Réponse au discours de réception de Léon Bérard

Le 3 mars 1938

Louis MADELIN

MONSIEUR,

Je ne vous surprendrai pas, je ne surprendrai personne en saluant en vous un pur Béarnais ; mais c’est là un trait que, dès l’abord, il me plaît de souligner parce que, depuis trois siècles et demi, ce mot de Béarnais sonne bien aux oreilles françaises. Vous n’émaillez pas vos propos du Ventre Saint Gris de Henri de Navarre, ni du Diou bibant de Jean Bernadotte, mais, à l’allant de votre vie, à la verve de votre esprit, à la gaieté de vos discours, à la sonorité de votre verbe, on devinerait vite en vous un compatriote de ces illustres Pyrénéens. Votre province qui, territorialement, est petite, est, historiquement grande : deux hommes sont, pour conquérir un trône, partis de votre petite capitale. Ce n’est pas un trône que nous vous avons offert, mais — ce qui est aujourd’hui plus stable — un fauteuil, — d’ailleurs métaphorique. Vous avez, au surplus, sur vos rois béarnais, un avantage : tous deux, — Henri de Navarre, en se faisant, de huguenot, papiste, Jean Bernadotte, de catholique, luthérien, — ont, pour s’assurer une couronne, dû changer de messe. Or, c’est précisément votre messe qui nous a plu : nous vous avons élu pour être resté, persévéramment, activement, combativement, fidèle au culte et à la défense des bonnes lettres classiques.

Pur Béarnais, disais-je, à l’instant ; il faut que, tout aussitôt, je me rectifie : votre famille paternelle est, en effet, originaire de la Provence ; mais votre aïeul, le capitaine Bérard, ancien soldat de Napoléon, ne s’est pas contenté, il a plus d’un siècle, d’adopter le Béarn comme terre d’élection : il s’y est marié ; son fils, votre père, s’y est marié et y a passé toute sa vie ; vos aïeux maternels et grandmaternels vous font une très ancienne ascendance béarnaise. Votre famille, fortement enracinée en cette marche des Pyrénées, y a acquis et gardé de bonne terre béarnaise ; Sauveterre de Béarn vous tient avec raison pour un fils glorieux et, par votre mère, vous êtes d’une lignée qui s’est trempée, des siècles, aux eaux, toute voisines, de Salies de Béarn ; le sel de Salies, c’est votre vin de Jurançon ; vos propos en ont été, pour toujours, assaisonnés.

Votre enfance s’est partagée entre deux vieilles maisons familiales : celle de Sauveterre et celle de Sainte-Gladie, toute proche.

Elles étaient, pour un esprit curieux comme le vôtre, pleines de trésors. On vous montrait notamment deux petits paquets qui étaient fort instructifs : l’un contenait des guinées anglaises et l’autre des assignats français. Les guinées venaient d’un grand-oncle qui, lorsque, franchissant toutes nos frontières, les étrangers couraient à la curée de l’Empire, avait vu les soldats de Wellington envahir le Béarn ; ils avaient, chose incroyable, réglé en or les logements occupés et les quelques dégâts commis ; de cet or, en mémoire d’un fait si miraculeux, on avait conservé une bonne poignée. Aux assignats s’attachait, tout au contraire, la Souvenir d’une amère déception ; environ 1791 votre aïeul maternel avait, par enthousiasme civique, apporté 60.000 livres en or au district pour soutenir le papier émis par la Nation ; avant quatre ans, ces 60.000 livres en papier n’avaient pas valu cinq louis. « Cette expérience, avez-vous écrit, avait à jamais inspiré à ma famille une grande méfiance de la circulation fiduciaire, » Pour vous, ces deux souvenirs sensibles, — les guinées anglaises et les assignats français — comportaient deux enseignements, complémentaires l’un de l’autre : à savoir qu’une nation qui vit dans l’ordre traditionnel garde sa fortune jusqu’à pouvoir en faire largesse et qu’une nation qui se voue aux convulsions voue, par là même, son crédit à la ruine. Ce fut votre première leçon de science politique ; vous en êtes resté très sage et il est prêt à devenir, un jour, pour Raymond Poincaré, restaurateur — momentané — de notre Trésor, un collaborateur convaincu.

Vous ne pouviez cependant vous en tenir à ces simples leçons de choses. On vous avait confié à un collège ecclésiastique de Pau où vous avez fait toutes vos classes ; vous étiez, parait-il, un très bon écolier, mais l’excellent supérieur observait chez vous, non sans inquiétude, une tendance à « faire l’amateur » : « Léon Bérard, bon élève, très intelligent, notait-il, mais il n’arrivera à rien. » Un supérieur même excellent — peut être mauvais prophète : vous êtes à peu près arrivé à tout.

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Vous aviez, de bonne heure, montré une vocation certaine pour le barreau ; il vous fallait donc, le baccalauréat franchi, vous inscrire à une école de droit. Une tante dévouée qui, maintenant, remplaçait près de vous les parents, hélas ! trop tôt disparus, hésitait à vous conduire à Paris ; un de vos oncles, s’y étant, un jour, inconsidérément hasardé, pour aller, dans un élan d’amour inexplicable, saluer le vieux chansonnier Béranger, en était revenu si malade, que, peu de temps après, il avait succombé. « Ce précédent, m’avez-vous confié, n’a pas laissé, je l’ai senti, de s’imposer à la méditation des miens. » La balance — vous alliez apprendre pourquoi — pencha cependant pour Paris. Mais vous vous y acheminiez comme vers une ville très dangereuse. L’arrivée confirma vos appréhensions ; les trains de la Compagnie d’Orléans avaient alors leur terminus à la place Valhubert ; vous y vîtes, à peine sorti de la gare, deux statues élevées à des médecins célèbres, Ricord et Pinel ; une ville où l’on montrait tant de reconnaissance à des médecins vous parut, au regard de votre salubre Sauveterre, un lieu décidément redoutable. Vous demandâtes à votre tante pourquoi, après tout, elle vous y amenait. Et cette Béarnaise éclairée dévoila enfin sa pensée : « C’est, mon enfant, répondit-elle, pour que tu apprennes bien la langue française. » Vous avez, à Paris, très bien appris la langue française, sans oublier, certes, le béarnais et, par surcroît, vous voyez aujourd’hui, à travers la grande ville vingt statues dressées à des médecins célèbres sans en éprouver la moindre terreur. Tout est bien qui finit bien. Mais de votre première impression était née la résolution de vous aller, le plus souvent qu’il se pourrait, retremper dans l’air natal et votre vie s’en est trouvée comme aérée — et d’ailleurs orientée. Encore que ce Paris n’ait guère eu pour vous, depuis quarante ans, que des sourires, vous déclariez, récemment encore, que vous avez toujours eu peine à ne pas vous considérer « comme un Béarnais venu faire son droit dans la capitale ».

Vous avez suivi avec assiduité, de 1894 à 1900, les cours de l’École de droit ; car, quoi qu’en eût dit votre supérieur de Pau, vous aimez, en dépit de vos apparences « d’amateur », faire consciencieusement ce que vous faites. En 1900, le doctorat enlevé, vous vous inscriviez au barreau ; un an après, vous y étiez, parmi les stagiaires, déjà fort accrédité puisque vous deveniez, en 1901, « premier secrétaire de la Conférence du stage » ; or, un « premier secrétaire » a dans sa giberne — ou, si vous voulez, dans sa serviette, — le bâton de maréchal, je veux dire de membre du Conseil de l’Ordre, parfois de membre du Conseil des ministres. Vous aviez, en qualité de « premier secrétaire », à prononcer votre premier discours — sur Ernest Picard, avocat très alerte et homme politique très averti, — au demeurant, l’un des hommes les plus spirituels de sa génération ; c’est dire que vous étiez fait pour le goûter, et vous retraciez en homme d’esprit la vie de cet homme d’esprit. Votre discours fut apprécié et M. Raymond Poincaré, qui, à cette heure, cherchait un secrétaire, se saisit de vous.

Je ne sais si vous aviez besoin des leçons que ce sévère Lorrain était, plus qu’homme du monde, capable de donner à un jeune confrère. L’ayant beaucoup connu, j’imagine facilement de quel bon conseil pouvait être, pour un débutant, cet homme sérieux jusqu’à la rigueur, méthodique jusqu’à la minutie, probe jusqu’au scrupule, prudent à l’extrême et par ailleurs nourri du droit qu’il aimait plus que toutes choses. Peut-être avait-il pensé voir arriver à son cabinet un Méridional à calmer. Il ne put le croire longtemps. Quoique Provençal par une partie de votre sang, vous n’avez, Monsieur, rien d’un Numa Roumestan. « Je ne pense que quand je parle », disait le bon Numa. Ce n’est pas du tout votre cas. Sans doute vous est-il impossible de parler sans chaleur et votre verve est-elle célèbre ; mais vous ne tenez pas à la dépenser à tous les vents de la tribune ou de la barre. Vous êtes, au fond, un méditatif, et vous avez toujours hésité à parler tant qu’un devoir ne vous y contraignait. Certains vous taxent de nonchalance ; c’est se tromper à une apparence que, par une sorte de coquetterie, vous n’avez jamais cherché à dissiper. La vérité est que vous aimez mûrir vos pensées et laisser mûrir vos discours ; vous nous en avez — « crainte révérencielle » mise à part — donné une preuve éclatante ; mais comme, après les avoir entendus, ces discours, on se félicite de vous les avoir laissé mûrir !

Vos premières plaidoiries, bien préparées, étaient d’un ton pondéré. D’ailleurs vous avez, naturellement, en tout, le goût de la mesure, et M. Poincaré put vite constater qu’il n’avait à mettre aucun frein à la parole d’un jeune secrétaire qui, cependant, tenait, par le sang, non seulement au Midi, mais à deux Midis ! Il entendit, du moins, vous garer de certaines tentations : « Soyez, vous disait-il, assidu au Palais et fidèle à la profession. Fuyez la politique ; votre horreur de tous les fanatismes vous causerait là trop de déceptions ! » Vous eussiez pu, en bon latiniste, répondre à l’ancien ministre par le Quis tulerit Gracchos de seditione querentes, « qui supportera que les Gracques se plaignent de la sédition ! » Déjà la politique, insidieusement, vous enlaçait.

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C’est, à vrai dire, votre province qui vous enlaça.

Vous lui restiez fidèle parce que vous l’aimiez d’un profond amour. C’est, à la vérité, un aimable pays. La nature l’a fait beau et les hommes l’ont fait savoureux. Le ciel, qui est du Midi, y invite à la gaieté, mais les hauts monts voisins y soufflent l’air salubre qui, toujours, vient des cimes. Le caractère du Béarnais s’en ressent. Il est joyeux sans mollesse et, participant à l’allégresse du Méridional, il présente les vertus de la montagne qui sont la solidité dans l’agilité et la faculté de méditer — partant de bien juger. Il éprouve de la joie à vivre, mais aussi à regarder, non sans malice, les autres vivre. Vous avez, un jour, parlé de cette « ironie déférente qui s’insinue dans la bonne grâce du Béarnais », et vous avez aussi proclamé que, lorsque le Béarn a été réuni à la France — ou, disiez-vous, la France au Béarn, — les compatriotes d’Henri IV ne sont entrés dans notre communauté que pour y restaurer le bon sens et la raison, en grand péril depuis le début des Guerres de religion.

Vous aimez les gens de chez vous et vous en êtes aimé, mais c’est que vous chérissez ce ciel, ces collines, ces bois, ces champs qui les enchantent, et votre maison familiale, Vous ne chérissez pas seulement là nature, mais les hommes de Béarn, et, quand, récemment, votre collègue, M. le sénateur Champetier de Ribes, saluait en vous l’homme « chez qui, disait-il, sous une forme éminente, les Béarnais retrouvent les traits dominants de la race vous avez certainement goûté cet hommage comme le plus propre à vous conforter. Vos discours béarnais recueillis en un volume ne sont qu’un hymne en vingt strophes allant vers la province aimée. Vous vous reconnaissez en elle ; elle se reconnaît en vous.

Elle s’est reconnue de bonne heure en vous. Vous étiez encore un débutant du barreau parisien, que Sauveterre vous élisait conseiller municipal, puis maire. En dépit des sages avis de M°Poincaré, vous aviez mis ou on vous avait mis le doigt dans l’engrenage. C’est ainsi qu’arrivent les malheurs. Car, après votre ville, votre, canton s’empara de vous, puis votre arrondissement ; conseiller général en 1907, vous étiez, en 1910, élu député d’Orthez. L’engrenage fonctionnait. Raymond Poincaré en devait prendre son parti. Il ne vous en voulait pas — il s’en fallait. Car déjà se promettait-il de profiter du désastre infligé à ses conseils pour faire de vous, derechef et à un autre titre, son collaborateur, le jour où il serait porté à la présidence du Conseil.

Vous n’y prétendiez pas. Notre confrère M. Maurice Reclus qui, alors, vous fréquentait fort, écrira que « vous n’étiez ni pressé d’arriver ni empressé de supplanter des aînés qui étaient vos amis et que vous considériez comme des maîtres ». Tout au plus cette « déférence ironique », que vous deviez noter comme un des traits de votre race, se traduisait-elle par quelques propos joyeux sur les grands hommes de la République. Connaissant votre modestie, ils ne se formalisaient pas de votre causticité ; on aime encore mieux être doucement raillé qu’insidieusement bousculé. Quoi qu’il en soit, M. Poincaré, appelé, en janvier 1912, à former un cabinet, vous y inscrivit sans vous consulter, ni même vous avertir, comme sous-secrétaire d’État aux Beaux Arts. Vous l’appreniez par un journal et couriez incontinent demander une explication au nouveau président du Conseil ; celui-ci contera, dans ses Mémoires, qu’il a eu grand peine à vous faire accepter ce demi-porte-feuille. Il dut en concevoir une grande surprise. Le fait est effectivement peu commun au sein du Parlement.

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Vous avez été, aux Beaux-Arts, un gouvernant agréable. Cela tenait en partie à cette modestie à laquelle M. Poincaré avait dû faire violence. Proclamant, écrira encore M. Maurice Reclus, que vous n’étiez qu’« auditeur au Conseil du gouvernement », vous n’y éleviez pas la voix. Rue de Valois, vous régniez « avec une débonnaire fermeté » et, quand vous étiez appelé à présider quelque cérémonie relevant de votre ministère, c’était avec une sorte de crainte — « révérencielle » déjà — et en vous excusant de la liberté grande.

Et pourtant, dès vos premiers discours, vous vous étiez-révélé comme évidemment prédestiné à cette tâche, que j’appellerai extérieure, du charmant ministère qui vous était confié. De la Comédie-Française, où l’on fêtait Paul Hervieu, aux Sociétés savantes réunies en leur congrès, du musée Ingres, inauguré à Montauban, au banquet offert au grand Albert Besnard à son retour des Indes, d’une remise de décorations à une distribution des prix du Conservatoire, vous inauguriez cette série de discours à la fois étincelants d’esprit et nourris de culture qui, dès cette époque, fondaient votre renom d’orateur lettré, et qui, par la suite, au cours de votre séjour au ministère de l’Instruction publique, devaient si solidement l’établir. À vous entendre parler — sous-secrétaire d’État, puis ministre, on restait étonné autant que séduit, Ah ! vous n’êtes pas de ces infortunés ministres que, des Comices agricoles aux cérémonies de Sorbonne, nous avons vus trébucher dans la prose oratoire fabriquée, parfois sans leur concours, dans leurs cabinets, dans leurs bureaux et peut-être dans les prisons — double corvée dont l’orateur, s’il est conscient, et les auditeurs, si, par vertu, ils ont été attentifs, s’évadent, le dernier mot prononcé, avec un soupir de soulagement ! C’est bien l’impression contraire qu’éprouvaient vos auditeurs lorsque vous veniez de louer d’un tour si personnel, Rabelais, Bossuet, La Fontaine, Molière, Flaubert, Victor Hugo, Renan, Hervieu, Barrès, Ingres, Bonnat, Bernard, Toulouse-Lautrec, Forain, Mme Bartet ou l’éminent ménage Curie, lorsque vous veniez de célébrer les cinquantenaires scientifiques, à la Sorbonne ou de présider les concours du Conservatoire. C’est quand vous vous leviez pour parler que le public se sentait affriandé et, quand vous vous rasseyiez, qu’il voyait avec regret se clore une fête de l’esprit.

Et cependant vous ne cesserez, même ministre chevronné, d’user, pour vous faire accorder le droit de parler, des plus grandes précautions. Vous redoutez, en thèse générale, le discours-ministre, vous pensez, avec le cardinal de Retz, « qu’il sied encore plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire » car si l’on peut admettre qu’il est bien difficile à un ministre de n’en pas faire, il faut convenir qu’il n’est jamais absolument forcé d’en dire.

Rien ne pouvait plus agréer à vos auditoires d’élite que votre précautionneuse, mais sincère modestie. Vous plaisiez infiniment, si j’ose écrire le mot, à vos difficiles administrés, et, d’autre part, réussissiez à résoudre les petits problèmes qui, entre temps, se posaient au sein de ce que votre grand Robert de Flers, appelait le Bois sacré, — si bien que, sous trois présidents du Conseil, vous y étiez, deux ans, maintenu à la satisfaction de tous.

Vous aviez, cependant, à la fin d’un banquet et offert à Paul Hervieu, montré quelque philosophie préventive à la perspective ouverte devant tout ministre : « Frère, il faut mourir ! » De fait, lorsqu’en décembre 1913, vous étiez, par une nouvelle crise politique, rendu au barreau, vous étiez assurément le ministre le moins marri d’une disgrâce, qui, au surplus, après les preuves que vous veniez de donner de votre manière, ne pouvait être que passagère.

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Vous avez été, Monsieur, ministre cinq ou six fois, peut-être sept ; mais je vous crois volontiers quand vous assurez que jamais vous n’avez demandé à l’être. Vos anciens présidents en eussent, comme Raymond Poincaré, tous témoigné. Un beau jour de novembre 1919, vous étiez, en bon député d’Orthez, à la foire de Navarreux-en-Béarn, quand un gendarme, porteur d’un papier, vous arrêta ; un ancien ministre peut, en ce cas, et dans tous les pays, suivant l’état de sa conscience, prendre peur ou frémir de joie. Vous n’éprouviez ni peur ni joie, mais beaucoup de surprise : car le président Clemenceau, qu’alors vous connaissiez fort peu, vous mandait à Paris dans son style impérieux pour y prendre le portefeuille de l’Instruction publique que laissait libre la disgrâce électorale de l’infortuné M. Lafferre.

Ce ne fut d’ailleurs qu’un passage : trois mois après, Georges Clemenceau, victime de l’ingratitude nationale, vous entraînait dans sa retraite. Mais, un an après, en janvier 1921, M. Briand vous rappelait à l’Instruction publique et, en janvier 1922, M. Poincaré vous y maintenait. Vous y deviez demeurer jusqu’en mai 1924. Vous avez donc, — chose incroyable ! — passé plus de trois ans de suite dans le même ministère. Vous êtes évidemment, Monsieur, né sous un astre exceptionnellement heureux.

Le ministre s’appelait encore ministre de l’Instruction publique, titre qui avait été honorablement porté d’un François Guizot à un Jules Ferry ; depuis on l’a baptisé de l’Éducation nationale, sans doute pour rassurer les familles alarmées ; le jour où elles le seront encore plus, on le dénommera, je pense, à la mode du jour, de l’Education supernationale. Mais, à l’époque où vous vous rentriez au ministère, on y avait déjà grand souci de l’éducation nationale et, plus que quiconque, le ministre qui, en janvier 1921, s’y installait quand, précisément, un grand problème national, — peut-être le plus grand, — s’y posait, laissé, depuis des années, sans solution.

Il se posait depuis que la réforme apportée, en 1902 à l’instruction secondaire justifiait, par ses funestes résultats, les craintes que, dès l’origine, elle avait éveillées.

Je serai tout à l’heure, en évoquant, moi aussi, la chère mémoire de Camille Jullian, amené à dire ce que je pense de la thèse qui a guidé ses magnifiques travaux — à savoir que les Romains ont, par la force, imposé aux Gaulois cette culture méditerranéenne que, sans eux, nos aïeux celtes eussent, à l’entendre, librement adoptée. Quoi qu’il faille penser de cette singulière hypothèse, il est un fait, qui seul importe pour l’heure : la Gaule s’est, sous ses maîtres romains, imprégnée de la civilisation gréco-latine, à ce point que les cerveaux en ont été reformés et, je dirai pétris, et qu’à travers les âges, ils sont restés tels. Cette circonstance explique l’enthousiasme et l’on peut dire le délire avec lequel l’élite intellectuelle a, au XVIe siècle, accueilli, chez nous, la renaissance générale des lettres antiques.

Notre langue retrempée alors par l’humanisme y avait trouvé une vigueur nouvelle ; en réalité, n’y avait-il eu là qu’une poussée plus forte de la sève qui, depuis plus de quinze cents ans, affluait périodiquement des racines antiques à l’arbre français, lui apportant sans cesse, avec une force nouvelle, une nouvelle beauté. Nul ne l’a contesté des Jésuites et Oratoriens qui professaient sous le Grand Roi aux plus illustres révolutionnaires de la fin du siècle suivant, de l’Université de Napoléon aux fondateurs mêmes de notre République, tous ceux qui ont eu souci de la force expansive de notre esprit ont admis que cette force avait sa source principale dans la culture traditionnelle. Toucher aux racines antiques de l’arbre français était risquer de le faire s’étioler et peut-être mourir.

Par quelle aberration une telle vérité avait-elle pu, un jour, être méconnue ?

L’aberration était, en 1902, venue de deux conceptions fausses, et de la formation scolaire, et des exigences démocratiques.

L’extraordinaire expansion des sciences imposant, disait-on, une aggravation des programmes scolaires, il paraissait expédient de créer, à côté de l’enseignement classique, un enseignement moderne, destiné à préparer les jeunes gens à ce qu’on appelait les carrières pratiques. Les fins de la démocratie exigeaient, d’autre part, que toutes les carrières fussent ouvertes, même à ceux que l’étude des humanités aurait, dès le début, effrayés. De ce fait, la connaissance des langues anciennes serait réservée au petit nombre de ceux que leur vocation aurait, de bonne heure, appelés aux professions intellectuelles. Conceptions l’une et l’autre fausses, disais-je, et nul mieux que vous n’apercevait ce double contre-sens.

L’enseignement secondaire a-t-il pour but de gaver les adolescents de toutes les connaissances nécessaires à la pratique future de la vie ? Si oui, on avait eu raison, en 1902, de parquer les élèves en deux enseignements ; mais l’ingurgitation de tant de matières est-elle vraiment le but de l’enseignement secondaire ? Ne doit-il pas viser, avant tout, à forger simplement, mais fortement, l’instrument grâce auquel, de dix-sept à vingt ans, un jeune homme pourra conquérir la science exigée par telle carrière qu’il aura alors, à bon escient, choisie ? Mais, s’il ne s’agit que de former les cerveaux, il est inutile de leur imposer cette masse de matières qui, au lieu de les fortifier, ne peut que les encombrer prématurément et je dirai les accabler. Seulement, si le but est la formation, il importe grandement que les esprits de nos enfants soient cultivés dans le climat où se sont formés les hommes dont, de génération en génération, nous avons reçu la vie spirituelle

Quant à la démocratie, c’’était, évidemment, aller au rebours de ses traditions, à elle aussi, que de travailler à créer, dans l’élite même de la nation, ce que les pères de cette démocratie ont toujours le plus redouté, une aristocratie. Les réformateurs de 1902 étaient gens distingués par l’esprit et le talent ; esprit et talent, ils les avaient formés à l’école des humanités ; or, reconnaissant les bienfaits qu’ils en avaient reçus, ils les réservaient cependant à un petit nombre de Français qui, ainsi, constitueraient pis qu’une aristocratie : un mandarinat détenant les arcanes de la vraie culture et de la langue même.

C’est de cette double erreur qu’était sortie la réforme de 1902. Par surcroît, cette réforme était marquée d’une troisième erreur, celle-là d’ordre psychologique et pédagogique. C’était au seuil de la classe de sixième, à dix ou onze ans, que les enfants, sans avoir même abordé l’étude des langues anciennes et celle des sciences, seraient appelés à dire, — ou leurs parents à leur place, — s’ils avaient le goût des unes ou le goût des autres. Cette fameuse « bifurcation » serait, lorsqu’ils auraient quatorze ou quinze ans, suivie, — qu’on me permette ce mot barbare, — d’une sorte de quatrifurcation — ce qui vous faisait dire que, après la réforme de 1902, « l’enseignement secondaire partait d’un carrefour pour aboutir à un labyrinthe ». Enfin, par une dernière erreur, ces enseignements, très différents, recevraient les mêmes sanctions et mèneraient indistinctement là toutes les carrières, — appât offert par les réformateurs aux parents qui hésiteraient à affranchir leurs enfants des difficultés de l’enseignement classique. L’appât avait joué, et, lorsque vous arriviez au ministère, sur 7.621 élèves de la classe de seconde dans les établissements universitaires, 427 seulement étaient inscrits à l’enseignement gréco-latin. Il était clair que les humanités classiques étaient en train de sombrer.

Les conséquences, dès 1914, étaient sensibles. Une baisse alarmante se manifestait déjà dans la culture générale ; mais la principale victime semblait bien la langue française elle-même. Les témoignages abondaient, venant non point seulement d’examinateurs et de professeurs de l’enseignement, supérieur, mais de hauts administrateurs, de chefs d’en prises et même des Chambres de commerce. Tous avaient que les jeunes hommes, maintenant issus en grand nombre de l’enseignement moderne, ne savaient plus, en thèse générale, écrire un français correct ni bâtir un raisonnement clair. De grands savants, d’un Henri Poincaré à un Le Châtelier, allaient jusqu’à affirmer que, pour s’être dérobés à la discipline des thèmes et des versions, certains paraissaient moins aptes à poser et à résoudre un problème de mathématiques. On était unanimement effrayé à voir des candidats aux agrégations eux-mêmes incapables de rédiger une page de français. Ce n’était pas un professeur de littérature, mais un professeur de chimie, M. Bonasse, qui, désespéré devant ces résultats, s’écriait : « Pour tuer l’enseignement du français, il était impossible de découvrir une méthode plus parfaite que celle de 1902. »

Le mal n’avait fait qu’empirer avec les années, mais par surcroît, les esprits clairvoyants voyaient, depuis la guerre, se révéler un autre danger. Après cette magnifique explosion de l’idéalisme national, et par l’effet d’une de ces réactions qui ont toujours, pour l’humanité, suivi les jours de grands sacrifices, un vent de matérialisme soufflait qui menaçait, chez nous, de dessécher les esprits avec les cœurs. Les tout jeunes gens, encore sur les bancs du collège, en subissaient les funestes atteintes : la plupart ne semblaient avoir pour idéal — si l’on peut dire — que d’arriver aux profits les plus rapides par les moyens les plus faciles ; les parents s’en effrayaient ; ne fallait-il pas opposer les disciplines traditionnelles à cette aspiration avilissante à la facilité, qui aboutirait fatalement à un abaissement plus sensible des esprits ? Or, c’était précisément l’heure où tous les patriotes aspiraient à faire, tout au contraire, de notre victoire, issue de l’âme réveillée de la Nation, le principe d’un nouveau rayonnement de l’intelligence française.

Vous étiez de ceux-là ; mais, une autre préoccupation, cependant, s’imposait à votre esprit. « Par vastes promotions sociales, écrirez-vous, des hommes nouveaux venaient d’accéder à la richesse et beaucoup à l’influence, qui avaient plus d’une raison de préférer le machinisme aux idées générales... N’était-il pas selon le bien de l’État d’offrir à leurs premiers descendants, au prix d’un travail méritoire, le vrai moyen de s’élever : la culture qui abrège les étapes, la culture qui est, au besoin, une prescription ? » D’une façon plus générale, « reconstruire l’instruction publique, c’était, direz-vous encore, défendre la primauté de l’intelligence, en préparant une jeunesse capable de continuer l’office traditionnel de la France quant aux choses de l’esprit ». Dès 1920, vous aviez mis la question à l’étude, instituant une enquête approfondie et étendue ; car, n’ayant jamais eu, vous le proclamerez à maintes-reprises, aucune disposition pour la dictature, vous entendiez ne fonder votre réforme que sur les vœux de l’opinion éclairée.

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Ces vœux paraissaient, en 1920, presque unanimes, et votre projet sembla d’abord réunir à peu près tous les suffrages — d’autant qu’il n’avait nullement les apparences d’une aveugle réaction. Vous admettiez sagement que, même pour les élèves ramenés tous aux disciplines classiques, un enseignement des sciences s’imposait, bien plus important qu’avant 1902, — cela pour la question d’ordre pratique, —et, — ceci pour la question d’ordre démocratique, — qu’il fallait, plus que devant, favoriser l’accès de ces humanités classiques, rétablies en leur vigueur, aux enfants du peuple bien doués, et vous y travailliez par une série de dispositions et de mesures.

Aussi bien n’entendiez-vous pas enfermer, pour toute leur carrière scolaire, dans les études classiques tous les collégiens de France — et, pour vous faire plaisir, je dirai de Navarre ; pliés, de la sixième à la troisième, à l’étude des langues anciennes, ils seraient autorisés à bifurquer, mais, cette fois, en connaissance de cause, vers un enseignement où les sciences et les langues vivantes joueraient un rôle exclusif. À ces jeunes gens il resterait toujours l’empreinte de l’enseignement classique : « Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin, avait écrit Saint-Marc Girardin ; il me suffit qu’il l’ait oublié. » Vous partagiez l’avis de cet homme d’esprit, maître de bon français.

Comment une réforme, fondée sur un vœu presque général et si largement conçue, rencontra-t-elle, dès qu’elle prit corps, les oppositions que vous alliez avoir à vaincre ? Je le comprendrais mal si les hasards de ma vie ne m’avaient, quelques années, mis, personnellement, en contact avec ce que, par une détestable perversion du mot, on appelle aujourd’hui « la politique». Elle a toujours été la plaie des Républiques et l’esprit partisan est, plus qu’aucune chose du monde, capable d’aliéner les esprits et de dénaturer les problèmes. Cet esprit partisan, vous avez cru l’apercevoir jusque dans le Conseil supérieur de l’Instruction publique et dans ses incessants et contradictoires changements d’attitude ; vous alliez vous y heurter, bien plus encore, au Palais Bourbon, où, durant treize séances, vous eûtes à défendre, contre les plus véhémentes inculpations, en 1922, votre projet et, en 1923, le décret finalement pris par vous.

À voir de quel côté partait l’opposition et de quel esprit s’inspiraient les arguments, il vous était facile de vous apercevoir que la politique se mêlait, en effet, dangereusement, à la technique scolaire et altérait les jugements. Vous vous étonniez d’ailleurs qu’on vous opposât avant tout l’argument démocratique ; il vous paraissait que, tout au contraire, dans votre réforme soufflait l’esprit de la démocratie le plus généreusement conçue. « Puisqu’il est à limitation d’une parabole, disiez-vous, est permis de comparer l’enseignement, comme la vie, à un banquet, je dirai que l’Université doit traiter tous ceux qui viennent s’asseoir à sa table ainsi que des convives capables de toutes les délicatesses et dignes de tous les raffinements. Je n’admettrai point qu’il y ait deux tables à mon banquet, l’une destinée aux élus de l’intelligence, l’autre à ceux qu’attendent les rudes besognes de la vie matérielle. » À l’inégalité, crée par la réforme de 1902, vous opposiez ainsi l’égalisation, mais la seule que puisse rêver un Français soucieux de la force spirituelle de notre pays, l’égalisation, non par le bas, mais par le haut.

J’ai eu la bonne fortune d’assister aux séances de l’été de 1923, où, à plusieurs reprises et pour de longues heures, vous occupâtes la tribune, interrompu et parfois harcelé par les objections auxquelles vous répondiez avec tant de belle humeur malicieuse et cette claire éloquence qu’inspire la conviction. Je me contenterai de rappeler votre péroraison où votre émotion, je m’en souviens, vint donner un accent plus haut, encore à cette conviction :

« J’ai cru remarquer, disiez-vous, que nous pouvons être, non pas pour aujourd’hui, mais pour demain, mais après-demain, menacés d’un terrible danger, ce serait, dans une société où il n’y a d’autre hiérarchie que sociale que celle que crée la richesse, de voir la richesse sans la culture exercer, dans le domaine de l’esprit, son terrible, son hideux pouvoir... J’ai vu ces symptômes, j’ai cru à ces dangers. J’étais à un poste où j’ai jugé que mon premier devoir, envers la jeunesse qui m’était confiée, était de rétablir, dans toute sa rigueur, s’il était possible, la notion de culture et la notion d’effort intellectuel qui sont bien les premières choses qui devraient servir à fonder la valeur sociale d’un pays démocratique. J’étais à un poste où l’on serait inexcusable de rester de longs mois, si ce n’était que pour arbitrer nonchalamment, au fil de l’heure, les menues difficultés que le courant administratif nous apporte. Je me trouvais à un poste où l’on est, dans une certaine mesure, responsable de l’avenir. J’ai cru que, quant à la formation des intelligences, cet avenir dépendait du maintien des disciplines d’esprit que l’on croit historiquement liées à tous les progrès de notre civilisation. Messieurs, vous jugerez mon décret et vous jugerez ma réforme. Je m’estimerai heureux et suffisamment récompensé de mon effort si vous voulez bien me rendre ce témoignage qu’à une œuvre dont je savais d’avance toutes les difficultés, j’ai apporté l’ardent désir de bien servir les hauts intérêts de l’esprit français. »

Dans ces dernières phrases du plus beau de vos plaidoyers tient, en ce qui vous concerne, toute l’histoire de cette campagne, de longs mois, laborieuse, un instant victorieuse et qui, l’événement allant finalement vous justifier, reste la gloire de votre si belle carrière.

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Vous aviez en effet — une heure — triomphé, puisque la Chambre, en votant le conventionnel ordre du jour pur et simple, avait accordé son approbation tacite au décret incriminé.

On ne donna cependant pas le temps à ce décret de se justifier par les résultats. Le pays ayant, le 11 mai 1924, porté au Palais Bourbon une majorité nouvelle dont les adversaires les plus marquants de votre réforme allaient devenir les grands chefs, il fut admis que ce pays s’était prononcé contre votre réforme, à laquelle, à vrai dire, je peux en témoigner personnellement, il n’avait guère été fait allusion devant les électeurs. Quelques jours à peine après la constitution d’un nouveau gouvernement, votre successeur, par une sorte de coup d’État, rapportait votre décret de l’année précédente et, sans prendre d’ailleurs la peine de préparer une autre réforme (en tout état de cause nécessaire), rouvrait purement et simplement la prison où, chargés de vos chaînes, les collégiens étaient voués par votre cruauté à apprendre les déclinaisons latines ; ils s’en pouvaient, dès octobre 1924, évader pour revenir goûter, dans une sixième moderne rétablie, les douceurs restituées de la facilité.

Mais alors se produisit une péripétie singulière qui fit de la victoire de vos adversaires une victoire à la Pyrrhus. Encore que le nouveau ministre, s’adressant, fait assez insolite, aux jeunes élèves eux-mêmes, leur eût déclaré que, s’ils ne se destinaient pas à être écrivains, artistes, fonctionnaires ou rentiers, « les humanités les désarmeraient pour la vie », on vit, avec stupéfaction, la très grande majorité des collégiens s’inscrire, à la rentrée, dans la sixième classique et, dans la même proportion, les élèves de votre sixième, refuser de quitter leur geôle, et passer en masse dans la cinquième classique. Votre campagne, celle des publicistes qui s’étaient associés à votre entreprise, avaient porté leurs fruits. Les parents en avaient recueilli les leçons et, bien persuadés maintenant que, seules, les disciplines classiques pouvaient fonder, avec l’enseignement secondaire tout entier, la seule culture vraiment française, se ralliaient en masse aux humanités. Le mouvement ne s’est pas démenti puisqu’actuellement, plus des trois quarts des familles ont, suivant votre esprit, persévéré dans cette voie et qu’à chaque rentrée, selon l’expression employée récemment par un ancien professeur de lycée, « le moderne, ressuscité en 1924, fait sa faillite périodique ». C’est ce qui permet à votre dévoué collaborateur, M. l’inspecteur général Crouzet, d’écrire que sur l’article essentiel de votre décret, « le plébiscite est fait ». On ne vous a cependant jamais rappelé à l’Instruction publique, mais, ce qui est bien plus glorieux, les idées semées par vous ont, sans vous, triomphé.

« Sans vous » est peut-être trop dire. Vous n’êtes pas homme, parce qu’on vous les a enlevés, à abandonner vos enfants. Réélu député, puis élu deux fois sénateur, vous avez continué le bon combat. La Haute Assemblée qui, plus que l’autre, a le souci de ne pas laisser toucher à certaines parties du patrimoine français et, singulièrement, à la culture héritée des aïeux, vous a écouté avec faveur et s’est ralliée à votre avis quand, à maintes, reprises, vous avez dénoncé et fait échouer les tentatives faites —.notamment par le fameux « amalgame » des classes — pour affaiblir l’enseignement des humanités.

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La place que vous vous êtes faite à la tribune de ce Sénat qui, en grande partie, sympathise avec vos préoccupations, n’est pas, Monsieur, pour me surprendre. Une heureuse fortune m’a rendu en effet, à plusieurs reprises, Après 1924, témoin du succès qui vous accueillait dans cette Chambre où nous siégions sur des bancs assez voisins, et dont la majorité ne partageait pas vos idées. Vous la séduisiez et tout ensemble l’effrayiez. Votre bonne grâce n’a jamais, nous le savons tous, exclu l’ironie, et peut-être cette bonne grâce donne-t-elle même à votre esprit acéré un piquant de plus. Vous n’êtes pas un pourfendeur ; vous êtes du corps des archers ; vos flèches volent, légères, mais, comme vous avez l’œil juste, vous les envoyez, d’une manière sûre, au défaut de l’adversaire. Seulement, vous savez donner à vos discours — fût-ce sur le sujet qui semble le moins s’y prêter — un tour si amusant que l’on consentirait presque recevoir vos traits pour le plaisir de les regarder s’envoler. Je vous verrai toujours montant à la tribune de votre pas un peu nonchalant, mais je verrai toujours aussi l’attitude qu’instantanément, adoptait l’Assemblée celle de convives s’asseyant à un délicat festin, à coup sûr, prévu. Dans cette chambrée si souvent tendue par les luttes partisanes, vos discours étaient une détente et, votre malicieuse courtoisie aidant, vous réalisiez ce miracle, refusé parfois à la plus pathétique éloquence, d’être applaudi à droite, au centre et à gauche. Comme vous avez beaucoup lu, vos réminiscences sont innombrables, qui vous permettent de citer à la tribune du Bossuet comme du Lamartine, — voire l’Écriture sainte et Virgile, — mais de telle façon, que vos auditeurs se figurent, puisque vous leur parlez ainsi posséder, pour quelques instants, votre culture comme votre esprit, illusion singulière, mais agréable, qui crée autour de vous une atmosphère particulièrement sympathique.

Par l’audience que vous accordent les Assemblées, même hostiles, j’imagine aisément et ici le mot d’audience prend son sens ordinaire — celle que vous prêtent les juges devant lesquels vous plaidez ; à la barre aussi, vous savez, sans aucun pédantisme, faire servir vos lectures à vos arguments et si, je le suppose, il vous est arrivé parfois de perdre un procès, à aucun moment, il ne vous est arrivé de perdre l’oreille du tribunal. Mais je m’imagine encore mieux quel doit être votre succès quand vous parlez aux foules de chez vous !

Vous représentez maintenant tout votre département, c’est donc le pays basque, comme le Béarn, qui goûte votre amitié et vous la rend ; vous avez d’ailleurs, avec ce pays basque, noué de charmants liens, et maintenant, même aux heures où vous parlez, devant les auditoires des Basses-Pyrénées, ce « bon français » que votre tante prétendait que vous apprissiez à Paris, vous êtes, Monsieur, acclamé dans deux dialectes magnifiquement sonores. Vous êtes devenu président de votre Conseil général. C’est un Conseil général privilégié ; au mois d’octobre dernier, après des élections cantonales que l’on avait tenté de transformer absurdement en un combat entre les deux mystiques opposées de par le vaste monde, vous vous égayiez malicieusement, devant vos collègues apaisés, de cette tentative, particulièrement étrange, disiez-vous, en votre pays où Basques et Béarnais ne témoignent pas, en général, d’un goût très vif pour les grandiloquentes mystiques. « Quel plaisant projet, vous écriiez-vous, de les convier à de tels débats en cette saison de l’année ! Octobre est chez nous un mois béni où le cœur de l’homme s’ouvre et s’abandonne aux splendeurs et aux faveurs de la nature. L’air est plein des parfums de la vendange, du crépitement du maïs, du bruissement d’ailes des oiseaux voyageurs que les Parisiens nomment sans grâce et sans vérité des pigeons, mais auxquels nous avons conservé, nous, le nom virgilien de palombes — aeriae palumbes... » Et le discours— que je regrette tant de ne pouvoir citer jusqu’à sa fin — se poursuit sur ce style de géorgique. Les Conseils généraux en entendent rarement de pareils. Comme de tels propos nous font comprendre que, de tous les hommes de votre province, vous soyez celui qui, par les esprits, séduit le plus les cœurs ! Mais on doit mal se figurer là-bas ce « beroy humi », cet « homme enjoué », que vous êtes, avant tout, pour vos électeurs, revêtu des honneurs officiels qu’on lui a prodigués dans ce pauvre Paris où, cependant, on appelle, si platement, les palombes des pigeons !

Vous avez en effet, Monsieur, reparu dans nos cérémonies officielles. Il se trouve que vous avez revêtu, après la robe des grands maîtres de l’Université, celle des anciens chanceliers de France. Vous avez, en effet, été, deux fois, garde des sceaux, ministre de la Justice. Là, comme à l’Instruction publique, vous avez entendu, suivant votre expression, ne pas vous contenter « d’arbitrer, au fil de l’heure, les menues difficultés que le courant administratif vous apportait ». Avant tout étiez-vous hanté par un désir : celui de fortifier, avec son indépendance, la dignité de la magistrature à la tête de laquelle vous vous honoriez grandement d’être, pour un temps, placé. C’est à quoi vous avez avisé en fortifiant les prérogatives des commissions de classement composées de magistrats et chargées de présenter pour chaque siège à pourvoir trois candidats entre lesquels vous vous astreigniez vous-même à choisir, — ce qui n’est pas d’un gouvernement totalitaire. Cette attitude était bien conforme à l’esprit que vous avez porté partout où vous avez été appelé à décréter : large libéralisme, mais aussi traditionalisme éclairé. Rien ne vous parait en effet plus expédient que de rétablir le respect des traditions consacrées et, comme vous aviez, entre les collèges, restauré le Concours général, vous avez restauré le Discours de rentrée des tribunaux qui avait, jadis, contribué à rendre plus solennelle la reprise des travaux dans nos palais de justice.

Traditionalisme éclairé — j’entends éclairé surtout par votre bon sens et votre parfaite intelligence de la vie moderne. Jamais vous n’avez pensé revenir aveuglément au passé, simplement parce qu’il était le passé. Ainsi vous étiez-vous montré grand maître de l’Université, vous prépariez, avec le retour nécessaire aux disciplines classiques, l’élargissement de l’enseignement scientifique, ainsi vous montriez-vous en activant la révision de certains de nos codes. Les humanités, vous l’aviez déclaré, ne pouvaient évidemment suffire à l’instruction des hommes d’aujourd’hui, mais, ayant fait leurs preuves, elles vous étaient apparues comme le fondement de notre grandeur intellectuelle, de même que le droit romain, apporté dans les Gaules, avait fondé nos Codes et créé, chez nous, l’ordre dans la raison.

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Vous avez, à plusieurs reprises, Monsieur, cité le mot de Renan. « Toutes les victoires de Rome ont été de la raison », et vous avez, un jour, à la tribune de la Chambre, ajouté : « Je crois bien qu’en nous apportant tout à la fois le droit qui était bien de chez elle et le syllogisme qui venait de plus loin, c’est-à-dire des Grecs, Rome nous a probablement civilisés. »

Si vous aviez eu alors en face de vous — qu’il siégeât à droite ou à gauche — le grand historien dont vous avez fait un éloge si parfait en ses nuances, il se fût levé, en dépit de votre prudent « probablement », pour vous interrompre, — un de plus ! — et, soyez-en assuré, avec une magnifique véhémence. Le sort, qui est parfois plus malicieux même qu’un Béarnais, vous a en effet amené à remplacer ici l’homme qui s’est, le plus constamment, inscrit en faux contre cette parole de Renan que vous avez entendu faire vôtre.

Ce Camille Jullian au cerveau si parfaitement latin, né en Provence — la « province romaine » — et portant, par surcroît, comme pour souligner ses origines, un nom et un prénom si latins, s’était fait, vous l’avez rappelé, le champion rétrospectif de la Gaule contre Rome. Le fait que la culture fût sortie de la conquête guerrière lui inspirait une sorte d’horreur, et, passionné autant qu’érudit, il a passé sa vie à tenter de prouver que l’intervention romaine était, par surcroît, inutile pour qu’à travers les Gaules, la culture triomphât. Marseille suffisait ; je ne crois pas outrer ni par conséquent trahir la pensée du maître en disant qu’en ces deux mots, tient la thèse qui a, primitivement, inspiré ses huit volumes de l’Histoire de la Gaule et cent de ses conférences. J’ai beaucoup goûté, aimé, admiré Camille Jullian ; mais je n’ai jamais pu le suivre dans cette thèse qui contrariait par trop ce que je pense de la genèse de notre nation, — ce que, d’ailleurs, je chérissais dans ce Camille Jullian même : le mariage heureux de deux nobles et fortes races dont à coup sûr il descendait : « Marseille suffisait. » Je veux bien que la ville des Phocéens, tout imprégnée d’hellénisme, deux siècles avant notre ère, eût déjà fait sentir son influence civilisatrice en Gaule quand aucun Romain n’y était apparu. Tout de même Marseille était bien loin, alors, des bords du Rhin, des rivages de la mer du Nord et des terres armoricaines. Etait-il possible que les fils, de Phocée pussent, par le seul rayonnement de leurs grâces helléniques, répandre et fonder à travers cette Gaule alors embroussaillée la culture venue des rives de la Mer bleue ? Peut-être était-il nécessaire, pour que la civilisation méditerranéenne pénétrât profondément ce sol des Gaules, qu’il eût été, avant que la semence y fût jetée, retourné par ces rudes laboureurs qu’étaient les légionnaires, et que, pour défricher le sol et y bâtir des routes, le soldat eût précédé le maître de rhétorique et le professeur de droit.

Peut-on cependant regretter que Camille Jullian ait été, dès sa studieuse jeunesse, hanté et, par la suite, poursuivi par l’idée qu’en toute rencontre, il exprimait en termes chaleureux et parfois agressifs ? Malheur à celui qu’une idée ne soutient pas dans le travail ardu de l’historien malheur même à celui que cette idée n’exalte pas ! Celle de Jullian l’a induit à rechercher, dans l’étude, jusque-là délaissée, de nos plus lointaines origines, la justification possible d’une hypothèse hardie et d’ailleurs séduisante. Parce qu’il en était charmé lui-même et comme enivré, rien ne pouvait le rebuter des austères travaux de l’érudition ; s’il put, quarante ans, user les forces de son esprit aux études et aux recherches, c’est qu’il a vécu dans l’allégresse, nécessaire, d’une idée généreuse. Ce faisant, il a bâti un monument qui, dans le monde, a porté très haut, avec son nom, la renommée de notre école historique. Qu’importe qu’il, n’ait pas convaincu tous ses élèves et ceux même qui se montraient, d’autre part, ses plus dévots disciples, si, pour les convaincre, il a instruit, bien au delà même de ses élèves et de ses disciples, un monde d’auditeurs et de lecteurs

Et de quel magnifique chapitre de notre histoire il les a, seul, instruits ! Quel apport il est venu, en peignant ce qu’il appelait la « nation » gauloise ; verser dans les annales deux fois millénaires de notre nation française ! Ces Gaulois, — si charmants jusque dans leurs dangereux défauts, — combien, après ces travaux acharnés, ces recherches érudites, ces pages frémissantes, ils font figure d’ancêtres dont on est fier de se parer ! Et là, pour le coup, ce n’est plus idée préconçue, mais conclusion fondée.

Chaleureux et cordial, Jullian les aimait, ses Gaulois, non point seulement comme les pères de notre race, mais comme les fils de ses propres œuvres puisqu’il leur avait restitué, avec la vie, la force et la grandeur. Il les avait tous connus familièrement et il attachait un curieux intérêt aux moindres détails, non point seulement de leur physionomie morale, mais de leur figure physique. Certains d’entre nos confrères se rappellent avec quelle furieuse ténacité, au cours d’une des séances de l’Académie, il lutta pour que fût effacé de notre dictionnaire l’exemple « moustaches à la gauloise » ; il disait ces célèbres moustaches purement imaginaires et tenait extrêmement à ce que nos ancêtres eussent été rasés comme les Romains, leurs vainqueurs. À ses arguments d’érudit, on ne pouvait guère opposer que le désastre qu’il allait déchaîner, parmi tant d’œuvres artistiques consacrées et jusque dans l’iconographie de son cher Vercingétorix. Mais, devant une résistance qu’au cours de la discussion il désespérait, un instant, de vaincre, on vit notre confrère comme soulevé par une colère ; car, debout et sortant même de sa place, il ne trouvait plus que ces mots menaçants : « Vous verrez ! Vous verrez ! » — comme s’il craignait et tout à la fois souhaitait que vint hanter vos nuits l’ombre d’un Vercingétorix aussi glabre que César. Une si violente conviction vainquit tout et c’est ainsi qu’à cette conviction, appuyée d’érudition, la « moustache à la gauloise » fut enfin sacrifiée.

Cette ténacité, issue de sa sincérité, cette véhémence presque emportée, c’était précisément ce que, avec tant de nobles qualités, nous aimions dans notre confrère. La chaleur qu’il apportait dans l’histoire, combien nous aurions déploré qu’elle s’atténuât ! Jamais elle ne s’atténua. La Grande Guerre l’avait, au contraire, portée au paroxysme : Français dans les moelles, il voyait avec orgueil, dans cette effroyable épreuve, revivre toutes les vertus de la race et ces vertus même se surexciter, la Marne, c’était Gergovie, mais Vercingétorix, qui jadis avait dû se rendre dans Alésia, avait, assailli dans Verdun, rompu, cette fois, les desseins de l’assiégeant et brisé le cercle des tranchées. Il n’eût pas été bon d’insinuer que l’événement tenait peut-être au fait qu’à la tête de ces vaillants Gaulois, nous avions mis, dans Verdun, un grand chef romain. Dans ses leçons du Collège de France, Jullian célébrait nos exploits comme la justification vivante de ce que, depuis trente ans, il avait dit et écrit des vertus de l’âme celtique. Cette France, qu’il proclamait tout entière issue de la Gaule, il apportait à la vanter, la chaleur qu’il avait mise à conter ses premiers pas dans l’épopée des peuples. Précisément parce qu’il avait, le premier, étudié, jusque dans ses origines, la valeur éternelle de ce qui, affirmait-il, était déjà la Patrie, il aimait cette patrie comme une personne depuis deux mille ans, que dis-je, depuis trois mille ans, vivante, parlante, criante. Ce n’est pas à lui qu’on eût été bien venu de dire que l’idée de patrie datait de la Révolution ou même de Jeanne d’Arc ! Jeanne d’Arc, une de nos contemporaines, au regard de Vercingétorix ! Il avait cruellement souffert des épreuves et des deuils de cette patrie aimée ; il triompha de son triomphe ; ses cours de 1919 et de 1920 sont des hymnes à la victoire ; il voulait que, dans la paix, les vertus survécussent qui, dans la guerre, avaient égalé les Français du XXe siècle aux plus grands aïeux, et, même déçu, il conserva sa foi : Elle resta jusqu’au bout vibrante. Assailli par les infirmités et cloué dans son fauteuil, puis dans son lit, il vivait d’une extraordinaire vie de l’esprit et de l’âme ; la flamme qui avait éclairé sa jeunesse et constamment réchauffé son existence, restait haute, droite, lumineuse. Me parlant de ses travaux, il revenait souvent sur son grand maître Fustel de Coulanges et répétait ce qu’il avait, un jour, proclamé au Collège de France : « Ce que Fustel m’a appris, ce n’est pas seulement de cultiver l’histoire comme une science, mais de la pratiquer comme une vertu. » Il est, plus qu’aucun élève, resté fidèle à la leçon de son maître. Jullian n’a été un grand historien que parce qu’il a apporté à son métier bien aimé, non point seulement toutes les forces de son esprit, mais aussi toute la chaleur d’une âme infiniment généreuse.

C’est par là qu’il survivra parce que ses œuvres subsisteront. Ses œuvres ! Précisément avez-vous, Monsieur, rappelé à la tribune de la Chambre, — car vous avez toutes les audaces — ce mot emprunté aux liturgies chrétiennes : « Nos œuvres nous suivent » Vous veniez de mettre les représentants du pays en face des responsabilités que crée vis-à-vis de l’avenir d’une nation toute réforme opérée dans la formation de sa jeunesse. Et, effectivement, c’est en ce domaine qu’on ne travaille pas pour le présent, mais pour l’avenir. Un jour, vous vous étiez placé vous-même en face de ces responsabilités ; vous voyiez votre nation pâtir d’une grave erreur qui risquait de la diminuer dans sa force intellectuelle ; vous avez entendu rompre le dessein qui, délibérément ou non, tendait à fermer en grande partie à la France cette source de Jouvence où la vieille nation avait pendant des siècles, sans cesse, retrouvé la vigueur et le charme de la jeunesse ; vous avez voulu la rouvrir largement aux générations qui s’élevaient. Que cette entreprise ait été contrariée, nul ne s’en étonne, et telle circonstance augmente la gloire de l’avoir, un moment, fait triompher ; qu’à l’instant suivant, elle ait paru brutalement étouffée, telle chose ajoute encore à cette gloire puisque, votre œuvre semblant supprimée, votre idée a cependant rompu les maléfices et, finalement, survécu. Cette œuvre vous suit ; on peut même dire qu’elle vous a précédé parmi nous et a préparé dans cette enceinte la place qu’y devait venir occuper celui qui avait si vaillamment défendu, avec les humanités antiques, les bonnes lettres françaises et, avec la formation classique, l’esprit éternel de notre nation.