viale Manzoni.

Vous nous montreriez, après la Basilique de la Porte Majeure, qui était le sanctuaire de Pythagoriciens dont le spiritualisme tendait vers celui des Chrétiens, un tombeau, énigmatique, lui aussi, qui était celui de Chrétiens ne voulant pas rompre leurs attaches pythagoriciennes. Mais le peu de temps dont nous disposons nous oblige à sauter cette étape et à nous rendre directement sur la voie Appienne.

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Là, à quelques kilomètres de Rome, s’élève l’église de Saint-Sébastien, où étaient conservées les reliques de ce saint, et qui, dans son état actuel, a été édifiée en 1612 par le Cardinal Scipion Borghèse. Elle a pris la place d’une église beaucoup plus ancienne, dont les vestiges subsistent au-dessous d’elle et que l’on appelait la Basilique des Apôtres, Basilica Apostolorum ; car une tradition constante, et venue de très loin, assurait que les reliques des apôtres Pierre et Paul y avaient été déposées et que les fidèles s’y rendaient nombreux pour prier et honorer la mémoire des grands fondateurs du christianisme romain. Mais, une tradition non moins constante affirmait que les ossements de Pierre avaient été ensevelis dans les fondations de la primitive église de Saint-Pierre, devenue, dans la suite des siècles, la basilique vaticane, tandis que ceux de Paul avaient été recueillis dans une sépulture située sur la voie d’Ostie.

Les reliques des Apôtres n’ont pu, évidemment, se trouver à la fois à Rome et hors de Rome ; et si elles ont été conservées hors de Rome, celles de Pierre, en particulier, n’ont pas reçu asile dans les fondations sur lesquelles s’érige, aujourd’hui, l’église de Michel-Ange.

Comment résoudre un problème, dont il n’est pas besoin de souligner combien importantes sont les incidences, quelle que soit la solution qu’on lui donne.

Nous touchons ici à ce qui est peut-être la plus brillante de vos démonstrations. Vous avez établi, en effet, que les reliques de Pierre et de Paul, d’abord disposées dans les lieux que la tradition leur assigne, à Rome et sur la voie d’Ostie, ont été enlevées et, avec l’aide probable et la complicité de serviteurs chrétiens de la cour des Césars, transportées à l’endroit où l’on a, par la suite, vers 314 ou 316, bâti la Basilica Apostolorum, et qu’après plusieurs années elles ont été replacées dans les endroits d’où elles provenaient.

La raison de ce transfert, c’est le souci de soustraire ces « trophées sacrés » aux persécutions de Valérien et de Dioclétien, et la raison de leur retour à leurs points d’origine, c’est l’avènement de la paix religieuse, décrétée par Constantin, en 313.

Par une étude attentive des textes, ainsi que par une série de déductions plus subtiles les unes que les autres, et le secours d’une imagination dont nous avons déjà admiré les ressources, vous avez réussi à dater les deux opérations. La première, l’enlèvement des restes, aurait été accomplie en 258, et, sans doute, le 22 février. La seconde, le retour des cendres, daterait du 18 janvier 336, pour saint Pierre, et du 25 janvier de la même année, pour saint Paul. Elles auraient donc été en exil pendant soixante-dix-huit ans.

Au moment de leur enlèvement de Rome, la Basilica Apostolorum n’existait pas encore, mais là, où elle fut construite, il y avait une nécropole que l’on désigne par le nom de Catacumbas. Catacumbas signifie : qui est dans un fond, dans un creux de terrain. C’est devenu le nom générique de toutes les sépultures chrétiennes souterraines.

Cette nécropole, bousculée ultérieurement par l’érection de la Basilique, a été retrouvée et explorée. C’était une nécropole éclectique. Des païens, les adeptes d’une secte judaïsante, des chrétiens, mais non orthodoxes, tributaires du pythagorisme, et formant la confrérie funéraire des « Innocentii », des fervents de l’Innocence, y enterraient leurs morts. Aussi n’était-elle pas immédiatement suspecte et pouvait-elle, à trois kilomètres de Rome, échapper aux persécuteurs. C’est là que, dans une niche voûtée, un « arcosolium », entouré d’un petit monument, étaient logées, selon vous, les reliques des Apôtres. Les fouilles ont fait apparaître, en outre, une galerie en pente, qui reliait le mémorial des Apôtres à une issue extérieure, et, dans cette galerie, une niche, une cachette, où, aux heures de danger, étaient probablement dissimulés les coffrets contenant les reliques des Saints. Car celles-ci, réduites à quelques ossements, étaient enfermées dans des coffrets de petites dimensions, des reliquaires. Une inscription, en cet endroit, recommande certains défunts à la protection des Apôtres. Elle est accompagnée du dessin d’un carré, qui figure la forme et les dimensions d’un coffret. Or, ces dimensions sont toutes proches de celles de la cavité qui a été découverte dans les soubassements de l’église vaticane, immédiatement au-dessous de l’autel papal, et qui, dans un revêtement de marbre, a évidemment recélé les reliques de saint Pierre. On ne s’expliquerait pas autrement que l’église Saint-Pierre de Rome ait été édifiée en cet endroit, le moins propre, à cause de la nature marécageuse et des dénivellations du terrain, à une construction pareille. Si la basilique vaticane est à la place où nous la voyons, c’est qu’il fallait qu’elle s’élevât au-dessus des reliques de saint Pierre et non pas ailleurs. Vous avez, dans une brochure particulière, développé plus longuement votre conviction. Déjà, cependant, l’étude du sous-sol de Saint-Sébastien, de la Basilica Apostolorum et de la nécropole de Catacumbas, vous avait permis de corroborer le résultat des fouilles ordonnées par Sa Sainteté Pie XII et d’apporter à ce qui fut toujours la thèse de l’Église sur la venue, le martyre et l’inhumation de saint Pierre à Rome, le précieux renfort de votre autorité de savant.

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Mais vous ne vous êtes pas contenté de percer le mystère des stucs de la Basilique Pythagoricienne, de dater et d’expliquer le séjour des reliques de Pierre et Paul dans le sous-sol de l’église Saint-Sébastien et de la Basilica Apostolorum. Vous êtes un infatigable défricheur et déchiffreur d’énigmes. L’antiquité romaine en pose encore de nombreuses. Elles vous irritent. Vous les ressentez comme un défi à vos capacités divinatoires et vous tenez à honneur de leur arracher leur secret. Si, à l’exemple de certaines cités grecques, nous confiions le pouvoir à celui qui sait répondre au Sphinx, il y a longtemps que vous seriez Président du Conseil !

Parmi les énigmes que vous avez définitivement éclaircies, figure celle de la 4e églogue virgilienne.

Nous avons tous traduit ce texte, en notre jeune temps.

Nous nous rappelons le « Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo », le « Jam redit et Virgo », et l’invocation à l’enfant prestigieux qui fera cesser la race de fer et surgir sur le monde entier la race d’or « ac toto surget gens aurea mundo ».

On a hasardé beaucoup d’hypothèses et écrit aussi beaucoup de sottises, à propos de ces vers. On a même voulu y voir une prophétie de Virgile, annonçant la naissance de l’enfant divin qui apporterait au monde l’âge d’or du christianisme.

Vous avez fait table rase de toutes ces tentatives d’interprétation, et montré que la 4e églogue, dédiée au Consul Pollion, célèbre la médiation par laquelle celui-ci réussit à amener Octave et Antoine à conclure la paix de Brindes, à l’époque de l’année où le soleil passe au zodiaque, sous le signe de la Vierge.

Quant à l’enfant prédestiné, promu à l’âge qui suivra l’avènement d’une paix perpétuelle, il s’agit du fils cadet de Pollion, Saloninus ; mais hélas ! celui-ci n’eut qu’une existence éphémère, comme la paix de Brindes elle-même.

Je ne suis pas sûr que vous ayez obtenu un résultat aussi satisfaisant dans votre essai d’explication du « carré magique ».

Le carré magique, c’est l’assemblage, relevé sur quelques murs, de cinq mots latins de cinq lettres, écrits l’un au-dessous de l’autre

S A T 0 R
A R E P 0
T E N E T
O P E R A
R O T A S

Ces mots ont la particularité de pouvoir être lus verticalement et horizontalement et de se répéter, qu’on les lise de droite à gauche, ou de gauche à droite.

Chacun d’eux a un sens ; mais leur ensemble n’en a pas. Cependant, vous les sollicitez ; que dis-je ? vous les pressez, vous les étirez, vous les torturez et finalement vous prétendez qu’ils signifient « Le Sauveur sur sa croix retient par son sacrifice les roues du destin », et vous en faites un symbole chrétien.

Excusez-moi, et que saint Irénée, dont vous invoquez l’autorité, m’excuse, en même temps, de ne pas vous suivre jusque-là. Si le carré était un symbole chrétien, il en existerait un plus grand nombre d’exemplaires ; on l’aurait trouvé dans les catacombes, où il n’y en a pas trace, que je sache.

Pour être magique, le carré n’a pas besoin de renfermer un sens caché, ni même d’avoir un sens. Moins il a de sens, plus il est magique. Tel qu’il est, il est sans fissure ; on ne saurait l’enfoncer. Les esprits qui veulent du mal aux hommes n’ont pas de prise sur lui. Il les empêche d’entrer. C’est, au moins à l’origine, un signe cabalistique. Et puis, n’y a-t-il pas des amusements verbaux dont la singularité est la seule raison d’être et qui n’ont pas de portée plus profonde ? Exemple : l’Am, Stram, Gram, des enfants, qui n’est, vous en conviendrez, ni un symbole pythagoricien, ni un symbole chrétien.

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Ne fût-ce que d’un mot, je voudrais mentionner encore parmi vos plus notables mises au point, ou découvertes, celles qu’à la suite de deux voyages au Maroc, en 1928 et 1933, vous avez consignées dans l’ouvrage qui s’intitule Le Maroc antique. On vous doit, en effet, l’explication de l’importance qu’à en juger par l’étendue et la splendeur de ses ruines, a eue la cité de Volubilis. Selon vous, cette ville, comprise dans le limes romain, où le christianisme a pénétré et où la civilisation et la langue romaines ont fleuri parmi les Berbères jusqu’au VIIe siècle de notre ère, cette ville a été la capitale de la Mauritanie de l’Ouest. Les rois Juba II et Ptolémée y ont eu une résidence, dans laquelle le gouverneur romain s’était installé. C’est pourquoi on y a trouvé des chefs-d’œuvre qui n’ont pu provenir que des collections d’un prince, tels que le buste en bronze de Caton d’Utique, qui est de toute beauté.

Vous avez, d’autre part, soumis à la plus minutieuse critique le périple d’Hannon, ce singulier document qui n’est venu jusqu’à nous que dans une traduction grecque, relativement récente — l’original, rédigé en punique, et suspendu dans le Temple de Baal, ayant été détruit en même temps que Carthage. Le récit d’Hannon était, selon vous, destiné à exalter les talents nautiques des navigateurs carthaginois, tout en donnant des renseignements faux sur un itinéraire qu’il fallait garder secret, parce qu’il conduisait à la baie du Rio de Oro, où se faisait, avec les orpailleurs soudanais, le trafic de l’or.

Cette fois encore, votre thèse, remarquablement ingénieuse, est convaincante.

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On aurait pu penser qu’enfermé dans des travaux si nombreux et si variés, vous seriez à l’abri des orages du monde extérieur et des calamités du temps présent. Il n’en a rien été.

Vous avez exercé des fonctions officielles, et non pas seulement celles de professeur d’histoire ancienne à la Sorbonne, des fonctions officielles qui n’ont pas été de tout repos. À Rome, où vous aviez déjà — en 1922-23 — assuré un intérim, vous avez pris, en 1937, la place du regretté Émile Mâle, à la direction de l’École française. Vous y êtes arrivé au moment où le fascisme resserrait son alliance avec l’Allemagne hitlérienne et, accentuant son hostilité aux Puissances démocratiques, traitait presque ouvertement la France en ennemie, malgré la gêne et le malaise que le public et la société romaine en éprouvaient. Vous avez, dans les milieux intellectuels que vous fréquentiez et où vous jouissiez de l’estime générale, secondé de la façon la plus intelligente et la plus habile les efforts que je déployais moi-même, à partir de l’automne de 1938, pour empêcher, ou retarder, l’irréparable. Vous m’aidiez à organiser, sous l’égide de l’École française, de grandes conférences qui avaient lieu au Palais Farnèse, dans le majestueux salon d’Hercule, et où se pressait démonstrativement l’élite du monde romain, heureuse d’entendre la voix de Léon Bérard, d’Émile Mâle, d’André Bellessort, d’Henry Bordeaux. Le dernier qui ait pris la parole dans ces circonstances a été le confrère dont nous déplorons la perte récente : Louis Madelin.

Revenu dans un Paris occupé, vous avez, en septembre 1940, accepté d’assurer la direction de l’École Normale Supérieure, puis, à titre intérimaire, celle du rectorat de l’Université. En d’autres temps, vous eussiez assumé avec joie ces responsabilités, au moins celle de directeur de l’École Normale, où vous avaient précédé d’illustres devanciers : Fustel de Coulanges, Perrot, Lavisse, Lanson, Bouglé. Mais, à ce moment, elles étaient accablantes, hérissées d’obstacles et de périls. À force d’insistance et en engageant votre autorité morale, vous avez obtenu l’évacuation des locaux de la rue d’Ulm et la réouverture de l’Université, qui avait été fermée, à la suite de manifestations d’étudiants. C’est dans le même esprit de soumission à ce que vous considériez comme le devoir civique, que vous avez répondu, en février 41, à l’appel qui vous était adressé et que vous êtes devenu Secrétaire d’État de l’Éducation Nationale. Cette nomination fut, à l’époque, accueillie par l’ensemble du corps enseignant avec un véritable soulagement. On savait que vous défendriez les traditions universitaires françaises, l’indépendance des professeurs, la neutralité scolaire. Vous n’y avez pas failli. Vous avez, en outre, procédé à une réforme de grande envergure de l’enseignement, dont le besoin est admis par tous, mais qui est, pourtant, la seule que l’on ait tentée avant le projet auquel le Ministre actuel, M. Billères, vient d’attacher son nom. Votre réforme vous était dictée par le souci d’alléger les programmes, en supprimant les classes de l’après-midi, de développer l’enseignement technique, dont les établissements deviendraient des collèges, de restaurer, dans les classes, l’autorité du professeur principal, d’assimiler la formation des instituteurs à celle des autres étudiants, en les obligeant à passer le baccalauréat, de prolonger la scolarité primaire par un enseignement agricole, d’augmenter, sans limitation du nombre des bénéficiaires, l’attribution des bourses d’études.

On peut discuter du bien-fondé de telle ou telle de ces mesures. Certaines ont été annulées. D’autre survivent. On ne peut nier la qualité des préoccupations qui les inspiraient, les unes et les autres.

En avril 1942, vous avez désiré vous éloigner de Vichy. Vous avez repris la direction de l’École Normale, au milieu de difficultés et d’angoisses accrues ; car l’École, devenue un foyer de résistance, excitait de plus en plus la méfiance de l’occupant et provoquait ses interventions, ses perquisitions, ses arrestations. À la Libération, vous avez été traité avec rudesse, sur la foi d’imputations inexactes et injustes, dont la Magistrature et le Conseil d’État ont fait justice. Vous avez, d’ailleurs, raconté sans amertume vos tribulations dans ces Souvenirs de Sept ans, ce Pro Carcopino, pénétré d’influence cicéronienne, et dont l’honnêteté, la sincérité, la franchise et le courage s’imposent à tout lecteur de bonne foi.

Si votre vie publique n’a pas été exempte de tempêtes, le destin n’a pas non plus épargné votre vie privée et familiale. Il vous a frappé, à coups redoublés, dans vos affections les plus chères. Vous avez supporté les deuils cruels qu’il vous infligeait avec une dignité, une élévation d’âme, un stoïcisme de vieux Romain.

Votre vie scientifique, en revanche, a été constamment favorisée par une chance et des succès que vous avez accueillis avec modestie. Vous avez été élu à l’Académie des Inscriptions, en 1930, il y a vingt-six ans. Mais déjà l’Institut Archéologique allemand, l’Académie Pontificale d’Archéologie, l’Académie dei Lincei vous avaient ouvert leurs portes. Depuis lors, l’Académie d’Histoire de Buenos-Aires, l’Académie Royale de Belgique, l’Académie des Sciences de Turin, l’Académie d’Histoire de Madrid les ont imitées. Bien que vous fussiez ainsi, amplement pourvu d’honneurs, vous avez souhaité de siéger parmi nous. C’est, de votre part, un hommage auquel je vous prie de croire que l’Académie Française n’est pas insensible.

Vous succédez, chez elle, à un confrère que beaucoup des nôtres appréciaient et aimaient. À quelque distance en avant de vous, nous avons aperçu sa silhouette, sur le chemin qu’au début de vos carrières respectives, vous avez, l’un et l’autre, suivi. Cependant, vous ne vous ressemblez pas. André Chaumeix n’est jamais entré dans les cadres de l’Université ; il n’a jamais professé, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait jamais enseigné ; car il enseignait, plus encore qu’il ne renseignait, les lecteurs de son journal. Mais tandis que l’on voit en vous un travailleur acharné, un bûcheron jamais las, qui se fraye une voie au milieu des plus épais fourrés, avec cette « ascia », cette hachette dont vous avez expliqué le sens chrétien symbolique, il revêt, quant à lui, l’aspect d’un observateur, que rien ne presse, des choses et des gens, d’un lettré qui se ménage des loisirs, et dont la curiosité amusée et intelligente, le goût fin s’appliquent aux objets les plus divers, d’un juge éclairé du présent et de la vie en marche, plutôt que d’un historien, penché sur un passé immobile. Ce qu’il y avait de profondément sérieux, de gravité même, d’étude attentive et de vaste culture, sous ces apparences de facilité et de distinction désinvolte, vous l’avez très bien montré. C’est ce qui rendait le commerce d’André Chaumeix si intéressant et si agréable. Car il avait au plus haut point un talent qui tombe en désuétude et que nos pères savaient apprécier, mieux que la société d’aujourd’hui : le talent de la conversation, de la vraie conversation, c’est-à-dire de celle qui n’est pas frivole et consacrée exclusivement à un échange de potins, mais que nourrissent la réflexion, des connaissances encyclopédiques, une riche expérience, une tournure d’esprit élégante et spirituelle. André Chaumeix était, en ce sens, un causeur sans pareil, un artiste de la conversation. Il n’aimait pas se placer devant les feux de la rampe, ni participer aux mêlées, autrement que par la plume. Mais les hommes d’action du plus haut rang recherchaient son conseil et faisaient cas de ses avis. De ceux-là furent Alexandre Ribot, Aristide Briand, les ambassadeurs Beau et Dutasta, Raymond Poincaré, le maréchal Pétain. Songe-t-on à la somme de dévouement et d’abnégation que suppose le fait qu’il se soit contenté de jouer ce rôle dans l’ombre et qu’il ait accepté d’écrire pendant de longues années, et presque chaque jour — tâche épuisante — des articles qu’il ne signait pas de son nom ? Il est vrai qu’on en reconnaissait l’auteur à l’aisance, à la clarté, à la pureté de leur style, autant qu’au bon sens qu’ils traduisaient, au libéralisme et au patriotisme dont ils étaient imprégnés et qui étaient ceux-là mêmes qui animaient, au lendemain d’un désastre, les grands fondateurs de la Troisième République.

À cet égard, vous le rejoignez ; car vous êtes, vous aussi, Monsieur, un parfait écrivain. Vos ouvrages les plus spécialisés, les plus techniques — puisqu’il faut employer ce mot à la mode — sont écrits dans une langue pleine, propre, aérée, bien frappée, vigoureuse et solidement articulée. C’est qu’André Chaumeix et vous-même êtes d’excellents représentants de l’humanisme français. L’humanisme qui plonge ses racines dans l’étude de l’antiquité gréco-latine ne contrarie pas le progrès saisissant des sciences. Il l’accompagne ; il l’éclaire ; il lui garde une âme. Il est la fleur, il est l’honneur de notre civilisation. Les circonstances que nous traversons nous imposent le devoir de le défendre contre l’inhumanité, contre la montée des Barbares.

L’École Normale de la rue d’Ulm, fille aînée de l’Université, en cultive avec ferveur l’émouvante tradition.

Ce n’est pas en vertu d’un dessein prémédité qu’il se trouve qu’aujourd’hui, sous cette Coupole, un normalien salue un normalien, qui succède lui-même à un autre normalien, en présence de trois secrétaires perpétuels normaliens, sur six que comptent nos Académies.

On m’excusera, cependant, de souligner cette fortuite rencontre et d’en tirer quelque honneur, à l’avantage d’une institution qui se flatte d’entrer, pour une part non négligeable, dans les composantes de l’esprit français.