Réponse au discours de réception de Jean-Jacques Gautier

Le 17 mai 1973

Marcel ACHARD

RÉPONSE

DE

M. MARCEL ACHARD

AU DISCOURS

DE

M. JEAN-JACQUES GAUTIER

 

Monsieur,

J’ai plaisir à saluer en vous un homme qui, depuis plus de trente ans, règne sur le parterre.

Dès l’entrée, le directeur du théâtre a placé en observation deux de ses plus proches parents qui ont pour mission de le renseigner dans le détail sur votre attitude.

L’ouvreuse vous conduit à votre place avec un empressement évident mais sans obséquiosité.

Les proches parents s’installent, l’air faussement détaché, dans votre vicinité immédiate.

Le moindre geste d’impatience, le plus léger froncement de sourcil sont aussitôt notés et rapportés en coulisse.

À ce stade de l’épreuve, les proches parents n’ont encore qu’à vous cerner.

Car vous êtes chiche de mouvements d’impatience et carrément parcimonieux de froncements de sourcils.

C’est votre chance, de ne pas connaître le don terrible de la familiarité.

Vous avez presque chaque soir un de vos confrères moins heureux qui, avant le lever du rideau, en est déjà aux confidences.

Bien carré dans son fauteuil, il se confie à son voisin (qui lui est le plus souvent inconnu) avec une familiarité enchantée.

« Ce que ça va être mauvais ! » décrète-t-il.

Je connais ce critique et vous le connaissez aussi.

C’est à cause de quelqu’un comme lui qu’Eugène Labiche demandait à Dumas fils.

— Et l’estomac ? tu n’en souffres pas ?

— Ma foi, non.

— Attends d’avoir fait encore un peu de théâtre !

Votre indigne confrère ne fait pas son métier. Il me fait penser à ce jeune américain qui disait à sa mère :

« Je ne veux pas être docteur et vivre du mal des hommes. Je ne veux pas être prêtre et vivre de leurs péchés : ni avocat et vivre de leurs querelles. Mais je peux être critique, car je vois tout de suite les fautes des autres et que je pourrais peut-être les dire avec une malveillance divertissante. »

Au contraire, Maurice Donnay à qui un directeur de journal faisait des ponts d’or (c’est une expression toute faite, les directeurs de journaux font rarement des ponts d’or à qui que ce soit) pour tenir sa critique dramatique lui opposait cette fin de non-recevoir définitive :

« Mon cher ami, gardez votre argent ; je ne réussirai pas, je suis trop bon. »

Vous, Monsieur, vous vous êtes imposé en n’étant ni d’une malveillance divertissante, ni (j’en ai fait parfois l’expérience) aussi résolument bon que Maurice Donnay.

Vous avez bien voulu tenir pour moi (et je vous en suis obligé) la comptabilité exacte sur trois ans de vos enthousiasmes, de vos mollesses et de vos éreintements.

Elle vous fait honneur et justifie pleinement la première place que vous occupez.

En voici le détail : d’abord, les très, très bons articles qui ont enchanté même les auteurs : trente-huit pour cent. Ce que je considère comme superbe, d’autant plus fermement que trois ou quatre d’entre eux me concernaient.

Seconde tranche : les articles mi-figue mi-raisin, qui, sans décourager le spectateur, ne l’engagent tout de même pas à se ruer au guichet du théâtre : quarante-cinq pour cent ! Hé oui ! que voulez-vous ! L’enthousiasme est une espèce d’ivresse.

Ces quarante-cinq pour cent là ne l’ont pas suscité. Ils ont été jugés paisiblement.

Restent les éreintements.

Un tout petit dix-sept pour cent.

Mais quels dix-sept pour cent !

Il faut bien reconnaître, Monsieur, que vous excellez dans l’éreintement.

Vous êtes doué comme il n’est pas permis.

Qu’on vous fournisse un bon prétexte et vous faites des étincelles !

Vous maniez la trique comme personne.

Avec une efficacité et une bonne humeur qui rappellent au Lyonnais que je suis celles de Guignol.

Les gentillesses se bousculent sous votre plume, dont voici quelques exemples : festival d’abjection, complaisance dans l’horrible, l’auteur se vautre dans la puanteur..., etc. J’en passe, et des plus incommodantes.

Cependant, si j’en crois vos déclarations, « Un bon article est certainement beaucoup plus difficile à faire, mais aussi tellement plus passionnant qu’un éreintement ».

Vous continuez : « Les éreintements, j’en ai fait assez. C’est à la portée d’un garçon de quinze ans moyennement doué. Rien de plus simple à utiliser qu’un gourdin. »

Et vous terminez en disant : « Pour moi, le théâtre est une fête, une cérémonie, une chose de beauté, une entreprise de noblesse, un délassement, un ordre et une musique, une joie. Je crois aux textes, je crois aux caractères, je crois à des situations qui les révèlent, je crois à un certain mystère poétique, à des scènes construites, à une action qui se développe, je crois à ce qui fait rêver ou réfléchir, je crois aussi à ce qui fait rire, je ne crois pas à ce qui endort, je ne crois pas que le théâtre doive être une punition. »

Quand on vous reproche de ne pas user de ménagements, vous répondez : « Le seul moyen de dire gentiment qu’une pièce est mauvaise serait de proclamer qu’elle est bonne. »

Vous pourriez illustrer votre propos par l’histoire de Chevert.

Il avait écrit une comédie qui lui avait valu à peu près toutes les catégories d’insultes connues (et vos confrères les connaissent absolument toutes). Un jour, à une réunion officielle d’auteurs et de critiques, Chevert demanda la parole : « Tout le monde n’est pas de votre avis, dit-il. Voici une lettre qui me rassure. Elle affirme que je joins à la science de Beaumarchais l’invention de Pirandello, la grandeur de Victor Hugo, le comique de Feydeau et le scrupule d’Henri Becque. »

Chevert jouit de la stupeur que la lettre avait causée. Mais il se garda bien d’en nommer l’auteur.

Cette mauvaise critique idéale était signée : Ta mère qui t’aime.

La mauvaise critique modèle, c’est une lettre de mère.

Vous voilà donc assis bien sagement dans cette salle et rien ne se passe.

C’est le moment où vous commencez à devenir redoutable.

Les directeurs vous ayant un jour demandé : « À quelle heure faut-il commencer le spectacle ? », vous avez rétorqué assez sèchement « À l’heure qu’il vous plaira. Pourvu que vous vous y teniez ».

Or, ils ne s’y tiennent pas !

À Paris, les directeurs de théâtre sont conditionnés par l’admirable vers de Paul Valéry :

La sainte impatience meurt aussi.

Ils savent que celle de vos confrères est depuis longtemps décédée. Mais ils ne sont pas certains que la vôtre soit tellement débile. C’est alors que commencent les :

— Où en est J.J. ? Comment J.J. prend-il la chose ?

Car, dans le monde du spectacle, vous avez été J.J. bien avant que les états de service de Monsieur Servan-Schreiber lui eussent valu cette promotion.

Or J.J., Messieurs les Directeurs, vous accorde encore quelques minutes de tolérance.

Il nous a dit pourquoi.

« Le théâtre pour moi, ce sont d’abord les trois coups. Ce sont ces quelques secondes extraordinaires et chargées d’une émotion inexprimable, ces quelques secondes où, la sonnette ayant fini de retentir, le premier des trois coups résonne, la lumière baisse progressivement dans la salle, la rampe s’allume, un grand manteau de silence s’étend sur tous ces gens qui sont là, qui sont assis du haut en bas du théâtre dans l’attente de quelque chose ; puis, le bâton du régisseur continuant à frapper, les projecteurs s’allument un à un... Il y a là quelques instants bouleversants.

« Depuis trente ans que je vais m’asseoir presque quotidiennement dans une salle de théâtre, je ne peux pas dire qu’une seule fois je sois resté indifférent à cette attente faite de grandeur, d’une petite angoisse et de beaucoup de curiosité. »

Excusez-moi de vous interrompre, Monsieur, mais il me paraît que si, après trente ans de présence, après cent quatre-vingts pièces annuelles, vous avez gardé une fraîcheur suffisante pour connaître cette attente faite de grandeur, de petite angoisse et de curiosité, vous avez droit au grand coup de bicorne d’un de vos justifiables.

Et ce m’est une joie que de vous le donner ici, impartialement, en dépit de deux ou trois fraîcheurs qui vous ont manqué.

Stéphane Mallarmé fut, pendant quelque temps, à en croire Louis Jouvet, votre confrère. Il ne connut pas votre curiosité et encore moins votre anxiété de critique.

— Je ne me vois pas passer deux heures en la compagnie de ces gens-là, disait-il, en montrant les personnages sur la scène. Dans un salon, je les fuirais comme la peste. Aussi bien, je m’en vais illico !

Et il faisait comme il avait dit.

Aussi Stéphane Mallarmé est-il plus généralement connu comme poète. Et pas comme membre de l’Académie française.

Enfin, le rideau se lève ou s’écarte.

La pièce est commencée. Le sort en est jeté.

Vous nous avez confié qu’à ce moment-là, pendant le commencement de cérémonie, pendant le mystère d’ombre et de lumière, vous vous demandez : « Ce soir, qu’est-ce que cela va être ? Du tout venant, une petite amusette, une ineptie ou la grande soirée ? »

Et vous concluez : « Croyez-moi, cela se sent distinctement, du côté de la salle, dans les deux ou trois premières minutes de la représentation. »

Les observateurs placés par le directeur pour vous épier ne comprennent pas aussi vite que vous.

J’en ai connu deux, il y a dix ans, le soir d’une générale de Steve Passeur. J’étais à côté de Steve, aussi blême que lui, car le premier acte nous avait paru reçu assez fraîchement.

— J.J. a ri deux fois, reporta le premier factionnaire.

— Deux fois en trois quarts d’heure, constata Steve avec sa goguenarde mélancolie irlandaise. Une fois toutes les vingt-deux minutes et demie. Ce n’est pas une bonne moyenne.

— C’est entendu, il n’a ri aux éclats que deux fois, corrigea l’agent de liaison qui craignait d’avoir peiné l’auteur de Je vivrai un grand amour. Mais il a souri peut-être dix ou douze fois comme une personne en bonne santé.

L’observateur était mauvais et son communiqué inexact. Nous venions d’assister au triomphe de L’acheteuse.

 

Monsieur,

Depuis un grand quart d’heure, nos auditeurs vont de désappointements en déceptions. Ils connaissent les solides traditions académiques. Et, en dépit qu’ils en aient eu, quand ils ont appris que le critique du Figaro serait reçu sous la Coupole par un auteur dramatique, ils ont espéré une rencontre explosive. Seule, leur extrême courtoisie les empêche de s’étonner que, depuis un grand quart d’heure, je n’aie pas renouvelé l’exploit du Comte Molé recevant Alfred de Vigny.

Ils voyaient déjà en vous un Saint-Sébastien lardé de flèches. Je ne voudrais pas prolonger davantage leur attente et leur agacement.

Je n’ai pas l’intention, Monsieur, de vous percer de traits. D’autant moins que je vous considère comme un des plus nobles représentants de votre métier difficile.

En outre, je ne pourrais absolument pas m’en prendre à Jean-Jacques Gautier sans avoir l’air de profiter de l’occasion qui m’est offerte d’exercer une sordide petite vengeance.

Cependant, je ne puis pas non plus renoncer à parler de la critique sans avoir l’air d’une chiffe molle, d’un pleutre et jusqu’à un certain point d’un vieux machin.

C’est alors que je me suis heureusement avisé que beaucoup de mes confrères avaient donné leur opinion des vôtres.

Souvent injuste, hélas !

Elles ont souvent l’excuse d’être nées dans le dépit et la fureur.

Il a prudemment fait de rester anonyme celui qui a dit, par exemple : « Les critiques sont des paralytiques qui ont décidé de nous apprendre à courir. »

Henri Jeanson franchissait délibérément le mur de la courtoisie quand il remarquait dans vos rangs « un imbécile moins connu sous le nom de Lucien Dubech. »

Sans être aussi précis, Diderot n’était pas beaucoup plus tendre. « Les voyageurs, écrit-il, parlent d’une espèce d’hommes sauvages qui soufflent aux passants des aiguilles empoisonnées : C’est l’image de nos critiques. »

Et je crois bien que c’est lui qui a déclaré « Un jour, on ne se rappellera les critiques que par tout ce qu’ils n’auront pas compris ».

Marcel Proust qui a éprouvé la nécessité d’écrire plus de cent pages bien nourries contre Sainte-Beuve, a naturellement donné une définition jolie de ses contemporains « Un bon critique a la cruauté d’un petit enfant ».

Francis Bacon, aux temps de Shakespeare, mettait déjà en doute le verdict des élizabéthains Il faut choisir, affirmait-il, d’être admirable ou d’être admiré. »

Propos que confirmait la sensationnelle et cocasse expérience de Robert Benchley. « J’ai mis quinze ans, constatait le célèbre humoriste américain avant de découvrir que je n’avais aucun talent pour écrire. Trop tard : Je n’ai pas pu renoncer parce qu’à ce moment-là j’étais célèbre. »

Alfred Capus, critique lui-même et des plus fins, questionnait avec un monde d’arrière-pensées : « Comment deux critiques peuvent-ils se regarder sans rire ? »

Alfred Capus ne vous connaissait pas, c’est son excuse.

Mais la plus verte réponse qu’un artiste ait jamais faite à un critique est d’Eugène Delacroix.

À une exposition, devant un tableau de lui, un expert s’écriait :

— Ah ! Monsieur Delacroix, quel chef-d’œuvre !

— Qu’en savez-vous ? lui répondit Delacroix.

Rembarrer un critique même lorsqu’il vous loue, voilà évidemment le comble de l’art.

J’avoue que je ne m’y risquerais pas, je n’ai pas une situation assez solide.

Je ne suis pas à court de citations ; mais je crois avoir suffisamment démontré ma sérénité vis-à-vis de vos confrères de la critique pour reprendre l’esquisse de votre portrait où je l’avais laissée.

Vous n’appartenez pas à la dangereuse cohorte que mes grands aînés ont fustigée. Vous êtes un critique de bonne foi. Quand on vous demande de donner une définition de votre rôle, vous empruntez souvent celle d’Henry Baüer qui fut un des augures du début de ce siècle mais qui, pour notre génération, a surtout le mérite d’être le père de Gérard Baüer.

« Tout voir, tout entendre, tout souffrir entre huit heures et minuit », écrit-il.

C’est vous définir. Puisqu’un de vos justifiables disait encore l’autre soir : « Ce diable de J. -J. Gautier a des yeux qui ont des oreilles. »

Fier compliment. Car loin d’accuser de défaillance votre trompe d’Eustache, il prétendait qu’elle se faisait complice de votre regard pour vous doter d’une espèce de double vue.

« Au sortir du théâtre, continue Henry Baüer, il faut exprimer nettement, clairement, sincèrement, son sentiment et sa vision : rappeler aux monstres sacrés qu’ils sont des hommes ; oublier que l’actrice est parfois une jolie femme ; au-dessus des relations et de la camaraderie, placer le droit du lecteur à la vérité ; combattre encore et sans trêve pour la liberté, l’audace de l’art et de la littérature, répéter au début de chaque article que nous exprimons une opinion personnelle. Et sans avoir peur d’être en retard, sans essayer d’être en avance, sans vouloir à tout prix être de son temps, le critique doit d’abord avoir le courage de ses réactions. »

À un journaliste, M. Abadi, qui vous demandait ce qu’était pour vous, après avoir assisté à plus de quatre mille sept cents spectacles, un critique dramatique digne de ce nom, vous avez répondu :

« La génération qui a précédé la nôtre avait bien de la chance. Son avis circonstancié, elle le livrait dans son feuilleton ; Sainte-Beuve le lundi, Pierre Brisson le samedi, etc. »

« Maintenant, nous sommes tenus de faire notre article à chaud, donner notre sentiment immédiatement après la représentation. Le cycliste du journal viendra réclamer notre travail le lendemain à la première heure.

Ce qui vous interdit, n’est-ce pas, Monsieur, de remettre votre ouvrage vingt fois sur le métier : vous n’en avez pas le temps.

Nous savons, par une de vos confidences, que, pour une babiole sans importance, vous le terminez à une heure et demie du matin, sinon à deux heures et demie ou trois heures et demie, voire quatre heures ou quatre heures et demie par exemple (je vous cite) pour une première audition de Claudel ou de Sartre. Sartre et Claudel à quatre heures et demie, on sent là comme une espèce de critique préliminaire.

Mais vous devez être clair.

Vous, en tout cas.

À force d’expliquer quelque chose, on n’y comprend plus rien. Expliquez, si cela vous amuse. Mais que ce soit pour clarifier les obscures intentions de l’auteur.

Je sais que vous avez là-dessus l’opinion de Francisque Sarcey.

L’autorité d’un critique, a-t-il écrit, c’est la confiance des spectateurs. Cette confiance, je l’ai gagnée à force d’assiduité et de probité. On dit souvent de moi « C’est un idiot », « C’est un crétin ». Mais on ajoute : « Il dit ce qu’il pense. »

Depuis trente ans que nous assistons aux mêmes générales, Monsieur, je ne vous ai jamais entendu traité de crétin, même par les plus mal intentionnés de vos adversaires. Mais j’ai cru déceler une espèce de sarcasme dans la façon dont ils répètent « Il dit ce qu’il pense ».

Sous-entendu « le pauvre vieux ».

Car les auteurs ne sont pas vos cibles exclusives.

Il reste presque toujours dans vos carquois une flèche empoisonnée pour le camarade du journal concurrent.

C’est un critique qui a dit d’un de ses camarades : « En vieillissant il devient amer. Plus ses dents tombent, plus il mord ».

Ce n’est pas hilarant ; mais cette petite phrase a fait fortune. C’est à cause d’elle que les auteurs sourient aux critiques. Moins par prudence que dans l’espoir de contrôler l’état de leur dentition. Vous avez bien raison de dire ce que vous pensez.

Charles Gombault qui est un grand journaliste, vous a fait un jour un compliment immense : « Vos articles sont, en même temps que des critiques dramatiques, des articles de reporter. »

Pourquoi ce jugement vous a-t-il tellement plu ? Parce que vous l’avez dit et répété : une des qualités essentielles du critique dramatique, c’est la bonne foi.

C’est en se montrant constamment sincère qu’il lui est le plus facile de prouver sa dignité.

Le critique qui s’attachera à conserver son franc-parler et à reconnaître ses erreurs de jugement (même s’il en commet beaucoup, surtout s’il en commet beaucoup), celui-là ne risque rien, car la bonne foi d’un critique est, à la longue, aisément démontrable.

Vous avez fait, en 1956, une constatation très spirituelle.

« Par bonheur, avez-vous écrit, nos partis pris rendent les plus grands services aux lecteurs de notre journal. Car ils leur permettent de se faire une opinion a priori en tenant compte des goûts qu’ils nous connaissent. La moitié m’écrit « Je ne vais voir que les pièces que vous recommandez et je m’en trouve fort bien ». Mais l’autre moitié « Je ne vais voir que les ouvrages dont vous avez dit du mal, car je les aime toujours ».

Ainsi, tout le monde est content.

Quand nous avons parlé ensemble de votre réception, Monsieur, nous avons tout de suite senti que nos auditeurs aimeraient entendre parler des à-côtés de votre métier, de ce qui se passe en coulisses, de ce qu’on ne dit pas : la vie intime du théâtre, le contact avec les auteurs, les metteurs en scène, les artistes, bref tout ce qui fait qu’on imagine l’existence d’un critique, peuplée de rencontres délicieuses et d’aventures piquantes entre des flots de champagne et des divans profonds comme des tombeaux, bien entendu.

Or, il y a la vérité et il y a la légende :

Vous avez précisé, dans un article fort drôle, comment on donnait naissance à celle-ci.

Je vous passe la parole :

« Un type de la télévision vient à la maison pour faire un reportage sur « le » et « la » critique dramatique. Il me fait part auparavant de ses desiderata. Il faudrait que je me misse en smoking pour qu’on me photographiât en train de faire mon article.

— Mais, je ne suis jamais en smoking.

— Je sais bien, mais ça ne fait rien, c’est l’atmosphère des générales.

— Mais on porte de moins en moins le smoking aux générales !

—  (Geste d’insouciance.) Ce serait mieux pour les téléspectateurs que vous soyez en smoking. Cela ferait plus vrai.

Finalement, je cède et, tout au long de l’enregistrement, on commence à me faire ôter le gilet, puis jeter une robe de chambre sur mes épaules, enfin on retire le smoking, on me fait défaire ma cravate noire, on me demande de m’entourer le cou d’un foulard et, au bout du compte, je suis « pris » en robe de chambre, en train d’écrire mon papier, comme je le fais, paraît-il, tous les soirs dans la réalité.

Bonne volonté inutile !

Après deux heures de dur travail, le type de la T.V. trouve que cela fait un peu artificiel.

Et on supprime l’émission. »

Vous avez pour les comédiens une indulgence qui va jusqu’à la pitié. Vous les savez affamés de compliments et insatiables d’éloges. Vous croyez qu’ils ont un besoin urgent de croire à leur génie. Sinon, ils ne remonteraient plus jamais sur les planches. Ils sont médiocres, d’accord, mais il ne faut pas qu’ils en soient sûrs. C’est comme un pilote d’avion qui se saurait incapable de tenir en mains son appareil. Il serait assuré de la chute et de la mort.

Croyez-moi et croyez-en Louis Jouvet, un vrai comédien ne croira jamais que c’est votre article, en le démolissant, lui, qui a causé l’échec de la pièce.

Il y a bien d’autres raisons plus sérieuses, que Jouvet énumère. — Un machiniste a sifflé dans le théâtre pendant une répétition.

— Il y a du vert dans le décor et sur le costume d’un comédien.

— On a foutu un oiseau sur la scène.

— J’ai engagé X, qui porte malheur, c’est bien connu.

— On n’a pas remplacé, au deux, le mot « corde » par celui de « ficelle ».

— Le chef-machiniste est passé sous son échelle.

— Personne n’a touché du bois quand j’ai crié, avant-hier : « Mes enfants, je crois que nous tenons un succès. »

— Pas même vous, patron.

— Pas même moi, où avais-je la tête ?

— J’ajoute que ce matin, j’ai rencontré trois curés de suite ! Ce qui est bien mauvais, quoi qu’en pense Baty !

Jouvet concluait :

« Il faut avouer que le spectacle était mal parti. Le reste : la pièce, l’auteur, nous les interprètes, nous ne pouvions plus grand chose... »

Je ne suis pas sûr que Louis ait été absolument sincère dans sa démonstration.

En tout cas, il avait raison. Le comédien sait se trouver des excuses, mais l’auteur est écorché vif. Et c’est justice.

Un comédien s’expose, en moyenne, entre dix et vingt fois par an à votre justice.

On n’est pas crucifié vingt fois par an.

Pour l’auteur, c’est parfois le fruit de plusieurs années de travail qu’il offre à vos méditations.

Aussi ce sont vos rapports avec les auteurs qui sont les plus cocasses. Vous en avez rapporté quelques-uns.

Dans le courrier que vous recevez, il y a le billet reconnaissant, style André Roussin après Les Œufs de l’Autruche.

« Bravo, cher ami, et merci. Tudieu ! voilà de la bonne critique ! »

Il y a le billet faussement incompréhensif, style Pierre Frondais, dont à propos d’une de ses pièces, vous aviez assuré : « C’est joué comme c’est écrit. » Frondais, profitant de ce que votre phrase pouvait s’entendre de deux manières, s’indignait que vous eussiez fait preuve d’une inadmissible sévérité pour ses interprètes, accès de modestie bien rare chez lui !

Il y a le billet presque quotidien de dramaturges qui tiennent à vous dire, lorsque vous avez éreinté un confrère : « Bravo, cher Gautier. C’est curieux : je suis toujours de votre avis quand vous rendez compte des pièces des autres. »

Mais j’adore l’histoire savoureuse à laquelle je me trouve mêlé bien malgré moi et qui en dit long sur les auteurs dramatiques.

« Il y a quelques années, avez-vous raconté dans Les Annales J’avais un ami, un copain d’écurie chez mon éditeur. Il fait jouer une pièce de valeur estimable. Je dis les vertus du dialogue. J’essaie de mettre en lumière les personnages et leur psychologie. Je m’étends longuement sur les qualités de l’ouvrage. Bref, un excellent article.

À quelque temps de là, je rencontre l’auteur. Il ne me voit pas. Une autre fois, il ne salue pas ma femme et m’évite. Une troisième fois, il se dérobe. C’en est trop. Je vais vers lui : « Bonjour. Comment allez-vous ? »

— Comme ça peut.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ma pièce...

— Mais elle va bien, votre pièce...

— Ce n’est certes pas votre faute.

— Que dites-vous ?

— Vous le savez bien.

— Quoi ? Je vous ai fait un excellent article.

— Oui, enfin...

— Il ne comportait absolument que des éloges.

— Oui... mais sans chaleur ! (Et au bout d’un moment.) Pas comme pour Achard la semaine dernière... »

L’envie ne prend pas de vacances.

— Monsieur, vous allez constater jusqu’où va l’ingratitude des auteurs.

Cet article qu’il vous reprochait, ce panégyrique si chaleureux, cet éloge d’Achard si désordonné qu’il lui avait causé une hépatite, je ne l’avais pas goûté. J’avais même dit à Georges Herbert : « Eh bien, Jean-Jacques ne s’est pas foulé ! »

Georges, toujours prudent, m’ayant répondu « Il t’aime beaucoup ! », j’avais eu le sang-froid de lui renvoyer du tac au tac l’aphorisme de Léonard de Vinci : « L’amour nuit à la connaissance de la chose qu’on aime. »

Ce qui avait beaucoup fait rire Georges.

Excusez-nous ! Nous nous amusons comme nous pouvons. Mais les auteurs n’ont pas tous de la bonhomie.

Certains critiquent le critique avec une violence extrême. Vous n’avez pas le monopole de l’éreintement.

Votre courrier, quoique généralement signé, a parfois comme un fumet de lettre anonyme.

Je passe sur les « Monsieur, vous êtes un triste sire », sur les « Comme on voit bien que vous êtes vieux et laid ! », « Quel immonde goujat, quel médiocre et quel raté vous faites ! »

Et j’hésiterais à parler de vos démêlés avec M. Paul Raynal, si vous ne m’y aviez autorisé par cette citation que vous avez brandie de Jonathan Swift, celui des Voyages de Gulliver : « Si beaucoup d’auteurs mécontents ne répondaient pas à certains critiques qu’ils méprisent, nul ne se douterait que ces critiques eussent existé. »

Grâce à Paul Raynal, Monsieur, vous existez considérablement. La première gracieuseté qu’il répondit à votre critique du Matériel Humain était déplaisante.

« Dans votre article, écrivait-il dans Opéra, il y a des louanges. Elles me répugnent, je les jette. »

Première surprise.

Il n’est pas d’usage courant de jeter vos louanges. C’est comme si on jetait des colliers de diamant.

Paul Raynal poursuivait :

« C’est un bien sale emploi que de gagner son pain et un bout de sale notoriété en allant, par un dénigrement systématique, réveiller dans le cœur des gens le sadique sommeillant à côté du cochon. »

Après deux colonnes de la même encre, l’auteur du Maître de son cœur explosait : « Gautier, vous êtes un laid roquet sauvage qu’on a laissé trop longtemps aboyer et baver. Il aurait été convenable que, de temps en temps, une matraque fermement maniée s’abattit sur la gueule du roquet. »

Ce qui vous permettait, Monsieur, de mettre les rieurs de votre côté en terminant plaisamment :

« Quand je vous le disais que le critique dramatique mène parfois une vie de chien. »

Devant cet outrage, on ne peut guère éprouver que de l’effarement.

Hé quoi ? Paul Raynal, le fier cadet de nos deux Corneille, le hautain dramaturge du Tombeau sous l’Arc de Triomphe, de La Francerie et de Napoléon unique a pu perdre l’esprit jusqu’à proférer ces menaces de conducteur du dimanche.

Il est vrai que seuls les auteurs médiocres sont toujours à leur mieux.

L’insulte, à ce point-là, c’est une lettre de noblesse.

À ce dérèglement de la passion, combien est préférable la discrétion avec laquelle Montherlant souligne une profonde injustice : « Nous n’avons que quelques années pour nous construire, écrit-il ; la critique a l’éternité pour nous détruire. »

Comment se remettre, par exemple, de cette notice parue dans le New-Yorker : « On a joué hier soir au théâtre de la 45 rue, La Fête noire de M. Joslyn Barxer. Pourquoi ? »

Le critique, M. Wolcott Gibbs, donnait son opinion en un mot « Pourquoi ? » C’est la plus courte et la plus féroce de toutes les critiques connues.

Grâce à cette petite question, M. Wolcott Gibbs laissera peut-être un nom dans l’histoire du théâtre.

J’ai eu moi-même à souffrir d’une plaisanterie très vive et naturellement très injuste d’un de vos confrères. Il était aussi, parfois, le mien. Ce qui a bien amorti le choc.

On lui demandait son avis sur une de mes pièces.

— Je ne peux pas vous en parler, dit-il avec une espèce d’honnête désarroi. Je l’ai vue dans des conditions épouvantables.

— Vraiment ?

— Ah ! ça, épouvantables ! Le rideau était levé.

J’ai eu ma revanche ! Depuis quinze ans, le rideau ne s’est jamais levé sur une des siennes.

Je trouve très touchant, Monsieur, que dans les confidences que vous nous avez laissées, éclatent de temps à autre des protestations, des cris ardents, des accès d’enthousiasme : « Je ne suis pas blasé »,

Je ne suis pas frivole », « Je suis bon public ».

La plupart de vos confrères considèrent la vérité comme leur possession la plus précieuse. Alors, naturellement ils ne s’en séparent qu’à regret.

Je vous félicite de n’avoir pas besoin de mémoire. Puisque vous ne mentez jamais.

Je ne dis pas que vous avez toujours raison. Oh ! là là, non ! Vous êtes sincère, mais à la façon de Goethe : « Sincère, mais pas impartial. »

Jean Dutourd, qui fut pendant sept ans votre confrère, donne la priorité à la bonne foi de son corps sur ses qualités de sourcier de chefs-d’œuvre.

Son intelligence, sa logique, sa finesse, sa malice, la pertinence de son jugement, il en fait grand cas, certes !

Mais il a découvert que le vrai critère de la qualité d’un ouvrage dramatique se plaçait ailleurs : « Quand on a mal aux fesses, dit-il, c’est que la pièce est mauvaise ; quand on n’a pas mal, la pièce est bonne. »

Et il explique :

« Critère absolu, critère indiscutable en qui l’on peut mettre toute sa confiance ; car l’esprit est faillible, mais le corps ne trompe jamais. Une bonne pièce requiert entièrement le spectateur, elle le tire hors de lui-même et lui fait oublier son corps. »

Tandis qu’une mauvaise pièce laissant à l’arrière-train du spectateur sa liberté de jugement, celle-ci ne lui permet guère d’éprouver que la cruauté du fauteuil.

Dutourd et vous n’appartenez pas à la même école.

Vous n’avez pas les mêmes conseillers.

Vous avez assez souvent défini votre rôle, votre raison d’être, ceux d’éveilleur d’idées.

Vous espérez, en donnant votre avis, susciter des réflexions. Votre opinion n’est souvent que l’amorce d’une discussion. Aussi, lorsque les critiques ne sont pas d’accord, certains lecteurs vous écrivent des lettres éperdues.

Or, c’est de plus en plus souvent le cas.

Car les auteurs dramatiques sont de plus en plus rares. Ils sont remplacés par des « chercheurs ».

Le théâtre est devenu un laboratoire.

Au début, ce n’était pas trop grave.

On disait : « C’est vieux, par conséquent, c’est bon ; c’est neuf, par conséquent, c’est meilleur. »

En 1973, la crise s’est aggravée. Le dernier des barbouilleurs en recherches théâtrales, engagées ou pas, est persuadé que lui seul peut donner au théâtre le second souffle qui lui manque tellement.

Pas de rideau. Pas de rampe. Pas de trois coups. Pas de projecteurs. Des régisseurs promus pompeusement metteurs en scène rejettent tout ce qui faisait le miracle du théâtre à l’italienne.

Jamais on n’a bâti autant de salles de théâtre — et à si grand frais — que depuis que ces messieurs cherchent leur second souffle. Toutefois, on ne les a pas bâties pour les auteurs. Assez de Molière, de Musset, de Racine, de Beaumarchais.

Plus de maîtres !

Plus de pères, rien que des fils !

Rien que des fils ! Et des fils qui ont besoin d’aide.

C’est d’ailleurs à cela qu’on reconnaît les fils.

Il n’y a jamais eu autant d’aide : à la première pièce, prix de la mise en scène, prix du meilleur acteur, prix de la Société des Auteurs, concours des Jeunes Compagnies, etc., etc. aide, aide, aide à tous les étages.

Ce qu’il faudrait bientôt instituer, c’est l’aide au dernier spectateur.

Égaré par les « recherches » de Planchon, « engagé » dans une voie sans issue par M. Armand Gatti, « hébété » par l’audace de M. Maréchal, il aurait droit à un infirmier ou, en tout cas, à une hôtesse pour le reconduire chez lui après avoir assisté chez Molière au Dom Juan de M. Bourseiller.

Je l’imagine, très bien, les yeux exorbités, admirer tout d’abord la plaintive Elvire entrouvrir son corsage pour appâter Dom Juan, en lui montrant un des seins parfaits de Mademoiselle Mikaël.

La seule inconvenance de toute la représentation qui eût son bon côté.

Mais, lorsqu’au dernier acte, Bourseiller s’est mis à tripatouiller de ses grosses pattes malavisées le texte de la pièce, à changer en dialogue un monologue, dans le but évident de nous prouver qu’il pensait avoir plus de talent que Molière, on apporterait au malheureux une chartreuse verte ou un whisky-soda, ou une civière afin de lui permettre de sortir de cet enfer.

C’est évidemment à ce moment de mon discours que devrait se placer le morceau de bravoure qui aurait opposé les tenants du théâtre « en marche » c’est-à-dire les fabricants de pièces politiques dans lesquelles on prêche (car ce sont le plus souvent de sinistres homélies) le socialisme, le pacifisme, la subversion, la fraternité, etc. à ceux de la patrie, de la justice et de la famille. C’est-à-dire les autres, tous les autres. Qui s’enchantent, parait-il, des caleçonnades pour les clients du Salon de l’Auto.

Je crois que le vrai danger viendra de la merveilleuse Sylvia Montfort. Elle mélange Racine à Euripide. Deux génies dont les textes s’accommodent mal l’un de l’autre. Elle donne déjà, sans le savoir peut-être, dans le scénario de cinéma.

J’ai beaucoup travaillé pour le cinéma. La première phrase que j’ai entendu prononcer par les scénaristes a toujours été « Pourquoi diable le producteur a-t-il acheté cette histoire ? Il va nous falloir inventer un événement toutes les cinq minutes ».

Au cinéma, on a besoin d’événements. Au théâtre, on a besoin d’un texte.

Les cafés-théâtres, par lesquels le vrai théâtre pourrait bien nous revenir, ont des textiers de grand talent : Romain Bouteille, René de Obaldia, Jean Tardieu, Dubillard, Anouilh, notre confrère Ionesco, Victor Lanoux, Louis-Ferdinand Céline, Saunders, Von Kleist, Boris Vian, Michaux.

J’en passe. Et peut-être des meilleurs. Car je ne les connais pas tous.

Et c’est là que je voulais en venir.

Jean-Jacques Gautier, vous êtes, vous aussi, un textier. Et non des moindres !

Comme tous les textiers du monde, vous avez d’abord eu envie de raconter des histoires.

Vous nous avez dit que vos parents et vos professeurs avaient été vos premières cibles.

Tout le passage est à citer.

« Mes histoires avaient parfois du mal à passer. Car elles manquaient de crédibilité. Alors, j’ai rêvé d’en écrire. (Commentaire personnel : c’était bien jugé : on croit plutôt ce qu’on lit que ce qu’on écoute.) Je m’essayai à de petits contes d’abord, parce que c’était plus vite fait, que j’étais paresseux et que je voulais voir vite le résultat... Je m’attardais ensuite à des nouvelles pour imiter des écrivains, des vrais, que j’admirais. Enfin, j’ai su que j’étais parti pour composer un roman. Je pensais ne point sortir du monde de l’amour tel qu’on le fait dans les tragédies du XVIIe siècle, de la psychologie feutrée... Et voilà que mon premier petit livre fut un récit fantastique ; le second, un drame réaliste, naturaliste, vériste, éclaboussé de sang sur des murs où pleuraient des traînées de suie collées par le brouillard. »

Vous avouez, avec votre belle franchise, que vous fûtes surpris du résultat. On le serait à moins.

Le petit récit fantastique, L’Oreille, éclata comme une bombe et réveilla en sursaut quelques romanciers qui, sur leurs maigres lauriers s’étaient endormis d’un sommeil paisible.

Quant au drame réaliste, L’Histoire d’un fait divers, il obtint tout bêtement le Prix Goncourt en 1946.

Suivent, avec des fortunes diverses, Les Assassins d’eau douce, Le Puits aux trois vérités, La Demoiselle du Pont- aux Anes, Maria la Belle, Si tu ne m’aimes pas je t’aime, jusqu’à cette Chambre du Fond, que je tiens pour un chef-d’œuvre et qui vous valut le Prix du Prince Pierre de Monaco en 1970.

Dans la préface de Si tu ne m’aimes pas, je t’aime, vous nous avez confié le plaisir que vous éprouviez à composer un roman. « J’aime passer quatre ans et trois mois à rédiger, modifier, reprendre, corriger et recommencer inlassablement un livre où j’essaie de mettre le meilleur de moi-même. »

Et ce, en vous amusant — car vous avez le front de dire que vous vous amusez en faisant laborieusement votre métier.

Vous avez eu le Prix de Monaco comme Jean Giono et Joseph Kessel.

Vous avez eu le Prix Goncourt comme Marcel Proust et André Malraux.

Et cependant ce fauteuil que vous allez occuper après une valse hésitation des plus gracieuses, le public n’a pas l’impression que nos confrères l’aient offert au romancier, si noblement reconnu, mais au critique du Figaro.

Et peut-être est-ce là la terrible punition du critique.

Cette partie de son œuvre, souvent préjudiciable, étouffe l’autre. C’est ainsi que le sévère Nicolas Boileau des Satires et de l’Art poétique supprime l’exquis conteur du Lutrin,

Le critique Sainte-Beuve des Lundis efface le poète de Volupté.

 

Monsieur,

Vous vous êtes présenté à la fois adroitement et timidement en vous prétendant la proie d’une valse-hésitation entre l’humilité et son contraire. J’ai beaucoup connu les Vernon Castle qui étaient en 1924 les spécialistes de cette danse dont Max Dearly était l’inventeur. Et je suis heureux de pouvoir vous affirmer au nom du grand fantaisiste et des deux admirables danseurs anglais, que vous tenez de Dearly l’impassibilité cocasse à la Buster Keaton, et des Vernon Castle la grâce glissante poétique et feutrée de Jacques Chazot dans ses meilleurs jours.

Mais vous avez raison. Il est difficile de rendre justice à un « spécialiste universel ».

Surtout en dansant.

Juger les gens qui écrivent ne convient guère d’abord à quelqu’un qui a la maladie de l’exactitude, comme Louis Armand. Car il faut admettre qu’écrire est une espèce de patinage qui ne vous mène pas toujours où vous avez l’intention d’aller.

Or, Louis Armand allait où il voulait et n’allait que là.

Un jour, notre brillant confrère Denis de Rougement aperçut en gare de Lons-le-Saulnier un porteur qui lui sembla avoir une ressemblance avec Louis Armand. Large, trapu, râblé et synonymes.

Petit ingénieur des Mines à Clermont-Ferrand, notre confrère était passé au P.L.M. et, quelques années plus tard, devenait Directeur général de la S.N.C.F.

C’est à ce moment que Denis de Rougement le rencontra. Quoi ? ce porteur de valises (car il en promenait deux) c’était le P.D.G. de la S.N.C.F. ?

Il n’avait qu’à faire un geste (pas tellement autoritaire) pour que toute la gare de Lons-le-Saunier fût à sa disposition.

Denis de Rougement ne put dissimuler son étonnement. Louis Armand lui répondit : « Excusez-moi, cher ami, mais je dois préserver mon autonomie. » Il craignait les initiatives des porteurs et de leur imagination.

Je ne l’ai pas beaucoup connu.

Mais je l’ai beaucoup entendu. Avec admiration.

Comme il abordait tous les sujets mais à la façon d’un corsaire, chacun retenait de lui quelque chose de différent.

Par exemple, vous l’avez, Monsieur, entendu raconter comment les dauphins communiquent entre eux.

J’ai eu, moi, la chance extraordinaire de l’entendre rapporter en dauphin commercial, un dialogue conjugal qui commençait comme du Feydeau et se terminait comme du Serge Gainsbourg en onomatopées érotiques.

Une autre fois, c’est après vingt minutes de fou rire chez ses auditeurs qu’il les conduisait à cette conclusion : « Il y a, en Angleterre, trente-deux religions et une seule sauce. »

Qu’il corrigeait de cette façon. « Il y a, en France, une seule religion et trente-deux sauces. »

C’est-à-dire trente-deux façons de concevoir la beauté.